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L’ange de la caverne/01/09

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Le Courrier fédéral (p. 42-47).


CHAPITRE IX

L’APPARITION


Le médecin de Smith’s Grove, petite ville dans le Green Valley, État du Kentucky, retournait chez lui ; il en était encore à deux milles à peu près. Il conduisait lui-même son cheval, jolie bête, jeune et vigoureuse. Le médecin était un peu fatigué, car il avait dû aller visiter des malades au loin. À son âge pourtant… Tiens, c’est vrai, il n’a pas encore été question de l’âge du médecin de Smith’s Grove… Vingt-trois ans à peine, assez petit de taille, mais très bien proportionné. Les yeux doux, la bouche souriante, l’air tout à fait aimable et bon garçon ; tel était le médecin de Smith’s Grove. Depuis trois mois qu’il s’était établi à Smith’s Grove, il avait déjà une clientèle, sinon très nombreuse, du moins très payante. Il ne regretterait jamais d’avoir quitté son pays pour les États-Unis d’Amérique et de s’être établi dans cette ville du Green Valley.

Tout en conduisant son cheval, le jeune médecin se remémorait bien des choses… Ses souvenirs n’étaient, évidemment, pas gais, car il fronçait les sourcils et une expression d’ennui et de tristesse se lisait dans ses yeux.

Bamboula, du siège où il se tenait, les bras croisés, se sentit chagrin, chagrin, de voir le bon docteur si triste. Car, Bamboula, petit nègre au service du médecin, aimait beaucoup son jeune maître ; il aurait donné sa vie pour lui, sans hésiter. Ces Noirs… C’est tout l’un ou tout l’autre : ils aiment où ils haïssent… et Bamboula adorait son maître.

Tout à coup, le cheval du docteur fit un écart tel, que Bamboula faillit être projeté de son siège.

« Qu’y a-t-il Juno ? » dit le docteur, s’adressant à son cheval qui, généralement, comprenait tout ce que son maître lui disait.

Mais le cheval se mit à renâcler, puis il fit un bond de côté. Le docteur regarda dans toutes les directions pour découvrir ce qui pouvait bien effrayer Juno ainsi ; mais la nuit commençait à tomber et il ne vit rien. Soudain, il aperçut, non loin du chemin, une jeune fille toute de blanc vêtue. Les mains négligemment enlacées, elle était tout à fait immobile. Le visage tourné dans la direction du docteur, elle semblait ne pas même le voir… Mais le docteur la vit, lui, et il se dit que jamais il n’avait vu plus belle vision que cette jeune fille aux traits presque parfaits, aux yeux bleus, presque violets, à la bouche rose et petite, aux cheveux châtains, à la taille élancée, aux mains blanches et délicates. Le médecin était complètement sous le charme.

La jeune fille, comme si elle avait eu conscience tout à coup de n’être plus seule — peut-être aussi vit-elle les yeux du docteur posés sur elle avec admiration — s’enfuit comme une gazelle effrayée puis elle disparut… Ce n’est pas une manière de parler, la jeune fille disparut, en effet ; car le docteur eut beau regarder de tous les côtés, il n’aperçut aucun endroit où elle aurait pu trouver refuge… pas une maison aux alentours et le bois, dans cette partie de Green Valley, était plutôt clairsemé, à deux milles à la ronde.

Quelle était cette apparition ?… Était-ce un ange descendu, un instant, sur la terre que cette jeune fille ?… Elle avait disparu… Peut-être avait-elle pris des ailes…

Le médecin haussa les épaules ; il avait rêvé, sans doute… Il était si fatigué d’une journée de rude travail… Cette apparition ce n’était qu’une hallucination…

« Bamboula, » dit-il au petit nègre, « as-tu vu quelqu’un sur le bord du chemin, tout-à-l’heure ? »

« Oui, massa, » répondit Bamboula. « Li parti par là, puis plus voir di tout, di tout. »

« C’est singulier… » pensa le docteur. « Je vais m’informer discrètement pour savoir qui est cette jeune fille… cette radieuse apparition ! »

Juno eut vite fait d’enlever les deux milles qui séparaient le bois de Green Valley de la demeure du docteur.

Arrivé chez lui, le docteur descendit de voiture et tendit les guides à Bamboula, puis il entra et se rendit à son étude. La maison du médecin de Smith’s Grave était un joli, confortable et spacieux bungalow, que tenait, dans l’ordre le plus admirable, la vieille ménagère Hannah.

Sur une table, dans son étude, le docteur trouva un paquet de lettres arrivées par le courrier de l’après-midi. Il posa son doigt sur un timbre électrique et quand Hannah se présenta à la porte de son étude, il lui demanda :

« Ai-je eu des appels cet après-midi, Hannah ? »

— « Oui, M. le Docteur, » répondit la ménagère. « Vous trouverez les noms sur l’ardoise qui est suspendue au-dessus de votre pupitre. »

— « C’est bien, » dit le médecin. « Je dînerai de bonne heure » ajouta-t-il, « car je dois sortir ce soir. »

Il allait se mettre à examiner ses lettres quand sonna la clochette du téléphone.

« Hello ! » dit une voix que le docteur reconnut. « C’est vous Docteur Stone ? »

— « Oui, c’est moi… Comment allez-vous Mme Reeves-Harris ? »

— « Bien, merci, Docteur… N’oubliez pas que nous vous attendons ce soir… Mon fils Frank-Lewis ira vous chercher, en auto, à l’heure que vous désirerez. »

— « C’est trop de bonté, Mme Reeves-Harris ! » répondit le médecin ; « j’irai bien à pied, ou je ferai atteler Juno. »

— « Non, non ! » s’exclama Mme Reeves-Harris, à l’autre bout du fil. « Ce pauvre Juno doit avoir bien des milles dans les jambes, ce soir… Frank-Lewis ira vous chercher… Vers les neuf heures, je suppose ? »

— « Oui, vers les neuf heures, » répondit le docteur.

— « Au revoir donc, Docteur Stone !… Ma nièce est arrivée : vous savez que je l’attendais ? »

— « J’en suis heureux pour vous, Mme Reeves-Harris. Au revoir donc ; à tout-à-l’heure ! »

« Cette bonne Mme Reeves-Harris ! » se disait le docteur, tout en dînant. Elle avait été vraiment d’un grand secours au jeune médecin lors de son arrivée à Smith’s Grove. Mme Reeves-Harris se flattait de donner le ton dans la haute société, très-cosmopolite, de Smith’s Grove et comme elle s’était prise d’une vraie toquade pour le Docteur Stone, elle avait entrepris de le rendre populaire… Elle y avait réussi… C’était considéré bon ton d’être soigné par le Docteur Stone, à Smith’s Grove. Du reste… ce jeune médecin… Chaque maman se disait que ce serait un excellent parti pour sa fille… Aussi, était-il littéralement courtisé le jeune Docteur Stone.

Mme Reeves-Harris avait ses petites et grandes toquades cependant, et cette femme, si bonne au fond, pouvait devenir bien désagréable quand on la mécontentait. Ainsi, quelqu’un qui l’eut nommée, en sa présence, Mme Harris, tout simplement, aurait été rayé de la liste de Mme Reeves-Harris à tout jamais. Mme Reeves-Harris ; ce nom, elle considérait y avoir droit… et elle y tenait.

Mme Reeves-Harris était une Canadienne-Française. Avant son mariage avec M. Harris — brave homme, pas du tout snob — Mme Reeves-Harris se nommait Emma Rives. Elle avait donc conservé son nom de famille, auquel elle donnait une épelation anglaise, et elle y avait ajouté — quelle condescendance de sa part ! — celui de son mari, de là Reeves-Harris. Harris.

Leur fils fut nommé Frank-Lewis. Pourquoi pas Frank ou Lewis tout court ? Autre toquade de Mme Reeves-Harris. Mais comme Frank-Lewis était un charmant garçon, un gai camarade et un bon ami, on s’accommodait de son nom et on le nommait Frank-Lewis sans s’en apercevoir.

Ces réflexions du Docteur Stone l’amusèrent tout le temps de son dîner, que Bamboula servait solennellement.

Après le dîner, le docteur se rendit à son étude et il ouvrit ses lettres. La première qu’il ouvrit était très courte ; mais avec quelle impatience le médecin l’avait attendue !

 « Docteur T. Stone,

  Smith’s Grove,

   Green Valley,

    Kentucky, U. S.

 N’avons pu tracer les personnes que vous savez, à partir de Louisville, quoiqu’elles aient, assurément, quitté cette ville, il y a plus d’un an déjà.

Z. Schwarb,
Détective. »

D’un geste impatient, le Docteur Stone jeta cette missive sur la table. Combien lui semblait difficile la tâche qu’il s’était imposée !

Après avoir lu le reste de ses lettres, le docteur se prépara à partir pour chez Mme Reeves-Harris et bientôt, il entendit, sous ses fenêtres, le bruit d’une automobile, puis on frappa à la porte de son étude.

« Entrez ! » dit le docteur.

— « Hello ! » s’écria joyeusement Frank-Lewis Reeves-Harris. « Bientôt prêt ? »

— « Oui, je suis prêt, Frank-Lewis, » répondit le docteur. « Nous partirons quand vous le voudrez. »

— « C’est bien, Stone, partons ! »

Mme Reeves-Harris recevait, ce soir-là en l’honneur de sa nièce. Ses salons brillamment éclairés et décorés de fleurs, étaient remplis d’amis. Le Docteur Stone parvint enfin auprès de l’hôtesse, qui le reçut avec le plus aimable sourire.

Un individu, à la frappante apparence, causait avec Mme Reeves-Harris. Grand — près de six pieds, pensa le docteur — les traits irréguliers, mais rendus beaux par de magnifiques yeux noirs — pas bruns — et d’une extraordinaire vivacité, une moustache brune, courte et fournie, le visage très-pâle. Cet homme intéressa le docteur un instant… Ces yeux-là, il les reconnaîtrait partout ; leur expression était singulière, d’ailleurs. .. pas tout à fait sinistre… mais…

« Ma foi, » pensait le Docteur Stone « je n’aimerais pas à rencontrer ce monsieur la nuit, au milieu d’un bois, ou dans un endroit isolé… si je n’étais pas armé pour me défendre… Quels singuliers types on rencontre dans la haute société Kentuckéenne ! »

« Le Docteur Stone, » dit Mme Reeves-Harris à l’individu en question et lui présentant le docteur. « Le Comte Anselmo del Vecchio-Castello, Docteur Stone. »

Le Comte Anselmo del Vecchio-Castello salua le Docteur Stone. Le Docteur Stone salua le Comte Anselmo del Vecchio-Castello, puis le Comte del Vecchio-Castello baisa la main de Mme Reeves-Harris et se retira.

Mme Reeves-Harris et le docteur causèrent quelques instants ensemble.

« Ah ! il ne faut pas que j’oublie de vous présenter à ma nièce Docteur ! » s’écria tout à coup Mme Reeves-Harris. Puis, s’adressant à une jeune fille qui était tout près d’elle : “Daphné, ma chérie, je te présente notre ami le Docteur Stone. Docteur Stone, ma nièce Daphné. »

Daphné et le docteur se saluèrent en souriant et comme l’orchestre — que Mme Reeves-Harris avait fait venir, à grands frais de Bowling-Green — jouait le prélude d’un tango, le docteur offrit le bras à Daphné et bientôt, tous deux dansaient à une musique entraînante.

Mme Reeves-Harris avait souri en voyant sa nièce partir au bras du Docteur Stone, car, ce serait la réalisation du plus beau de ses rêves de voir ces deux-là sympathiser ensemble et devenir un jour mari et femme.

Mais, hélas, pour le rêve de Mme Reeves-Harris !…Quand le docteur revint chez lui, ce n’est pas à Daphné qu’il pensa… Malgré sa beauté de blonde, les charmes de Daphné l’avait laissé assez indifférent.

La dernière vision qui passa devant les yeux du Docteur Stone avant de s’endormir, ce fut celle de la radieuse apparition du Green Valley.