L’Origine de la Tragédie/20

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L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 182-187).
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20.

Si l’on voulait rechercher, avec l’impartialité d’un juge incorruptible, en quel temps et par quels hommes l’esprit allemand a fait jusqu’ici le plus puissant effort pour apprendre quelque chose des Grecs, et si nous admettions, en toute assurance, que ce mérite dût être uniquement attribué à la noble ardeur intellectuelle de Gœthe, de Schiller et de Winckelmann, il faudrait cependant ajouter que, depuis cette époque et dès après les effets immédiats de ces efforts, la tendance à suivre la même voie pour conquérir la culture intellectuelle et se rapprocher des Grecs a diminué graduellement d’une manière inconcevable. N’aurions-nous pas le droit, pour ne pas désespérer tout à fait de l’esprit allemand, de tirer de là cette conclusion que, en certains points essentiels quelconques, il n’a pas été donné, même à de tels hommes, de pénétrer jusqu’au cœur de la nature hellène, et de consolider, par un lien passionné et durable, l’alliance de la culture allemande et de la culture grecque ? Peut-être une inconsciente constatation de cette impuissance découragea-t-elle les natures les plus sérieuses, et les induisit à douter d’elles-mêmes et à penser qu’après de semblables devanciers il leur était impossible de pousser plus loin dans la direction de cette tendance intellectuelle et d’atteindre jamais le but. Aussi voyons-nous depuis ce moment dégénérer de la façon la plus inquiétante le sentiment de l’importance des Grecs au point de vue de la culture intellectuelle. Dans les milieux les plus divers de l’esprit et de la sottise, on peut entendre l’identique expression d’une commisération dédaigneuse. D’autre part, de beaux parleurs exercent aux facéties de « l’harmonie grecque », de « la beauté grecque », de « la sérénité grecque » les talents d’une rhétorique inefficace. Et c’est justement dans les sphères dont ce pourrait être le privilège que de fouiller sans se lasser le lit du fleuve grec au profit de la culture allemande, dans la caste des professeurs des plus hautes facultés universitaires, que l’on a le mieux appris à en prendre de bonne heure à son aise avec les Grecs ; et cela en allant souvent jusqu’à sacrifier avec scepticisme l’idéal hellénique et engager les études de l’antiquité dans une voie diamétralement opposée à leur but véritable. S’il est quelqu’un, parmi ces gens, qui ne soit pas épuisé complètement par la tâche assidue d’une méticuleuse correction de vieux textes ou d’une micrographie linguistique, peut-être, à côté d’autres antiquités, cherchera-t-il aussi à étudier l’antiquité grecque à un point de vue « historique », mais toujours selon la méthode et les façons pédantes de l’érudition historique contemporaine. Si, en conséquence, l’influence intellectuelle et éducatrice avérée des écoles supérieures n’a jamais été plus faible, plus nulle qu’en ce moment, si le « journaliste », cet esclave du papier quotidien, a pu remporter la victoire sur les maîtres les plus éminents pour tout ce qui regarde la culture de l’esprit, et s’il ne reste plus à ceux-ci d’autre ressource qu’un travestissement déjà souvent constaté, que de s’emparer désormais du ton et des manières du journaliste, et, s’assimilant « l’élégance facile » du métier, de se métamorphoser en un joyeux papillon intellectuel, — avec quelle anxiété et quelle stupeur les esprits modernes façonnés à ce régime ne doivent-ils pas contempler ce phénomène qui ne saurait être à peu près entendu, par analogie, qu’en partant du plus profond du génie hellénique encore incompris : le réveil de l’esprit dionysiaque et la renaissance de la tragédie ? À aucune époque artistique la soi-disant culture intellectuelle et l’art véritable n’ont été aussi étrangers l’un à l’autre, aussi divergents qu’aujourd’hui. Nous comprenons pourquoi une aussi misérable culture hait l’art véritable : elle craint en lui l’instrument de sa ruine. Mais une forme entière de culture, je veux dire cette forme socratique et alexandrine, n’est-elle pas usée, finie, lorsqu’elle aboutit à un résultat aussi grêle et aussi fragile que la culture intellectuelle contemporaine ? Si des héros de l’envergure de Schiller et de Gœthe n’ont pu réussir à enfoncer la porte magique de la montagne enchantée de l’Hellénisme, si leur plus puissant effort n’a su trouver d’autre expression que le regard mélancolique et passionné qu’envoie vers sa patrie, au delà des mers, l’Iphigénie de Gœthe assise sur le rivage barbare de Tauris, quelle espérance resterait aux épigones de tels génies, si, d’un tout autre côté, à une place ignorée jusqu’ici de toute culture, la porte ne s’ouvrait soudain d’elle-même devant eux, — aux harmonies mystiques de la musique tragique retrouvée.

Il faut souhaiter que personne n’essaie d’ébranler notre foi en une renaissance imminente de l’antiquité hellénique, car c’est là notre seul espoir d’une régénération et d’une purification de l’esprit allemand aux effluves enchantés du feu de la musique. Dans la désolation et la torpeur de la culture présente, quel autre indice pourrions-nous relever d’une promesse réconfortante pour l’avenir ? Nous cherchons en vain à découvrir une seule racine ayant poussé des branches vigoureuses, un coin de terre fertile et saine : nous ne voyons partout que sable ou poussière, léthargie ou consomption. Un esprit qui se sent ici isolé, désespérément solitaire, ne se saurait choisir de meilleur symbole que le Chevalier accompagné de la Mort et du Diable, tel que nous l’a dessiné Dürer, le Chevalier couvert de son armure, à l’œil dur, au regard assuré, qui, seul avec son cheval et son chien, poursuit impassiblement son chemin d’épouvante, sans souci de ses horribles compagnons et pourtant sans espoir. Notre Schopenhauer fut ce Chevalier de Dürer : il lui manquait toute espérance, mais il voulait la vérité. Son pareil n’existe pas. —

Mais comme se métamorphose tout à coup ce morne désert de notre culture épuisée, sous le charme de l’enchantement dionysien ! Un ouragan entraîne toutes ces choses mortes, pourries, disloquées, avortées, en un tourbillon de poussière écarlate, et, tel un vautour, les enlève dans les airs. Nos regards éblouis et déconcertés s’évertuent vainement à reconnaître alors ce qui vient de disparaître ; car ce qu’ils aperçoivent semble être sorti du tombeau pour remonter dans l’or de la lumière, superbe de fraîcheur et d’éclat, plein de vie, de passion et de désirs infinis. Au milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d’une extase sublime, la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle des causes génératrices de l’Être, qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur. — Oui, mes amis, croyez avec moi à la vie dionysiaque et à la renaissance de la tragédie. Le temps de l’homme socratique est passé. Le thyrse à la main, couronnez-vous de lierre, et ne soyez pas étonnés si le tigre et la panthère viennent se coucher caressants à vos pieds. Osez maintenant être des hommes tragiques : car vous devez être délivrés. Il vous faut escorter le cortège dionysien de l’Inde à la Grèce ! Armez-vous pour de rudes combats, mais croyez aux miracles de votre dieu !