L’ange de la caverne/02/09

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 151-156).

CHAPITRE IX

LA DÉCISION DE LUCIA


Quand Lucia revint à la connaissance des choses, elle sembla, tout d’abord, ne pas se souvenir de ce qui l’avait tant effrayée ; mais bientôt, la mémoire lui revint, car, de nouveau, elle se cramponna à Éliane en criant :

« Des rats ! Des rats ! »

— « Pauvre Lucia ! » dit Éliane. « Vous avez eu le cauchemar, n’est-ce pas ? »

— « Non ! Non ! » s’écria Lucia. « J’étais éveillée, éveillée comme je le suis en ce moment… Les lumières étaient éteintes ; seul, le poêle électrique éclairait ma chambre… Tout à coup, quelque chose sauta sur mon lit… Comme j’étais couchée, je ne pouvais pas voir ce que c’était et j’ai cru que c’était Rayon, votre petit chien… Vous le savez, Éliane, j’ai peur des chiens ; mais Rayon n’est pas méchant… Tout de même, je voulus le chasser et, pour ce faire j’étendis la main afin de le repousser… Ciel ! « s’écria-t-elle, le visage tout défait, au souvenir de ce qui s’était passé, « au lieu de votre petit chien, c’étaient des rats qui avaient sauté sur mon lit… des rats !  ! »

Pauvre Lucia ! Ses dents claquaient et elle ne cessait de trembler.

« Des rats, Éliane ! Des rats ! » ne cessait-elle de dire.

— « Hélas, Lucia, la caverne est infestée de rats. »

— « La caverne infestée de rats, de ces bêtes immondes ! Qu’allons-nous devenir ?… Ils vont nous dévorer vivants !… Que faire ?… Mon Dieu ! Que faire ?…

— « Quitter la caverne sans retard ; voilà ce qu’il faut faire… Laissons la place aux rats ; ils ont trouvé ici un refuge digne d’eux… Partons, Lucia, partons ! »

— « Partir ! C’est impossible ! Que dirait Anselmo mon frère ? »

— « Votre frère !… Ah ! ne me parlez plus de votre frère, Lucia ! Il vous a quittée alors que vous étiez déjà malade et… Écoutez, Lucia, si vous ne voulez pas quitter cette caverne, moi, je pars, et, je vous en avertis, je vous emmène de force, car, je ne vous laisserai pas ici, sans soins… devenir la pâture des rats ! » — « Mais, Éliane, Samson veille dehors et il ne laissera personne quitter la caverne, je sais. »

— « Lucia, » dit Éliane, « ne m’avez-vous pas dit que vous vous étiez fait soigner déjà par le Docteur Jackson de Bowling Green ? »

— « Oui, le Docteur Jackson est mon médecin, » répondit Lucia.

— « Alors, donnez à Samson l’ordre d’aller chercher votre médecin… Vous êtes malade, Lucia et avez certainement besoin d’un médecin… Mais, bien avant que Samson soit rendu à Bowling Green, nous serons partis… Décidez-vous, Lucia !… Samson sera de retour à la caverne dans une heure maintenant ; donnez-lui l’ordre d’aller à Bowling Green et, je vous le promets, ce soir même, vous coucherez dans une maison bien aérée… à l’abri des rats. »

— « Que dira mon frère, Éliane ? »

— « Laissez-le dire !… Eh ! bien, que décidez-vous, Lucia ? »

— « Nous partirons, Éliane, nous partirons » !… Je le sais bien, je mourrai bientôt ; chaque jour, je me sens de plus en plus faible… Mais mon cadavre ne servira pas de pâture à ces… Éliane ! Éliane !… Oui, oui, nous partirons, nous partirons !  ! »

— « C’est bien, Lucia. Aussitôt que Samson entrera, je lui dirai que vous avez à lui parler… Envoyez Samson à Bowling Green… qu’il prenne la limousine… Il nous restera l’auto-fourgon ; c’est celui-là dont nous aurons besoin pour opérer le… sauvetage. »

— « Le cuisinier, Éliane ?… C’est un fier bandit, un colosse, lui aussi. »

— « Je vous l’ai dit, Lucia, donnez l’ordre à Samson d’aller quérir votre médecin ; le reste, je m’en charge… Maintenant, je vais vous laisser pour quelques instants, mais, n’ayez aucune crainte. Vos lumières resteront allumées et vous n’aurez qu’à m’appeler si vous avez besoin de moi. »

Éliane revint, triomphante, à la bibliothèque. Elle avait décidé Lucia à quitter la caverne ! La nouvelle fut bien accueillie par le Docteur Stone.

« Nous nous fions à toi, Paul, » dit Éliane au petit marmiton, « pour nous ouvrir les portes… Quant au cuisinier et à René, tâche de trouver un moyen de les enfermer dans la cuisine ou ailleurs. Je laisserai un mot à l’adresse de Samson, l’avertissant de l’emprisonnement de ces deux drôles et… O ciel ! Dire que nous allons, ce soir même, quitter cet enfer !  ! »

« Nous irons droit chez moi, » dit le Docteur Stone. « J’avertirai ma ménagère Hannah et tout sera prêt pour recevoir notre malade, à notre arrivée… Vous m’avez dit, n’est-ce pas, Mlle Éliane, que le téléphone était dans l’étude de Castello ? » — « Oui, c’est là qu’est le téléphone, Docteur Stone. » Puis, s’adressant à Paul. « Sais-tu conduire une automobile ? »

— « Oh ! oui, Mlle Lecour, » répondit Paul.

— « Alors, aussitôt après le départ de Samson, tu conduiras le fourgon à la porte de la caverne ; nous y transporterons Lucia sur un matelas. »

— « À vos ordres, mademoiselle, » répondit Paul.

— « Maintenant, Paul, va rejoindre le cuisinier et René afin de ne pas attirer l’attention en restant trop longtemps à la bibliothèque ; mais, tiens-toi prêt à… tout. »

— « Bien, Mlle Lecour, » dit Paul, en se retirant.

« Je vais avertir le captif, » dit Éliane au Docteur Stone. « Quel bonheur de lui annoncer une si bonne nouvelle ! »

S’approchant du petit couloir, Éliane appela :

« Monsieur ! »

Aussitôt, le Docteur Stone entendit des pas qui s’approchaient et une voix répondit :

— « Mlle Éliane ! »

— « Monsieur, » dit la jeune fille, « tenez-vous prêt à nous accompagner bientôt… Nous allons tous quitter la caverne dans une heure ou deux… Tous ; je veux dire : Le Docteur Stone et son nègre Bamboula, Lucia, Paul, le petit marmiton, vous et moi. »

— « Vraiment ! Vraiment, Mlle Éliane !  !… Ah ! quel bonheur ! Ce n’est pas tenable ici… Les rats… »

— « Oui, je sais, je sais !… Nous partirons certainement… Le Docteur Stone nous offre l’hospitalité chez lui, à Smith’s Grove. » — « Veuillez présenter mes remerciements anticipés au Docteur Stone, Mlle Éliane… et merci pour la bonne nouvelle !… Je serai prêt. »

— « Au revoir alors, monsieur ! »

— « Au revoir, Mlle Éliane, Ange de cette caverne ! »

— « Si vous le voulez bien, Docteur Stone, » dit Éliane au médecin, vous vous cacherez derrière ces portières, avec Bamboula, pour le moment. Moi, je vais faire ma valise et aussi celle de Lucia, afin que rien ne nous retarde, quand arrivera l’heure de partir… Il est six heures moins vingt minutes, » ajouta-t-elle ; « Samson sera ici dans un quart d’heure à peu près. »

— « À bientôt, Mlle Éliane, » dit le Docteur Stone, en se dirigeant vers les portières, suivi de Bamboula. « Dieu vous garde ! »

— « Que Dieu nous garde tous et nous conduire en sûreté hors de la caverne ! » ajouta Éliane solennellement.

— « Amen ! » répondit le Docteur Stone, non moins solennellement.

Il était six heures moins cinq minutes quand Éliane entendit glisser sur ses rainures la porte d’entrée de la caverne : c’était Samson qui arrivait.

Ainsi qu’il en avait pris l’habitude, le colosse parcourut la caverne d’une extrémité à l’autre, donnant à chaque pièce un coup d’œil d’inspection. Au moment où il passait devant la chambre de Lucia pour la deuxième fois, Éliane apparut sur le seuil de cette chambre et lui dit d’une voix qu’elle parvint à rendre indifférente :

« Samson, Mlle Lucia désire vous parler. Entrez. »

Samson entra. En apercevant Lucia, il ne put retenir un mouvement de surprise, tellement il la trouva changée… Oui… Mlle Lucia était méconnaissable, tant elle avait maigri… Mlle Lucia se mourait, c’est sûr ; elle avait l’air d’être à la dernière extrémité !

« Samson, » dit Lucia au colosse, « après que tu auras soupé, tu prendras la limousine et iras à Bowling Green chercher le Docteur Jackson… Qu’il vienne immédiatement.. Je me meurs, je crois… »

— « Mais, Mlle Lucia… » murmura Samson, « M. Castello m’a défendu de laisser aucun étranger pénétrer dans la caverne durant son absence ! »

Éliane sentit la colère l’envahir, à cette réponse de Samson. « Misérable valet ! » s’écria-t-elle. « Allez-vous laisser mourir votre maîtresse sans secours, sans médecin ?… Est-ce que M. Castello pouvait prévoir que sa sœur… »

— « C’est bon ! C’est bon, Mlle Lecour ! » répondit Samson. « Je vois bien que Mlle Lucia est très-mal et, comme vous le dites, nous ne pouvons pas la laisser souffrir ainsi… Je pars tout de suite… Je n’ai pas faim ; je prendrai une bouchée quand je reviendrai seulement… Si le Docteur Jackson n’est pas chez lui, Mlle Lucia, » demanda-t-il ensuite, « irai-je chez un autre médecin ? »

— « Non ! Non ! » répondit Lucia, qui faisait l’admiration d’Éliane par la manière dont elle entrait dans son rôle, malgré qu’elle fut si malade. « Tu attendras le Docteur Jackson et le ramèneras ici ; il est le seul médecin auquel j’ai confiance. »

— « S’il ne m’arrive rien, je serai de retour dans moins de trois heures, Mlle Lucia, » dit Samson, en se retirant.

Et bientôt, grâce à Paul, qui avait entr’ouvert la porte de la caverne, on put entendre le bruit de la limousine sur le pont reliant les deux bords du gouffre, défendant l’accès de la grotte…

Samson était parti ; on était libre de quitter la caverne !