L’Orient (Gautier)/Poésie persane. — Les quatrains de Keyam

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Fasquelle (2p. 57-72).

POÉSIE PERSANE

LES QUATRAINS DE KÈYAM[1].

« Avez-Yous lu Baruch ? » demandait la Fontaine à tous ceux qu’il rencontrait, après une lecture de ce prophète qui avait vivement frappé son imagination. « Avez-vous lu les quatrains de Kèyam ? » serions-nous tenté de dire, tant ce livre nous préoccupe depuis que nous en avons feuilleté les magnifiques pages, sorties des presses de l’Imprimerie impériale. Et d’abord qu’est-ce que Kèyam ? Il est moins connu en Occident que le biblique Baruch, et nous l’ignorions complètement il y a un mois à peine. Pour ne pas vous faire languir, Kèyam est un poëte persan. En fait de poëtes persans, on sait les noms de Firdousi, de Saâdi, de Hafiz, que nous écrivons à l’européenne ; mais Kèyam n’a pas eu cette bonne fortune ; il est très-difficile à traduire, et M. J.-B. Nicolas, malgré sa science profonde des langues orientales, avoue avec une louable modestie qu’il aurait regardé cette tâche comme au-dessus de ses forces sans la gracieuse coopération et les précieux avis de Hassan-Ali-Kan, ministre plénipotentiaire de Perse près la cour des Tuileries. Pour la révision du style et la correction des épreuves, il s’est encore adjoint madame Blanchecotte, et l’ouvrage est maintenant aussi parfait que possible.

Le véritable nom de Kèyam était Omar : il avait pris par humilité ce surnom, qui signifie en persan « faiseur de tentes », lorsqu’il aurait pu, comme ses confrères, s’appeler le Céleste, le Bienheureux, le Lumineux, le Conservateur. Il naquit près de Néchapour, dans le Khoraçan, et vint compléter ses études, vers l’an 1042 de l’ère chrétienne, au célèbre mèdrèsseh de cette ville, qui avait la réputation de former de bons élèves. Kèyam s’y lia particulièrement avec Abdul-Kassem et Hassan-Sebbah, dont les caractères paraissaient ne pas s’accorder avec le sien ; mais les contrastes rapprochent et forment les solides amitiés. Un jour il leur demanda s’ils trouveraient puéril de conclure une sorte de pacte en vertu duquel celui des trois amis qui le premier arriverait à la fortune viendrait en aide aux deux autres. Son projet fut adopté avec enthousiasme, et les trois jeunes gens, piqués d’une généreuse émulation, redoublèrent d’ardeur dans leurs travaux et se mirent rapidement en état d’atteindre aux positions les plus élevées.

Kèyam, rêveur et mystique de nature, s’adonnait à la contemplation et inclinait vers la doctrine des soufis ; mais, en même temps que la poésie, il étudiait l’astronomie et l’algèbre, où il fit de rapides progrès. Doué d’un sens plus pratique, Abdul-Kassem apprenait l’histoire, les rouages de l’administration et les secrets de la politique ; il avait l’ambition de devenir un grand homme d’État. Hassan-Sebbah visait aussi au même but, mais avec un esprit moins noble et moins élevé. Quand les trois amis sortirent du mèdrèsseh, ils restèrent quelque temps obscurs, et le premier qui émergea de l’ombre fut Abdul-Kassem. Il se fit connaître avantageusement à la cour d’Alp-Arslan, deuxième roi de la dynastie des Seldjoukides, par divers écrits sur l’administration, et ne tarda pas à devenir le secrétaire particulier de ce monarque, puis sous-secrétaire d’État et enfin sedr-azem (premier ministre). Il déploya des talents si supérieurs qu’il reçut le titre de Nezam-el-Moulk (régulateur de l’empire). En effet, jamais la Perse ne fut plus prospère.

Vers cette époque, les deux amis dont la fortune n’était pas faite vinrent trouver leur ancien compagnon et lui rappelèrent le pacte conclu au mèdrèsseh. Abdul-Kassem leur demanda ce qu’ils désiraient. « Accorde-moi, dit Kèyam, les revenus du village qui m’a vu naître. Je n’ai pas d’ambition, et mon bonheur serait de cultiver en paix la poésie et de méditer sur la nature des choses divines. »

Hassan-Sebbah sollicita une place à la cour. Les vœux du poëte et de l’ambitieux furent remplis. Mais bientôt Hassan montra son ingratitude en tâchant de supplanter son bienfaiteur ; ses menées furent déjouées, et, le cœur plein de rage et de haine, il se réfugia dans les montagnes, où tout ce qu’il y avait de natures perverses, audacieuses et mécontentes le rejoignit. Il se créa ainsi une bande redoutable, dont les excès et les brigandages semèrent partout l’épouvante. Hassan avait su provoquer chez ses affiliés des dévouements fanatiques ; ils exécutaient ses ordres avec une passivité d’obéissance extraordinaire, quels qu’ils fussent. On croit que c’est à Hassan qu’il faut rattacher étymologiquement l’ordre des assassins et le mot qui signifie meurtrier dans la pire acception du mot. Les âmes basses éprouvent le besoin de se venger des bienfaits, et un jour Abdul-Kassem, que son maître Alp-Arslan avait légué à son fils Malek-Schah, qui ne sut pas apprécier un pareil trésor et lui retira le turban et l’encrier signes du pouvoir, fut trouvé poignardé sous sa tente par un des sectaires d’Hassan-Sebbah.

Quant à Kèyam, étranger à ces alternatives de guerres, d’intrigues et de révoltes, il vivait tranquille dans son village natal, se livrant avec passion à l’étude de la philosophie des Soufis, les libres penseurs de l’Orient. Entouré d’amis et de disciples, Kèyam cherchait dans le vin cette ivresse extatique qui sépare des choses de la terre et enlève l’âme au sentiment de la réalité. Il se procurait ainsi ce vertige qu’amènent les derviches tourneurs par leurs valses pivotantes où, les bras étendus, la tête renversée, ils semblent s’endormir au milieu de leur fustanelle évasée en cloche ; les derviches hurleurs, par leurs cris forcenés, leurs bonds épileptiques et les coups de couteau dont ils se lardent ; les Hindous, par les effroyables tortures de leurs pénitences ; les mangeurs de hachich et d’opium, par l’ingestion de leurs drogues hallucinantes. Certes, de toutes les manières d’anéantir le corps pour exalter l’esprit, le vin est encore la plus douce, la plus naturelle et, pour ainsi dire, la plus raisonnable. Assis sur la terrasse de sa maison pendant une de ces belles nuits d’été qu’argente la lune et que choisit le rossignol pour conter ses amours à la rose, Kèyam, seul avec quelque belle au teint nuancé des fraîches couleurs de la tulipe et relevé par un de ces grains de beauté si chers aux poètes persans, vidait la coupe de l’amour et de l’ivresse, ou bien encore, avec des amis qu’abreuvait un infatigable échanson, improvisait des vers qui se rhythmaient aux chants des musiciens.

D’autres fois il s’en allait dans la campagne, déployait un de ces tapis sur lesquels les Orientaux aiment à s’accroupir au bord d’un ruisseau limpide, à l’ombre des platanes ou des cyprès, et il se laissait aller au kief tout en donnant des baisers aux lèvres de la coupe pleine d’un vin couleur de rubis, préférable à tous les joyaux d’Haroun-al-Raschid. Mais si Kèyam s’abandonne à l’ivresse dans le but de se rapprocher de la Divinité, il a parfois, il faut en convenir, le vin impie : témoin ce quatrain qu’il improvisa un soir qu’un coup de vent éteignit à l’improviste les chandelles allumées et renversa à terre la cruche de vin imprudemment posée au bord de la terrasse. La cruche fut brisée et son contenu se répandit. Le poëte irrité s’écria : « Tu as brisé ma cruche de vin, mon Dieu ! tu as ainsi fermé sur moi la porte de la joie, mon Dieu ! C’est moi qui bois et c’est toi qui commets les désordres de l’ivresse ! Oh ! (puisse ma bouche se remplir de terre !) serais-tu ivre, mon Dieu ? »

Après avoir prononcé ce blasphème, le poëte, s’étant regardé par hasard dans un miroir, se serait aperçu, à ce que raconte la légende, que son visage, par une punition du Ciel, était devenu noir comme du charbon. Vous imaginez peut-être que ce changement de couleur amena le poëte à résipiscence ? Nullement ; il fit un second quatrain encore plus audacieux, car la doctrine des soufis n’admet pas les peines futures, qu’elle trouve indignes de la miséricorde divine, et se raille des menaces que font les mollahs des supplices réservés en enfer aux infidèles qui transgressent la loi. Voici ce quatrain irrévérencieux :

« Quel est l’homme ici-bas qui n’a point commis de péché, dis ? Celui qui n’en aurait point commis aurait-il vécu, dis ? Si, parce que je fais le mal, tu me punis par le mal, où est donc la différence qui existe entre toi et moi, dis ? »

La doctrine des soufis, presque aussi ancienne que l’islamisme, comme le dit M. J.-B. Nicolas dans une note de sa préface, enseigne à atteindre par le mépris absolu des choses d’ici-bas, par une constante contemplation des choses célestes et par l’abnégation de soi-même, à la suprême béatitude, qui consiste à entrer en communication directe avec Dieu. Pour arriver à cette perfection, les soufis doivent passer par quatre degrés différents. Dans le premier de ces degrés, qui s’appelle perdakté-djesmami (direction du corps), le disciple doit mener une conduite exemplaire et se conformer aux pratiques extérieures de la religion révélée. Dans le second, nommé terik (le chemin), l’adepte n’est plus tenu à l’observance des formes du culte dominant, parce qu’ayant acquis par sa dévotion mentale la connaissance de sa nature divine, il quitte le culte pratique et passe de la religion du corps à celle de l’âme. Le troisième degré est désigné sous la dénomination de erf (sagesse) ; le soufi, détaché de la terre, possède la science et communique avec la Divinité. Au quatrième degré, appelé hekiket (vérité), le soufi a opéré sa jonction définitive avec Dieu et jouit, dans la contemplation extatique, de la suprême béatitude.

Selon quelques auteurs orientaux, le mot soufi signifierait sage vêtu de laine, ce qui n’empêche pas M. Nicolas d’avoir vu des soufis revêtus de riches étoffes de soie et de cachemire. Les derviches et les pauvres sont seuls restés fidèles au kerket (manteau de laine) par dénûment plus encore que par dévotion. On les rencontre aussi dans les provinces, et demandant l’aumône au nom de Jésus et de Marie chez les chrétiens, de Mohamed chez les musulmans, de Moïse chez les juifs : car, au fond, toute religion leur est indifférente, et leur doctrine autorisant la restriction mentale, ils peuvent se conformer extérieurement à la foi des autres.

Le soufisme se divise en plusieurs branches dont quelques-unes inclinent vers un panthéisme mystique et spiritualiste, où la matière s’évanouit dans la pensée divine, mais toutes ont au fond la même doctrine secrète : le dédain des choses terrestres, le mépris des formes religieuses regardées comme inutiles, et l’anéantissement en Dieu.

Arrivons, maintenant que le lecteur connaît Kèyam, à l’appréciation de ses quatrains. Rien ne ressemble moins à ce qu’on entend chez nous par poésie orientale, c’est-à-dire un amoncellement de pierreries, de fleurs et de parfums, de comparaisons outrées, emphatiques et bizarres, que les vers du soufi Kèyam. La pensée y domine et y jaillit par brefs éclairs, dans une forme concise, abrupte, elliptique, illuminant d’une lueur subite les obscurités de la doctrine, et déchirant les voiles d’un langage dont chaque mot, suivant les commentateurs, est un symbole. On est étonné de cette liberté absolue d’esprit, que les plus hardis penseurs modernes égalent à peine, à une époque où la crédulité la plus superstitieuse régnait en Europe, aux années les plus noires du moyen âge. Le monologue d’Hamlet est découpé d’avance dans ces quatrains où le poëte se demande ce qu’il y a derrière ce rideau du ciel tiré entre l’homme et le secret des mondes, et où il poursuit le dernier atome d’argile humaine jusque dans la jarre du potier ou la brique du maçon, comme le prince de Danemark essayant de prouver que la glaise qui lute la bonde d’un tonneau de bière peut contenir la poussière d’Alexandre ou de César. Comme il s’écrie avec une mélancolie amère : Marche avec précaution ; la terre que tu foules est faite avec les joues de rose, les seins de neige, les yeux de jais de la beauté ; dépêche-toi de t’aller asseoir près de ces fleurs avant qu’elles soient fanées ; va, car bien souvent elles sont sorties de terre et bien souvent elles y sont rentrées. Hâte-toi de vider ta coupe, car tu n’es pas sûr d’exhaler le souffle que tu aspires, et du limon dont tu es composé on fera tantôt des coupes, tantôt des bols, tantôt des cruches ! quel profond sentiment du néant des hommes et des choses, et comme Horace, avec son carpe diem de bourgeois antique et son épicuréisme goguenard, est loin de cette annihilation mystique qui cherche dans l’ivresse l’oubli de tout et l’anéantissement de la personnalité ! Kèyam ne s’exagère pas son importance, et jamais le peu qu’est l’homme dans l’infini de l’espace et du temps n’a été exprimé d’une façon plus vive. Que vous semble de ce quatrain ? ne dirait-on pas une strophe de Henri Heine dans l’Intermezzo ? « La goutte d’eau s’est mise à pleurer en se plaignant d’être séparée de l’Océan. L’Océan s’est mis à rire en lui disant : C’est nous qui sommes tout ; en vérité, il n’y a pas en dehors de nous d’autre Dieu, et si nous sommes séparés, ce n’est que par un point presque invisible. » C’est là l’arcane du soufisme : la multiplicité dans l’unité, l’unité dans la multiplicité. Dieu est tout, et les êtres s’en détachent quelques minutes par un accident qui est la vie, mais pour y rentrer aussitôt. Dieu est comme la lumière, qui brille sur les objets sans se diminuer et ne s’éteint pas lorsqu’ils disparaissent. Elle les éclaire, mais n’en fait pas partie. Ce retour à la Divinité peut se hâter par l’extase ou l’ivresse qui vous sépare des choses, comme la mort. Arrivé à ce degré, le soufi ne pèche plus, il n’y a plus pour lui ni bien ni mal. L’absolu n’admet pas de relativité, et l’Éternel, lorsqu’il écrivait le monde sur la tablette de la création, n’a rien loué ni blâmé. C’est là, certes, une doctrine dangereuse, et il ne faut pas s’étonner que la secte des soufis ait été en butte à de nombreuses persécutions. Dans les quatrains de Kèyam, le vin, selon les commentateurs, signifie la Divinité, et l’ivrognerie, l’amour divin. Cependant il nous semble difficile d’expliquer d’une manière mystique les vers suivants : « Je veux boire tant et tant de vin que l’odeur puisse en sortir de terre quand j’y serai rentré, et que les buveurs à moitié ivres de la veille qui viendront visiter ma tombe puissent, par l’effet seul de cette odeur, tomber ivres morts. » Cela ressemble à un vœu bachique de maître Adam, exagéré jusqu’à l’ampleur orientale, plutôt qu’à l’invitation d’un sage appelant ses disciples pour recueillir sa doctrine.

En d’autres endroits la pensée de l’inanité de la vie se traduit chez Kèyam avec une grâce étrange et une énergie singulière : « Cette cruche a été comme moi une créature aimante et malheureuse ; elle a soupiré après une mèche de cheveux de quelque jeune beauté. Cette anse que tu vois attachée à son col était un bras amoureux passé au cou d’une belle. » Écoutez encore cet autre quatrain d’un charme si mélancolique et si pénétrant : « Bien que ma personne soit belle, que le parfum qui s’en exhale soit agréable, que le teint de ma figure rivalise avec celui de la tulipe et que ma taille soit élancée comme celle d’un cyprès, il ne m’a pas été démontré cependant pourquoi mon céleste peintre a daigné m’ébaucher sur cette terre. » Dans cet autre quatrain, ce que les philosophes appellent « la tolérance » est exprimé avec une largeur de vue sans pareille. Nathan le Sage, de Lessing, n’aurait pas mieux parlé : « Le temple des idoles et la Kaaba sont des lieux d’adoration ; le carillon des cloches n’est autre chose qu’un hymne chanté à la louange du Tout-Puissant. Le mehrab, l’église, le chapelet, la croix, sont en vérité autant de façons différentes de rendre hommage à la Divinité. » Mais le sentiment qui domine est la fuite rapide du temps et le peu d’heures qui nous sont laissées pour jouir de notre frêle existence : « Le clair de lune a découpé la robe noire de la nuit : bois donc du vin, car on ne trouve pas toujours un moment aussi précieux. Oui, livre-toi à la joie, car ce même clair de lune éclairera bien longtemps encore après nous la surface de la terre. »

Pour finir cet article sur Kèyam, terminons par ce fier quatrain où il semble défier toute critique. « Si je suis ivre de vin vieux ; eh bien ! je le suis. Si je suis infidèle, guèbre ou idolâtre ; en bien ! je le suis. Chaque groupe d’individus s’est formé une idée sur mon compte. Mais qu’importe ? je m’appartiens et suis ce que je suis ! »

Moniteur universel, feuilleton du 8 décembre 1867.

  1. Traduits du persan par M. J.-B. Nicolas, ancien drogman de l’ambassade de France en Perse, consul de France à Rescht.