L’ange de la caverne/01/08

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Le Courrier fédéral (p. 37-41).


CHAPITRE VIII

PÉNIBLE CHEMINEMENT


Ainsi que l’avait prédit Andréa, Tristan rendait des services aux évadés de Cayenne. C’est grâce à Tristan qu’ils purent dormir paisiblement, quoiqu’à tour de rôle, chaque nuit. C’est grâce à Tristan qu’ils ne s’enlisèrent pas dans le terrain spongieux des marais. L’expérience avait démontré au chien qu’il ne fallait pas s’aventurer sans reconnaître le terrain auparavant, et c’était assez curieux de le voir risquer une patte, puis l’autre, usant de précautions sur un terrain douteux.

Mais Tristan ne pouvait empêcher qu’on rencontrât des arpents et des arpents de terrain marécageux et les évadés eurent de bien grandes fatigues à subir et de bien grands dangers à surmonter. Dans ces parties marécageuses où le sol s’effondre sous le pied de l’homme, Yves et Andréa devaient sauter d’un tronc d’arbre à un autre ou d’une pierre à une autre, et cela, souvent, sur un parcours d’un demi mille.

Quant à Tristan, c’était un chien de race, un lévrier pur sang ; cela veut dire qu’il savait exécuter les sauts les plus prodigieux. Tristan sautait quand il voyait sauter ses maîtres d’un tronc d’arbre à un autre, ou d’une pierre à une autre, lui aussi.

Quand les troncs d’arbres ou les pierres étaient trop éloignés les uns des autres, on se servait des gaules, et l’on franchissait, sur ces frêles ponts, six ou sept pieds au-dessus de l’abîme. Car ces marais sont des abîmes sans fond, auxquels on ne peut songer sans frémir !!

Les flèches qu’avait fabriquées Andréa rendaient aussi bien des services. On abattait du gibier, tel que canards sauvages, pigeons etc. Ce gibier, qu’ils pouvaient faire cuire, sauva la vie de ces deux hommes. Tristan se contentait des débris. Inutile de dire que le pain manquait depuis longtemps. De ces croûtes qu’ils étaient parvenus à mettre de côté, alors qu’ils étaient au pénitencier, il ne restait plus miette.

Plus d’un serpents avait été tué par les gaules aux bouts effilés.

Quant aux baguettes « attrape-nigauds » comme disait Andréa, elles n’avaient pas encore été mises à réquisition… et, croyez-le, les évadés ne s’en plaignaient pas.

Mais le couteau leur avait été d’un grand service, un jour où Andréa avait été attaqué par un jaguar. Contre ce « tigre du Brésil » Andréa n’avait, pour se défendre, qu’une des gaules au bout effilé ; mais Yves, qui était à la recherche de plants de quinquina, entendit les cris de son compagnon et les aboiements de Tristan. Aussi vite qu’il le put sur ce terrain incertain, il accourut… Juste à temps ; Andréa était sous les griffes d’un jaguar de grande taille et il allait être mis en pièces, quand Yves s’élança vers le fauve, le saisit par la nuque et lui enfonça son couteau dans le cœur.

« Vous m’avez sauvé la vie, Mirville ! » s’écria Andréa, dont l’épaule saignait d’un coup de griffe du jaguar.

— « Je suis arrivé à temps ; que Dieu en soit béni ! » répondit Yves. « Venez maintenant ; je vais laver cette blessure qui saigne si abondamment. »

Si Andréa ne remercia pas Yves, ce n’était pas par ingratitude… C’était à la vie à la mort entre ces deux hommes que le hasard avait jetés ensemble. L’occasion s’en présentant, Andréa donnerait sa vie pour sauver celle de son sauveur d’aujourd’hui ; c’était chose entendue entr’eux, n’est-ce pas ?

Andréa ne voulut pas abandonner la peau du jaguar qu’Yves venait de tuer. En vain, Yves lui démontra-t-il que c’était se charger d’un poids trop lourd, Andréa persista dans son idée. Il dépouilla donc le jaguar de sa peau — aussi belle que celle du tigre — il l’étendit sur un rocher où elle sécha vite sous le soleil ardent. Cette peau leur servirait de couverture, la nuit ; car les nuits commençaient à être fraîches et ils en souffraient tous deux.

Il y avait au-delà de trois semaines qu’Yves et Andréa cheminaient dans les marais de la Guyane Française, quand, un soir, Yves se plaignit d’un mal de tête :

« C’est » dit-il à Andréa, « un mal de tête comme je n’en ai jamais eu… On dirait que la tête va m’ouvrir et… Ciel ! que j’ai chaud ! »

Andréa jeta sur Yves un regard inquiet… Ce mal de tête n’augurait rien de bon… Yves avait, aussi, le visage cramoisi… Il était pris des fièvres paludéennes, si terribles que peu de gens peuvent y résister.

« Prenez une dose de quinquina, » conseilla Andréa à son compagnon. « Vous êtes un peu fiévreux, je crois ; la quinquina va vous remettre sur pied. »

Mais, durant la nuit, Yves eut le délire. Il voulait retourner au pénitencier ; il accusait Andréa de l’avoir entraîné dans ces infectes marais… En d’autres temps, il appelait Éliane, sa fille chérie. Il se levait du rocher où il était couché, enveloppé dans la peau de jaguar… Il voulait courir au secours d’Éliane, qui était en danger… Andréa eut beaucoup de peine à l’empêcher de s’élancer en plein marécage.

Ce fut une nuit terrible, prélude de trois autres semblables. Andréa se dit que son compagnon allait mourir…

La quatrième nuit, Yves ne délira plus et la connaissance lui revint tout à fait ; mais il devait avoir près de 102 degrés de fièvre, pensa Andréa. Yves fit signe à Andréa de s’approcher et il lui raconta toute sa vie… Ses années de collège, son amitié pour Sylvio Desroches, la disparition de celui-ci puis son arrestation et condamnation, à lui, Yves. Il parla aussi de sa fille Éliane, qui avait près de vingt ans maintenant. Il fit jurer à Andréa de retrouver son Éliane et de veiller sur elle, si elle avait besoin de protection.

— Andréa écouta, en silence, les confidences de son camarade et il promit tout ce que celui-ci lui demandait. Mais il était écrit qu’Yves Courcel — ou plutôt Mirville — ne mourrait pas des fièvres paludéennes dans les marais de la Guyane Française. Petit à petit, la fièvre disparut et, au bout de huit jours, les évadés purent continuer leur route.

Après quinze jours de marche encore, Andréa crut pouvoir affirmer qu’on touchait à la fin du pénible voyage. Déjà, les parties très marécageuses se faisaient plus rares ; dans deux ou trois jours maintenant, on en aurait fini des marais et l’on atteindrait les bords du rio Oyapok. La dernière nuit que, d’après les calculs d’Andréa, on devait passer dans les marais de la Guyane Française, fut très sombre ; le temps était à l’orage. Yves et Andréa campés sur un rocher très plat, presqu’à fleur de terre, au pied d’un arbre gigantesque, ne songeaient guère à dormir. Tristan geignait tout bas ; c’est qu’il entendait des bruits étranges dans les bas-fonds des marais.

Le tonnerre se mit à gronder au loin et de longs éclairs sillonnèrent les nues. Puis, vint la pluie, et bientôt, le rocher sur lequel Yves et Andréa avaient trouvé refuge, ressemblait à un îlot aux trois quarts submergé. Les évadés s’empressèrent d’enfoncer, de chaque côté du rocher, les gaules, sur lesquelles ils étendirent la peau de jaguar. Sous cette tente improvisée, ils ne recevaient pas la pluie directement, au moins.

Les éclairs ne sont plus aussi espacés maintenant ; ils sont devenus fréquents, presque continuels et très aveuglants. Le tonnerre éclate avec fracas, à chaque instant, le vent souffle et pleure ; c’est le grand branle-bas des éléments. Le feu qu’Andréa avait allumé s’était éteint sous la pluie, maintenant torrentielle ; conséquemment, l’obscurité était très profonde, excepté quand les éclairs jetaient leurs blafardes clartés.

Tristan, abrité, lui aussi, sous la peau de jaguar, semblait très inquiet. Il continuait à geindre et, de temps à autre, il faisait entendre de sourds grondements.

« Une nuit terrible ! » s’écria Yves.

— « Terrible, en effet ! » répliqua Andréa. « Le chien est inquiet ; ayons l’œil ouvert et l’oreille au guet, Mirville… Si, au moins, notre rocher n’est pas submergé ! »

— « Que craignez-vous, Andréa ? » demanda Yves.

— « Je ne sais… » murmura Andréa. « Mais… Alerte ! Alerte ! » s’interrompit-il.

Tristan s’était avancé sur le bord du rocher et il grondait. Soudain, il recula jusqu’à l’endroit où se tenaient les deux hommes ; il se mit à aboyer et à hurler, tout en donnant les signes de la plus grande terreur.

« La lampe électrique ! Vite ! » s’écria Andréa. Yves remit la lampe à Andréa et celui-ci pressa le ressort le faisant fonctionner. Une vive lumière inonda le rocher et les alentours.

« Des alligators ! » crièrent les deux hommes ensemble.

Oui, le rocher était entouré d’alligators !… Des alligators — une douzaine peut-être — s’apprêtaient à monter sur le rocher, entièrement submergé maintenant !  !

Les baguettes !… Impossible de s’en servir, hélas ! par cette nuit noire… On ne pouvait, à tâtons, présenter ces baguettes aux alligators n’est-ce pas ?… Malheureusement, la lampe électrique était automatique ; la lumière s’éteignait aussitôt qu’on cessait d’en presser le ressort.

« Grimpons dans l’arbre ! » s’écria Andréa. « Les alligators ne… »

À ce moment, un coup de vent emporta la peau de jaguar qui abritait les évadés. Un éclair sillonna l’espace et cet éclair fut accompagné d’un formidable coup de tonnerre. L’éclair n’avait duré que quelques instants, mais il avait suffi pour éclairer tous les environs.

Autour du rocher, des alligators, la gueule largement ouverte, s’apprêtaient à s’élancer sur leur proie. Dans l’arbre où Yves et Andréa eussent voulu grimper pour fuir les alligators, deux jaguars avaient élu domicile. Mais, ce domicile ils allaient l’abandonner, car, déjà ils s’élançaient, eux aussi, sur le rocher, afin de saisir, avant les alligators, si possible, la proie que l’éclair venait de leur révéler. Yves et Andréa se pressèrent la main… c’était fini !… La mort accourait vers eux de tous côtés : leur dernière heure avait sonné !  !