L’appel de la terre/Chapitre X

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 79--).

X


L’amour s’était soudainement allumé comme une pincée de poudre dans le cœur de Blanche Davis et son cas était d’autant plus sérieux que, toujours aux prises avec quelques viveurs montréalais, comme Gaston Vandry, avec quelques polkers frisés qu’elle abhorrait franchement, elle n’avait jamais sérieusement aimé. Ce qu’elle ressentait aujourd’hui était si différent de ce qu’elle avait toujours éprouvé, alors qu’elle s’empêtrait dans les pipeaux du flirt, qu’elle était bien sûre que c’était de l’amour qu’elle avait pour Paul Duval. Se trompait-elle ? Elle avait beau se traiter de folle, de romanesque ; elle avait beau se dire que son « futur mari » gagnait quatre cents piastres par année, qu’il était fils de paysan, qu’il portait des pantalons reprisés et des chemises de grosse toile « écrue », elle ne l’aimait pas moins. Folle, folle que je suis, ne cessait-elle pas de dire au cours des longues rêveries dans lesquelles elle se délectait maintenant.

Elle écrivait à une amie de Montréal à qui elle racontait son aventure.

« Tu sais que j’ai toujours été timbrée, un tantinet ; ai-je assez raison de me défier de mon cœur ? Où cela va-t-il me mener… mes imaginations extravagantes, mon cerveau fêlé, d’une fine fêlure par où, fuit !… s’est échappée la sagesse et par où — l’horreur du vide — a filtré un rayon de lune, « l’astre qui fait l’éclipse et qui fait la démence » ; Où cela va-t-il me mener ?… Me voici maintenant, ma chère, furieuse contre lui, contre moi, contre tout le monde. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Le sais-tu, toi, ma bonne ; réponds-moi vite… »

Paul, de son côté, s’était laissé complètement englué par les charmes de la Montréalaise. D’abord, il avait été étonné par la beauté et la grâce de la jeune fille. Il avait éprouvé en sa présence une émotion dont la signification lui avait échappé lors des premières rencontres. Mais le jour arriva où il sentit que l’amour triomphant en lui de toutes les réticences s’était claquemuré dans son cœur ; il dut s’avouer, comme une faute, qu’il aimait Blanche Davis. Le souvenir si doux de la gentille fille du menuisier Thérien, le sang de paysan qui coulait si généreux dans ses veines, furents impuissants à empêcher Paul Duval d’aimer celle qui, sans lui demander qui il était ni d’où il venait, lui avait si spontanément donné son amour.

Aussi, se mit-il à tout faire pour oublier le passé, pour élargir le cadre de ses ambitions, pour se faire, enfin, une vie plus conforme à son nouvel idéal…

Quant au pauvre Gaston Vandry, assurément, ses actions baissaient, comme on aurait dit dans le cercle des jeunes joueurs à la Bourse dont il faisait partie dans la Métropole… À toutes les tentatives du bon Monsieur Davis pour sonder les sentiments assez problématiques, du reste, de sa fille à l’endroit de son ami d’enfance, il n’avait reçu de Blanche que cette réponse, vexante à la fin :

« C’est un jeune homme très bien et plein d’avenir. Il est fort aimable pour moi et, vraiment, j’en conserverai un bon souvenir… 

Un jour, après que Blanche Davis eut fait à son père pour la vingtième fois, cette réponse déconcertante, sous l’ombre des sapins du Parc, elle écoutait les confidences de l’instituteur en proie tout à coup aux scrupules que déterminait sa situation anormale :

« Nous nous aimons, Blanche, disait-il, craintif, mais nous est-il bien permis de croire à notre union définitive… et prochaine ?  »

Et la jeune fille répondait :

« Taisez-vous ; je déclarerai bientôt à mon père que son devoir est de consentir à notre union, puisque nous nous aimons… Car, n’est-ce pas que nous nous aimons, Paul ?… Tu t’affranchiras bien vite de ta condition, mon Paul ; tu pénétreras dans notre monde où personne ne t’est supérieur et où tu feras ton chemin dans les brillantes occupations et dans les honneurs… ?  »