L’appel de la race/Préparatifs de bataille

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(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 141-181).



Préparatifs de bataille

La lutte scolaire en Ontario traverse sa période la plus aiguë. Dans l’ombre continuent de s’agiter autour de la minorité française, les mêmes influences hypocrites et malfaisantes. Depuis quelques mois, il ne se passe guère de semaines où des vexations nouvelles ne s’ajoutent aux anciennes. Pour réduire la commission scolaire d’Ottawa qui refuse d’appliquer le règlement XVII, le gouvernement de Toronto n’a pas hésité à violer les droits des parents. Il a déclaré dissoute la commission élue par le suffrage des contribuables ; il lui a substitué une commission de son choix, où, sur trois membres, ne siège qu’un seul Canadien français. Par bonheur ces attentats arbitraires ne font pas fléchir, parmi les persécutés, la volonté de résistance. La « petite commission », ainsi que le bon peuple l’appelle tout de suite, tente en vain de s’emparer des écoles. Les mères de famille s’en constituent les gardiennes. Devant cette armée d’un nouveau genre, la police n’ose passer. Le « petite commission » s’efforce alors de suborner les instituteurs et les institutrices. L’appas des gros salaires ne peut rien sur le désintéressement des religieux et des religieuses, des maîtres et des maîtresses laïcs. Tous et toutes préfèrent enseigner, sans un sou de rétribution, plutôt que de se soumettre à la loi inique. Cependant la commission gouvernementale réussit à s’emparer des fonds scolaires. Bientôt les écoles libres, réduites par la famine, sont contraintes de fermer leurs portes ; et des milliers d’enfants sont renvoyés à leurs parents.

Les bambins et les bambines en congé ne perdent pas leur temps. L’heure est à la vaillance, à la crânerie. Pendant que les petites filles, en longues files, envahissent les églises et vont prier pour le salut de la « Cause », les petits gars mobilisent les grandes voitures de livraison, les ornent de drapeaux, de banderolles porteuses de légendes vibrantes, et les voici qui paradent à travers les rues de la capitale. Un jour, on les a vus défiler jusqu’auprès des murs du Parlement. Pressés les uns contre les autres, debout, les enfants agitaient leurs drapeaux, sous la neige tombante, et criaient à tue-tête : « Nous voulons les Frères et les Sœurs ». « Nous voulons nos maîtres et nos maîtresses ». « Nous voulons la liberté » — Les passants s’arrêtaient pour regarder aller la manifestation. Les uns se découvraient et applaudissaient avec fierté ; d’autres ronchonnaient quelques imprécations torontoniennes, scandalisés que la police tolérât de pareils désordres.

Près du Musée Victoria, devenu temporairement le siège des Communes, deux hommes suivaient des yeux les voitures des petits manifestants. Les cris des enfants montaient clairs et stridents vers le parlement de la nation, cependant que les grands murs grisâtres percés de fenêtres derrière lesquelles brillaient çà et là quelques lumières, restaient impassibles et hautains, image de la force qui méprise le droit. L’un des deux hommes dit à l’autre tout à coup :

— Lantagnac, vous le voyez : aujourd’hui les puissants, derrière ces murs, ne se dérangent guère. Ils font comme si ces cris n’arrivaient pas jusqu’à eux. Patience et vous verrez. Si Dieu le veut, — et il le voudra plus tôt qu’on ne le croit — ces enfants et leur cause auront leur audience au parlement. Ils l’auront, ne serait-ce que pour apprendre aux puissants qu’il y a des forces morales qu’on n’écrase pas, même en ce pays.

L’homme qui venait de prononcer ces paroles, avait parlé avec une singulière conviction. Une combativité contagieuse se dégageait de toute sa personne, de sa figure surtout où se mêlaient la bonhomie, l’ardeur méridionale, la vaillance exubérante du mousquetaire.

— Et que voulez-vous dire, Genest ? — car celui qui venait de parler, était bien le président de la commission scolaire d’Ottawa, — que voulez-vous dire avec cette audience ? avait demandé le député de Russell.

— Oh ! j’ai parlé peut-être un peu vite, fit le président, souriant ; un autre vous renseignera. Mais il est bon, ai-je pensé, que les hommes comme vous soient avertis et tiennent leur poudre sèche. Souvenez-vous bien.

Il serra la main du député et continua son chemin.

— Qu’a-t-il voulu dire ? se demandait de nouveau Lantagnac pendant que, songeur, il rentrait à ses bureaux. Instinctivement il rapprochait cette parole, d’une autre prononcée par le sénateur Landry, le jour où celui-ci l’avait prié de poser sa candidature dans Russell. « Le prochain acte de la tragédie scolaire se jouera au parlement fédéral », lui avait déclaré le sénateur. Depuis ce jour-là, bien des fois le député a songé à cette suprême manifestation. À quelle heure, sous quelle forme viendrait-elle ? Dans les premiers temps Lantagnac la voyait venir avec bonheur, comme une éclatante occasion de confesser sa foi patriotique et de réparer les erreurs de sa vie. Hélas ! son désir n’était plus le même, maintenant que les misères de son foyer lui faisaient voir le péril de toute grande action publique. À partir de ce moment, la parole du président Genest ne cessa de lui revenir, comme une énigme troublante.

Cependant les jours passaient ; l’on arrivait à la fin d’avril. Au parlement la session touchait à sa fin. D’après les pronostics les plus vraisemblables, il ne paraissait point qu’elle pût atteindre le mois de juin. Parmi les chefs de la lutte scolaire, le mot d’ordre fut de se hâter. Un après-midi, Lantagnac vit entrer à son étude de la rue Elgin, le président de l’Association d’Education. Le sénateur, homme de lutte, était rayonnant. Sans perdre un instant, il alla droit au but ;

— Vous vous rappelez, Lantagnac, notre dernière entrevue. Je vous avais prévenu que la grande phase de la question scolaire se déroulerait au parlement… Eh bien, nous y sommes. J’ai vu Laurier, il marchera. Ernest Lapointe présentera la résolution ; Paul-Emile Lamarche aussi parlera. En serez-vous ?

Lantagnac se contint le mieux qu’il put. Sur un ton très détaché il demanda :

— Attendez-vous beaucoup de cette manifestation ?

— Beaucoup ? répondit le sénateur, c’est peut-être trop. Nous attendons tout de même quelque chose. En pays constitutionnel, je ne vous l’apprends pas, il faut compter avec la force de l’opinion. Le débat éclairera peu ou point nos ennemis ; mais portée sur cette grande scène, la question ontarienne devient inévitablement une question nationale. La bonne volonté du Québec en sera soutenue et nos gens en éprouveront du réconfort. Mon cher de Lantagnac, permettez à un ancien militaire de vous citer un vieil axiome : « À la guerre c’est le moral des troupes qui importe avant tout ». Et ce moral, n’est-ce pas, ce sont les chefs qui le font ?

— Sans doute, répondit le député, toujours sur la réserve. Puis, élevant la voix pour mieux dompter son émotion :

— Mon cher sénateur, vous connaissez mon dévouement à la cause française. C’est un grand honneur que vous proposez à un pauvre néophyte. Permettez cependant que je vous demande quelques jours de réflexion. Peut-être savez-vous un peu ce qui se passe chez moi ? À l’heure où je vous parle, je ne suis pas l’unique maître de mes décisions.

Le sénateur s’était levé pour prendre congé ; il tendit la main au député.

— Mon cher de Lantagnac, lui dit-il, avec une profonde sympathie, je sais et je vous comprends. Songez seulement que nous tenons beaucoup à votre parole ; elle est la force et l’honneur de notre cause.

— Merci, répondit simplement le député ; aussitôt que ma réponse sera prête j’irai moi-même vous la porter.

Le sénateur sortit.

Le 23 avril la résolution d’Ernest Lapointe était déposée sur le bureau de la Chambre et l’on en fixait la discussion au 11 du mois de mai. Dès le lendemain, la nouvelle courait déjà par toute la presse du pays. Les journalistes toujours pressés d’affriander le public, dressèrent, sans plus tarder, une liste des orateurs du prochain débat. Le nom du député de Russell figura en première ligne.

Le lendemain soir de son entrevue avec le sénateur, Lantagnac put lire la liste dans tous les journaux de la capitale. Résigné d’avance à quelque bruit autour de son nom, il ne laissa pas d’être troublé profondément par cette publicité tapageuse. Aujourd’hui même, quelque dures qu’aient été depuis lors les épreuves de son existence, Lantagnac ne songe point à cette première quinzaine du mois de mai 1916, sans que lui revienne l’amertume d’une vraie période d’agonie.

Pendant ces jours de longue attente, il put vérifier, par la plus douloureuse des expériences, combien la recherche du devoir est plus crucifiante que son accomplissement. Quelle réponse irait-il porter au sénateur ? Ce fut la question obsédante qui ne cessa de lui torturer l’esprit. Prendrait-il part au débat ou choisirait-il de s’abstenir ? D’un côté comme de l’autre le problème se présentait à lui hérissé des plus épineuses difficultés, traînant le plus formidable ensemble d’éléments tragiques. Parler, c’était réintroduire à son foyer les malaises de son élection, c’était peut-être brusquer entre lui et Maud des actes irréparables. Il pouvait prévoir les sourdes menées de William Duffin auprès de sa femme et de ses enfants. L’irlandais dont l’activité sournoise continuait de se trahir partout dans la lutte scolaire, devait redouter plus que personne un débat qui menaçait d’établir les responsabilités.

— Duffin, se disait Lantagnac, fera un bruit d’enfer parmi les miens ; il me sait au courant plus que personne de ses agissements.

En outre, Virginia en avait prévenu son père, l’annonce du prochain débat, le rôle qu’y devait tenir le député de Russell, avaient produit une vraie commotion dans la famille Fletcher. Un de ces derniers matins, après une nuit de mauvais sommeil, sans doute, le vieux Davis s’était livré à une scène violente en prenant son « porridge ». Ce matin-là il trouvait son bouilli d’avoine mal cuit, franchement détestable. Et, reliant la mauvaise humeur de son estomac à ses mauvais rêves de la nuit, le vieux Davis avait, une fois de plus, levé les mains au ciel et proclamé la ruine prochaine de toute la famille Fletcher :

— On est las, s’écriait-il en gémissant, on est las au gouvernement de voir que nous laissons toujours ce Lantagnac aller son train, que nous ne faisons rien pour l’arrêter.

Et le vénérable comptable-adjoint ajoutait, d’un ton funéraire :

— Le ministre m’en a parlé, vous savez. Cela veut dire que ça sent mauvais pour les Fletcher.

Puis, se redressant aussitôt, le vieillard avait proféré sur le ton de la menace :

— On verra pourtant si je suis le maître dans ma famille.

L’attitude de Maud inspirait les pires craintes à Lantagnac. Les premiers symptômes qu’il avait perçus chez elle d’une reprise du sentiment de race, ne faisaient que s’aggraver avec le temps. L’illusion n’était plus possible. Maud n’obéissait pas uniquement aux poussées du despotisme féminin, non plus qu’aux colères de sa famille ou aux prédications insinuantes de Duffin ; elle était dominée, possédée, par le dur orgueil ethnique, sorte de fanatisme entier et hautain qui la rendait agressive contre tout sentiment, toute action de qualité française. Lantagnac avait pu, tout récemment encore, mesurer l’obstination implacable de Maud. Ce jour-là il était question de prendre à leur service une nouvelle fille de chambre ; il avait osé demander :

— Parlera-t-elle français, celle-ci ?

La figure subitement empourprée, Maud avait froncé les sourcils, et répondu sèchement :

— Je croyais, Monsieur, que ces choses ne regardaient que moi seule.

La fille de chambre arriva le lendemain ; elle ne parlait qu’anglais.

Après les menaces peu déguisées sur lesquelles avait pris fin leur première entrevue, Lantagnac pouvait-il l’ignorer ? Maud serait capable de se porter à tous les excès. S’il osait parler le 11 mai, de nouveau elle se croirait méconnue, provoquée et, sans le moindre doute, ce serait entre eux la séparation, le partage des enfants avec tout ce qu’il entraîne de disputes et de froissements douloureux ; ce serait les cancans du public toujours pressé de greffer des incidents passionnels sur ces drames de famille.

— Mais alors, reprenait Lantagnac, devrai-je m’abstenir, annoncer à Landry que je ne puis accepter ?

Et il songeait tout de suite qu’une abstention dans les circonstances voulait dire sa mort politique, et la mort dans le déshonneur. Sa promesse solennelle aux électeurs de Russell lui revenait en mémoire à toute heure du jour : — « Si vous m’envoyez au parlement, s’était-il écrié devant eux, je ne m’engage qu’à une chose mais j’y mets ma parole de gentilhomme : je serai avant tout le défenseur de vos droits scolaires ». Cette promesse, il se rappelait l’avoir promenée d’un bout à l’autre du comté, et, il le savait encore : son élection n’avait tenu qu’à la foi de cet engagement. Or, le moment pouvait-il mieux se prêter au rachat de sa parole ? L’heure était grave au plus haut point. Si, lui, le défenseur attitré de la minorité ontarienne au parlement, se taisait, pouvait-on demander aux autres de parler ? Il se rappelait ce dernier soir où il rentrait à sa maison. Au moment d’ouvrir la petite barrière de son parterre, il avait aperçu qui s’en venait vers lui, sur le trottoir, Sir Wilfrid Laurier, dont la demeure était là, tout près, sur l’avenue voisine. Le vieux chef libéral lui avait dit en lui tendant la main, avec sa belle aisance aristocratique :

— Eh bien, mon cher de Lantagnac, nous allons donc combattre sous le même drapeau ! Croyez que j’en suis très honoré.

Et le grand vieillard avait passé. Lantagnac avait bredouillé, il ne savait trop ni quelle réponse, ni quelle excuse. Et pendant que lentement il rentrait chez lui, il regardait s’éloigner la haute silhouette olympienne, déjà triste comme un arbre qui s’effeuille. Chaque jour accréditait alors la rumeur d’une désertion qui se consommait autour du grand homme ; on disait et l’on répétait que tous ses lieutenants anglais se préparaient à le trahir, et que lui, considérant maintenant sa vie, des hauteurs de l’infortune, la jugeait sévèrement et, parfois même, prononçait, devant ses plus intimes, le mot de faillite. Le spectacle d’un tel homme ressaisi, lui aussi, sur la fin de son existence, par le sentiment de la race, lui qu’on tenait responsable plus que tout autre, de l’état d’âme de ses compatriotes, ce spectacle remuait étrangement Lantagnac et le faisait rougir de ses hésitations. S’abstenir ? non, il ne le pouvait point, surtout après l’incident du Loyola. Que dirait-on parmi le peuple français d’Ontario ? Que dirait toute la population canadienne-française ? Ne serait-ce pas confirmer tous les soupçons malheureux, qu’à la suite de cette affaire, il n’avait pu empêcher de courir ? « Oui », diraient les braves gens et tous les envieux qui jalousaient son crédit, sa popularité encore jeune mais déjà si grande, « oui », dirait-on, « ce Lantagnac ressemble à tous les autres. C’est un politicien comme tous ceux de son espèce. Voyez, il sert mieux en paroles qu’en actes. Ce qu’il prêche, il n’a pas le courage de le pratiquer ». Distinctement, le député entendait la rumeur publique qui monterait autour de son nom. Et la seule pensée qu’on pourrait le soupçonner dans sa loyauté mettait une sueur froide au front de ce fier gentilhomme.
Quoi donc ! N’était-ce pas trop déjà que ses meilleurs amis parussent douter de son courage ? Quel autre sens pouvait-il donner aux paroles du président Genest, cet après-midi de l’hiver dernier, lors de la manifestation des enfants ? Pourquoi cet avertissement si longtemps à l’avance, sinon pour préparer de longue main un homme dont les chefs, évidemment, se sentaient moins que sûrs ?

Un après-midi qu’enfermé dans son cabinet de travail, Lantagnac reprenait, pour la centième fois peut-être, l’angoissante alternative, il entendit s’ouvrir et se fermer le portillon de l’enclos du parterre. Son cabinet situé au deuxième étage donnait sur la rue. Il se pencha vers sa fenêtre ouverte et aperçut William Duffin qui s’en allait sur le trottoir, visiblement affairé.

— Tiens, se dit-il, le beau-frère qui vient de machiner encore quelque sape.

Lantagnac exprimait là beaucoup plus qu’un pressentiment. Depuis quelques jours, il le savait, Duffin voyait Maud fréquemment. Il avait avec elle, dans un coin du grand salon, de longs entretiens. Quels plans, quels projets nouveaux hantaient à ce moment l’esprit de l’Irlandais ? Lantagnac se le demandait, non sans beaucoup d’inquiétude. N’était-ce pas une conviction pour lui que la présence de Duffin quelque part faisait pressentir une sournoiserie comme sa gaine fait deviner le poignard ?

Duffin qui se donnait depuis quelque temps, auprès du vieux Davis, comme le soutien et surtout le conseiller de Maud, avait réussi à se faire investir par les Fletcher d’une sorte de direction souveraine des affaires familiales. Il en donnait sa parole, il y engageait même sa réputation d’habileté : autour de son beau-frère il ourdirait de si enveloppantes et subtiles intrigues, qu’il l’empêcherait de parler le 11 mai et peut-être même de paraître à la Chambre. Or, précisément, puisque le moment approchait de mettre la dernière main à ses machinations, Duffin s’était présenté tout-à-l’heure chez Maud, croyant Jules à son étude de la rue Elgin. Maud l’avait reçu, comme toujours, au grand salon. Et Duffin, plus insinuant, plus obséquieux que jamais, avait commencé :

— Eh ! bien, ma pauvre amie, a-t-on meilleur espoir aujourd’hui ? Se sent-on plus réconfortée ?

— Hélas ! soupira Maud, très abattue, bien loin de là. Je me débats toujours dans la même angoisse. Jules ne me dit rien de sa décision. Je ne sais quelle elle est. De mon côté, je n’ose non plus aborder le sujet avec lui. Et pourtant nous voilà au 30 avril ; nous n’avons plus que douze jours.

— Ainsi, reprit Duffin, vous croyez Jules bien définitivement gagné aux idées françaises ? Aucun espoir de retour de ce côté-là ?

— Ah ! mon pauvre William, mais d’où venez-vous ? s’écria Maud presque stupéfaite d’une telle question. Vous ne savez donc point ce que Jules est devenu ? Vous ignorez donc qu’il ne va plus ni au Country club ni au golf de Chelsea ?

— Je sais qu’il a quitté la chevalerie de Colomb, qu’il l’a même fait avec fracas, se ressouvint Duffin

— Tenez, reprit Maud, de plus en plus désolée, il n’y a pas huit jours, un de ses anciens camarades d’université, l’avocat André Raymond de Montréal, est venu ici lui faire visite. Son camarade le taquina quelque peu au sujet de ce qu’il appelait « sa conversion ». Je les écoutais parler, pendant que j’expliquais à Nellie une page de Tennyson. Or, vous savez que j’entends parfaitement le français si je le parle peu. Et qu’est-ce que Jules ne disait point ? Il causait de son bonheur, « de son allégresse » de retrouver, de reconstituer son être moral. — « Une ambition fébrile me possède », a-t-il repris, « de réannexer à mon âme toutes les puissances qu’elle avait perdues ».

— « Ainsi tu te revises ? » lui disait son ami.

— « Plus que cela », corrigea-t-il, « je me révolutionne». — « Voilà pourquoi je n’ai jamais été si passionné de littérature française, d’art français, d’histoire de France, d’histoire du Canada ». « Dans cette atmosphère », avouait-il encore à son ami — ici je me rappelle fort bien ses expressions, le ton enthousiaste de sa voix — mes facultés sont vivifiées, fortifiées comme une plante poussée dans une cave et qui retrouverait le soleil ».

— Alors, trancha Duffin, d’un ton décisif, mais c’est du pur mysticisme ! Non, décidément, un tel homme n’est plus accessible à une persuasion, par les voies du raisonnement. Une seule ressource nous reste, mon amie : faire appel à son orgueil et à son intérêt.

— Que voulez-vous dire ? demanda Maud.

— Voici, répondit Duffin : vous savez qu’en haut lieu on redoute Jules. Il a du talent et il a ce qui est plus rare : de l’autorité. Je crois savoir qu’on lui offrirait volontiers un « gros fromage », comme on dit, par exemple un siège de sénateur, ou encore un poste à la commission des chemins de fer, si seulement Jules voulait se montrer accommodant, plus discret dans ses paroles et dans ses actes. Croyez-vous qu’il soit accessible à une intéressante combinaison ?

— Ah ! Duffin, dit Maud, branlant la tête, j’en doute absolument. Ne connaissez-vous pas l’intransigeance de Jules ? C’est un caractère si hautain, si entier.

Puis, se ravisant, elle dit avec un peu de honte dans la voix :

— Rien n’empêche pourtant que vous ne tentiez l’épreuve ; nous n’avons plus le choix des moyens.

— Et vous ne savez rien du tout de sa décision ?

insista l’autre. 

— Rien du tout.

Duffin fit mine de se prendre la tête dans les mains, en homme acculé à un cas désespéré :

— Mais enfin, reprit-il, n’a-t-il aucune peur des conséquences de sa conduite, de son entêtement ? Et ses patrons de la compagnie Aitkens Brothers ? Je crois savoir qu’on est fort ennuyé en ces milieux-là. Pour parler net, ne craint-il pas que des influences n’interviennent, ne forcent les Aitkens à le congédier ?

Maud eut un geste de découragement :

— Il devrait craindre assurément. Nous ne sommes pas riches si nous vivons bien. Mais il est d’une telle indépendance de caractère ! Vous le connaissez : à la première tentative de le faire « chanter », comme il dirait, il serait homme à leur jeter sa démission à la face.

Maud ne remarqua pas, à ce moment, l’éclair, le flamboiement de convoitise qui passa dans les yeux de Duffîn. Malgré lui, l’Irlandais, trop nerveux, avait esquissé le geste de s’élancer en avant, les mains tendues, fasciné par une proie. Maud continua :

— Pourtant, j’ai un vague espoir de ce côté ; je ne puis songer, quand il y aura réfléchi, qu’il veuille, pour un motif de vanité, exposer sa famille à la ruine.

— Il gagne bien là ?… interrogea Duffin.

— Vingt mille piastres par année, répondit Maud.

— Oh ! le malheureux, et risquer de pareils honoraires ! s’exclama l’Irlandais. Voulez-vous, Maud, que je lui parle ? Car enfin, vous savez, ajouta-t-il de son air le plus patelin, ce sont là des questions de famille. Et pour aborder le sujet avec Jules, il me faudrait m’abriter derrière vous, parler en votre nom. Voulez-vous que j’essaie ?

— Je veux bien, fit Maud, peu confiante. Duffin se leva :

— Oh ! à la vérité, dit-il, je n’entretiens qu’un faible espoir. Mais pour vous, Maud, pour votre père qui est si alarmé, je verrai Jules. Je tenterai cette suprême démarche. J’userai de tous mes moyens auprès de lui. Je lui ferai voir le grand homme qu’il pourrait devenir, demain, s’il le voulait ; je lui montrerai le péril de sa vie d’agitateur, le néant au-devant duquel il court, les risques qu’il fait planer sur sa famille. Voilà ma partie à moi. Vous, Maud, après moi, faites appel à son sentiment ; pesez sur son cœur le plus que vous pourrez. À nous deux, s’il plaît au ciel, nous devrions gagner quelque chose.

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Maud, s’abandonnant à une crise de larmes. Que j’ai peu d’espoir ! En quelle énigme je me débats. Elle sanglota quelques secondes, mais très vite elle se ressaisit :

— C’est bien, Duffin ! dit-elle ; allez et que Dieu vous soit en aide !

Le beau-frère était reparti d’un pas pressé. C’est à ce moment que Lantagnac l’avait aperçu, s’en allant sur le trottoir, toujours absorbé et onduleux.

— Que vient-il de machiner encore ici et où s’en va-t-il de ce pas ? se demanda Lantagnac, fort ennuyé de ces visites clandestines.

De ce pas, William Duffin se rendit tout droit chez le ministre Rogerson, alors distributeur du haut patronage politique, félin de grande race à qui s’en remettait volontiers le ministère pour l’expédition des affaires louches. Duffin qui connaissait son homme, ne se mît pas en peine de formules protocolaires. Du reste, ce n’était pas la première fois qu’il allait frapper à cette porte, où il entrait toujours, en familier, sans faire antichambre.

— Eh bien, dit l’Irlandais, aussitôt qu’il fut dans le cabinet du ministre, trouveriez-vous votre intérêt, Rogerson, à écarter Lantagnac du débat du 11 mai ?

— Mais assurément, répondit l’autre. À qui donc posez-vous une telle question ? Connaissez-vous un moyen ?

Et il se renversa dans sa chaise, prêt à discuter serré les conditions du marché, ses yeux de fauve embusqué devenus subitement aigus dans sa face glabre de pasteur presbytérien.

— Le moyen serait très simple, répondit Duffin, et à la fois très élégant, ce qui ne gâte rien. Vous avez une vacance au Sénat ? Permettez-moi d’offrir le siège à Lantagnac.

Le front de Rogerson se rembrunit :

— Le moyen, en effet, ne manquerait pas d’élégance. Seulement il y a une petite difficulté.

— Laquelle ? demanda Duffin, visiblement inquiet.

— Le poste est déjà promis, dit le ministre négligemment.

— Mais une promesse n’est qu’une promesse, fit l’autre.

— Sans doute, sans doute, concéda Rogerson. A la rigueur je pourrais voir le premier ministre et arranger les choses. Mais, dites-moi tout d’abord, quel espoir avez-vous que la tentative réussisse auprès de ce Lantagnac ? On le dit très orgueilleux, très en selle sur les principes ?

— Ceci, c’est mon affaire, dit l’Irlandais qui se frotta les mains. Je sais qu’il hésite. Il a refusé au reporter du Citizen que j’ai envoyé, moi, expressément auprès de lui, il a refusé de laisser publier dans le journal qu’il parlerait sûrement le 11 mai. Or un homme qui hésite, c’est un homme qu’on peut tenter, n’est-ce pas, Rogerson ?

Le ministre acquiesça de la tête.

— Seulement, reprit Duffin, devenu très onctueux, comme tout ouvrier est digne de son salaire, j’exige maintenant quelque chose en retour. C’est juste.

Et comme Rogerson devenait tout-à-coup pensif, l’Irlandais se hâta de reprendre :

— Oh ! n’ayez crainte, monsieur le ministre ; je ne vous demande ni argent, ni poste au sénat, moi. Je ne vous demande qu’une parole et peut-être une petite démarche.

— Allez ! dit simplement Rogerson.

— Voici, reprit Duffin ; Lantagnac, vous le savez, est le conseiller juridique de la grande maison Aitkens Brothers. Il gagne là des honoraires qui s’élèvent, me dit-on, à vingt mille piastres par année. Or, je suis pauvre, Rogerson. La lutte scolaire m’a pris beaucoup de mon temps, beaucoup de ma clientèle, parmi les French naturellement. N’est-il pas juste que je me compense ?

— Et vous voulez l’emploi de Lantagnac ? demanda Rogerson qui tourna son fauteuil et fit mine de se remettre au travail.

— Mais, si vous faites en sorte qu’il la perde ? fit l’Irlandais. Plutôt que de le laisser aller à un autre…

— Impossible, mon cher, dit sèchement le ministre. Croyez-vous que l’homme qui vous parle n’a pas songé avant vous à utiliser ces moyens d’action ? Le premier souci d’un bon politique, c’est de casser les reins aux indépendants qui se font dangereux. Donc j’ai vu les Aitkens Brothers. Je leur ai demandé d’exercer une pression sur leur avocat, de donner un coup de main au gouvernement. « Impossible », m’ont répondu ces Messieurs. « Notre clientèle, nos affaires exigent un avocat bilingue ; et l’homme est de première valeur », Les Aitkens Brothers, je le sais, ne congédieront jamais Lantagnac.

— Oh ! parfait, ricana ici Duffin. Décidément, Rogerson, je m’en vais en remontrer à un maître tel que vous. Et cela flatte singulièrement ma vanité, ajouta-t-il, obséquieux. Mais qui parle ici d’un congé à Lantagnac ? Ma combinaison est encore plus simple et, si j’osais dire, plus habile. Si l’on refuse de lui signifier son congé, il peut peut-être le prendre de lui-même ? Qu’en pensez-vous ? Qu’on aborde hardiment ce farouche caractère, qu’on parlemente avec lui, qu’on aille même, s’il le faut, jusqu’à la menace inclusivement. Ensuite, vous me donnerez des nouvelles de ma recette.

Rogerson tendit la main à Duffin :

— Simplement merveilleux, mon cher ! Quand je quitterai le ministère je vous désignerai à ma succession.

— En attendant, les vingt mille piastres de Lantagnac me suffiront, répliqua Duffin, riant bruyamment.

— Mais comment les obtiendrez-vous ? lui demanda Rogerson. Faire congédier Lantagnac et vous installer dans son fauteuil me paraissent deux opérations bien distinctes.

— Opérations distinctes mais qui se tiennent, répondit Duffin. Et c’est ici que j’ai à vous demander un dernier service. Ces Aitkens Brothers considèrent Lantagnac comme irremplaçable. Ce sera à vous, Monsieur le ministre, de rappeler à ces messieurs que William Duffin est également un avocat bilingue, qu’il a quelque réputation, je pense, au barreau d’Ottawa, et qu’enfin, si les vingt mille piastres sont une trop forte somme, on peut parlementer avec moi.

— Entendu, entendu ! Quel cerveau clair que le vôtre, mon cher Duffin, s’écria Rogerson, emphatiquement.

L’irlandais prit alors son ton le plus doucereux pour ajouter, avant de partir :

— Seulement, Rogerson, pas d’équivoque entre nous. J’y tiens. Ce que je veux avant tout, vous m’entendez, j’espère, c’est de supprimer le meilleur champion de la cause française. À cette fin, je me sers d’une arme à deux tranchants, voilà tout. Ces grands orgueilleux, qui le sait mieux que vous ? sont plus fascinés qu’on ne le croit par les honneurs. D’autre part, je me dis que, congédié par les Aitkens Brothers, c’est pour le député de Russell la ruine. Or, il a des enfants. Donc, ou bien par ambition il acceptera d’être sénateur ; ou le souci des siens lui fera garder ses honoraires. Et c’est là tout mon stratagème. Il va de soi, n’est-ce pas, Rogerson, que je ne puis accepter de succéder à Lantagnac, que si lui-même m’y contraint par son entêtement. Car enfin, conclut l’Irlandais, avec la plus apparente sincérité, j’estime cet homme qui est estimable ; surtout j’aime beaucoup sa famille qui est la mienne. Et sa ruine est la dernière chose du monde que j’ambitionnerais.

— Je vous entends, je vous entends, répéta Rogerson, pourtant fort habitué aux malpropretés humaines, mais qu’une hypocrisie de cette espèce dégoûtait franchement. Comptez sur moi, Duffin, j’arrangerai tout ce soir même et je vous préviendrai.

Puis il se leva pour signifier son congé au solliciteur.

Le lendemain, 7 mai, une légère indisposition avait retenu Lantagnac chez lui. Dans l’après-midi, retiré en son cabinet de travail, l’avocat se reposait doucement dans son fauteuil, au milieu d’un large rayon de soleil qui traversait la pièce. Face à la fenêtre, il regardait les jeunes érables du jardin balancer tout près de lui leurs branches où s’ouvraient les premières feuilles. A vue d’oeil ou presque, elles se déployaient en petits cornets d’un vert tendre, jeune, réjoui qui avait l’air de dire : comme le soleil est bon ! Rêveusement Lantagnac s’abandonnait à cette vision et à cet arôme du printemps. Une fois de plus le rural impénitent s’éveillait en lui. Sa pensée voguait déjà loin, làbas, au-dessus de Saint-Michel où ces spectacles de résurrection végétale ont une beauté si prenante. Tout à coup quelqu’un parut à sa porte entr’ouverte : William Duffin était là en chair et en os. Depuis quelque temps les deux hommes ne se voyaient guère que dans les rares réunions de famille. Et encore, Duffin qui redoutait les cinglantes taquineries de son beau-frère, l’évitait-il volontiers. À la vue de son visiteur, Lantagnac ne put donc dissimuler une certaine surprise mêlée de contrariété. Le seul abord de cet homme de ruse causait à la nature franche du gentilhomme, une sorte de souffrance physique. Ce mouvement ne put échapper à l’oeil de Duffin. Le beau-frère avait aux lèvres son sourire le plus onctueux, le plus fleuri.

— C’est bien cela, commença-t-il, affectant de badiner, on prend tous les Irlandais pour des mécréants, incapables même d’une visite à un auguste malade comme vous.

— C’est que, voyez-vous, Duffin, riposta cruellement Lantagnac, je vous crains moins faisant la guerre que faisant la charité.

Duffin prit ou affecta de prendre de bon coeur la boutade. Il rit à gorge déployée :

— On m’avait bien dit que vous passiez par une révolution de bile.

— Et vous m’obligez à vous dire, riposta encore Lantagnac, que votre arrivée ne m’en a pas guéri.

Les deux hommes échangèrent ainsi, en riant, quelques brocards, mais la conversation prit bientôt une tournure tempétueuse. Lantagnac avait, du reste, contraint Duffin à marcher droit au fait. Coupant court aux phrases préparatoires du visiteur, brusquement il lui avait dit :

— Voyons, Duffin, maintenant que vous avez satisfait à votre devoir de charité, quel autre but vous amène chez moi ?

— Encore la charité, mon cher, répondit Duffin, sans se troubler. Vous avez toujours l’intention de prendre part au débat du 11 mai ?

— J’ai toujours l’intention de faire mon devoir, répliqua froidement Lantagnac. Alors Duffin déposa sa serviette qu’il avait gardée jusque-là sous le bras. Il ajusta son binocle et se donna l’air d’un homme qui veut livrer une grande bataille. Puis, de son ton le plus protecteur, le plus conciliant, il commença le développement d’une vague théorie sur le danger, pour toute minorité, de recourir aux méthodes d’agitation, aux attitudes intransigeantes. On aigrit ainsi le plus fort qui se raidit, s’entête dans sa rigueur, quand il serait si simple, si habile, de parlementer, d’emporter par la ruse, « une ruse honorable », ce qu’on ne peut prendre par la force.

— « La diplomatie est l’arme des faibles », répétait Duffin comme une antienne. De là, il montrait à Lantagnac le gouvernement de Toronto fatigué, ennuyé de cette lutte, désirant sincèrement la paix, pourvu qu’on la lui demandât sans iui imposer d’humiliations ; il représentait à son beau-frère l’élément irlandais prêt aussi à tendre la main aux Canadiens français, pour la défense en commun de l’école catholique ontarienne. A l’entendre, il eut suffi qu’une occasion de traiter loyalement fût offerte aux deux parties.

— Or, plus que tout autre, Lantagnac, conclut l’Irlandais, vous êtes qualifié, par votre passé et par votre prestige, pour assumer ce rôle magnifique de pacificateur.

Lantagnac avait écouté l’homélie de Duffin, avec une attention demi-distraite, fronçant le sourcil parfois, souriant le plus souvent. Pour toute réponse, il se contenta de souligner en passant, avec une modération qui rendait la riposte cinglante, une contradiction manifeste échappée à son interlocuteur :

— Mais comment donc, demanda-t-il, nous représentez-vous l’agitation, l’intransigeance comme des moyens funestes aux causes des minorités, et d’autre part, nous montrez-vous le gouvernement persécuteur d’Ontario ennuyé de la lutte et prêt à demander la paix ? Dites, mon cher Duffin, comment votre logique concilie-t-elle d’abord ces deux choses ?

L’objection désarçonna visiblement l’Irlandais.

— Oh ! dit-il, je vous abandonne volontiers ma théorie. Le fait reste : on est lassé à Toronto et il serait habile de mettre à profit cette lassitude. Il y a mieux, mon cher ; — et ici, Duffin baissa la voix et prit son ton le plus solennel — il y a mieux, ai-je dit. On est lassé à Ottawa, on veut la paix, on ne veut point de ce débat qui peut tout gâter. Là aussi, Lantagnac, on compte sur vous. On croit que vous êtes l’homme pour tirer cette malheureuse question hors du domaine politique.

— Et après ? interpella ici Lantagnac, qui manifestement s’impatientait.

— Après ? reprit Duffin, dont l’accent se radoucit encore, après, je suis persuadé, ou plutôt je suis sûr que le gouvernement serait prêt à honorer magnifiquement l’homme qui aurait rendu un tel service à ses compatriotes et à son pays.

Lantagnac eut un geste de dégoût.

— Voyons, mon cher beau-frère, insista gravement l’Irlandais, vous êtes entré dans la vie politique pour servir les vôtres, je pense. Une augmentation d’honneur et de prestige qui rejaillirait sur votre cause, serait-elle une chose si criminelle ? Eh bien, soyez le grand pacificateur que tout le pays attend. Moins que cela, ne figurez point à la manifestation du 11 mai. Et vous n’aurez pas même un mot à dire, un geste à faire pour devenir sénateur et peut-être mieux encore.

Lantagnac resta là stupéfait de tant d’ingénuité et de machiavélisme. Il se leva. Il pointa le doigt vers la muraille où, cet après-midi-là, s’étalaient dans la lumière du soleil les armoiries des Lantagnac. Au-dessus du cimier de la couronne de comte surmontée d’un lion d’or hissant et portant une lance, il montra la vieille devise de sa famille se détachant en vif relief : Plus d’honneur que d’honneurs ; puis, d’une voix où vibrait toute sa dignité de gentilhomme outragée, il demanda :

— Au nom de qui venez-vous ici, Duffin, et pour qui me prenez-vous ?

Et il attendit, les yeux d’une fixité impitoyable, braqués en détente sur le binocle de son assaillant. À ce moment, le regard du tentateur devint insaisissable comme sa pensée secrète ; ses yeux se mirent à cligner, à vibrer, à battre dru comme sous le dard d’une lumière trop vive. Cependant il faisait un effort suprême pour ne pas perdre contenance. Il se leva à son tour.

— Oh ! pardon, Jules, s’écria-t-il, pardon ; je vous jure que je ne viens ici au nom de personne ; ou plutôt je viens au nom des vôtres. Ma parole, je n’ai d’autre motif que de servir vos intérêts, ceux de la cause commune.

Et il gesticulait, et son regard avait soudain retrouvé de la fermeté, et sa voix vibrait de sincérité, à tel point que Lantagnac, toujours sur la défensive, ne pouvait s’empêcher d’admirer une telle perfection dans la comédie et dans l’art de simuler.

— C’est tout de même un artiste merveilleux, se disait-il à part soi.

— Car enfin, reprenait Duffin, où serait le mal si vous acceptiez un poste qui vous conférerait l’indépendance ? Voyons, Lantagnac, vous êtes trop intelligent pour ne pas compter avec l’avenir. Vous savez bien que les Aitkens Brothers peuvent parfois vous ennuyer, vous créer des embarras, entraver votre action patriotique. Je parle parce que je sais, insinua-t-il d’un air entendu.

— Assez, assez, conclut impatiemment Lantagnac. Mon cher Duffin, mettons fin à ce discours. Vous autres, Anglo-Saxons ou Irlandais saxonisés, continua-t-il véhément, vous avez si bien l’habitude d’abandonner l’entière direction de votre vie aux puissances d’argent, que vous ne tenez plus compte des forces ni des délicatesses morales. Sachez qui je suis, William. Si l’on me donne à choisir entre mes honoraires et ma conscience, eh bien, je choisirai pour ma conscience. Mais je ne serai pas l’homme que l’on fera chanter, ni vous ni d’autres.

Et il fit signe à l’Irlandais qu’il eut à se retirer. Duffin bredouilla quelques plates excuses, ramassa sa serviette et sortit.

Ceci se passait le 2 mai. Le lendemain le coup monté par Duffin continua de s’exécuter mécaniquement. Mandé aux bureaux du chef de la Maison Aitkens Brothers ? Lantagnac dut avaler tout d’abord une généreuse potion de conseils sur les opportunités de la modération, puis une plainte assez mal déguisée sur les ennuis que les attitudes de l’avocat créaient à ses patrons. Au Ministère des travaux publics l’on paraissait mécontent ; on se faisait prier, on marchandait la concession de nouveaux contrats de construction. On parlait même d’en passer quelques-uns à une maison rivale.

— Oh ! qu’à cela ne tienne, avait répondu vivement Lantagnac ; je ferai en sorte, Croyez-m’en, que ces ennuis ne se renouvellent pas.

Le soir même, rentré chez lui, l’avocat, d’un cœur allègre et résolu, rédigea sa démission et la fit porter sans retard. Le lendemain il ne manifesta nulle surprise lorsque Virginia vint lui dire :

— Eh bien ! tu sais ?

— Quoi donc ?

— Tu n’as pas lu ton Citizen ?

— Pas encore.

— Le nom de ton successeur chez les Aitkens ?…

— Qui donc ?

— Devine.

— William Duffin.

— On te l’a dit ?

— Je l’ai deviné dès avant-hier.

Il n’avait pas oublié l’aversion d’espèce fort particulière que lui avait inspirée Duffin, à sa dernière visite. Et l’avocat, qui avait des lettres, se souvint que, du temps d’Eschyle, la trahison s’appelait déjà : « la plus immonde des maladies ».

Cette démission faisait perdre à Lantagnac la somme de 20,000 piastres par année. Il n’en serait pas ruiné pour tout cela. Sa clientèle, il pouvait l’espérer, se referait graduellement du côté de ses compatriotes. Mais d’ici quelques années, il aurait à diminuer sensiblement son train de vie. Cette perspective qui le laissait assez calme lui-même, l’effrayait grandement quand il songeait à sa femme. Comment lui faire accepter ce qui paraîtrait une humiliation devant leur monde ? Et puisque la démission allait aussi atteindre les enfants, diminuer leur dot, Lantagnac pourrait-il défendre son geste du reproche d’égoïsme ? Plus encore qu’au moment de l’élection de Russell, il comprit le devoir pressant d’expliquer sa conduite à Maud. Mais cette explication, il la différa pendant deux jours. Autant il se sentait fort devant un assaillant comme Duffin, autant il se reconnaissait faible devant les larmes d’une femme, quand cette femme était la mère de ses enfants, la fiancée de sa vingt-cinquième année. Lantagnac fut délivré subitement de toutes ses hésitations. Le matin du 5 mai, Maud lui dit en passant près de lui :

— Lius, je veux vous voir chez moi, ce soir, à sept heures et demie. Serez-vous libre ?

— Certainement, dit Jules, qui ne put se défendre d’un moment de trouble.

« Lius », avait dit Maud. Elle venait de l’appeler du petit nom affectueux, abréviation du prénom anglais Julius que depuis longtemps elle paraissait avoir oubliée. Ce simple mot était allé tout droit au cœur de Lantagnac. Il avait pressenti la détermination de Maud de faire jouer contre lui les arguments de la sensibilité. Or, il savait par expérience, de quelles exubérances sentimentales peut devenir capable à certaines heures, l’âme anglo-saxonne. Trop contenu, trop guindé par une éducation sévère et par un excès de réserve puritaine, le sentiment, quand il déborde chez elle, ignore presque toujours les demi-revanches. Et Lantagnac songeait que là, dans la chambre de sa femme, dans le cadre de leur plus complète, intimité, il serait d’une faiblesse dangereuse.

Le soir, à l’heure dite, son courage remonté le mieux possible, il frappa chez Maud. Il la trouva profondément affaissée dans un fauteuil. Un autre fauteuil était là, disposé auprès du sien. Elle leva la main pour l’indiquer à son mari et l’inviter à s’asseoir. Droit en face de lui, sur le mur, Lantagnac aurait, pendant ce long tête-à-tête, une photographie ancienne, lointain souvenir de leur voyage de noces. Tout auprès s’étalait le portrait de Maud, oeuvre du peintre Collins, que Jules lui avait offerte après la naissance de Wolfred et où la jeune femme survivait dans la douce auréole de sa première maternité. Un peu partout enfin, dans la chambre, il revoyait les photographies de ses enfants à leurs divers âges, images que Maud a disposées avec art, pour mettre son mari dans un milieu d’émotion. Aussi, commença-t-eMe d’une voix que faisait vibrer une affliction sincère :

— Mon cher Lius, vous comprendrez pourquoi je vous ai fait venir ici. Il y a si longtemps que notre intimité est morte, par ma faute peut-être, encore plus que par la vôtre ; je voudrais tant que, replacée dans son cadre, elle pût revivre. Lantagnac qui attendait au moins quelques légers reproches, se sentit fortement touché par ce début. Il répondit d’une voix aussi peinée :

— Ma chère Maud, croyez-vous que, moi aussi, je ne regrette pas ce qui est perdu, et que mon bonheur ne serait pas grand de voir tout cela ressusciter ?

— Eh bien ! mon ami, continua-t-elle, je veux, moi, faire tout mon possible, consentir tous les sacrifices, pour que cette résurrection s’accomplisse. Etes-vous prêt à en faire autant ?

— Mais assurément, répondit-il. Puis-je hésiter, Maud, à mettre notre bonheur et celui de notre foyer au-dessus de tous les sacrifices que n’interdit pas l’honneur ?

— Très bien, s’écria-t-elle un peu rassurée. Je reconnais là votre grand cœur. Mais ce soir je veux songer à d’autres que moi-même. Je pense d’abord à nos enfants. Vous n’ignorez pas, Lius, que votre récente démission les atteint cruellement. C’est une rente de 20, 000 piastres que leur vole notre fripon de beau-frère.

— Puisque vous le jugez comme moi, ce Duffin, observa Jules sèchement, si vous le voulez, Maud, son nom ne sera plus prononcé dans cette maison.

Puis se reprenant :

— Mais vous ne voulez pas me reprocher, j’en suis sûr, d’avoir sacrifié nos enfants pour un motif égoïste de vanité ?

— Non, s’empressa-t-elle de rectifier, je me demande seulement si vous aviez le droit de les sacrifier.

— Je n’ai rien fait que ce que j’ai cru devoir faire, soyez-en persuadée, Maud, fit-il, refoulant une émotion qu’il sentait l’envahir malgré lui. J’ai pensé, en toute bonne foi, que l’honneur du chef de famille est un bien commun, et qu’en le défendant je défendais le bien de tous.

Maud sentit aux vibrations de la voix de Jules que son cœur battait plus fort. C’est donc d’une voix encore plus suppliante qu’elle reprit :

— Mais au moins, puis-je espérer que ce sacrifice ne sera suivi d’aucun autre ?

Lantagnac baissa les paupières et dit lentement :

— Puis-je savoir, moi, jusqu’où le devoir me conduira ?

Et, la main sur celle de Maud qui s’était posée sur le bras de son fauteuil, avec sa grande élévation d’esprit, très franchement, il lui exposa quelques-uns des hauts motifs qui gouverneraient ses prochaines décisions :

— Je veux que tu le saches bien, appuya-t-il, c’est l’amour de ma race, sans doute, qui me pousse à agir ; c’est aussi le commandement de ma foi. Bien souvent, Maud, tu m’as confessé les difficultés qu’éprouve un converti, obligé de garder ses croyances dans son milieu protestant. Tu sais, comme moi, les ravages affreux que les mêmes influences opèrent dans les milieux catholiques irlandais. Les journaux, les livres que l’on lit dans ce monde-là, les mariages mixtes qui s’y font tous les jours, travaillent plus efficacement pour l’hérésie que tous les prédicants ensemble. Quelles statistiques navrantes ne nous offrent pas les races catholiques qui s’anglicisent au Canada et aux Etats-Unis ! Tu te souviens qu’ensemble nous avons causé souvent de ce triste sujet. Or, si mes compatriotes s’anglicisent, ne crois-tu pas que le même sort attend leur foi ? Et surtout que l’on ne vienne pas m’objecter que c’est reconnaître à la foi des miens bien peu de solidité, bien peu de résistance. Ceux-là oublient que l’anglo-saxonisme est, à l’heure actuelle, la puissance la plus formidable, que la littérature anglosaxonne est le tout-puissant véhicule de la pensée protestante et qu’elle le restera encore d’ici longtemps. Maud, tu le sais comme moi, et tu en souffres. Mais alors je me le demande : qui donc a le droit, en ce pays, par amour d’une fausse paix ou pour l’ambition d’une grande unité politique, qui donc a le droit de susciter le péril de la mort à la foi de tout un peuple ?

Maud avait écouté attentivement. Sa foi restée vive depuis le jour de sa conversion luttait fortement en elle contre l’esprit d’orgueil et de race. Elle sentait la puissance des raisons invoquées par son mari. Pourtant il lui en coûtait trop de se soumettre. Elle risqua donc une objection qu’elle croyait souveraine :

— Je crois, dit-elle, que vous avez raison en théorie et pour les vôtres. Mais en ce moment, n’est-il pas vrai ? nous discutons surtout notre cas, celui de nos enfants. Or, mon cher Jules, nous avons gardé la foi, nous, dans notre milieu ; nos enfants ne paraissent-ils pas devoir la garder ?

— La garderont-ils toujours et tous ? répondit Lantagnac, se parlant plutôt à lui-même, les yeux fixés sur le mur, vers une énigme douloureuse. Voyez Wolfred et Nellie, continua-t-il : tous deux nous menacent déjà d’un mariage mixte. Qui nous assure alors que leurs enfants échapperont au sort commun ? Ah ! souvent, je te le confie, ma chère Maud, cette crainte empoisonne mes pensées.

— Mais, mon pauvre ami, riposta un peu vivement Maud, que la force des objections à résoudre ravivait, l’auraient-il mieux conservée leur foi, dans votre société de catholiques canadiens-français ? Cette société, je vous ai entendue la juger quelquefois. Vos jugements étaient bien sévères.

— Ne le sais-je pas ? répondit-il. Le catholicisme ne confère rien d’un brevet d’impeccabilité, mon amie. Mais aujourd’hui, nous parlons surtout d’une atmosphère, n’est-ce pas ? Et alors vous me le concéderez : la vraie foi a plus de chances de subsister là où elle a déjà pleine possession d’état, là où elle se défend derrière le rempart de la langue, là où elle s’encadre dans un ensemble de rites, de traditions qui se perpétuent admirablement parmi les miens, que même les familles les plus légères, et c’est le petit nombre, n’arrivent pas toujours à perdre.

Maud poussa un long soupir. Elle venait d’éprouver trop fortement la faiblesse de ses raisons. Mais aussi elle sentait en elle-même s’agiter un flot de sentiments qui n’abdiquaient pas, qui la poussaient violemment à se révolter.

— Ainsi donc, dit-elle, vous êtes toujours emmuré dans vos idées, toujours implacable pour moi ?

Et sa voix s’adoucit sur les derniers mots, tellement elle eut peur d’avoir paru un peu vive. Lantagnac se retourna à demi de son côté ; il la considéra quelques instants :

— Comme vous paraissez triste, Maud, dit-il ; Dieu m’est témoin pourtant qu’un seul devoir nous divise.

— Mais ce devoir, vous l’acceptez, mon ami, gémit-elle, au risque même de démolir votre foyer. Puis, elle se laissa tomber au fond de son fauteuil, la tête penchée vers son mari, et se mit à sangloter comme une enfant. Ces gémissements d’une femme qui était la sienne, ces sanglots dans cette chambre, bouleversaient Lantagnac ; ils éveillaient au fond de son âme l’écho d’une tristesse inexprimable. Ils lui semblaient pleurer sur le cadavre de son bonheur. Il avait pris dans sa main la main de Maud, et, les yeux levés vers la photographie de leurs lendemains de noces, il se laissait aller vers ce souvenir lointain. Il revoyait un jeune couple se promenant, un soir de mai de l’année 1893, sur la terrasse Dufferin à Québec. Maud avait choisi elle-même, pour terme du voyage, la capitale québecquoise. Ce soir de mai, une fanfare exécutait sous un kiosque de la terrasse, des airs nationaux. Jules et Maud se perdaient dans le flot des promeneurs. Ils n’existaient l’un et l’autre que pour eux seuls. Elle, s’abandonnait au bonheur de la découverte de son jeune mari si noble et si beau. À ce bonheur se mêlait pour Maud la joie de sa conversion récente ; et cela lui mettait dans l’âme une allégresse chantante. Lui, isolé parmi les siens, par ses con victions nouvelles, s’appuyait sur le bras de sa jeune femme comme sur le grand et seul appui de sa vie. Il s’en allait, ce soir-là, plein de la double joie d’avoir conquis sa fiancée sur la foi protestante et sur la race supérieure. La musique du kiosque donnait des ailes à son rêve. Ils allaient et venaient tous deux sur la terrasse majestueuse, depuis l’escarpement sombre de la citadelle jusqu’à l’autre bout où se dressaient dans la nuit, comme des silhouettes gigantesques et comme l’émanation d’un monde épique, les clochers de la hauteville. Au-dessus de leur tête, dans l’atmosphère d’une nuit tiède et mystique, les étoiles se rejoignaient aux lumières de la côte de Lévis, aux feux ambulants des navires dans la rade, et mêlaient si bien le ciel et la terFe que les jeunes mariés ne savaient plus si leur bonheur n’avait rien que de terrestre.

Lantagnac revit cette scène de l’Eden de sa jeunesse. Et qu’elle lui revînt dans un moment pareil, dans cette chambre où paraissait agoniser son amour, lui fit monter, à lui aussi, des larmes aux yeux. Maud était toujours là, affaissée dans son fauteuil, la tête inclinée sur la poitrine, qui sanglotait désespérément. Elle lui parut dans une détresse suprême. Il se souvint d’une phrase que ce soir-là, ils avaient échangée tous deux sur la terrasse québecquoise. Il lui avait dit :

— « Vous savez, mes parents sont morts pour moi, Maud ; vous êtes toute ma parenté et toute ma vie ».

Elle lui avait répondu :

— « Jules, ma conversion me sépare fatalement des miens. On la tolère, mais au fond on ne me la pardonne pas. Je n’ai plus que vous, mais pour moi vous serez tout ».

Au souvenir de ces promesses échangées, l’abandon où il semblait prêt à laisser sa femme, le fit souffrir comme un remords. Il sentit bruire dans son coeur ce sentiment qu’il avait appréhendé, au début de leurs premiers froissements. Maintenant que Maud était devenue franchement malheureuse, il se reprenait à l’aimer plus fort, non pas peut-être de l’amour tendre qui avait enchanté les premiers temps de leurs fiançailles, mais d’une affection plus inquiétante pour ses résolutions. C’était proprement, il le sentait bien, un amour chevaleresque où entraient une grande pitié pour la faiblesse et surtout la volonté de la défendre contre le malheur. Il se pencha vers celle qui sanglotait. De sa voix la plus chaude il lui parla :

— Maud, lui dit-il, Maud, ne pleurez plus. Pourquoi ce chagrin quand vous ne savez pas encore ce que je ferai ? J’aurais dû vous le dire tout-à-l’heure : je veux faire mon devoir le 11, mais je ne sais pas encore ce qu’il me commandera. Je n’ai autorisé personne à dire que je parlerais. M’entendez-vous ? Personne. Elle parut se ranimer. Lentement elle leva vers lui ses yeux gonflés de larmes. Et, d’une voix que coupait encore l’étranglement des sanglots, elle dit :

— Vous savez bien, Jules, que j’ai tout quitté pour vous. Ne vous en souvient-il plus ? Non, reprit-elle, passionnément, non, je ne crois pas aux devoirs qui commandent de pareilles cruautés. Vous dites, mon ami, que vous vous devez aux vôtres, à votre race, à votre sang. Oubliez-vous que la même voix me parle et me commande ? Et ne se doutant pas de l’affreuse gravité des paroles qu’elle prononçait, tellement cet impérialisme sentimental lui était inné, elle continua :

— Il vous paraît affreux que vos enfants se séparent de ceux de leur lignée ? Ne Croyez-vous point que j’éprouve la même angoisse à les voir se séparer de leur mère ? En moi aussi, l’instinct de la race s’est éveillé ; il me tient et me commande impérieusement.

Puis, s’enflammant tout à coup, elle ajouta d’un ton subitement ferme et presque dur :

— Comme vous, j’ai aussi derrière moi tous les miens. J’ai encore dans l’oreille, l’accent terrible avec lequel mon père m’a dit : « Ecoute-moi bien, ma fille : j’ai donné ta main à M. de Lantagnac ; mais tu te rappelles ce qu’il était alors, ce qu’il voulait rester. Sache-le, je ne permettrai pas que Maud Fletcher demeure la femme d’un agitateur français ». Et moi, je sens, et je vous en avertis loyalement, Jules, je sens que si vous alliez devenir le chef public, reconnu de cette agitation, trop de malaise, trop de motifs de désunion se glisseraient entre nous pour que la vie ici me fût tolérable.

Elle s’arrêta sur ces mots qui sortirent péniblement de sa gorge, consternée par l’effet qu’ils venaient de produire sur son mari. Lui, l’avait écoutée jusque-là, penché en avant, les mains jointes, dans une attitude d’abandon. Il se redressa soudain ; sa figure prit cette fermeté rigide qui annonçait chez lui ie sentiment intérieur blessé, la volonté de défendre sa résolution. Maud eut peur d’avoir tout compromis. À son tour, elle prit la main de son mari, et, retrouvant ses accents de tendresse, elle lui dit en cherchant ses yeux :

— Jules, dites-moi que votre devoir ne vous commandera pas de me faire mourir ? Elle attendit la réponse. Les traits de Jules se détendirent de nouveau. Il fut reconquis par ce retour d’amour suppliant. Il joignit sa main restée libre à celles de Maud et les pressant affectueusement il répondit :

— Vous savez-bien que je n’aurai pas cette cruauté.