L’ange de la caverne/02/07

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 142-147).

CHAPITRE VII

DEMI — LIBERTÉ


Il y avait dix jours que Castello avait quitté la caverne, accompagné de son domestique Goliath ; deux bandits de moins. Samson, ayant reçu l’ordre de surveiller les alentours de la caverne, passait son temps dehors et ne rentrait que pour prendre ses repas et se coucher. Le cuisinier se tenait dans sa cuisine avec René le marmiton. Lucia ne quittait guère sa chambre ; de fait, cette pauvre Lucia allait de mal en pis, depuis le départ de son frère. Comme elle s’était cramponnée à son frère, le matin de son départ cette pauvre Lucia !

« Anselmo ! Anselmo ! » disait-elle, en sanglotant. « Je ne te reverrai plus, mon frère ; j’en ai le pressentiment !! »

Oui, Lucia était bien malade d’une sorte de grippe qui menaçait de devenir une congestion des poumons. La veille, elle avait eu une crise de toux et d’étouffements, suivie d’une forte fièvre, accompagnée de frissons. Éliane eût eu beaucoup de peine à la soigner, si le Docteur Stone n’eût été là, l’aidant de ses conseils. Heureusement, il y avait un cabinet contenant des remèdes de toutes sortes dans la caverne ; heureusement aussi, le Docteur Stone analysait ces remèdes avant qu’Éliane les fît prendre à Lucia.

« Cependant, » écrivait le médecin à la jeune fille, « il faudrait à Lucia le grand air et la chaleur du soleil… Jamais elle ne guérira, dans cette grotte, dont la pierre suinte l’humidité, malgré les poêles électriques. Cette caverne est très-malsaine et une malade ne court aucune chance de guérir ici. »

Éliane essaya de faire entendre raison à Lucia ; mais ce fut peine perdue.

« Lucia, » lui avait-elle dit, la veille, après la crise de toux et d’étouffements qu’elle venait d’avoir, « ne vous découragez pas… Oui, je sais, vous êtes bien malade ; mais, si vous le désiriez, vous guéririez vite… Quittons cette caverne malsaine, Lucia ; le grand air, l’air pur du dehors, et le gai soleil du bon Dieu vous guériraient certainement. »

— « Quitter la caverne ! » s’écria Lucia. « Jamais !… Mon frère… »

— « Eh ! votre frère est loin déjà et c’est vous qui commandez ici. »

— « C’est inutile d’insister, Éliane. Mon frère m’a fait jurer de rester ici jusqu’à son retour et… »

— « Comme vous voudrez, Lucia. C’est pour vous que je parle. Cette caverne est humide… et les humains n’ont pas été créés et mis au monde pour vivre sous terre, ainsi que des bêtes immondes. »

— « Je mourrai ici, plutôt que de désobéir à mon frère, Éliane ! Veuillez, s’il vous plaît ne plus aborder ce sujet. »

— « C’est bien, Lucia, n’en parlons plus. »

« Pauvre Lucia ! » se disait Éliane, tout en rangeant des livres dans la bibliothèque. « Elle se laissera mourir dans cette caverne plutôt que de la quitter… Pourtant, nous l’emmènerons avec nous, malgré elle s’il le faut, si nous partons d’ici. »

S’approchant du couloir où étaient les œuvres de Molière, Éliane appela :

« Monsieur ! »

— « Mlle Éliane ! » répondit la voix du captif.

— « Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre, » dit Éliane. « Lucia est plus mal et nous formons toujours des plans pour partir d’ici… Nous ne partirons pas sans vous, bien sûr ! »

— « Merci, Mlle Éliane… Voilà plus de dix ans — onze ans, douze ans peut-être que je suis ici et… »

— « Si longtemps que cela ! » s’écria Éliane. « O Monsieur, que je vous plains !… Mais, chut ! On vient ! »

C’était Paul qui venait porter le lunch dans la bibliothèque. Le plateau était, comme chaque jour d’ailleurs, chargé de mets de toutes sortes.

« Paul, » dit Éliane en souriant et désignant le plateau, « tu dois me croire affligée d’un colossal appétit ! »

Paul sourit, puis, se penchant à l’oreille d’Éliane, il murmura :

« Vous êtes TROIS ! »

Éliane fut tellement surprise, qu’elle laissa tomber par terre le catalogue qu’elle tenait à la main… comment !  !.. Paul savait !… Il savait, cet enfant, qu’elle avait donné asile à deux prisonniers. « Vous êtes trois… et Éliane ne s’en était pas douté… Paul continuerait à se taire, de cela la jeune fille était convaincue ; mais comment l’enfant avait-il découvert… ».

« Je vous en prie, Mlle Lecour, » dit Paul, « n’allez pas croire que je vous ai surveillée… Certes, non !… Mais, le soir où M. Castello et Mlle Lucia sont sortis, après être allé vous dire que j’avais servi votre goûter dans la bibliothèque, je me rendis à ma chambre… que je partage avec le cuisinier et René, comme vous savez… »

— « Oui, je sais, » répondit Éliane.

— « Mais je ne pouvais dormir… Le cuisinier ronflait et René avait le cauchemar… Je résolus donc de retourner au salon afin de vous demander la permission de prendre un livre dans la bibliothèque… J’avais, avec votre permission, commencé à lire : « Deux ans de vacances » par Jules Verne… c’est si intéressant et il y a de si belles images !… Juste au moment où je sortais de ma chambre, je vous ai aperçue, Mlle Lecour ; vous vous dirigiez vers la bibliothèque… Un monsieur et un garçonnet — un nègre je crois — vous suivaient. »

— « Ah ! » dit Éliane.

Ainsi, Paul avait eu connaissance de tout !… Heureusement, ni Samson, ni les autres n’en avait eu connaissance ; Éliane pouvait se fier à Paul.

« Vous n’êtes pas fâchée, Mlle Lecour ? » demanda Paul, des larmes dans la voix. « Ce n’est pas de ma faute, je… »

— « Fâchée ! Mais non, pauvre enfant ; je suis plutôt soulagée à la pensée que tu sais… Toi aussi, tu désires quitter cette caverne, hein, Paul ? »

— « Si je le désire !… Mlle Lecour, Dieu me préserve de devenir un moonshiner… comme les autres ! »

— « Nous travaillerons ensemble. Demain, je te montrerai la cachette où sont mes prisonniers… On ne sait pas… Je puis tomber malade ou quelque chose de ce genre, et il est bon que tu saches où ils sont cachés… Va, maintenant ; il y a assez longtemps que tu es ici, on finirait pas le remarquer… René… »

— « René tourne autour de la bibliothèque, Mlle Lecour ; je l’ai vu souvent. »

— « Oui, je m’en suis aperçue… Rayon aussi s’en est aperçu, et je vais… »

Comme pour donner raison aux paroles d’Éliane, Rayon se mit à gronder. Éliane se leva d’un bond et elle ouvrit les portières de la bibliothèque, donnant sur le couloir. René était là ; c’était le temps de lui donner une leçon. La personnel de la caverne savait qu’Éliane était la fiancée de Castello. La jeune fille s’était arrangée pour cela, elle avait, ainsi, une certaine autorité dans la caverne ; elle allait en profiter :

« Que fais-tu dans cette partie de la caverne ? » demanda-t-elle, sévèrement, à René.

— « Mais… je… » balbutia le marmiton.

— « Retourne à la cuisine immédiatement… immédiatement, tu m’entends ? »

— « Paul est bien ici, lui ! » répondit, effrontément, le marmiton.

— « Paul a reçu de M. Castello l’ordre de me servir, » dit Éliane. « Retourne à la cuisine ! Si je te vois encore dans cette partie de la caverne, je te fais enfermer par Samson. » — René avait une peur bleue de Samson. — Cette demi-liberté dont on jouissait depuis le départ de Castello était douce au cœur d’Éliane ; mais il était écrit qu’elle serait de courte durée, hélas ! .

Un matin, Éliane aperçut Samson qui se promenait dans la caverne. Qu’est-ce que cela voulait dire ?… N’avait-il pas reçu l’ordre de surveiller les alentours de la grotte ?… Que faisait-il ?… Il semblait être partout à la fois : dans le salon, près de la chambre de Lucia, à la porte de la bibliothèque, partout… Qu’y avait-il ?’… Éliane voulut le savoir, et quand Paul vint apporter son lunch, elle écrivit sur un bout de papier : « Que fait Samson dans la caverne ? » Et voici la réponse de Paul, qu’il écrivit… car on n’avait plus la liberté de causer depuis que Samson rôdait aux alentours :

« Il pleut dehors, » écrivit Paul. « C’est un véritable déluge, paraît-il ; jamais il n’a tant plu dans le Kentucky. Les rivières et les lacs débordent, les routes sont inondées et de véritables torrents descendent des montagnes. Un vrai déluge, quoi ! Samson ne peut se tenir dehors et c’est pourquoi il a élu domicile dans la caverne… Que Dieu nous en délivre bientôt ! » Samson fut trois jours dans la caverne. Le quatrième jour, il sortit enfin et Éliane retrouva la demi-liberté qui lui était si chère.