L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XXI

La bibliothèque libre.
Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 270-274).

SECTION XXI.
De la Douceur et de sa Nature.

Ce n’est pas seulement dans le toucher que les corps unis causent par le relâchement un plaisir positif. Nous trouvons que toutes les choses agréables au goût et à l’odorat, qu’on appelle communément douces, sont composées de parties unies, qu’elles tendent toutes évidemment à relâcher leurs sensorium respectifs. Commençons par considérer le goût. Puisqu’il est très-aisé de découvrir la propriété des liquides, et qu’il n’est rien qui ne paraisse avoir besoin d’un véhicule fluide pour manifester sa saveur, je tournerai mes observations sur les parties liquides de nos alimens plutôt que sur les solides. L’eau et l’huile sont les véhicules de toutes les saveurs. Ce qui détermine le goût, est un sel qui affecte diversement selon sa nature, ou la manière dont il est combiné avec d’autres choses. L’eau et l’huile, simplement considérées, sont capables de donner quelque plaisir au goût. L’eau, quand elle est simple, est insipide, inodore, sans couleur, et unie ; n’étant pas froide, elle résout les spasmes, et donne de la souplesse aux fibres. C’est probablement à son uni qu’elle doit cette propriété ; car, comme la fluidité dépend, selon l’opinion générale, de la rondeur, de l’uni, et de la faible cohésion des parties qui composent un corps, et que l’eau agit purement comme un fluide simple, il s’ensuit que la cause de sa fluidité est aussi la cause de sa qualité relâchante, nommément l’uni et la contexture glissante de ses parties. L’huile est l’autre véhicule fluide des saveurs. Quand elle est simple, elle est pareillement insipide, inodore, sans couleur, et unie au toucher et au goût. Elle est plus unie que l’eau, et en plusieurs cas encore plus relâchante. L’huile est jusqu’à un certain point agréable à la vue, à l’attouchement, et même au goût, toute fade qu’elle est. L’eau n’est pas aussi agréable ; à quoi je ne puis trouver d’autre cause, si ce n’est que l’eau est moins douce et moins unie. Qu’on ajoute à l’un de ces deux liquides une certaine quantité d’un sel spécifique, qui ait la propriété d’exciter un léger mouvement de vibration dans les molécules nerveuses de la langue ; supposons que ce soit du sucre qu’on y met en dissolution : l’uni de l’huile, et la vibration occasionnée par le sel, causeront la sensation que nous appelons douceur. Dans tous les corps doux on trouve constamment le sucre, ou une substance très-peu différente du sucre. Chaque espèce de sel, si on l’examine au microscope, a sa forme distincte, régulière, invariable. Celle du nitre est un parallélograme pointu ; celle du sel marin, un cube exact ; celle du sucre, un globe parfait. Si vous avez éprouvé quelle impression des corps globuleux et polis, tels que ces marbres dont les enfans se servent dans leurs jeux, font sur l’attouchement quand on les roule pêle-mêle dans tous les sens, vous concevrez aisément comment la douceur, qui consiste dans un sel de cette nature, affecte le goût ; car un seul globe, quoiqu’un peu agréable au tact, à cause de la régularité de sa forme et de la déviation un peu trop subite que ses parties font de la ligne droite, ne flatte pas l’attouchement à beaucoup près autant que plusieurs globes que la main parcourt en s’élevant et en tombant doucement de l’un à l’autre : ce plaisir s’accroît encore considérablement, si les globes sont en mouvement et qu’ils glissent les uns sur les autres ; cette molle variété empêche l’ennui que produirait infailliblement l’uniforme disposition de plusieurs corps sphériques. Ainsi, dans les liqueurs douces, les parties du véhicule fluide, quoique très-probablement rondes, sont cependant si petites que la figure de leurs parties élémentaires échappe aux observations microscopiques les plus délicates ; cette excessive petitesse fait donc qu’elles ont au goût quelque chose d’uni et de simple assez semblable aux effets que les corps unis et polis ont au toucher ; car si un corps est composé de parties excessivement petites, et très serrées les unes contre les autres, ce corps présentera à la vue comme au toucher une surface presque unie et polie. Quand on examine leur figure au microscope, il est évident que les particules du sucre sont considérablement plus grandes que celles de l’eau ou de l’huile ; leurs effets, produits par leur rondeur, doivent donc être plus distincts et plus palpables pour les molécules nerveuses de la langue, cet organe si délicat : elles donneront cette sensation nommée douceur, que l’huile occasionne dans un degré très-faible, et l’eau dans un degré plus faible encore ; car, quoique insipides, l’eau et l’huile ont une certaine douceur ; et l’on peut remarquer que les choses insipides, de quelque espèce qu’elles soient, approchent plus de la nature de la douceur, que de celle d’aucune autre saveur.