L’Orient (Gautier)/La Perse

La bibliothèque libre.
Fasquelle (2p. 73-90).

LA PERSE

L’autre jour nous errions autour de ce colysée de fer et de verre qu’on nomme l’Exposition universelle, cherchant quelque sujet d’article. La chaleur était intense, et le soleil, comme s’il voulait rattraper le temps perdu, versait des rayons de flamme sur le jardin et sur le parc. La mosquée, l’okkel, le palais du Bardo, le temple égyptien auraient pu se croire chez eux et se détachaient d’un ciel véritablement oriental. Si les catacombes eussent été ouvertes, nous y aurions cherché un refuge et nous y aurions étudié les antiquités chrétiennes ; mais la porte du souterrain était fermée. Force nous fut d’aller en quête d’un peu d’ombre sous la verandah circulaire du bâtiment ; mais les consommateurs de bocks et de boissons exotiques ne laissaient aucune place aux simples promeneurs, nous entrâmes donc dans une rue de l’immense édifice, et nous y éprouvâmes au bout de quelques pas une sensation de fraîcheur tranquille et de demi-jour transparent qui reporta notre pensée, par une analogie d’impression, aux temps heureux où nous visitions Smyrne, la ville des roses.

Un matin nous avions fait une promenade aux bords du Mélès, dont les eaux baignèrent jadis les pieds d’Homère enfant, qui en garda l’épithète de Mélèsigène. Un pont d’une seule arche l’enjambait, sur lequel passaient en ce moment des chameaux découpant leur silhouette bizarre. Au bas du pont, devant un corps de garde blanchi à la chaux, des Zeibecks, qu’on aurait pu croire peints par Decamps, fumaient ou dormaient. Sur l’autre rive, un délicieux cimetière turc, planté d’énormes cyprès d’où s’échappaient des bouffées de colombes, faisait briller ses tombes blanches égayées d’or et de couleurs vives. Pendant que nous regardions ce spectacle, oubliant les heures, midi était venu, et le retour à la ville fut brûlant. Avec quel plaisir entrâmes-nous dans le bazar aux rues étroites, aux passages couverts de planches dont les interstices laissent filtrer quelques rares paillettes de lumière, aux couloirs bordés de petites boutiques, où sous une ombre diaphane scintillent les richesses de l’Orient !

Pour confirmer notre illusion, ce quartier de l’Exposition ressemble, à s’y méprendre, au bezestein de Constantinople. Rien n’y rappelle ce que nous désignons, nous autres Occidentaux pleins d’amour-propre, sous le nom de progrès. Des arcades de style arabe ou turc élégamment découpées, zébrées de couleurs et de dorures, historiées d’inscriptions, forment des magasins qu’on prendrait pour des palais des Mille et une Nuits. On s’y tromperait d’autant plus facilement qu’ils sont peuplés par des mannequins d’hommes et de femmes revêtus des costumes orientaux les plus riches et les plus pittoresques, opiniâtrement immobiles comme ces habitants des villes maudites pétrifiés au coup de baguette de quelque magicien. Voilà la Roumanie, la Turquie, la Chine, le Japon, Siam, avec leurs produits étranges et chimériques qui semblent fabriqués dans la lune, et voici la Perse sous ces deux arcades peintes en vert pâle, occupant deux boutiques dont la corniche est ornée de petits miroirs triangulaires comme le soffite d’un palais d’Ispahan ou de Téhéran.

L’Exposition de la Perse n’est pas bien considérable, mais elle est exquise, et les objets peu nombreux qui la composent ont une grande valeur pour la pureté du goût et la perfection du travail. Les Persans sont les Italiens de l’Asie ; leur langue est riche, harmonieuse et douce ; ils ont le sentiment et le goût naturel de l’art. Moins rigoureux que les autres mahométans, ils ne proscrivent pas la représentation des êtres animés, quoique l’ornement les ait plus occupés que la figure. Sous ce rapport leur invention est inépuisable.

Un immense tapis, capable de recouvrir le plancher de la plus vaste salle, est suspendu comme une tenture le long du corridor qui mène à la Perse. Il est impossible de rien imaginer de plus beau comme goût, comme dessin et comme harmonie de couleurs. Dans ce genre, il faut l’avouer, les Orientaux sont nos maîtres ; chez eux, jamais de crudité, de discordance, d’effet criard. Ils savent rapprocher les tons en apparence les plus insociables et produire la fraîcheur d’aspect avec des nuances éteintes et comme passées : ils risquent des voisinages de rouges différents, font courir le vert sur le bleu, mêlent le jaune pâle à l’orange, sans qu’il en résulte une fausse note, et préparent si habilement les rencontres que le choc des teintes est insensible. Dans ce magnifique tapis, tout ce que peut fournir la gamme de la palette tinctoriale est employé, mais avec une telle discrétion, une harmonie si sobre, un arrangement si heureux que la couleur générale reste d’une richesse sévère et charme les yeux sans les éblouir. Quel plaisir ce serait, laissant à la porte, dans la niche de marbre, ses babouches de maroquin jaune, de marcher sur ce tissu épais comme un gazon, moelleux comme un velours, et diapré comme un cachemire !

Il y a dans l’intérieur du salon persan — nous ne trouvons pas de mot plus juste pour désigner cet élégant réduit — des tapis de moindre dimension, de ceux qui servent à la prière ou au repos lorsqu’on s’arrête en voyage. Ils sont larges et longs à peu près comme une descente de lit. Quel curieux enlacement de fleurs, d’arabesques, de chimères ! quels délicieux mariages de tons dans ces bouquets tissés ! Nous nous souvenons d’avoir vu bien souvent aux eaux douces d’Asie ou d’Europe des Persans assis sur des tapis pareils à ceux-là. Ils restaient là impassibles des heures entières, le coude appuyé sur une espèce de fourchette en acier terminée par un demi-cercle où s’emboîtait le bras, avec leurs hauts bonnets fourrés d’astrakan, leurs yeux agrandis par le k’hol, leurs barbes teintes en noir bleu et leurs robes rayées de légers fils d’or. Leurs tapis nous ont fait plus d’une fois commettre le péché d’envie, et ceux qui verront à l’Exposition universelle le compartiment réservé à la Perse nous comprendront sans peine. Quelle fête pour un peintre que d’avoir dans son atelier cet écrin de tons précieux !

Nous aimons aussi beaucoup ces tapis de feutre à contexture double, qui portent sur chaque face un dessin spécial ; en les fendant et les dédoublant, on peut en tirer deux portières d’appartement d’aspect varié. Le fond est chamois clair. D’un côté s’enlacent des arabesques de couleurs douces du plus joli goût d’ornement, de l’autre s’épanouissent des fleurs et des feuillages d’une teinte plus tranchée. Ce qui distingue ces tapis de feutre, c’est que les dessins qui les décorent ne sont point imprimés, mais foulés et entrés dans la masse, comme des espèces de nielles de couleur, invention délicate et charmante.

On ne se lasse pas d’admirer les étoffes pour divans, carreaux et coussins. Ce sont de merveilleuses applications et broderies de soie sur drap rouge d’une inépuisable fantaisie et d’un éclat qui ne nuit en rien à la douceur harmonieuse des tons ; il semble qu’il ait fallu la dextérité patiente d’une princesse enfermée dans une tour d’ivoire et mise à la tâche par une péri jalouse pour venir à bout de ces fleurs, de ces découpures, de ces rinceaux, de ces entrelacs qui reviennent sans cesse sur eux-mêmes et ne s’embrouillent jamais. Ces draps brodés sont une industrie circassienne, et les sultanes dans le harem s’étendent nonchalamment sur ces chefs-d’œuvre, travail de quelque tribu errante.

Ce bocal à demi rempli de morceaux d’une résine noirâtre renferme tous les rêves, toutes les délices, toutes les splendeurs ; il peut faire éclore, si on l’ouvre, des magnificences féeriques à rendre pauvre le trésor d’Aladin, d’Aboul-Kasem et de Haroun-al-Raschid ; c’est de l’opium de Schiraz. Cet autre vase contient des pistaches de Bagdad ; cet autre de l’essence de rose de Ginnistan, ou quelqu’une de ces drogues aromatiques qu’entasse Salomon dans le Sir Hazirim et dont l’Orient a conservé le goût passionné.

La seconde salle contient des richesses et des curiosités exquises. De larges portières pendent aux arcades, ce sont des rideaux de Perse ; — quoi de plus simple ? n’est-ce pas de Perse que venaient ces toiles imprimées de couleurs éclatantes, grands bouquets, ramages extravagants, dont on fait un si grand usage pour la tenture des boudoirs et des chambres à coucher ? Celles de l’Exposition sont bizarres ; elles ont une bordure de petits soldats d’un dessin naïf comme les bonshommes coloriés qui servent aux armées des petits enfants, et sur le fond de l’étoffe se battent des monstres fantastiques figurant sans doute la lutte des Dervands et des Amschapands, les uns rouges, les autres verts et de la difformité la plus baroque. Cela fait, en somme, une charmante tapisserie du meilleur effet décoratif.

Au milieu du salon, sur une table d’ébène, protégés par une vitrine, s’offrent à l’admiration des coffrets incrustés et niellés avec un goût merveilleux, à côté de plaques destinées à la reliure des ouvrages précieux et d’étuis à renfermer les calams et tout le menu matériel de l’écrivain. La plupart de ces coffrets sont d’un bois qui ressemble au thuya, quelques-uns en ivoire, d’autres en simple papier mâché ; mais la matière première importe peu : ce qui fait le mérite de l’objet, c’est le travail, d’une délicatesse vraiment inconcevable. L’ouvrier, après avoir tracé son dessin, bat un dinar qu’il aplatit en feuille mince et y découpe avec ses frêles outils les imperceptibles ornements dont il enjolive son œuvre. Il en agit de même pour les filigranes, les losanges, les disques d’argent ou de nacre qu’il enfonce dans le champ de la boîte ou la plaquette, et d’un pinceau aussi fin que les cils d’une houri il ajoute les couleurs. Jamais peuple ne poussa plus loin que les Persans l’art de l’ornementation. Leurs reliures, leurs manuscrits, sont des prodiges de calligraphie illustrée.

Il y a sur les marges de Firdouci, de Hafiz, de Ferideddin-Attar, de Saadi, leurs poëtes de prédilection, des motifs pour décorer vingt Alhambras. Leurs armes sont des joyaux et donnent l’envie d’être tué par de si charmants engins de destruction. Dans l’acier veiné et d’un gris mat courent de fines arabesques et s’inscrivent en caractères mêlés de fleurs les surates du Koran ou les vers célèbres des poëtes nationaux. C’est avec ces sabres si légers à la main que le sultan Saladin fendait au vol un oreiller de plume, pour répondre à la prouesse de Richard Cœur-de-Lion, qui avait coupé une enclume en deux de sa lourde épée féodale. Les armes de l’exposition persane renouvelleraient aisément ces exploits et, maniés par une main adroite, moissonneraient comme des roseaux les canons de fusil.

Regardez ces délicates broderies aux dessins aussi frêles que ceux de la malines et de la valenciennes, qui donnent une si grande valeur à ces mouchoirs, à ces essuie-mains, à ces chemisettes qui semblent avoir fait partie du trousseau d’une fée. Quel adorable effet produisent ces broderies blanches sur fond blanc ! Les femmes, meilleures connaisseuses que les hommes en ces menus travaux de goût et de patience, s’arrêtent longtemps à cette vitrine et y restent comme en extase.

Nous noterons pour mémoire quelques bonnets de feutre pareils à ceux dont se coiffent les derviches tourneurs, quelques gracieuses poteries ornées de lettres blanches sur fond d’émail vert, et deux ou trois narguilhés en acier du Khoraçan du goût le plus pur.

Pour garder toutes ces richesses, veille fidèlement à la porte un guerrier revêtu de son armure complète. Un casque à pointe protège sa tête, dont la nuque est garantie par une coiffe de mailles tombant sur les épaules. Le corps s’enveloppe d’une chemise faite de fins anneaux d’acier que renforcent des plaques de métal niellées d’or ; un brassard de fer montant jusqu’au coude défend le bras. Des grègues d’acier semblables à des cnémides garnissent les jambes. Sur le bouclier, du plus élégant travail, s’arrondissent des demi-boules de filigranes. L’armure de Rustem lorsqu’il s’élança dans la bataille, monté sur son cheval qui poussait des cris comme un éléphant furieux, ne devait pas différer beaucoup de celle-là, et les Perses battus par Alexandre en portaient sans doute de semblables.

Comme nous examinions les inscriptions qui historient le casque, les plaques pectorales et le bouclier de cette armure, un Persan s’approcha et nous les traduisit. C’étaient des vers du Schah-Nahmeh, de Firdouci. — N’est-ce pas une idée charmante que de décorer l’armure du guerrier avec les vers du poëte ?

Quand on débouche du pont d’Iéna et qu’on entre à l’Exposition universelle par cette espèce d’avenue triomphale bordée de mâts vénitiens, le regard hésite, tant il est sollicité de toutes parts, et ne sait sur quoi se poser. Au fond, comme le mur extérieur d’un cirque, la haute paroi du bâtiment circulaire où sont réunies les merveilles de l’art, de la science et de l’industrie, dérobe son fuyant contour : nous y pénétrerons plus tard. Çà et là s’élèvent une foule de constructions bizarres : cette ville étrange, composée d’échantillons de toutes les architectures semées autour de l’edifice central, attire invinciblement l’attention. La parcourir, c’est presque faire le tour du monde en quelques pas. Non contents d’avoir exposé leurs produits, les peuples ont encore apporté leur couleur locale, qui va bientôt disparaître sous la teinte uniforme de la civilisation. Ils semblent avoir senti, à ce grand jubilé international, à cette immense foire de l’univers, le besoin de constater une dernière fois leur physionomie caractéristique, leur originalité de climat, de race et de goût. Avec un soin jaloux, ils ont tâché de bien faire ressortir ce qui les distinguait les uns des autres. Si tous tendent vers une perfection commune et qu’on pourrait appeler humaine, chacun cherche à garder et à marquer son individualité. C’est là ce qui, selon nous, forme la note dominante de l’Exposition universelle de 1867 et lui donne un cachet tout particulier.

L’on nous pardonnera d’aller tout de suite en Orient et de négliger les machines et les appareils variés que renferment ces élégantes baraques disséminées sur la pelouse du jardin.

Nous voyons là-bas pointer un svelte minaret avec son balcon aérien, où il ne manque que le muezzin pour convoquer les fidèles à la prière. S’il les appelait, ils viendraient, n’en doutez point, car à chaque pas nous rencontrons de brunes figures aux blanches dents, enveloppées de draperies flottantes qui promènent nonchalamment leurs babouches jaunes, des fez et des turbans, des têtes à tempes rasées comme sur le pont de Galata ou la place de l’Esbekieh. C’est la mosquée de Brousse, celle qu’on nomme la mosquée Verte, avec son dôme surmonté du croissant, sa porte à l’arc évidé en cœur, ses fontaines aux grillages outrés comme une guipure d’or et placés aux angles en manière de pavillons, ses fenêtres ajourées de découpures, son mirah qui indique aux croyants la direction de la Mekke, son miraber où l’iman lit les versets du Koran, ses légendes en caractères cufiques entremêlés de ces délicieuses arabesques qui sont l’art de l’Orient, auquel la représentation de la nature vivante est interdite comme une idolâtrie.

Il est bien entendu que la mosquée du Champ-de-Mars n’a pas la dimension de la mosquée de Brousse ; mais, comme l’échelle de réduction est suivie exactement pour les moindres détails, l’impression est la même. Seulement l’ornementation déjà si délicate, réduite ainsi, paraît plus fine et plus mignonne encore.

Non loin de là s’élève un kiosque, un kanak ou pavillon d’été, comme on en voit sur les rives du Bosphore, cette mer qui ressemble à un fleuve et dont les eaux bleues et rapides emportent dans leur course le reflet de tant de résidences charmantes où le kief oriental, assis sur de larges coussins, à travers les blondes spirales de la fumée de son chibouck peut regarder à la fois l’Asie et l’Europe, séparées par un simple ruban de moire liquide. Le style choisi est l’ancien style turc avec ses toits à forte projection, ses arcs légers, ses frêles colonnettes, ses galeries à jour et ses cabinets treillissés.

Une mosquée, un kiosque, un bain, c’est la Turquie tout entière. Le bain arrondit non loin du kiosque sa coupole étoilée de disques en verre semblables à de gros diamants cabochons qui donnent du jour et empêchent la vapeur de s’échapper. Au milieu de la salle une fontaine lance son mince filet d’eau, qu’elle reçoit dans une vasque de marbre. Les entre-colonnements forment des espèces de cabinets revêtus de fines nattes, sur lesquelles le baigneur se repose. Une autre salle, chauffée à outrance et dont les niches versent par d’élégants robinets l’eau tiède ou froide, sert de théâtre aux exercices des masseurs. Ce bain ressemble à celui de la place de Top’hané à Constantinople, où nous avons passé tant d’heures délicieuses entre un chibouck et une tasse de café.