L’Or du Rhin (trad. Ernst)/Deuxième scène

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Traduction par un livret français d’Alfred Ernst.
Éditions Schott (p. 19-39).
Deuxième scène.




Peu à peu, les ondes se transforment en nuages, qui deviennent graduellement de moins en moins sombres, et lorsque ces nuages se dissolvent finalement tout à fait, comme en une brume légère, on aperçoit une

libre étendue de paysage sur des sommets de montagnes,

mais baignée encore au début par les ombres de la nuit. — Le jour qui commence à poindre éclaire bientôt d’un rayonnement croissant un burg aux tours brillantes qui se dresse sur une cime rocheuse au fond du paysage ; entre la cime que couronne ce château et le devant de la scène est une vallée profonde, dans laquelle le Rhin est censé couler. — De côté, sur des gazons émaillés de fleurs, Wotan est étendu, avec Fricka auprès de lui ; ils dorment tous les deux.

Fricka.

(elle s’éveille ; ses regards tombent sur le burg ; elle est saisie de surprise et de frayeur).

–––––––Wotan ! Epoux ! réveille-toi !
Wotan.

(rêvant, à voix basse).

–––––––Le burg des joies souveraines,
–––––––s’entoure d’altiers remparts :
––––––––––loi virile,
––––––––––force éternelle,
–––––––règnent sans fin dans la gloire !
Fricka.

(le secouant).

––––––––––Sors de tes songes
––––––––––trop séduisants !
–––––––Debout donc, homme, et regarde !
Wotan.

(il s’éveille et se soulève à demi ; la vue du burg attire et retient aussitôt ses regards).

–––––––Complète est l’œuvre éternelle ;
––––––––––aux monts superbes
––––––––––le burg des dieux,
––––––––––plein d’orgueil,
––––––––––splendide d’éclat !
–––––––Tel mon rêve le vit,
–––––––tel mon vœu l’a voulu ;
––––––––––ferme et beau
––––––––––brille le burg :
–––––––force et gloire à jamais !
Fricka.
––––––––––Ce bien t’enchante,
––––––––––qui me fait peur ?
––––––––––Le burg te plaît,
––––––––––je tremble pour Freia’
–––––––Cœur insouciant, tiens donc compte
–––––––du prix qui fut exigé !
––––––––––Le burg s’achève,
––––––––––le gage est échu :
–––––––oublies-tu seul quel est ce prix ?
Wotan.

Je sais ce que réclamèrent ceux qui me firent ce burg ;

––––––––––par traité j’ai
––––––––––subjugué leur orgueil,
––––––––––ils m’ont bâti
––––––––––l’altière demeure ;
–––––––j’y règne — grâce à leur force : —
–––––––pour le prix, sois en repos.
Fricka.
–––––––O folle humeur oublieuse !
–––––––Joie coupable et cruelle !
–––––––Si j’avais su vos traités,
–––––––au dol j’aurais fait obstacle ;
––––––––––mais, braves, ces hommes
––––––––––éloignent les femmes,
–––––––afin que sourds à nos plaintes
–––––––tout seuls aux Géants ils s’adressent.
––––––––––Tels, sans pudeur,
––––––––––ils vendent, cupides,
–––––––Freia, ma sœur tout aimable,
–––––––fiers du lâche trafic !
––––––––––Qu’est-il pour vous, traîtres,
––––––––––d’auguste et de grand,
–––––––hors l’envie du pouvoir !
Wotan.
––––––––––Telle envie
––––––––––te fut étrangère,
–––––––quand toi tu rêvas ce château ?
Fricka.
–––––––De l’époux craignant l’inconstance,
–––––––il faut qu’en pleurs je cherche
–––––––maints attraits qui l’enchaînent
–––––––loin des hasards qui l’attirent :
––––––––––riche demeure,
––––––––––paix et bien-être,
––––––––––durent t’offrir
––––––––––un tranquille repos.
–––––––Mais toi, dans ce burg, ne vois
–––––––que force et fiers remparts :
––––––––––gloire et pouvoir
––––––––––vont s’en accroître ;
–––––––appel aux tempêtes guerrières,
–––––––se dresse l’orgueil de ce burg.
Wotan.

(souriant).

––––––––––Si tu rêvas
––––––––––dans ces murs de m’enclore,
–––––––au Dieu tu dois bien permettre
––––––––––que, si ces murs
––––––––––me gardent, je me conquière
–––––––à l’entour l’univers !
––––––––––Tout ce qui vit
––––––––––se plaît à changer :
–––––––ce jeu-là m’est nécessaire !
Fricka.
––––––––––Cœur barbare,
––––––––––cœur sans amour !
––––––––––Du pouvoir cherchant
––––––––––le pauvre hochet,
–––––––tu perds, en coupables mépris,
–––––––Femme, et joies d’Amour ?
Wotan.

(gravement).

–––––––Voulant te prendre pour femme,
––––––––––mon œil lui-même
–––––––fut par moi mis en gage :
–––––––quel blâme vain tu m’adresses !
––––––––––J’aime les femmes,
––––––––––trop à ton gré !
––––––––––Et Freia, la douce,
––––––––––reste avec nous ;
–––––––je n’eus jamais d’autre idée !
Fricka.
––––––––––Protège-la donc :
––––––––––tremblante et sans aide,
–––––––là, elle arrive vers nous !
Freia.

(entrant précipitamment).

––––––––––Sœur, à l’aide !
––––––––––Sauve-moi, Wotan !
––––––––––Du haut des roches
––––––––––gronde et crie Fasolt :
–––––––c’est moi, dit-il, qu’il vient prendre.
Wotan.
––––––––––Qu’il le dise ! —
––––––––––N’as-tu vu Loge ?
Fricka.
––––––––––Que toujours tu aies mis
––––––––––en ce fourbe ta foi !
–––––––Par lui nous vint plus d’un mal,
–––––––pourtant sans cesse il t’enjôle.
Wotan.
–––––––S’il faut oser libre,
–––––––tout seul j’ose et je lutte ;
––––––––––mais de qui nous hait
––––––––––tirer une aide,
–––––––ruse et feinte y pourvoient,
–––––––et Loge avec art les pratique,
–––––––Il me fit faire ce pacte,
–––––––promit rachat sûr pour Freia :
–––––––sur lui je compte à présent
Fricka.
–––––––Et lui rôde autre part !
––––––––––Là-bas les Géants
––––––––––se hâtent vers nous :
–––––––où reste ton aide subtil ?
Freia.
––––––––––Où restent tous mes frères,
––––––––––qu’à l’aide j’appelle,
–––––––puisque Wotan me livre impuissante !
––––––––––A l’aide, Donner !
––––––––––Vite ! vite !
–––––––Sauve Freia, mon Froh !
Fricka.
–––––––Ceux qui t’ont trahie en leur pacte,
–––––––sont tous cachés maintenant.
Fasolt et Fafner.

(tous deux de stature géante, ils surviennent, armés de pieux puissants).

Fasolt.
––––––––––Doux fut
––––––––––ton sommeil :
––––––––––nous autres
–––––––sans dormir faisions ton burg.
––––––––––Forts toujours,
––––––––––durs au mal,
––––––––––nous posions
––––––––––les blocs pesants ;
––––––––––tours à pic,
––––––––––murs et portes,
––––––––––font un fier
–––––––pourtour au burg altier.
––––––––––Vois-le,
––––––––––c’est notre œuvre ;
––––––––––clair et beau
––––––––––il brille au jour :
––––––––––entres-y ;
–––––––nous — paye-nous !
Wotan.
–––––––Dites, vous, votre prix :
–––––––qu’exige votre tâche ?
Fasolt.
––––––––––Le prix fut dit,
––––––––––le prix qui nous va ;
–––––––l’oublies-tu donc si vite ?
––––––––––Freia, la belle,
––––––––––Holda, la libre, —
––––––––––le pacte est tel —
–––––––doit suivre nos pas.
Wotan.
––––––––––Etes-vous fous
––––––––––avec votre pacte ?
–––––––Faites d’autres vœux :
–––––––Freia n’est pas à vendre !
Fasolt.

(qui est resté un instant muet, dans sa fureur stupéfaite).

––––––––––Qu’entends-je ? ha !
––––––––––Veux-tu trahir ?
––––––––––trahir le traité ?
––––––––––Ton épieu saint,
––––––––––porte-t-il pas
–––––––des traités l’auguste rune ?
Fafner.

(moqueur).

––––––––––Honnête frère !
–––––––Vois-tu, sot, leur mensonge ?
Fasolt.
––––––––––Fils du jour,
––––––––––prompt et souple,
–––––––songe et sois prudent :
–––––––aux pactes tiens parole !
––––––––––Tout pouvoir
–––––––t’est venu de ces pactes ;
––––––––––leur règle seule
––––––a fixé ta puissance.
––––––––––Etant plus sage
––––––––––et fin que nous tous,
––––––––––tu mis sur nous, libres,
––––––––––ta paix pour joug :
–––––––moi, je maudis ta science
–––––––moi, j’abjure ta trêve,
––––––––––si tu ne sais,
––––––––––loyal, sûr et franc,
–––––––garder à nos pactes ta foi !
––––––––––Un Géant stupide
––––––––––juge ainsi :
–––––––toi, sage, sache cela !
Wotan.
–––––––Tu feins de prendre au sérieux
–––––––ce qu’en plaisantant nous conclûmes.
––––––––––L’aimable Déesse,
––––––––––belle et douce,
–––––––pour vous, lourdauds, brille-t-elle ?
Fasolt.
––––––––––Railles-tu ?
––––––––––Ha ! l’injuste ! —
–––––––Vous que l’éclat fait rois,
–––––––race auguste et brillante,
––––––––––quels fous désirs
––––––––––de remparts et de tours
–––––––vous font livrer pour prix
–––––––Femme, charme et beauté !
–––––––Nous, simples, nous peinons,
–––––––tout à l’espoir de ce prix,
––––––––––la Femme promise,
––––––––––qui, douce et suave,
–––––––chez nous, pauvres, vive : —
–––––––et tu romps notre marché ?
Fafner.
–––––––Laisse un sot verbiage :
–––––––ce bien, l’on n’en a cure :
––––––––––Freia seule
––––––––––n’est guère !
––––––––––mais c’est tout
–––––––qu’aux Dieux bien vite on l’arrache.
––––––––––Freia garde
–––––––dans son jardin des pommes d’or ;
––––––––––elle seule
–––––––fait mûrir leur richesse :
––––––––––ce fruit doré
––––––––––donne à ses frères
––––––––––à tout jamais
––––––––––fraîche jeunesse ;
––––––––––mais leur force
––––––––––tombe et s’efface,
––––––––––vieux et faibles,
––––––––––tous succombent,
–––––––si leur Freia leur manque :
–––––––c’est pourquoi il la faut enlever !
Wotan.

(à part).

–––––––Loge tarde trop !
Fasolt.
–––––––Vite ! prends un parti !
Wotan.
–––––––Cherche un autre prix !
Fasolt.
–––––––Nul autre ! Freia seulement !
Fafner.
–––––––Hé toi ! suis nos pas !

(Ils s’avancent vers Freia.)

Freia.

(fuyant).

–––––––Aide, contre leur rage !
Donner et Froh.
(ils accourent).
Froh.

(enlaçant Freia de ses bras).

––––––––––A moi, Freia ! —
––––––––––Laisse-la, monstre !
–––––––Froh la protège !
Donner.

(se plaçant en face des deux Géants).

––––––––––Fasolt et Fafner,
––––––––––n’ai-je essayé
–––––––mon marteau déjà sur vous ?
Fafner.
––––––––––Que veut ce ton ?
Fasolt.
––––––––––Que viens-tu faire ?
–––––––Point de lutte avec vous, —
–––––––c’est notre prix qu’il nous faut.
Donner.

(brandissant son marteau).

––––––––––Souvent mon bras
––––––––––paya les Géants ;
–––––––venez ! le prix échu
–––––––pèse le poids largement !
Wotan.

(étendant sa lance entre les adversaires).

––––––––––Paix, farouche !
––––––––––Rien par violence !
––––––––––Ma Lance garde
––––––––––les pactes saints :
–––––––laisse ton lourd marteau.
Freia.
––––––––––Las ! Las !
––––––––––Wotan me livre !
Fricka.
––––––––––C’est donc ton dessein,
––––––––––homme cruel ?
Wotan.

(qui se détourne et voit venir Loge).

––––––––––Loge arrive !

(à Loge.)

––––––––––Tel est ton zèle,
––––––––––pour dénouer
–––––––ce funeste pacte, ton œuvre ?
Loge.

(qui est venu par le fond, montant de la vallée).

––––––––––Quoi ? de quel pacte
––––––––––suis-je la cause ?
––––––––––Sans doute celui
–––––––qu’ont fait ces gens avec toi ? —
––––––––––Aux cimes, aux gouffres
––––––––––j’erre par goût ;
––––––––––nul abri
––––––––––ne peut me plaire :
––––––––––Donner et Froh,
–––––––ils rêvent d’un sûr logis ;
––––––––––prennent-ils femme,
–––––––un burg doit les ravir :
––––––––––un fier château,
––––––––––un burg altier,
–––––––fut de Wotan le vœu. —
––––––––––Tours et toit,
––––––––––salle et seuil,
––––––––––le burg radieux
–––––––se dresse fort et fier ;
––––––––––moi-même en ai
––––––––––tâté les murs,
––––––––––j’en ai scruté
––––––––––tous les détails ;
––––––––––Fasolt et Fafner
––––––––––ont tout prévu :
–––––––aucun bloc n’a bougé.
––––––––––Je fus actif
––––––––––plus que tel ici :
–––––––il ment, celui qui m’accuse !
Wotan.
––––––––––Souples,
––––––––––tes feintes m’esquivent :
––––––––––mais de traîtrise
–––––––garde-toi bien cette fois !
––––––––––De tous les Dieux,
––––––––––moi, ton seul ami,
––––––––––je t’accueillis
–––––––dans leur groupe où tous t’exécraient. —
–––––––Donc parle, et parle bien !
–––––––Quand les Géants ont voulu
–––––––pour prix Freia la belle,
––––––––––tu sais qu’au pacte
––––––––––j’ai consenti
–––––––sur ton serment de trouver
–––––––le rachat d’un trésor si cher !
Loge.
––––––––––De mettre un zèle
––––––––––sans faiblesse
––––––––––à sa recherche,
–––––––tel — fut mon serment :
––––––––––mais que je trouve
––––––––––ce qui n’est pas,
––––––––––que nul n’a vu,
–––––––pouvais-je bien le promettre ?
Fricka.

(à Wotan).

––––––––––Vois le traître
––––––––––sur qui tu comptais !
Froh.
––––––––––C’est toi le Feu,
––––––––––mais le Faux plus encore !
Donner.
––––––––––Maudite Flamme,
––––––––––j’éteins ton feu !
Loge.
–––––––Pour cacher sa honte
–––––––sot qui m’accuse !

(Donner et Froh veulent s’élancer sur Loge.)

Wotan

(les arrêtant).

–––––––En paix laissez cet ami !
–––––––Son art vous est caché :
––––––––––plus utile
––––––––––est son juste avis,
–––––––lorsqu’il tarde à parler.
Fafner.
––––––––––Rien qui tarde !
––––––––––prompt paiement !
Fasolt.
–––––––Longue est notre attente !
Wotan

(à Loge).

––––––––––Or ça ! viens, têtu !
––––––––––fais tes preuves !
–––––––Où traînes-tu si longtemps ?
Loge.
––––––––––Tels ingrats, Loge
––––––––––en fait toujours !
––––––––––Pour toi seul en peine,
––––––––––j’ai recherché,
––––––––––d’un vol de tempête
––––––––––explorant l’univers,
–––––––un prix valable pour Freia,
–––––––tel qu’aux Géants il pût plaire.
––––––––––En vain je cherche,
––––––––––et vois à présent,
––––––––––que le monde entier
––––––––––n’a nul trésor
–––––––dont le gain remplace pour l’homme
–––––––la Femme, charme sans prix !

(Tous les assistants, captivés, laissent voir leur surprise.)

–––––––Partout où sont des êtres,
–––––––dans l’eau, la terre et l’air,[1]
––––––––––Loge cherche
––––––––––Loge demande,
––––––––––partout où des forces,
––––––––––des germes s’agitent,
––––––––––ce qui pour l’homme
––––––––––peut valoir
–––––––la Femme, charme sans prix ?
–––––––Mais partout où sont des êtres,
––––––––––le rire seul
––––––––––répondit à ma voix :
–––––––dans l’eau, la terre et l’air,[2]
––––––––––nul n’a voulu
––––––––––laisser l’Amour ! —
––––––––––Un seul existe
–––––––dont l’âme a banni l’Amour :
––––––––––le feu de l’Or
–––––––lui fit renier la Femme.
–––––––Du Rhin les claires Filles
–––––––m’ont gémi leur douleur :
––––––––––le Nibelung,
––––––––––Noir-Alberich,
––––––––––les poursuivait
––––––––––en d’inutiles désirs ;
––––––––––du Rheingold[3]
–––––––le Nain s’est saisi par vengeance :
––––––––––cet Or devient
––––––––––son bien le plus cher,
–––––––plus que la Femme et l’Amour.
––––––––––Pour leur rouge hochet,
––––––––––au gouffre enlevé,
–––––––les Filles m’ont dit leurs plaintes :
––––––––––vers toi, Wotan,
––––––––––va leur espoir
–––––––que ta force dompte le traître,
––––––––––que l’Or au fleuve
––––––––––enfin revienne,
–––––––et reste à jamais leur richesse. —
––––––––––De t’instruire
––––––––––je fis la promesse :
–––––––voilà ma tâche remplie.
Wotan.
––––––––––Folle tâche,
––––––––––si ce n’est fourbe !
–––––––Moi-même en butte aux périls,
–––––––pourrais-je à d’autres aider ?
Fasolt

(qui a écouté avec attention, s’adresse à Fafner).

–––––––J’ai crainte de l’Or du Niblung ;
–––––––toujours habile à nous nuire,
–––––––toujours pourtant le Nain
–––––––subtil esquive nos coups.
Fafner.
––––––––––Neuves ruses
––––––––––s’offrent au Niblung,
–––––––grâce à l’Or puissant. —
––––––––––Hé là, Loge,
––––––––––dis sans mentir :
–––––––quel bien si grand vient de l’Or,
–––––––pour qu’au Niblung il suffise ?
Loge.
––––––––––Les Filles
––––––––––dans les flots du fleuve,
–––––––font leur hochet de ses feux :
––––––––––Mais lui, si quelqu’un
––––––––––en Cercle le forge,
–––––––donne un pouvoir suprême,
–––––––et livre à l’homme le monde.
Wotan.
–––––––De cet Or du Rhin
–––––––parlent des runes :
––––––––––toute emprise[4]
–––––––dort en son rouge éclat ;
––––––––––force et biens
–––––––procèdent sans fin d’un Cercle.
Fricka.
––––––––––L’Or peut-il
––––––––––aussi, du vif
––––––––––éclat de ses feux,
–––––––des femmes parer la beauté ?
Loge.
––––––––––Qui veut garder
––––––––––le cœur de l’époux,
––––––––––porte toujours
––––––––––les clairs bijoux,
–––––––qu’ont fait des Nains qui forgent,
–––––––prompts serviteurs de l’Anneau.
Fricka

Wotan).

––––––––––Bien sûr mon époux
––––––––––voudra prendre l’Or ?
Wotan.
––––––––––Du Cercle être maître,
–––––––sage semble un tel acte. —
––––––––––Pourtant, Loge,
––––––––––quel en est l’art ?
–––––––d’où puis-je avoir ce joyau ?
Loge.
––––––––––Un charme dompte
––––––––––l’Or et fait l’Anneau ;
––––––––––tous l’ignorent ;
–––––––un seul le sait pourtant,
–––––––qui tout Amour renie.

(Wotan se détourne avec un découragement irrité.)

––––––––––Ce point t’inquiète ;
––––––––––trop tard du reste !
–––––––Alberich seul sut oser ;
––––––––––sans peur le Gnome
––––––––––a conquis le charme :
–––––––il tient en main cet Anneau !
Donner.
––––––––––Ruine et honte
––––––––––vont nous frapper,
–––––––si cet Anneau lui demeure.
Wotan.
––––––––––L’Anneau soit ma chose !
Froh.
––––––––––Sans maudire
–––––––les joies d’Amour on l’aura.
Loge.
––––––––––Nul art,
–––––––nul effort, c’est un jeu d’enfants !
Wotan.
–––––––Mais quel moyen ?
Loge.
–––––––Mais quel moyen ? Le vol !
––––––––––Un voleur l’a,
––––––––––prends-le au voleur :
–––––––fut-il jamais gain plus aisé ?
––––––––––Mais subtil est l’art
––––––––––sombre d’Alberich ;
––––––––––ruse et soins
––––––––––sont nécessaires,
–––––––pour contraindre le larron,
––––––––––et pour rendre aux Filles
––––––––––les feux de l’Or,
–––––––cet Or pur qu’elles pleurent :
–––––––car tels t’implorent leurs vœux.
Wotan.
––––––––––Les Filles du fleuve ?
––––––––––Que sert ton conseil !
Fricka.
––––––––––De ces Filles des flots
––––––––––tout me détourne :
––––––––––plus d’un dans l’onde
––––––––––— deuil pour moi —
–––––––séduit par leur grâce a péri. Wotan demeure immobile et muet, luttant avec lui-même ; les autres Dieux, silencieux et attentifs, tiennent leurs regards fixés sur lui. — Pendant ce temps Fafner, à l’écart, s’est concerté avec Fasolt.
Fafner.
–––––––Crois-moi, plus que Freia
–––––––l’Or brillant nous est bon :
–––––––jeunesse et joie sont fidèles
–––––––à qui tient cet Or qui les dompte.

(Ils s’avancent de nouveau vers les Dieux.)

––––––––––Vois, Wotan,
––––––––––quelle offre on te fait :
–––––––Freia peut rester vôtre ;
––––––––––j’ai trouvé
––––––––––prix plus facile :
––––––––––à nous, grossiers, suffiront
–––––––du Niblung les rouges Ors.[5]
Wotan.
––––––––––Etes-vous fous ?
––––––––––un bien qui me manque,
–––––––votre impudence l’exige ?
Fafner.
––––––––––Plus lourd fut
––––––––––notre labeur :[6]
––––––––––sans peine
––––––––––tu peux par la ruse
–––––––(qui jamais à nous n’a réussi)
–––––––du Niblung dompter l’effort
Wotan.
––––––––––Pour vous, vais-je
––––––––––me mettre en peine ?
–––––––pour vous, prendre le Nain ?
––––––––––Sans pudeur
––––––––––et plus que cupides
–––––––mon accueil vous a faits !
Fasolt

(saisissant brusquement Freia et l’entraînant à l’écart avec Fapnkr).

––––––––––Viens ça, femme !
––––––––––Demeure à nous !
–––––––En gage tu nous suis
–––––––jusqu’à pleine rançon.

(Freia jette ou grand cri : tous les Dieux sont au comble de la consternation).

Freia.
––––––––––Las ! Las ! Las !
Fafner.
––––––––––Loin de vous
––––––––––nous l’emmenons !
–––––––Ce gage, songes-y,
–––––––jusqu’au soir nous demeure :
––––––––––nous viendrons encore ;
––––––––––mais, dès ce soir,
–––––––si tu n’as notre salaire,
–––––––le Rheingold rouge et beau… —[7]
Fasolt.
––––––––––Alors plus d’attente,
––––––––––Freia, conquise,
–––––––pour toujours chez nous nous suivra !
Freia.
––––––––––Sœur ! Frères !
––––––––––Aide ! Aide !

(Elle est enlevée par les Géants qui s’éloignent rapidement ; les Dieux atterrés écoutent son appel de détresse se perdre dans le lointain.)

Froh.
––––––––––Tous, sur leurs traces !
Donner.
––––––––––Sus ! que tout croule !

(Ils consultent Wotan du regard.)

Loge

(qui suit des yeux les Géants).

–––––––Par buissons et rocs ils vont
––––––––––droit vers le val ;
–––––––dans le gué du Rhin leurs pas
––––––––––larges pataugent :
––––––––––sans plaisir
––––––––––pend Freia
–––––––tremblante sur leurs épaules ! —
––––––––––Heia ! hei !
–––––––les brutes titubent là-bas !
–––––––Par le val roule leur course :
––––––––––certe, à Riesenheim seul
––––––––––tous deux feront halte !

(Il se tourne vers les Dieux.)

–––––––Quel soin rend Wotan si sombre ?
–––––––Les Dieux sublimes vont bien ?

Une brume blême, de plus en plus dense, emplit la scène ; par là, les Dieux prennent un aspect de plus en plus livide et vieilli ; ils demeurent tous immobiles, dans l’attente et l’angoisse, les yeux fixés sur Wotan, qui, lui, tient ses regards dirigés vers la terre.

Loge.
––––––––––Est-ce un nuage ?
––––––––––ai-je rêvé ?
––––––––––Vos traits pâlis
––––––––––se fanent déjà !
–––––––De vos fronts l’éclat s’enfuit ;
–––––––l’éclair de vos yeux s’est voilé ! —
––––––––––Ça, mon Froh,
––––––––––c’est le matin ! —
––––––––––De ta main, Donner,
––––––––––s’échappe ta masse ! —
––––––––––Quel mal prend Fricka ?
––––––––––est-elle en peine
–––––––de Wotan sombre et courbé,
–––––––qui semble presque un vieillard ?
Fricka.
––––––––––Las ! Las !
––––––––––Qu’est tout ceci ?
Donner.
––––––––––Mon bras fléchit.
Froh.
––––––––––Le cœur me faut.
Loge.
–––––––J’y songe : sachez votre mal !
––––––––––Du fruit de Freia,
–––––––nul ce matin n’a goûté :
––––––––––les pommes saintes
––––––––––qui viennent d’elle,
–––––––vous donnent jeunesse et vigueur,
–––––––chaque jour en vos repas.
––––––––––Du bois sacré la reine
––––––––––est prisonnière ;
––––––––––sur les branches meurt,
––––––––––flétri, le fruit,
–––––––qui va, vil, en tomber. —
––––––––––Mon mal est moindre ;
––––––––––pour moi l’avare
––––––––––Freia toujours
–––––––fut peu prodigue du fruit :
––––––––––car moins divin
–––––––je suis, Dieux sublimes, que vous !
––––––––––Pour vous, votre force entière
––––––––––était dans ce fruit :
–––––––cela, les Géants l’ont su ;
––––––––––c’est votre vie
––––––––––qu’ils ont attaquée :
–––––––songez donc à sa garde !
––––––––––Sans ces pommes,
––––––––––vieux et lourds,
––––––––––gris et tristes,
–––––––race raillée par tout être,
–––––––mourront les nobles Dieux.
Fricka.
––––––––––Wotan, époux !
––––––––––ô malheureux !
––––––––––Vois, ton délire
––––––––––en riant
–––––––nous conduit de maux en maux !
Wotan

(se redressant, dans un sursaut de soudaine résolution).

––––––––––Viens, Loge !
––––––––––partons tous deux !
–––––––à Nibelheim je vais descendre :
–––––––je veux y prendre cet Or.
Loge.
––––––––––Du Rhin les Filles
––––––––––pleurent vers toi :
–––––––veux-tu faire droit à leurs plaintes ?[8]
Wotan

(avec violence).

––––––––––Cesse, drôle !
––––––––––Freia, la douce,
–––––––Freia doit être libre.
Loge.
––––––––––Comme tu veux,
––––––––––moi je te guide :
––––––––––droit au gouffre
–––––––descendrons-nous par le Rhin ?
Wotan.
––––––––––Non par le Rhin !
Loge.
––––––––––La Faille-du-Soufre
––––––––––y conduit aussi :
–––––––par là descends avec moi !

Il passe le premier et disparaît dans une fissure qui s’ouvre sur le côté ; de cette ouverture des flots de vapeur sulfureuse s’échappent aussitôt.

Wotan.
––––––––––Restez jusqu’à
––––––––––ce soir ici :
––––––––––la Joie perdue
–––––––je veux vous la rendre par l’Or

Il suit Loge et descend à son tour dans la crevasse : la vapeur de soufre qui s’en échappe se répand sur toute la scène qu’elle emplit rapidement d’épais nuages. Les autres personnages sont déjà invisibles.

Donner.
––––––––––Bon retour, Wotan
Froh.
––––––––––Courage ! Espoir !
Fricka.
––––––––––Rejoins bientôt
––––––––––l’épouse angoissée !
  1. Var. : aux flots, sur terre, aux cieux,
  2. Var. : aux flots, sur terre, aux cieux,
  3. Var. : de l’Or rouge
  4. Var. : tout empire
  5. Var. : à nous, grossiers, suffira
    du Nibelung l’Or brillant
  6. Var. : Ton burg fut
    lourd à bâtir :
  7. Var. : du Rhin l’Or rouge et beau… —
  8. Var. : peut-on leur promettre justice ?