L’Or du Rhin (trad. Ernst)/Deuxième scène
Peu à peu, les ondes se transforment en nuages, qui deviennent graduellement de moins en moins sombres, et lorsque ces nuages se dissolvent finalement tout à fait, comme en une brume légère, on aperçoit une
libre étendue de paysage sur des sommets de montagnes,
mais baignée encore au début par les ombres de la nuit. — Le jour qui commence à poindre éclaire bientôt d’un rayonnement croissant un burg aux tours brillantes qui se dresse sur une cime rocheuse au fond du paysage ; entre la cime que couronne ce château et le devant de la scène est une vallée profonde, dans laquelle le Rhin est censé couler. — De côté, sur des gazons émaillés de fleurs, Wotan est étendu, avec Fricka auprès de lui ; ils dorment tous les deux.
(elle s’éveille ; ses regards tombent sur le burg ; elle est saisie de surprise et de frayeur).
- Wotan ! Epoux ! réveille-toi !
(rêvant, à voix basse).
- Le burg des joies souveraines,
- s’entoure d’altiers remparts :
- loi virile,
- force éternelle,
- règnent sans fin dans la gloire !
(le secouant).
- Sors de tes songes
- trop séduisants !
- Debout donc, homme, et regarde !
(il s’éveille et se soulève à demi ; la vue du burg attire et retient aussitôt ses regards).
- Complète est l’œuvre éternelle ;
- aux monts superbes
- le burg des dieux,
- plein d’orgueil,
- splendide d’éclat !
- Tel mon rêve le vit,
- tel mon vœu l’a voulu ;
- ferme et beau
- brille le burg :
- force et gloire à jamais !
- Ce bien t’enchante,
- qui me fait peur ?
- Le burg te plaît,
- je tremble pour Freia’
- Cœur insouciant, tiens donc compte
- du prix qui fut exigé !
- Le burg s’achève,
- le gage est échu :
- oublies-tu seul quel est ce prix ?
Je sais ce que réclamèrent ceux qui me firent ce burg ;
- par traité j’ai
- subjugué leur orgueil,
- ils m’ont bâti
- l’altière demeure ;
- j’y règne — grâce à leur force : —
- pour le prix, sois en repos.
- O folle humeur oublieuse !
- Joie coupable et cruelle !
- Si j’avais su vos traités,
- au dol j’aurais fait obstacle ;
- mais, braves, ces hommes
- éloignent les femmes,
- afin que sourds à nos plaintes
- tout seuls aux Géants ils s’adressent.
- Tels, sans pudeur,
- ils vendent, cupides,
- Freia, ma sœur tout aimable,
- fiers du lâche trafic !
- Qu’est-il pour vous, traîtres,
- d’auguste et de grand,
- Wotan.
hors l’envie du pouvoir !
- Telle envie
- te fut étrangère,
- quand toi tu rêvas ce château ?
- De l’époux craignant l’inconstance,
- il faut qu’en pleurs je cherche
- maints attraits qui l’enchaînent
- loin des hasards qui l’attirent :
- riche demeure,
- paix et bien-être,
- durent t’offrir
- un tranquille repos.
- Mais toi, dans ce burg, ne vois
- que force et fiers remparts :
- gloire et pouvoir
- vont s’en accroître ;
- appel aux tempêtes guerrières,
- se dresse l’orgueil de ce burg.
(souriant).
- Si tu rêvas
- dans ces murs de m’enclore,
- au Dieu tu dois bien permettre
- que, si ces murs
- me gardent, je me conquière
- à l’entour l’univers !
- Tout ce qui vit
- se plaît à changer :
- ce jeu-là m’est nécessaire !
- Cœur barbare,
- cœur sans amour !
- Du pouvoir cherchant
- le pauvre hochet,
- tu perds, en coupables mépris,
- Wotan. Femme, et joies d’Amour ?
(gravement).
- Voulant te prendre pour femme,
- mon œil lui-même
- fut par moi mis en gage :
- quel blâme vain tu m’adresses !
- J’aime les femmes,
- trop à ton gré !
- Et Freia, la douce,
- reste avec nous ;
- je n’eus jamais d’autre idée !
- Protège-la donc :
- tremblante et sans aide,
- là, elle arrive vers nous !
(entrant précipitamment).
- Sœur, à l’aide !
- Sauve-moi, Wotan !
- Du haut des roches
- gronde et crie Fasolt :
- c’est moi, dit-il, qu’il vient prendre.
- Qu’il le dise ! —
- N’as-tu vu Loge ?
- Que toujours tu aies mis
- en ce fourbe ta foi !
- Par lui nous vint plus d’un mal,
- pourtant sans cesse il t’enjôle.
- S’il faut oser libre,
- tout seul j’ose et je lutte ;
- mais de qui nous hait
- tirer une aide,
- ruse et feinte y pourvoient,
- et Loge avec art les pratique,
- Il me fit faire ce pacte,
- promit rachat sûr pour Freia :
- sur lui je compte à présent
- Et lui rôde autre part !
- Là-bas les Géants
- se hâtent vers nous :
- où reste ton aide subtil ?
- Où restent tous mes frères,
- qu’à l’aide j’appelle,
- puisque Wotan me livre impuissante !
- A l’aide, Donner !
- Vite ! vite !
- Sauve Freia, mon Froh !
- Ceux qui t’ont trahie en leur pacte,
- sont tous cachés maintenant.
(tous deux de stature géante, ils surviennent, armés de pieux puissants).
- Doux fut
- ton sommeil :
- nous autres
- sans dormir faisions ton burg.
- Forts toujours,
- durs au mal,
- nous posions
- les blocs pesants ;
- tours à pic,
- murs et portes,
- font un fier
- pourtour au burg altier.
- Vois-le,
- c’est notre œuvre ;
- clair et beau
- il brille au jour :
- entres-y ;
- nous — paye-nous !
- Dites, vous, votre prix :
- qu’exige votre tâche ?
- Le prix fut dit,
- le prix qui nous va ;
- l’oublies-tu donc si vite ?
- Freia, la belle,
- Holda, la libre, —
- le pacte est tel —
- doit suivre nos pas.
- Etes-vous fous
- avec votre pacte ?
- Faites d’autres vœux :
- Freia n’est pas à vendre !
(qui est resté un instant muet, dans sa fureur stupéfaite).
- Qu’entends-je ? ha !
- Veux-tu trahir ?
- trahir le traité ?
- Ton épieu saint,
- porte-t-il pas
- des traités l’auguste rune ?
(moqueur).
- Honnête frère !
- Vois-tu, sot, leur mensonge ?
- Fils du jour,
- prompt et souple,
- songe et sois prudent :
- aux pactes tiens parole !
- Tout pouvoir
- t’est venu de ces pactes ;
- leur règle seule
- a fixé ta puissance.
- Etant plus sage
- et fin que nous tous,
- tu mis sur nous, libres,
- ta paix pour joug :
- moi, je maudis ta science
- moi, j’abjure ta trêve,
- si tu ne sais,
- loyal, sûr et franc,
- garder à nos pactes ta foi !
- Un Géant stupide
- juge ainsi :
- toi, sage, sache cela !
- Tu feins de prendre au sérieux
- ce qu’en plaisantant nous conclûmes.
- L’aimable Déesse,
- belle et douce,
- pour vous, lourdauds, brille-t-elle ?
- Railles-tu ?
- Ha ! l’injuste ! —
- Vous que l’éclat fait rois,
- race auguste et brillante,
- quels fous désirs
- de remparts et de tours
- vous font livrer pour prix
- Femme, charme et beauté !
- Nous, simples, nous peinons,
- tout à l’espoir de ce prix,
- la Femme promise,
- qui, douce et suave,
- chez nous, pauvres, vive : —
- et tu romps notre marché ?
- Laisse un sot verbiage :
- ce bien, l’on n’en a cure :
- Freia seule
- n’est guère !
- mais c’est tout
- qu’aux Dieux bien vite on l’arrache.
- Freia garde
- dans son jardin des pommes d’or ;
- elle seule
- fait mûrir leur richesse :
- ce fruit doré
- donne à ses frères
- à tout jamais
- fraîche jeunesse ;
- mais leur force
- tombe et s’efface,
- vieux et faibles,
- tous succombent,
- si leur Freia leur manque :
- c’est pourquoi il la faut enlever !
(à part).
- Loge tarde trop !
- Vite ! prends un parti !
- Cherche un autre prix !
- Nul autre ! Freia seulement !
- Hé toi ! suis nos pas !
(Ils s’avancent vers Freia.)
(fuyant).
- Aide, contre leur rage !
(enlaçant Freia de ses bras).
- A moi, Freia ! —
- Laisse-la, monstre !
- Froh la protège !
(se plaçant en face des deux Géants).
- Fasolt et Fafner,
- n’ai-je essayé
- mon marteau déjà sur vous ?
- Que veut ce ton ?
- Que viens-tu faire ?
- Point de lutte avec vous, —
- c’est notre prix qu’il nous faut.
(brandissant son marteau).
- Souvent mon bras
- paya les Géants ;
- venez ! le prix échu
- pèse le poids largement !
(étendant sa lance entre les adversaires).
- Paix, farouche !
- Rien par violence !
- Ma Lance garde
- les pactes saints :
- laisse ton lourd marteau.
- Las ! Las !
- Wotan me livre !
- C’est donc ton dessein,
- Wotan. homme cruel ?
(qui se détourne et voit venir Loge).
- Loge arrive !
(à Loge.)
- Tel est ton zèle,
- pour dénouer
- ce funeste pacte, ton œuvre ?
(qui est venu par le fond, montant de la vallée).
- Quoi ? de quel pacte
- suis-je la cause ?
- Sans doute celui
- qu’ont fait ces gens avec toi ? —
- Aux cimes, aux gouffres
- j’erre par goût ;
- nul abri
- ne peut me plaire :
- Donner et Froh,
- ils rêvent d’un sûr logis ;
- prennent-ils femme,
- un burg doit les ravir :
- un fier château,
- un burg altier,
- fut de Wotan le vœu. —
- Tours et toit,
- salle et seuil,
- le burg radieux
- se dresse fort et fier ;
- moi-même en ai
- tâté les murs,
- j’en ai scruté
- tous les détails ;
- Fasolt et Fafner
- ont tout prévu :
- aucun bloc n’a bougé.
- Je fus actif
- plus que tel ici :
- Wotan.
il ment, celui qui m’accuse !
- Souples,
- tes feintes m’esquivent :
- mais de traîtrise
- garde-toi bien cette fois !
- De tous les Dieux,
- moi, ton seul ami,
- je t’accueillis
- dans leur groupe où tous t’exécraient. —
- Donc parle, et parle bien !
- Quand les Géants ont voulu
- pour prix Freia la belle,
- tu sais qu’au pacte
- j’ai consenti
- sur ton serment de trouver
- le rachat d’un trésor si cher !
- De mettre un zèle
- sans faiblesse
- à sa recherche,
- tel — fut mon serment :
- mais que je trouve
- ce qui n’est pas,
- que nul n’a vu,
- pouvais-je bien le promettre ?
(à Wotan).
- Vois le traître
- sur qui tu comptais !
- C’est toi le Feu,
- mais le Faux plus encore !
- Maudite Flamme,
- Loge.
j’éteins ton feu !
- Pour cacher sa honte
- sot qui m’accuse !
(Donner et Froh veulent s’élancer sur Loge.)
(les arrêtant).
- En paix laissez cet ami !
- Son art vous est caché :
- plus utile
- est son juste avis,
- lorsqu’il tarde à parler.
- Rien qui tarde !
- prompt paiement !
- Longue est notre attente !
(à Loge).
- Or ça ! viens, têtu !
- fais tes preuves !
- Où traînes-tu si longtemps ?
- Tels ingrats, Loge
- en fait toujours !
- Pour toi seul en peine,
- j’ai recherché,
- d’un vol de tempête
- explorant l’univers,
- un prix valable pour Freia,
- tel qu’aux Géants il pût plaire.
- En vain je cherche,
- et vois à présent,
- que le monde entier
- n’a nul trésor
- dont le gain remplace pour l’homme
- la Femme, charme sans prix !
(Tous les assistants, captivés, laissent voir leur surprise.)
- Partout où sont des êtres,
- [1] dans l’eau, la terre et l’air,
- Loge cherche
- Loge demande,
- partout où des forces,
- des germes s’agitent,
- ce qui pour l’homme
- peut valoir
- la Femme, charme sans prix ?
- Mais partout où sont des êtres,
- le rire seul
- répondit à ma voix :
- [2] dans l’eau, la terre et l’air,
- nul n’a voulu
- laisser l’Amour ! —
- Un seul existe
- dont l’âme a banni l’Amour :
- le feu de l’Or
- lui fit renier la Femme.
- Du Rhin les claires Filles
- m’ont gémi leur douleur :
- le Nibelung,
- Noir-Alberich,
- les poursuivait
- en d’inutiles désirs ;
- [3] du Rheingold
- le Nain s’est saisi par vengeance :
- cet Or devient
- son bien le plus cher,
- plus que la Femme et l’Amour.
- Pour leur rouge hochet,
- au gouffre enlevé,
- les Filles m’ont dit leurs plaintes :
- vers toi, Wotan,
- va leur espoir
- que ta force dompte le traître,
- que l’Or au fleuve
- enfin revienne,
- et reste à jamais leur richesse. —
- De t’instruire
- je fis la promesse :
- voilà ma tâche remplie.
- Folle tâche,
- si ce n’est fourbe !
- Moi-même en butte aux périls,
- pourrais-je à d’autres aider ?
(qui a écouté avec attention, s’adresse à Fafner).
- J’ai crainte de l’Or du Niblung ;
- toujours habile à nous nuire,
- toujours pourtant le Nain
- subtil esquive nos coups.
- Neuves ruses
- s’offrent au Niblung,
- grâce à l’Or puissant. —
- Hé là, Loge,
- dis sans mentir :
- quel bien si grand vient de l’Or,
- pour qu’au Niblung il suffise ?
- Les Filles
- dans les flots du fleuve,
- font leur hochet de ses feux :
- Mais lui, si quelqu’un
- en Cercle le forge,
- donne un pouvoir suprême,
- et livre à l’homme le monde.
- De cet Or du Rhin
- parlent des runes :
- [4] toute emprise
- dort en son rouge éclat ;
- force et biens
- procèdent sans fin d’un Cercle.
- L’Or peut-il
- aussi, du vif
- éclat de ses feux,
- des femmes parer la beauté ?
- Qui veut garder
- le cœur de l’époux,
- porte toujours
- les clairs bijoux,
- qu’ont fait des Nains qui forgent,
- prompts serviteurs de l’Anneau.
(à Wotan).
- Bien sûr mon époux
- voudra prendre l’Or ?
- Du Cercle être maître,
- sage semble un tel acte. —
- Pourtant, Loge,
- quel en est l’art ?
- d’où puis-je avoir ce joyau ?
- Un charme dompte
- l’Or et fait l’Anneau ;
- tous l’ignorent ;
- un seul le sait pourtant,
- qui tout Amour renie.
(Wotan se détourne avec un découragement irrité.)
- Ce point t’inquiète ;
- trop tard du reste !
- Alberich seul sut oser ;
- sans peur le Gnome
- a conquis le charme :
- Donner.
il tient en main cet Anneau !
- Ruine et honte
- vont nous frapper,
- si cet Anneau lui demeure.
- L’Anneau soit ma chose !
- Sans maudire
- les joies d’Amour on l’aura.
- Nul art,
- nul effort, c’est un jeu d’enfants !
- Mais quel moyen ?
- Le vol !
- Un voleur l’a,
- prends-le au voleur :
- fut-il jamais gain plus aisé ?
- Mais subtil est l’art
- sombre d’Alberich ;
- ruse et soins
- sont nécessaires,
- pour contraindre le larron,
- et pour rendre aux Filles
- les feux de l’Or,
- cet Or pur qu’elles pleurent :
- car tels t’implorent leurs vœux.
- Les Filles du fleuve ?
- Que sert ton conseil !
- De ces Filles des flots
- tout me détourne :
- plus d’un dans l’onde
- — deuil pour moi —
- Wotan demeure immobile et muet, luttant avec lui-même ; les autres Dieux, silencieux et attentifs, tiennent leurs regards fixés sur lui. — Pendant ce temps Fafner, à l’écart, s’est concerté avec Fasolt. séduit par leur grâce a péri.
- Crois-moi, plus que Freia
- l’Or brillant nous est bon :
- jeunesse et joie sont fidèles
- à qui tient cet Or qui les dompte.
(Ils s’avancent de nouveau vers les Dieux.)
- Vois, Wotan,
- quelle offre on te fait :
- Freia peut rester vôtre ;
- j’ai trouvé
- prix plus facile :
- à nous, grossiers, suffiront
- [5] du Niblung les rouges Ors.
- Etes-vous fous ?
- un bien qui me manque,
- votre impudence l’exige ?
- Plus lourd fut
- [6] notre labeur :
- sans peine
- tu peux par la ruse
- (qui jamais à nous n’a réussi)
- du Niblung dompter l’effort
- Pour vous, vais-je
- me mettre en peine ?
- pour vous, prendre le Nain ?
- Sans pudeur
- et plus que cupides
- mon accueil vous a faits !
(saisissant brusquement Freia et l’entraînant à l’écart avec Fapnkr).
- Viens ça, femme !
- Demeure à nous !
- En gage tu nous suis
- jusqu’à pleine rançon.
(Freia jette ou grand cri : tous les Dieux sont au comble de la consternation).
- Las ! Las ! Las !
- Loin de vous
- nous l’emmenons !
- Ce gage, songes-y,
- jusqu’au soir nous demeure :
- nous viendrons encore ;
- mais, dès ce soir,
- si tu n’as notre salaire,
- [7] le Rheingold rouge et beau… —
- Alors plus d’attente,
- Freia, conquise,
- pour toujours chez nous nous suivra !
- Sœur ! Frères !
- Aide ! Aide !
(Elle est enlevée par les Géants qui s’éloignent rapidement ; les Dieux atterrés écoutent son appel de détresse se perdre dans le lointain.)
- Tous, sur leurs traces !
- Sus ! que tout croule !
(Ils consultent Wotan du regard.)
(qui suit des yeux les Géants).
- Par buissons et rocs ils vont
- droit vers le val ;
- dans le gué du Rhin leurs pas
- larges pataugent :
- sans plaisir
- pend Freia
- tremblante sur leurs épaules ! —
- Heia ! hei !
- les brutes titubent là-bas !
- Par le val roule leur course :
- certe, à Riesenheim seul
- tous deux feront halte !
(Il se tourne vers les Dieux.)
- Quel soin rend Wotan si sombre ?
- Les Dieux sublimes vont bien ?
Une brume blême, de plus en plus dense, emplit la scène ; par là, les Dieux prennent un aspect de plus en plus livide et vieilli ; ils demeurent tous immobiles, dans l’attente et l’angoisse, les yeux fixés sur Wotan, qui, lui, tient ses regards dirigés vers la terre.
- Est-ce un nuage ?
- ai-je rêvé ?
- Vos traits pâlis
- se fanent déjà !
- De vos fronts l’éclat s’enfuit ;
- l’éclair de vos yeux s’est voilé ! —
- Ça, mon Froh,
- c’est le matin ! —
- De ta main, Donner,
- s’échappe ta masse ! —
- Quel mal prend Fricka ?
- est-elle en peine
- de Wotan sombre et courbé,
- qui semble presque un vieillard ?
- Las ! Las !
- Qu’est tout ceci ?
- Mon bras fléchit.
- Le cœur me faut.
- J’y songe : sachez votre mal !
- Du fruit de Freia,
- nul ce matin n’a goûté :
- les pommes saintes
- qui viennent d’elle,
- vous donnent jeunesse et vigueur,
- chaque jour en vos repas.
- Du bois sacré la reine
- est prisonnière ;
- sur les branches meurt,
- flétri, le fruit,
- qui va, vil, en tomber. —
- Mon mal est moindre ;
- pour moi l’avare
- Freia toujours
- fut peu prodigue du fruit :
- car moins divin
- je suis, Dieux sublimes, que vous !
- Pour vous, votre force entière
- était dans ce fruit :
- cela, les Géants l’ont su ;
- c’est votre vie
- qu’ils ont attaquée :
- songez donc à sa garde !
- Sans ces pommes,
- vieux et lourds,
- gris et tristes,
- race raillée par tout être,
- mourront les nobles Dieux.
- Wotan, époux !
- ô malheureux !
- Vois, ton délire
- en riant
- nous conduit de maux en maux !
(se redressant, dans un sursaut de soudaine résolution).
- Viens, Loge !
- partons tous deux !
- à Nibelheim je vais descendre :
- Loge.
je veux y prendre cet Or.
- Du Rhin les Filles
- pleurent vers toi :
- [8] veux-tu faire droit à leurs plaintes ?
(avec violence).
- Cesse, drôle !
- Freia, la douce,
- Freia doit être libre.
- Comme tu veux,
- moi je te guide :
- droit au gouffre
- descendrons-nous par le Rhin ?
- Non par le Rhin !
- La Faille-du-Soufre
- y conduit aussi :
- par là descends avec moi !
Il passe le premier et disparaît dans une fissure qui s’ouvre sur le côté ; de cette ouverture des flots de vapeur sulfureuse s’échappent aussitôt.
- Restez jusqu’à
- ce soir ici :
- la Joie perdue
- je veux vous la rendre par l’Or
Il suit Loge et descend à son tour dans la crevasse : la vapeur de soufre qui s’en échappe se répand sur toute la scène qu’elle emplit rapidement d’épais nuages. Les autres personnages sont déjà invisibles.
- Bon retour, Wotan
- Courage ! Espoir !
- Rejoins bientôt
- l’épouse angoissée !
- ↑ Var. : aux flots, sur terre, aux cieux,
- ↑ Var. : aux flots, sur terre, aux cieux,
- ↑ Var. : de l’Or rouge
- ↑ Var. : tout empire
- ↑ Var. : à nous, grossiers, suffira
du Nibelung l’Or brillant - ↑ Var. : Ton burg fut
lourd à bâtir : - ↑ Var. : du Rhin l’Or rouge et beau… —
- ↑ Var. : peut-on leur promettre justice ?