L’Outaouais supérieur/La vallée de l’Outaouais

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C. Darveau (p. 49-62).

CHAPITRE I



LA VALLÉE DE L’OUTAOUAIS




Lecteurs, nous allons vous introduire dans cette immense et luxuriante vallée de l’Outaouais, qui embrasse le nord-ouest de notre province, épanchant vers l’horizon lointain ses larges coteaux qui ondulent comme les vagues de la marée montante, ses épaisses et sombres forêts où le bûcheron seul a jusqu’aujourd’hui pénétré, ses vastes plateaux où le colon courageux vient petit à petit fonder de nouveaux pénates, établir de nouvelles familles, agrandir et embellir les espérances de notre race et porter jusqu’au plus profond des solitudes ignorées les germes féconds d’un avenir vaillamment conquis.

Nous allons parcourir ces régions encore sauvages, mais où percent çà et là, sur des points isolés, les premiers efforts de l’homme pour conquérir le sol et s’assujétir la nature indomptée.

En face de l’espace et dans la plénitude de sa liberté, l’homme sent décupler son énergie, son audace, ses moyens d’action et les ressources infinies de son esprit inventif. C’est là qu’il se sent bien le roi et le maître de la terre ; là tout est à lui, et l’empire qu’il a sur les choses, il l’exerce au gré d’une volonté sans entraves.

Affranchi des servitudes sociales, n’ayant à combattre que des difficultés et des obstacles naturels, il déploie hardiment toutes ses forces, sans avoir à redouter de périls cachés, ni d’embûches, ni de machinations hostiles. Il va droit devant lui, maître du lieu et de l’heure où il devra entrer en lutte avec la nature insoumise, mais bientôt rendue docile et complaisante à tous ses desseins ; il n’a aucun secours à attendre, il faut qu’il puise tout en lui-même ; aussi il se sent grandi et fortifié après chaque obstacle vaincu, après chaque effort nouveau dont il reçoit immédiatement la récompense.

Ah ! quel spectacle peut inspirer un plus vif et plus touchant intérêt que celui de ces embryons d’établissements, avant-gardes de sociétés futures, de civilisations peut-être un jour florissantes, et qui semblent à l’origine comme des grains de sénevé semés au hasard d’une providence mystérieuse. Spectacle rempli d’attraits et d’éclatantes visions d’avenir, que nous vous convions à venir goûter avec nous, en parcourant ce livre qui n’est qu’un faible reflet de ce que nous avons tant de fois éprouvé nous-même. Nous vous convions à venir partager avec nous nos tendresses pour les défricheurs perdus au sein des profondes solitudes, et notre amour pour la grande nature libre où l’homme accomplit des choses souvent étonnantes, sans fanfare, sans bruit, sans réclames de journaux chargées d’énormes épithètes, et sans toute cette vaine ostentation qui semble être l’accompagnement obligé des moindres actes sur la scène active du monde.

Mais avant de nous mettre en route pour ce long et parfois difficile voyage, il convient de nous rendre compte, par quelques notions sommaires et néanmoins suffisamment détaillées, de la géographie et de la topographie du pays que nous allons visiter, des parties encore vierges de la vallée de l’Outaouais, de celles qui sont en plein rapport et de celles que la main de l’homme a à peine entamées, de ses richesses forestières et minérales, enfin de tout ce qui peut intéresser le lecteur sérieux aussi bien que le chercheur ambitieux qui veut y tenter la fortune.


II


La rivière Outaouais prend sa source aux lacs Eshwaham et Capemechigama, situés entre les parallèles formées respectivent par les 47° 38′ et 47° 52′ de latitude septentrionale, et débouche à l’extrémité inférieure de l’île de Montréal, où elle reçoit les eaux de la rivière Assomption, avant de se perdre dans le vaste sein du Saint-Laurent, vers le 45° 40′.

Le lac Capemechigama, d’où sort la « branche orientale » de l’Outaouais, est à vingt-deux milles au sud du 48e degré, et à trente-deux milles au sud de la « hauteur des terres, » ligne de faîte très irrégulière qui sépare les eaux qui tombent dans notre grand fleuve de celles qui se déversent dans la baie d’Hudson.

Depuis le lac Capemechigama jusqu’à son embouchure, au-dessous de Montréal, la rivière Outaouais mesure environ 780 milles de longueur. Mais à partir du lac Eshwaham, d’où sort la branche « nord » de la rivière, qui est la principale, au rapport des trappeurs, l’Outaouais peut être considéré comme ayant plus de 800 milles de longueur, en tenant compte de toutes les sinuosités de sa course.

Entre le lac Capemechigama et l’embouchure de la rivière des Quinze, sur le lac Témiscamingue, la distance en ligne droite ne dépasse pas 190 milles, mais elle en atteint en réalité près de 370 par les nombreux détours qu’il faut suivre ; tandis qu’à partir de ce dernier point jusqu’à son embouchure, l’Outaouais a un cours beaucoup plus régulier et plus droit, dont on peut estimer approximativement la longueur à 450 milles.

L’Outaouais est presque l’égal du Rhin en longueur et par l’étendue du territoire qu’il arrose ; mais le volume d’eau qu’il verse au Saint-Laurent est en moyenne trois fois plus considérable que celui que le Rhin porte à la mer du Nord. On attribue cette différence, en faveur de l’Outaouais, à des causes géographiques et météorologiques, jointes à la grandeur des forêts et à la durée des hivers.

L’étendue des terres arrosées par l’Outaouais et ses affluents, ainsi qu’on le constate par les dernières cartes officielles, est d’environ 60,180 milles géographiques, dont 19,957 dans la province d’Ontario et 40,324 dans la province de Québec, chiffres qui, réunis, représentent une superficie de 38,451,200 acres.

Cette admirable rivière, de beaucoup le plus important des tributaires du Saint-Laurent, et presque partout navigable, arrose donc et fertilise, dans la seule province de Québec, une région qui a presque le double de l’étendue tout entière de la Nouvelle-Écosse, 13,000 milles carrés de plus que celle du Nouveau-Brunswick, et près d’un cinquième de celle de notre province, qui, elle, occupe une superficie de 188,688 milles carrés.

Cette région renferme neuf comtés entiers, qui sont ceux de Pontiac, d’Ottawa, d’Argenteuil, des Deux-Montagnes, de Terrebonne, de Laval, de Montcalm, de l’Assomption et de Joliette, outre les parties septentrionales des trois comtés de Berthier, de Maskinongé et du Saint-Maurice.

Tout le monde connaît l’énorme disproportion qui existe dans les superficies respectives des deux rives nord et sud du Saint-Laurent ; la première renferme 100 millions 214 mille acres carrés, et la seconde n’en renferme que 20 millions 550, en sorte que la vallée de l’Outaouais, à elle seule, a cinq millions d’acres carrés de plus que toute la rive sud du Saint-Laurent. On dirait que pendant l’élaboration de ce monde géant, pendant que le continent cherchait son assiette et son équilibre, la balance a penché ; tout ce que la masse informe avait de plus lourd a culbuté de l’un des plateaux et, en tombant, s’est fracturé en vastes éclats pour former les chaînes irrégulières de montagnes et les gigantesques reliefs qui bordent toute la côte nord de notre grand fleuve, le plus large et le plus profond peut-être de tous les fleuves du globe.

Laissant de côté la partie depuis longtemps plus ou moins peuplée de la vallée de l’Outaouais, celle qui comprend les comtés des Deux-Montagnes, de Terrebonne, de Laval, de Montcalm, de l’Assomption et de Joliette, nous ne nous occuperons dans la présente étude que des comtés où la colonisation est toute récente ou encore à naître, tels que ceux de Pontiac, d’Ottawa et d’Argenteuil ; ces trois comtés s’étendent au nord jusqu’à la ligne de partage des eaux ; à l’ouest et au sud, ils bordent la rivière des Outaouais sur toute sa longueur, occupant ainsi dans leur immense développement plus de deux degrés de latitude et environ cinq degrés de longitude, entre le 79° 10′ et le 71° 10′ ouest.

Quoique la vallée de l’Outaouais soit de beaucoup la plus considérable de toutes les vallées arrosées par les tributaires du Saint-Laurent, quoiqu’elle abonde en minéraux divers et que son sol soit relativement fertile, cependant elle n’est encore que fort peu peuplée. En effet, le recensement de 1871 ne donnait aux trois comtés dont nous nous occupons plus particulièrement, qu’une population de 58,000 âmes : celui de 1881 lui accordait 85,433 âmes ; mais il est plus que probable que ce dernier chiffre sera au moins doublé avant la fin de la présente décade, grâce au vigoureux élan qui a été imprimé à la colonisation dans cette région encore peu connue où peuvent s’établir et vivre à l’aise plus de six cent mille habitants. En 1871, l’étendue des terres occupées, dans toute la vallée de l’Outaouais, ne dépassait pas 2,109,134 acres carrés ; en 1881, elle atteignait 1,359,062 acres dans les trois comtés nouveaux seulement ; de même, en 1881, la quantité de terrain en culture, dans toute la vallée, ne comprenait que 1,041,234 acres carrés ; en 1881, elle s’était élevée, dans Pontiac, Ottawa et Argenteuil seulement, à 323,299 acres.

On peut répartir de la manière qui suit la superficie et la population de ces trois derniers comtés, d’après le recensement de 1881 : 1o Pontiac, — 21,018 milles ou 13,481,520 acres carrés ; population, 19,939 âmes : augmentation sur 1871, 4,129 âmes. 2o Ottawa, 6,683 milles ou 4,277,120 acres carrés ; population, 49,432 ; augmentation sur 1871, 20,356 âmes. 3o Argenteuil, 937 milles ou 599,700 acres carrés ; population, 16,062 ; augmentation sur 1871, 3,256 âmes.

Maintenant, si nous faisons la distribution par comtés des terres occupées simplement et des terres cultivées, nous trouvons dans Pontiac 362,724 acres de terre occupés, et 106,559 acres en culture ; dans Ottawa 667,903 acres de la première catégorie, et 136,750 de la seconde ; dans Argenteuil 288,435 et 79,990 acres respectivement ; ces trois comtés renfermaient en outre 146,920 acres de pâturages.

Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait eu jusqu’à ces derniers temps tant de notions fantaisistes sur cette région, tant d’erreurs étranges, grossières et souvent ridicules, comme celles qui ont eu cours si longtemps sur le « mystérieux et inhabitable Nord, » assimilé hardiment aux impénétrables solitudes de la baie d’Hudson.

Sans doute la partie supérieure de la vallée de l’Outaouais n’est pas l’égale des autres au point de vue de la qualité du sol et des espaces colonisables ; elle est, du reste, absolument inhabitée, même très imparfaitement connue. Son climat est froid et humide, et ses bois de commerce ne fournissent qu’un appoint bien médiocre à l’industrie forestière. Mais au-dessous de cette zone s’en étend une autre, incomparablement supérieure, quoique renfermant de grandes étendues marécageuses, dont le dessèchement, toutefois, serait facile. C’est là surtout que s’alimente cet immense commerce de bois qui se chiffre par millions de dollars chaque année, et qui offre une variété considérable de produits, tels que madriers, planches, bardeaux, dormants de chemins de fer, courbes de navires, lattes, palissades, etc…

Dire ce que cette région favorisée contient de richesses minérales et agricoles n’est pas chose facile : on ne les connaît pas toutes encore ; mais ce que l’on peut constater et suivre pas à pas, c’est son rapide développement. Il n’y a que la population fixe qui semble échapper au progrès général ; elle était, en effet, de 48,230 âmes lors du recensement de 1871, et celui de 1881 n’accuse qu’une augmentation de douze cents âmes, sans compter la population éparse des territoires non organisés ou non constitués en cantons. Mais on ne saurait juger de l’avenir d’après le résultat des dix dernières années, si ce n’est peut-être en doublant les chiffres pour la prochaine décade.

Cette zone peut à bon droit s’appeler la « zone des lacs ». Elle se développe depuis la tête du lac Témiscamingue jusqu’au lac Sapin, dans le comté de Berthier, sur une largeur de 60 et une longueur de 250 milles environ, embrassant ainsi une superficie de 15,000 milles carrés. « Elle est parsemée d’une infinité de lacs, dont plusieurs ont une étendue considérable, notamment le lac Keepewa, le Grand Lac, le lac Victoria et le lac Kekabonga. Le groupe des lacs qui écoulent leurs eaux par la rivière Keepewa forme un heptagone dont la superficie excède quatorze cents milles carrés ». Ils sont tous rattachés les uns aux autres et leur développement atteint une largeur d’une cinquantaine de milles : « à lui seul le lac Keepewa proprement dit occupe une étendue de plus de deux cent cinquante milles carrés ; il a plus de cinquante milles de longueur et sa largeur au centre mesure cinq à six milles.

« Le « grand Lac » s’étend du nord au sud sur un espace d’une trentaine de milles ; il écoule ses eaux dans la rivière du Moine, dont il forme à proprement dire, le cours supérieur.

« Le lac Victoria se compose de trois grandes nappes d’eau parallèles et reliées les unes aux autres par d’étroites passes. La nappe de l’est a une quarantaine de milles de longueur et d’un à deux milles de largeur ; celle du milieu est longue d’une cinquantaine de milles et large de cinq à dix ; celle de l’ouest a une longueur d’une trentaine de milles et une largeur variant entre un et huit ou dix milles.

« Le lac Kekabonga enfin est un des plus grands lacs de cette région. Avec les lacs Washeka et aux Écorces, noms sous lesquels on distingue ses extrémités nord et sud, il a plus de trente milles de longueur sur trois ou quatre de largeur, ce qui lui donne une superficie d’environ cent milles carrés.

« Viennent ensuite, par ordre de grandeur, les lacs suivants ; Kanekequakena et Barrière, qui ne sont que des expansions du cours de l’Outaouais ; Eshwaham et Capemechigama, sources de cette même rivière ; Des Rapides, aux Loups et des Îles, Winafall, source de la rivière Tomassin ; Poignan, source de la rivière Gens-à-Terre ; Megomangoos et Menjabagoos, sur le cours de la rivière du Lièvre. »[1]

C’est là que se trouvent les bassins de la Gatineau et de la Lièvre. C’est là la section la plus riche de la grande vallée de l’Outaouais. Elle comprend le comté d’Ottawa tout entier et la partie septentrionale des comtés de Montcalm, de Joliette et de Berthier.

C’est dans la zone des lacs que prennent naissance les grandes rivières qui portent le tribut de leurs eaux à l’Outaouais, telles que la rivière du Moine, qui a un parcours de 130 milles, la rivière Noire, 135 milles, la rivière Coulonge, 160 milles, la rivière Gatineau, 260 milles, et la rivière du Lièvre, 220 milles. Viennent ensuite d’autres affluents moins considérables, il est vrai, mais qui néanmoins méritent d’être signalés dans la géographie de cette vaste contrée ; ce sont la rivière Rouge, longue de 120 milles, la rivière du Nord, longue de 70 milles, et l’Assomption qui en mesure 90. Comme on le voit, nous ne tenons compte, dans cette énumération, que des rivières qui débouchent sur la rive orientale de l’Outaouais ; nous laissons de côté les grands tributaires de l’ouest, tels que la Petewawa, qui mesure 140 milles et arrose une aire de 2,200 milles carrés, la Madawaska, qui, sur un parcours de 240 milles, égoutte une aire de 4,100 milles, et enfin la Matawan, qui n’a pas plus de 25 milles de longueur, mais qui est le plus profond des affluents de l’Outaouais.

Parmi les tributaires de l’Outaouais ci-dessus mentionnés, sans compter la Keeppewa, qui sert de débouché au vaste lac de ce nom, les uns, tels que la rivière du Moine, la Blanche, la Coulonge et la Gatineau coulent au sein des plus belles forêts de pin de la province, tant par leur étendue que par la dimension et la valeur de leurleurs arbres. On y a trouvé, il n’y a pas plus de vingt ans encore, des pins qui avaient plus de dix-huit pieds de circonférence, à cinq pieds du sol. M. Lindsay Russell, qui a été pendant de longues années géomètre du gouvernement canadien, mentionne avoir mesuré lui-même, au pied du coteau sur lequel s’élève l’édifice des Chambres fédérales, des pins d’une circonférence de seize pieds et d’une hauteur de cent quatre-vingt. Il rapporte que sur un lot de 197 acres en superficie on avait coupé en quatre ans 17,383 billots de pin, soit environ 88 billots de l’acre. Des espaces aussi fortement boisés que ceux-là étaient nombreux, assez récemment encore, dans une grande partie de l’Outaouais supérieur ; mais vers la limite septentrionale de la région de sa croissance, là où il est entremêlé de bouleaux et de cyprès, le pin diminue et en dimension et en valeur.

Un fait curieux à signaler dans l’hydrographie de cette partie de la province, c’est que la rivière Outaouais, (ainsi que ses deux grands tributaires, la Gatineau et la Lièvre), la rivière Saint-Maurice et la rivière Saguenay, celle-ci sous le nom de Chamouchouan, prennent leurs sources dans le voisinage les unes des autres. Ainsi, des sources de l’Outaouais aux sources extrêmes de la Gatineau l’on ne compte que trente-cinq milles à peu près ; des sources de la Gatineau à celles du Saint-Maurice, on n’en compte que seize, tandis que des sources de l’Outaouais à celles de la Chamouchouan, il y a tout au plus cinquante milles ; en sorte qu’il est facile de communiquer de l’une à l’autre des grandes vallées du Nord, celle de l’Outaouais, celle du Saint-Maurice et celle du Saguenay, sans mettre pied à terre que pour faire portage entre les lacs ou les cours d’eau, pareils à une longue chaîne d’anneaux liquides.

  1. Toute la partie entre guillemets qui contient la description géographique et topographique des lacs ci-dessus mentionnés est empruntée à l’ouvrage sur le « Nord » de M. J-C. Langelier.