L’ange de la caverne/01/07

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Le Courrier fédéral (p. 31-36).


CHAPITRE VII

TRISTAN


Il faisait petit jour quand 602 s’éveilla. Cette journée — la première qu’ils allaient passer en liberté — si l’on peut appeler liberté un cheminement au milieu de dangers presqu’insurmontables cependant — commençait bien, car le firmament était sans nuage.

« 818, » dit 602, « nous allons rencontrer des dangers à chaque pas dans ces terribles marais ; donc, la première chose à faire, c’est de nous fabriquer des armes. »

— « Des armes ! » répondit 818. « Des armes ! Et avec quoi ? »

— « D’abord nous avons le couteau… Vous n’avez pas oubliée de l’emporter, sûrement ! » s’écria 602, pris d’une grande inquiétude et d’une affreuse crainte, tout à coup… Ce couteau, il y comptait tant !

— « Le voici, » répondit 818, en produisant un couteau rouillé et très-ébréché, mais qui paraissait solide tout de même.

602 prit le couteau et commença à l’aiguiser sur le rocher. 818 regardait 602 et il se demandait ce qu’il serait bien devenu s’il avait essayé de s’évader seul… Cet homme, 602, avait dû connaître la vie aventureuse ; il semblait avoir des plans plein la tête, et sans doute, s’ils sortaient tous deux des marais de la Guyane Française, ce serait grâce à l’ingéniosité de 602.

« Voyez-vous, 818, » commença 602…

Mais 818 l’interrompit :

« Écoutez, camarade, » dit-il, « nous allons, dès maintenant, si vous le voulez bien, cesser de nous appeler 818 et 602… Ces numéros nous rappellent de trop tristes souvenirs…

— « Comme vous voudrez, camarade ! » répondit 602. « De quel nom vous appellerai-je dorénavant ? »

818 réfléchit pendant un moment, puis il dit : — « Je garderai mon prénom, mais je changerai, nécessairement, mon nom de famille… Attendez… Appelez-moi Yves… Mirville, mon ami. »

— « Yves Mirville, » répéta 602. « C’est bien ; je m’en souviendrai. .. Moi, mon prénom me suffira comme nom de famille aussi ; je me nomme Andréa… »

— « Fort bien, » répliqua Yves Mirville… « Maintenant, excusez-moi de vous avoir interrompu, tout à l’heure, Andréa… Vous disiez que ?… »

— « Je disais, Mirville, » répondit Andréa, « qu’il s’agit maintenant de nous diriger directement vers le sud, afin d’atteindre les bords du rio Oyapok qui… »

— « Je ne connais nullement le pays, » dit Yves Mirville ; « mais je sais où se trouve le rio Oyapok, cependant. Ce rio ne coule-t-il pas entre la Guyane Française et le Brésil ? »

— « Oui… Si nous pouvons l’atteindre… »

— « Puissions-nous l’atteindre ! » s’écria Mirville.

— « Nous l’atteindrons, je crois… Nous le traverserons aussi… d’une manière ou d’une autre… Une fois sur le sol

brésilien… J’aurai un plan à vous communiquer, Mirville,

aussitôt que nous aborderons le Brésil… En attendant… »

— « En attendant, la mort nous guette de tous côtés dans ces marais : les bêtes fauves, les serpents, les alligators… »

« Oui, vous l’avez dit !… Puis, à part des bêtes fauves, des serpents et des alligators, deux grands dangers — presqu’insurmontables, ceux-là — existent dans ces infectes marais : premièrement, les fièvres pernicieuses qui, souvent, vous abattent un homme en quelques heures, puis les fourmis… Voilà deux dangers qu’on ne peut fuir. »

— « Alors, nous sommes condamnés à mourir, Andréa ? »

— « Non, non, je ne dis pas cela !… Contre les fièvres, nous avons le quinquina et j’en ai vu des plants non loin de ce rocher. Nous en ferons ample provision et nous aurons soin d’en prendre une dose de temps à autre. »

— « Et les fourmis ? » demanda Mirville.

— « Quant aux fourmis… que le ciel nous en préserve !… Cependant, les fourmis blanches n’endurent pas le soleil. Nous éviterons de cheminer sur un terrain trop humide ; nous rechercherons les endroits ensoleillés, dussions-nous souffrir de la chaleur un peu… et… »


— « Et Dieu fera le reste, » murmura Yves Mirville.

— « Contre les bêtes fauves, nous avons une arme : ce couteau, » reprit Andréa, en désignant le couteau qu’il tenait à la main et qu’il n’avait cessé d’aiguiser sur la pierre, tout en parlant. « Voyez, je suis venu à bout d’en faire disparaître presque toutes les brèches. »

— « Et contre les serpents et les alligators ? » demanda Mirville.

— « Contre les serpents nous nous défendrons avec ces gaules dont je vais effiler une des extrémités aussitôt que ce couteau sera en bonne condition pour couper le bois. On tue facilement un serpent ; il s’agit seulement de savoir s’y prendre. Un coup porté sur la nuque d’un serpent et ce serpent est mort. »

Andréa prit une des gaules et commença à en effiler un des bouts. Le couteau coupait assez bien maintenant. Ah ! ce couteau !… Quelle chance de le posséder !…

Quand une des gaules fut prête, Andréa procéda de la même manière pour l’autre.

« Voici nos armes défensives contre les serpents, » dit Andréa, en remettant une des gaules à Yves.

Andréa prit ensuite des petits morceaux de bois d’un pied et demi de longueur environ ; ces morceaux de bois il les effila des deux bouts.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda Yves, en désignant les baguettes aux bouts effilés.

— « Cela ?… Ce sont des attrape-nigauds, répondit Andréa en riant. « On peut nommer ces petites baguettes effilées des deux bouts, des attrape-alligators aussi. Avec ces baguettes, Mirville, on peut se défendre contre les alligators, du moment… »

— « Allons donc ! Vous voulez rire, Andréa ! »

— « Pas du tout, Mirville, » répondit Andréa… « J’avoue qu’il faut du sang-froid pour se défendre contre un alligator avec une de ces minces baguettes, mais, ni vous ni moi ne manquons de sang-froid, n’est-ce pas ?… La corniche… »

— « Ah ! ne parlez pas de la corniche ! » s’écria Yves. « Je n’aime pas à y penser ; ça a été si terrible !  ! »

— « C’était seulement pour vous dire qu’il nous sera assez facile de nous défendre contre les alligators avec un peu de sang-froid. L’alligator s’élance, la gueule ouverte, vers sa proie… Il s’agit alors de saisir une de ces baguettes aux deux bouts effilés et de la placer verticalement dans la gueule du monstre… L’alligator croit saisir le bras de sa victime… Il ferme vite ses mâchoires… Mais les deux pointes de la baguette s’enfoncent dans son palais, et il est impuissant dorénavant. »

— « Et c’est vous qui avez inventé cela, Andréa ? » demanda Yves.

— « Oh ! non, » répondit Andréa. « Ces baguettes sont très communément employées surtout parmi les Noirs, qui les ont inventées… Les Noirs du Brésil… Je suis un Brésilien, moi, vous savez, Mirville. »

— « Un Brésilien !… Mais alors ?… »

— « Alors, comment se fait-il que j’aie été enfermé dans le pénitencier de Cayenne ?… J’ai quitté mon pays et suis allé demeurer en France… pour mon malheur. Voilà ! Maintenant, » continua Andréa « je vais, avec des branches de bambou, fabriquer des arcs… J’ai de la ficelle… Il va falloir que nous pourvoyons à notre nourriture et… »

— « Vous voulez dire que nous abattrons du gibier avec des flèches ?… Nous mangerons ce gibier cru, alors ? »

— « Cru ?… Pas du tout, » répondit Andréa, en souriant. « J’ai des allumettes ; voyez ! »

— « Des allumettes !… Où vous les êtes-vous procurées ces allumettes, Andréa ?… Ces allumettes vont nous sauver la vie ! »

— « Oui, ces allumettes vont nous sauver la vie, en effet, Mirville. La nuit, il nous faudra entretenir un feu, à cause des bêtes fauves, puis nous pourrons faire cuire le gibier que nous abattrons. »

— « Mais… Ces allumettes… Je ne comprends pas… » balbutia Yves. « D’où vous viennent-elles ? »

— « Voici, » dit Andréa. « Il y a quelques mois, des visiteurs vinrent au pénitencier. Ce jour-là, vous étiez malade et vous n’avez pu les voir. Il y avait deux messieurs âgés et un jeune homme de vingt ou vingt-deux ans à peine. Quand ils passèrent près de ma cellule, le jeune homme marchait le dernier… Je m’approchai du grillage de fer et lui demandai des allumettes. Le jeune homme, après s’être assuré que personne ne le voyait, me jeta cette boite d’allumettes que je saisis au vol, puis il alla rejoindre ses compagnons. »

— « Que Dieu le bénisse ce jeune homme ! » murmura Yves… « Ah ! » ajouta-t-il, en s’adressant à Andréa, « j’ai oublié de vous montrer un objet qui nous sera utile, je crois, et dont je suis parvenu à m’emparer. »

Yves retira de sa poche un objet long de huit pouces ; cet objet, on l’a vu déjà dans la cellule de 818. C’était une lampe électrique automatique.

« Une lampe électrique ! » s’écria Andréa. « Quelle chance !… Dites-moi comment vous avez pu vous en emparer !… Vous me raconterez cela pendant que nous mangerons, car, vous aussi, comme moi vous devez avoir grand’faim. Je vais aller chercher de l’eau dans les gobelets et nous… »

Mais il se tut tout à coup : un hurlement plaintif se faisait entendre tout près d’eux.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Yves. « Ça ne peut être un loup ; il fait jour et les loups… »

— « Voyez ! » s’écria Andréa, en désignant le pied du rocher.

— « Un chien ! Un lévrier !… Ah ! je le reconnais, c’est un des chiens du pénitencier auquel je jetais des croûtes de temps à autre… Pauvre bête ; elle s’est enlisée ! »

— « Nous allons essayer de le retirer de là, » dit Andréa.

— « Oui, oui ! » s’écria Yves. « La pauvre bête m’a suivi !… »

Le chien continuait à hurler lamentablement. Les yeux fixés sur Yves, il semblait implorer son secours. Il était enlisé jusqu’à mi-corps ; il fallait se hâter, si l’on voulait le sauver.

Yves prit une des gaules, qu’il tendit au chien. Le lévrier enfonça ses dents dans le bois, puis Yves et Andréa se mirent à tirer sur la gaule de toutes leurs forces. Ils crurent, tout d’abord, que leurs efforts demeureraient inutiles, mais bientôt, le chien parvint à poser ses pattes de devant sur le bord du rocher et, toujours cramponné à la gaule que les hommes continuaient à tirer vers eux, il prit, enfin, pied tout à fait. Le chien était sauvé ! Il se mit à gambader sur le rocher, autour de ses sauveurs. Il léchait le visage et les mains des deux hommes qui venaient de le secourir.

« Pauvre bête ! » dit Yves, en flattant le chien. « N’est-ce pas pathétique qu’il nous ait suivis, Andréa ? »

— « Oui, assurément ! Il nous sera utile aussi : grâce à lui, nous pourrons dormir la nuit ; il nous avertira du danger… Il est vrai qu’il faudra le nourrir, » ajouta Andréa, en flattant le chien à son tour, « mais nous y parviendrons. »

— « Bon chien ! » dit Yves, en donnant au lévrier de petites tapes amicales. « Il faut lui donner un nom… Quel nom lui donnerons-nous, Andréa ? »

— « Celui que vous voudrez, Mirville. »

— « Comme nous et le chien allons cheminer ensemble sous de tristes circonstances, nommons-le « Tristan. »

— « Allons pour Tristan ! » dit Andréa. « Donne ta patte Tristan, » continua-t-il.

Le chien présenta sa patte à Andréa, puis il alla l’offrir à Yves ensuite.

Le pacte était signé : Tristan leur serait, désormais, fidèle jusqu’à la mort.