L’ange de la caverne/02/08

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 147-151).

CHAPITRE VIII

LES NOUVEAUX HABITANTS DE LA CAVERNE


Il se passait quelque chose d’étrange dans la caverne… de très-étrange même… Quelque chose qui effrayait Éliane… sans qu’elle pût dire la raison de sa frayeur… Elle n’aimait plus être seule dans aucune des pièces de la caverne. Quand elle se tenait dans la bibliothèque, ce n’est qu’à l’heure de remettre les provisions au Docteur Stone qu’elle abaissait les nattes en paille ; à part cela, elle tirait les portières seulement… comme pour s’assurer une issue, en cas d’alerte. La jeune fille ne se promenait plus avec confiance dans les couloirs non éclairés de la grotte ; elle ne s’aventurait dans aucune des chambres sans avoir préalablement inondé cette chambre d’un flot de lumière. Il y avait une présence invisible dans la grotte et cette présence, même Rayon semblait la pressentir et la craindre. Le petit chien ne gambadait plus joyeusement, comme autrefois ; il se tenait près de sa jeune maîtresse, couché à ses pieds ou collé à ses jupes et il grondait et geignait presque continuellement. Rayon n’occupait plus son lit dans la chambre d’Éliane ; il se pelotonnait peureusement au pied du lit de sa maîtresse. Celle-ci avait protesté d’abord ; mais la pauvre petite bête avait l’air tellement effrayé, qu’Éliane l’avait laissé faire.

Un jour, alors qu’Éliane était dans sa chambre, elle entendit un grand bruit dans la bibliothèque et elle courut voir ce qui s’y passait. Une demi-douzaine de livres étaient tombés sur le sol. Ces livres avaient été rangés avec ordre, à côté de tant d’autres pourtant et rien ne pouvait expliquer pourquoi ils étaient tombés ainsi.

Durant la nuit de ce même jour, tous, dans la caverne, furent éveillés brusquement par un vacarme inusité. Ce bruit venait de la cuisine : un monceau d’assiettes de fer blanc et de petites casseroles étaient tombées, sans cause apparente.

Oui, il y avait quelque chose d’étrange qui se passait dans la caverne !…

Combien de fois, en arrivant inopinément dans une chambre, Éliane avait cru entendre des pas s’éloignant à la hâte !… Combien de fois, la nuit, elle avait entendu des pas aussi, dans sa chambre, autour de son lit !… Combien de fois elle avait senti quelqu’un ou quelque chose frôler les couvertures de son lit !… Et cela devint tellement énervant, à la fin, que la jeune fille n’éteignait plus ses lumières pour dormir.

Un soir qu’Éliane s’amusait, au piano, à composer une rêverie, les yeux fixés sur l’Ange de la Caverne, elle vit distinctement les lourdes portières encadrant ce tableau s’agiter, comme si elles eussent été secouées brusquement par d’invisibles mains… La jeune fille pensa aussitôt à la partie inhabitée de la caverne… Qui sait ?… Peut-être quelque pauvre malheureux y était-il emprisonné comme l’avait été le Docteur Stone et son nègre Bamboula ?…

Éliane s’approcha jusqu’au pied du mur supportant l’Ange de la Caverne et demanda :

« Qui est là ? »

Nulle réponse ne vint à son appel. Les portières furent, encore une fois, secouées brusquement… et ce fut tout.

« Heureusement, je ne crois pas aux revenants ! » se disait Éliane. « Combien je déteste ce qui me semble mystérieux ou inexplicable, cependant !… Mais, peut-être suis-je devenue un tant soit peu imaginaire, à force de vivre dans cette caverne… De fait, c’est assez pour perdre l’esprit tout à fait que de vivre ainsi, sous terre, sans jamais voir le soleil et sans respirer l’air vivifiant du dehors. Suis-je vraiment menacé de perdre la raison ?… Ces bruits mystérieux, ces… Mon Dieu, ayez pitié de moi… et de nous tous qui sommes prisonniers dans cette caverne !… Ah ! qui m’expliquera ce qui se passe ici ?… »

L’explication n’allait pas tarder.

Le lendemain — il pouvait être quatre heures de l’après-midi — Éliane était occupée à numéroter les livres qui se trouvaient près de la pierre à bascule quand, soudain, la pierre bascula sur ses pivots et Bamboula sauta sur le plancher de la bibliothèque. Éliane faillit crier, tant sa surprise fut grande. Une véritable terreur se lisait dans les yeux du petit nègre, et ce fut les lèvres tremblantes qu’il balbutia :

« Damoiselle ! Damoiselle !  ! Bamboula pli di tout rester là, » dit-il, en désignant la cachette. « Bamboula li a trop peur ! »

— « Qu’y a-t-il, Bamboula ? Qu’y a-t-il ? » s’écria Éliane. « Le Docteur Stone… »

À ce moment, le Docteur Stone apparut à l’ouverture de la cachette.

« Mlle Éliane, » dit-il, « Bamboula a raison ; il est impossible pour nous de rester plus longtemps dans cette cachette… Voyez ! »

Le médecin pressa sur le ressort de sa lampe électrique, éclairant ainsi tout l’intérieur de la première chambre de la cachette… Éliane jeta un cri, cri de dégoût et de terreur en même temps : à la faveur de la lumière électrique, elle aperçut une douzaine de rats ; ces rats semblaient avoir élu domicile dans la cachette. D’autres rats, morts ceux-là, gisaient un peu partout.

« Nous sommes parvenus à en tuer quelques-uns, Éliane, » dit le Docteur Stone ; « mais leur nombre va toujours se multipliant… Ce pauvre Bamboula a été mordu à la jambe et à la joue. »

Tout en parlant, le Docteur Stone avait sauté sur le sol de la bibliothèque, à son tour, puis il fit basculer la pierre.

« Hélas ! » s’écria Éliane, « je comprends tout maintenant : la caverne entière est infestée de ces immondes bêtes ! »

Oui… Ces pas légers entendus si souvent, ces frôlements sur son lit, la nuit, ces livres qui tombaient d’eux-mêmes ainsi que cette batterie de cuisine… Ces portières que des mains invisibles semblaient agiter… Cette frayeur de Rayon… On peut hausser les épaules quand une femme s’évanouit à la vue d’une souris, sans doute ; mais, même les plus braves ont horreur des rats… Ces sales bêtes se défendent, même elles attaquent. J’avais un petit chien, moi, qui avait été mordu au nez par un rat. Il a fallu le conduire chez le vétérinaire, tant il souffrait. La morsure du rat distille le poison, et quoique cette morsure n’ait pas toujours des résultats mortels, souvent, ces résultats sont assez sérieux…

La caverne était infestée de rats ; il fallait trouver le moyen d’en sortir au plus vite !

Éliane sonna Paul et celui-ci arriva aussitôt à la bibliothèque. Il ne parut pas surpris en apercevant le Docteur Stone et Bamboula, avec qui il avait fait connaissance depuis quelques jours.

« Paul, » demanda Éliane au petit marmiton, « t’es-tu aperçu de ce qui se passe dans la caverne depuis quelque temps ? »

— « Oui, Mlle Lecour, « répondit Paul. « Depuis cette sorte de déluge qui a fondu sur le Kentucky, la caverne est infestée de rats… Ces sales bêtes, effrayées par ce déluge et menacées d’être noyées, ont cherché refuge ici, par milliers ! »

— « Qu’allons-nous devenir ? » s’écria Éliane.

— « Il faut partir, Mlle Lecour, » dit Paul, « partir sans retard ! »

— « Partir ! C’est bientôt dit !  ! »

— « Écoutez, Mlle Lecour : à force de patience, je suis venu à bout de découvrir le moyen d’ouvrir et de fermer les portes de cette caverne, » dit Paul.

— « Vraiment ! ” s’écria Éliane. « Alors, nous sommes libres ! »

— « Samson veille dehors, Mlle Lecour… Si nous pouvions éloigner Samson… »

— « Rien ne serait plus facile que d’éloigner ce colosse, il me semble, Mlle Éliane, » dit le Docteur Stone. « Envoyez-le quérir un médecin pour Lucia… à Bowling Green, par exemple… »

— « Oui ! Oui ! » s’exclama Paul.

— « Mais, Samson n’obéira pas à un ordre venant de moi ! Il faudrait qu’il lui vint de Lucia… et Lucia ne donnera jamais pareil ordre, j’en suis convaincue. »

— « Alors, il faut lui dire à Lucia ce qui se passe ici. » Ceci du Docteur Stone.

À ce moment, la voix de Lucia se fit entendre ; elle appelait à l’aide, d’une voix effrayée.

« Éliane ! Éliane ! Pour l’amour de Dieu ! Éliane ! »

— « Je viens, Lucia ! » cria Éliane.

Arrivée dans la chambre de Lucia, elle aperçut celle-ci assise sur son lit, les yeux démesurément ouverts. Lucia était blanche jusqu’aux lèvres ; quelque chose l’avait grandement effrayée.

« Éliane ! Éliane ! » s’écria-t-elle, en se cramponnant à la jeune fille. « Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! Des rats ! Des rats !  ! »

Puis, tranquillement, Lucia perdit connaissance.