L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/II

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 57-60).

SECTION II.
La Douleur et le Plaisir.

Il semble donc nécessaire pour émouvoir les passions des personnes avancées en âge que les objets destinés à cet effet, outre qu’ils doivent avoir un certain degré de nouveauté puissent exciter la douleur ou le plaisir par d’autres causes. La douleur et le plaisir sont des idées simples, incapables de définition. Les hommes ne se méprennent pas sur leurs propres sentimens, mais ils se trompent fréquemment dans les noms qu’ils leur donnent, et dans les raisonnemens qu’ils font à leur sujet. Bien des gens pensent que la douleur provient nécessairement de l’éloignement de quelque plaisir et, réciproquement, que le plaisir naît de la cessation ou de la diminution de quelque douleur. Pour moi, je suis porté à croire que la douleur et le plaisir, dans leur manière d’affecter la plus simple et la plus naturelle, sont chacun d’une nature positive, et non, en aucune façon, nécessairement dépendans l’un de l’autre. L’esprit humain est souvent, je dirai même la plupart du tems, dans un état également exempt de douleur et de plaisir, que j’appelle état d’indifférence. Lorsque de cet état je suis transporté dans un état de plaisir actuel, il ne paraît pas nécessaire que je passe par le milieu d’aucune espèce de douleur. Supposez-vous dans cet état d’indifférence, d’aise, ou de tranquilité, n’importe le nom qu’il vous plaira de lui donner ; et imaginez que vous y êtes soudain surpris par la mélodie d’un concert, ou par la présence inattendue d’un objet revêtu de belles formes, et brillant des plus vives couleurs ; ou que le parfum d’une rose vient flatter votre odorat ; ou enfin que votre palais, sans éprouver le besoin de la soif, se trouve abreuvé d’une liqueur exquise : il n’est pas douteux que, par les divers sens de l’ouie, de la vue, de l’odorat et du goût, vous ne receviez un plaisir réel : cependant si je m’informe de l’état de votre âme avant ces sensations, difficilement vous me répondrez qu’elle souffrait quelque douleur ; ou direz-vous que ces divers plaisirs ayant cessé, quelque douleur leur a succédé ? Supposons, d’autre part, qu’un homme, dans le même état d’indifférence, reçoive un coup violent, qu’il boive d’une liqueur amère, ou qu’il ait ses oreilles déchirées par des sons aigres et perçans ; il n’y a ici nul éloignement de plaisir, et cependant chacun des sens affectés éprouve une douleur très-distincte. On dira peut-être que, dans ce cas, la douleur provient de l’éloignement du plaisir dont la personne jouissait, quoique ce plaisir existât dans un si faible degré que son éloignement a pu seul le rendre perceptible. Mais c’est une subtilité qui n’est pas dans la nature. Car si avant la douleur je ne sens aucun plaisir réel, je n’ai aucune raison de juger qu’il existe ; puisque le plaisir n’est plaisir qu’autant qu’il est senti. Il en est de même de la douleur. Je ne pourrai jamais me persuader que le plaisir et la douleur soient de pures relations, qui ne peuvent exister que par un contraste mutuel ; mais je crois discerner clairement qu’il y a des douleurs et des plaisirs positifs qui ne dépendent nullement les uns des autres. Il n’est pas de vérité plus certaine pour moi. Je ne vois rien dans mon es prit de plus distinct que les trois états d’indifférence, de plaisir et de douleur ; et j’aperçois chacun d’eux sans aucune idée de relation quelconque. Caïus est affligé de la colique ; cet homme est actuellement dans la douleur : qu’on applique Caïus à la torture, il subira une douleur beaucoup plus grande : mais cette douleur de la torture naît-elle de l’éloignement de quelque plaisir ? ou la colique est-elle un plaisir ou une douleur selon qu’il nous plaît de l’envisager ?