L’Ondine de Capdeuilles/8

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Éditions Jules Tallandier (p. 172-180).


viii


— Ainsi, Odon, vous ne venez pas cette année à Dinard ?

Mme de Liffré adressait à son petit-fils cette question tout en déjeunant, un jour de juillet. Il répondit :

— Non, décidément, grand’mère. J’irai en août chez les Orcesz, qui me demandent depuis longtemps. Ensuite, je pense me rendre en Italie et y séjourner quelque temps. Puis je passerai sans doute à Vareville la saison des chasses.

— Voilà un programme qui nous privera longtemps de votre présence, mon cher enfant.

Il dit avec un sourire forcé :

— En effet.

Presque malgré lui, son regard se glissait vers Roselyne. Les beaux yeux s’attachaient sur lui, tristes, un peu songeurs. Depuis quelque temps, il leur voyait cette expression, parfois. Il comprenait qu’elle s’étonnait de ne plus le trouver, pour elle, tout à fait le même. Cependant, il devait persévérer dans cette attitude. C’était son devoir d’honnête homme. Et pour l’accomplir plus strictement, il avait résolu de s’absenter pendant plusieurs mois, peut-être un an. Après cela, on verrait à marier Roselyne, qui aurait eu le temps de l’oublier.

Marier Roselyne ! Cette pensée lui était odieuse, mais il avait décidé de se la rendre familière, pendant tout ce temps où il demeurerait loin d’elle, et il y serait peut-être accoutumé quand il la reverrait.

Mme de Liffré reprit :

— J’emmènerai donc Roselyne à Dinard, comme nous l’avons convenu ?

— Mais oui, grand’mère, puisque cette malencontreuse épidémie de typhoïde empêche son curé de la recevoir. Plus tard, lorsque tout danger aura disparu, Mme Berfils pourra la conduire à Capdeuilles.

Un peu de joie passa dans le regard de Roselyne. Comme ce serait bon de le revoir, son vieux curé ! Il lui semblait qu’elle avait beaucoup de choses à lui dire… des choses qui étaient très vagues dans son esprit, dans son cœur, des souffrances dont elle ignorait la cause, et cette tristesse qui la prenait, maintenant, comme cela, tout à coup…

Elle regarda de nouveau M. de Montluzac. Il adressait une question à M. Alban, au sujet d’un récent congrès d’archéologie auquel s’était rendu le vieux savant. Roselyne le trouvait changé, nerveux, depuis quelque temps. D’ailleurs, elle le voyait fort peu. Il dînait presque chaque soir en ville, et à propos de rien, sous prétexte qu’il rentrait tard, se faisait servir à déjeuner dans son appartement. Puis il voyageait. Ainsi, il revenait d’Angleterre, et dans huit jours il partirait pour l’Autriche.

Elles étaient finies, les charmantes soirées de musique, finies aussi, les causeries dans le grand cabinet somptueux, dont Roselyne n’était plus invitée à franchir le seuil. Cela s’était fait peu à peu… Et Rosey, un jour, s’était aperçue qu’Odon ne lui donnait plus de petits noms tendres, ne la traitait plus en petite sœur, ne semblait pas rechercher sa présence, comme auparavant.

Il était toujours bon pour elle, cependant, toujours attentif à lui procurer ce qu’il jugeait devoir lui plaire, ou lui être utile. Mais ce n’était plus l’amitié délicieuse des premiers mois, alors qu’il l’appelait « ma petite fée », « ma Rosey chérie », qu’il lui apportait des fleurs choisies par lui, et, sur un désir à peine exprimé, envoyait un mot d’excuse pour se débarrasser d’un dîner ou d’une soirée en ville, afin de faire de la musique avec Roselyne.

Elle souffrait profondément, en silence. Elle devenait moins expansive, et sa gaieté n’avait plus la même spontanéité enfantine. Personne ne s’en apercevait — sauf Odon. Et lui seul remarquait aussi la profondeur merveilleuse de ce regard, à certains moments, et l’ardente mélancolie qui s’y répandait aussi charmeuse que le sourire sur ce visage où se mêlaient la beauté de l’enfant d’hier et celle de la femme de demain.

Il avait hâte de partir. Si peu qu’il vît Roselyne, maintenant, c’était encore trop. Il sentait que cet amour l’envahissait, qu’il le prendrait bientôt tout entier. Et il comprenait aussi qu’elle l’aimait, pauvre petite. Mais il s’arrangerait pour qu’elle l’oubliât. À son âge, ce serait facile. Elle verrait d’autres hommes, plus jeunes, et parmi eux elle trouverait celui qui serait digne d’être aimé d’elle.

Mais quelle lutte il soutenait ! En ces derniers jours surtout, d’ardentes révoltes s’élevaient en son âme. Il se disait : « Je n’ai qu’un mot à prononcer… un mot, et elle sera à moi. » Il s’imaginait alors la joie incomparable de cet amour, et le bonheur de Roselyne. Puis, brusquement, la réalité le ressaisissait. Il ne devait pas unir sa maturité désenchantée à cette jeunesse délicieuse, son froid scepticisme à cette ingénuité, à cette charité délicate, à cette pure ferveur de croyante. Il ne pouvait, sans déloyauté, accepter l’innocent amour de cette enfant dont il avait assumé, en quelque sorte, la tutelle, et qu’il avait recueillie sous son toit.

Mais il souffrait, jusqu’au plus profond du cœur. Ah ! comme il avait raison de se défier de l’amour ! Cependant il était venu, quand même, le terrible enchanteur. Il fallait donc le combattre. Et contre lui, l’absence, une très longue absence, paraissait la meilleure arme.

Mais comme ce serait dur de ne plus la voir, cette petite Rosey, pendant des mois, de longs mois !

Il la regardait, aujourd’hui, tandis qu’elle mangeait du bout des lèvres, et constatait avec une tendre pitié qu’elle avait pâli, que son visage s’était allongé. Il pensa : « Vraiment, il est temps que je parte. Ma pauvre petite chérie ! Elle m’oubliera un peu, elle reprendra sa jolie mine, à Dinard. » D’un geste, il refusa le plat que lui présentait le maître d’hôtel. Son appétit régulier d’homme bien portant, de sportsman bien musclé fléchissait depuis quelque temps. Et son travail, lui aussi, subissait l’influence de cette perturbation morale, de cette fièvre de distractions mondaines et de sport à outrance par laquelle il essayait d’étourdir son impossible amour.

En sortant de la salle à manger, le jeune homme demanda en s’arrêtant près de Roselyne :

— Que faites-vous cet après-midi, Rosey ?

Cette question, il la lui adressait souvent, car il continuait d’exercer sur l’existence de sa cousine une discrète vigilance.

Mme Berfils doit me mener au musée du Luxembourg.

— Je croyais que vous l’aviez déjà vu, dans tous ses détails ?

— Oui, mais j’aimerais le revoir.

Il fit quelques pas dans le salon. Mme de Liffré et Mme Berfils gagnaient la pièce voisine, M. et Mlle d’Orsy se retiraient. Odon s’approcha machinalement d’une fenêtre ouverte. À son esprit se présentait tout à coup le souvenir d’un après-midi d’avril, où il avait emmené au Louvre, dans sa voiture, Roselyne et Mme Berfils. Pendant deux heures, ils avaient admiré, discuté. Odon s’était enivré de la gaieté, du charme de Roselyne, de ses réflexions dénotant à la fois un sens artistique si fin et une fraîcheur d’impressions ravissante. En sortant, elle lui avait déclaré avec sa spontanéité accoutumée : « C’est un délice de voir des chefs-d’œuvre en votre compagnie, Odon ! »

Près de lui, une voix dit, timidement :

— J’aimerais surtout le revoir avec vous.

Il tourna la tête. Roselyne était là, toute vêtue de blanc, le regardant avec une prière timide et tendre au fond des yeux. Sa main se posa sur le bras de son cousin. Elle ajouta :

— Vous m’expliqueriez ce que je ne saisis pas, vous me feriez comprendre les beautés qui m’échappent.

— Si c’était possible, ma chère enfant, je ne demanderais pas mieux. Mais je ne puis… J’ai fort à faire aujourd’hui.

Comment avait-il le courage de répondre par un refus, quand elle le regardait ainsi ? En quelle source d’énergie puisait-il cette froideur d’accent, de visage, tandis que tout son être frémissait d’un si ardent émoi ?

S’il voulait, cependant !… Pourquoi ne se donnerait-il pas cette joie, une fois encore ? Il verrait briller ces beaux yeux, et sourire cette petite bouche charmante. Le sourire de Roselyne ! Il ne le verrait plus, pendant des mois. Vraiment, il pouvait bien en jouir tout cet après-midi…

Sa conscience disait : « Non, non ». Et les mots, sur ses lèvres, devenaient un refus.

Les yeux de Roselyne se couvrirent d’ombre, la bouche trembla un peu. À mi-voix, la jeune fille demanda :

— Qu’avez-vous donc contre moi, Odon ?

— Ce que j’ai ?… Pourquoi cette question ?

— Parce que vous n’êtes plus tout à fait le même… Alors je me demande si je ne vous ennuie pas… si… Enfin, je ne sais pas ! Mais j’en ai du chagrin…

— Je vous en prie, ma chère petite, n’imaginez rien de tout cela ! Quelle idée ! Quelle idée !

Il lui prenait les mains et la regardait en essayant de sourire. Il vit des larmes dans ses yeux, et frissonna, en se raidissant pour ne pas l’entourer de ses bras, pour ne pas lui crier : « Ma chérie, ma Rosey, c’est parce que je vous aime trop ! »

— … Voyons, où avez-vous pris cela ? Est-ce parce que vous ne me voyez plus bien souvent ? Mais je suis fort occupé. Quand on se met dans la vie mondaine, c’est un engrenage. On m’invite, je ne puis refuser. Certainement, j’aimerais beaucoup mieux m’occuper de vous…

Ah ! comme il était sincère, en disant cela ! Comme tous les plaisirs dont il se saturait depuis deux mois lui semblaient misérables, près d’un seul regard de Rosey !

— … Mais je dois remplir mes obligations d’homme du monde. Cela n’empêche aucunement que vous soyez toujours ma bien chère petite cousine. Dites, vous me croyez, Rosey ?

Un sourire brilla derrière les larmes de Roselyne.

— Oui, je le crois. Et je vous aime bien, moi aussi… je vous aime tant !

Il laissa retomber les petites mains frémissantes et essaya de sourire aussi en disant :

— Merci, ma chère enfant. Et ne vous faites plus d’idées de ce genre, surtout ! Allons, bonne promenade, et demain, au déjeuner, vous me raconterez vos impressions.

Il sortit, emportant la vision de cet amour candide qu’il venait de voir, une fois de plus, dans les grands yeux d’ondine, quand Roselyne avait dit : « Je vous aime tant ! »