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L’appel de la terre/Chapitre XI

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 83-92).

XI


Le village est encore plein d’ombres grises mais les toits sont déjà roses et frappés de soleil. Quelques fenêtres sont entr’ouvertes et l’on entend à l’intérieur des maisons des bruits d’ustensiles de cuisine… On a envie de dérober une fleur dans les gros pots qui sont groupés sur les vérandas et que l’on a placés là pour la nuit.

L’étoile du matin lutte encore au ciel violet contre les ondes laiteuses de l’aurore…

La petite chapelle des sauvages se détache en gris sur le fond bleu et vert du fleuve et de la rive ; tout-à-coup, de son minuscule clocher s’échappe une sonnaille d’argent ; on dirait la petite voix de bronze enrouée par une année de silence dans la froidure et sous les vents du large… Alors, on désirerait avoir des ailes pour jouir de plus d’allégresse encore. De chaque côté du village, des ravins s’étendent tapissés de feuillage, des coteaux chevelus moutonnent ; des toits invisibles, en arrière, fument au-dessus des arbres. Sur le fleuve, le ciel s’élargit. Tout est pureté, sur l’eau, sur la terre et au ciel. On sent sincèrement que l’on foule un sol millénaire et la petite cloche de bronze, qui continue de carillonner dans ce grand matin d’août, a des sonorités si divines que l’on oublie le monde…

C’est le 26 juillet, jour de la Sainte-Anne, et, ce matin, doit se dire dans la petite chapelle la messe annuelle du Père Cocquart. Voilà 250 ans que la vieille petite église ne sert plus qu’à cette unique manifestation du culte extérieur catholique. C’est une cérémonie touchante, évocatrice des plus anciens comme des plus pieux souvenirs. Elle évoque, entre autres figures du passé, celle du bon père LaBrosse, l’apôtre bien-aimé de Tadoussac qui, pendant de longues années après sa mort, resta pour les pauvres sauvages de la région, l’image vivante du Père Céleste ; elle évoque également la merveilleuse légende de la mort de ce saint missionnaire, légende qui a tant contribué à transmettre de génération en génération la mémoire sacrée du bon père et à le faire invoquer comme un bienheureux par les habitants du pays.

La famille Davis n’avait pas voulu manquer l’occasion d’assister à la « Messe du Père Cocquart ». Blanche s’y était montrée particulièrement pieuse et rien n’avait pu la détourner des prières qui montaient ardentes de son cœur subitement attendri, pas même la présence de Paul qu’elle savait dans la chapelle. Le souvenir du Père LaBrosse la transportait d’un pieux recueillement ; il avait été l’apôtre de ce beau pays de Tadoussac qu’elle aimait tant maintenant. Elle se rappelait que pendant bien des années, comme le lui avait raconté, un jour, l’instituteur, les sauvages qui remontaient ou descendaient le Saguenay, ne passaient jamais devant le port de Tadoussac sans mettre le pied à terre pour aller prier dans la chapelle ou reposais le corps de leur Père. Ils posaient leur bouche au-dessus d’une petite ouverture qui avait été pratiquée dans le parquet du chœur et ils parlaient au père comme ils faisaient au temps qu’il vivait, avec une naive confiance qui ne pouvait manquer de toucher Dieu, puis, ils appliquaient une oreille sur l’orifice pour écouter la réponse du saint. Dans leur foi simple et ingénue, ils s’imaginaient que le père les entendait au fond de sa tombe et qu’il répondait à leurs demandes qu’il avait transmises à Dieu.

Blanche aurait voulu faire comme ces naïfs enfants des bois saguenayens. Que de choses, en ce moment, elle aurait demandées au « saint des sauvages » et comme elle eut souhaité être exaucée…

Après la messe, Blanche demanda à l’instituteur de raconter à ses parents la légende du Père LaBrosse ; cela, disait-elle, compléterait le pieux pèlerinage sur sa tombe. Paul se prêta volontiers à la requête de la jeune fille appuyée par monsieur et madame Davis et même par Gaston Vandry visiblement mystique, ce matin-là.

On était au bord du plateau où s’élève la chapelle…

Maintenant, le soleil déjà chaud faisait resplendir la mer que l’on eût dit de feu. Le village tout à fait éveillé bruisait de tous les sons accoutumés du matin ; cocoricos des chanteclercs encore enroués par l’humidité de la nuit, roulement d’une charrette sur la route, piaillements des volailles… Aux pieds de la montagne, un chien jappe à un oiseau et son maître l’appelle avec autorité…

C’est le soir du 11 juillet 1782, commença Paul Duval, et nous sommes à l’Île-aux-Coudres, à quelques lieues d’ici, plus bas, dans le fleuve. Le curé, l’abbé Compain, était occupé à lire dans son presbytère, quand, tout-à-coup, vers minuit, la cloche de son église se mit à teinter lugubrement dans son clocher solitaire. Surpris, il sort et va voir dans l’église qui peut ainsi sonner à cette heure de la nuit. Il ne voit personne… et la cloche tinte toujours d’elle-même, comme un glas. Et comme il retournait dans son presbytère, il entendit une voix qui lui dit : « Le père LaBrosse vient de mourir à Tadoussac ; demain, rendez-vous au bout d’en bas de l’Île ; un canot viendra vous chercher et vous conduire à Tadoussac où vous ferez la sépulture du Père. »

Le lendemain, après sa messe, l’abbé Compain attendait au rendez-vous fixé par la voix mystérieuse.

Que s’était-il passé, ici, à Tadoussac ? Voici, pour la réponse, ce qu’ont raconté aux hommes de notre génération, des vieillards qui furent témoins oculaires de la mort du saint Père LaBrosse. Ce dernier, tout le jour du 11 avril avait vaqué aux exercices de son ministère. Vers le soir, il se rendit prendre quelques minutes de récréation dans la maison de l’un des officiers du Poste de Tadoussac et vers neuf heures, il se prépara pour partir. Tout à coup, prenant un ton de voix solennelle, il dit : « Mes amis, je vous dis adieu, adieu pour l’Éternité, vous ne me verrez plus vivant ; ce soir, à minuit, je serai mort. La cloche de la chapelle vous annoncera ma mort. Demain, vous irez à l’Île-aux-Coudres chercher l’abbé Compain pour m’ensevelir. Il vous attendra au bout d’en bas de l’Île. Ne craignez pas de partir quelque temps qu’il fasse. »

On crut à une plaisanterie du Père. Il partit. On attendit minuit avec anxiété ; l’heure approcha et voilà qu’au coup précis de ce minuit, la petite cloche de la chapelle se mit à tinter lugubrement dans le grand et solennel silence de cette nuit tragique. Les amis du Père, saisis de frayeur, coururent à la chapelle et y entrèrent. À la lueur de la lampe du sanctuaire, ils entrevoient dans le chœur, au pied de l’autel, la robe noire du missionnaire. On l’appelle ; point de réponse.

Le Père LaBrosse était mort.

La lugubre nouvelle se répandit par tout le poste et, dès le point du jour, tous les habitants envahirent la chapelle. On pria longtemps sur le corps du saint.

Pendant ce temps une tempête affreuse s’était élevée sur le fleuve. On se rappela que le Père avait dit d’envoyer un canot à l’Île-aux-Coudres chercher l’abbé Compain. Mais personne n’ose lancer un canot à la mer par ce temps épouvantable. Un officier du Poste se dévoua et demanda trois hommes de bonne volonté. Peu après un canot est lancé sur les flots en courroux et prend le large. Alors l’eau, aussitôt, s’aplanit sous l’embarcation pendant qu’autour la tempête redouble de fureur. Trois heures après, le canot arrivait à l’Île-aux-Coudres. Au bout d’en bas de l’Île, les hommes aperçurent l’abbé Compain qui se promenait en les attendant. « Le Père LaBrosse est mort, leur cria-t-il, et vous venez me chercher pour lui donner la sépulture ». Le soir du même jour, le curé de l’Île-aux-Coudres débarquait à Tadoussac.

Plus tard, continua Paul, on apprit que dans toutes les missions desservies par le Père LaBrosse, à l’Île Verte, à Chicoutimi, à Trois-Pistoles, à Rimouski, à la Baie des Chaleurs, les cloches des chapelles sonnèrent, d’elles-mêmes, les glas du bon Père….

En bas, toute la baie et le fleuve jusqu’au lointain de la rive sud s’irradiait des rayons du soleil déjà haut…

À la suggestion de l’instituteur, on décida d’aller passer la journée à la Pointe-aux-Alouettes. Les préparatifs furent courts et, une heure après, la petite chaloupe qui portait Paul et ses amis, s’échouait sur le sable de la Baie-Sainte-Catherine, au pied de la falaise qui forme l’extrémité de la Pointe-aux-Alouettes. Cette falaise, très abrupte, fut quand même vite escaladée par les joyeux excursionnistes qui se trouvèrent bientôt groupés autour d’une énorme roche qui forme l’extrémité de la pointe.

La vue qui s’étend de là embrasse un immense horizon que seules bornent les lignes bleues des montagnes du sud.

L’instituteur se trouva à l’aise pour faire encore à ses amis un bout d’histoire de son pays. Promenant un long regard sur toute la baie qui s’étendait à droite, il dit :

« Ce fut dans cette baie, le 24 mai, 1603, que Champlain et Pont Gravé arrivèrent après avoir passé un mois et neuf jours sur l’eau, et c’est le lendemain qu’ils mirent à terre pour venir rencontrer un parti de sauvages cabanés précisément à l’endroit où nous sommes. On signa ici le premier traité de paix entre blancs et sauvages.  »

« Voilà assurément un endroit idéal pour une conférence de paix, » fit remarquer M. Davis.

— La Haye saguenayenne, risqua Gaston Vandry qui se trouvait en verve.

Quand ils arrivèrent ici, continua Paul Duval, les indigènes au nombre d’une centaine, étaient en train de « faire tabagie » ; ils se préparaient à festoyer.

« Superbe salle de banquet, » interrompit Gaston Vandry, en promenant ses regards de tous côtés.

— Et où vous n’auriez pas manqué de faire bombance, observa malicieusement Blanche.

— Les sauvages n’ont pas attendu l’exemple de M. Vandry, au reste, continua l’instituteur ; ils fêtaient en ce moment une récente victoire remportée sur les Iroquois, et comme preuve de cette victoire, ils exhibaient aux yeux des Français plus de cent cranes sanglants qu’ils avaient emportés de leur expédition à l’entrée de la rivière des Iroquois.

« Champlain et Pont Gravé avaient amené avec eux deux Indiens qui avaient suivi Pont Gravé en France lors d’un récent voyage. Ils furent les interprètes entre les Français et les sauvages. Adanabijou, le chef de ces derniers, reçut très aimablement les voyageurs et il les fit asseoir à côté de lui. L’un des sauvages rapatriés prononça alors un grand discours. Il raconta toutes les merveilles qu’il avait vues et les bons traitements dont il avait été l’objet. Adanabijou fit ensuite distribuer du pétun et quand tout le monde eut fumé, un instant, dans le calumet de la paix, le chef fit à son tour une longue harangue dans laquelle il se félicitait d’avoir su conquérir l’amitié des Français. Puis, le festin se continua : on dansa, on chanta on mangea jusques près du matin… »

Le gros dos blanc d’un marsouin émergea à quelques brasses de la pointe et le monstre marin fit bruyamment sonné sa trompe ; il flotta, un instant, à la surface comme heureux de sentir sur son dos glacé les rayons du soleil qui tombaient à pic sur le fleuve ; mais le coup de sifflet d’un bateau qui doublait la Pointe-aux-Roches effraya l’animal qui plongea avec la rapidité d’un éclair.

Une partie de la journée se passa dans l’observation des divers incidents de ce coin de la nature saguénayenne. À peine avait-on songé, sur le midi, à faire tabagie, en sacrifiant aux mânes des vieux sauvages de Champlain et de Pont Gravé les quelques sandwiches et le lait que l’on avait apportés.

Mais voilà que sur les deux heures, le ciel, jusque là clair, s’encombra de nuages fauves qui se refoulaient à l’horizon devenu bientôt d’un noir d’encre. Ce fut une dégringolade vers la grève la petite chaloupe sous la poussée des grandes vagues de fonds qui venaient du large, commençait à s’agiter au bout de sa chaîne.

Un grand calme soudain pesa sur toute la nature ; la brise cessa subitement de souffler ; un air chaud passa sur la surface de l’eau qui s’assombrit.

Paul Duval croyait que l’on aurait le temps de traverser la Baie et le Saguenay et de gagner les grèves de Tadoussac, en usant à la fois et de la voile et des rames. Mais la voile était inutile et quand Paul l’étendit aucun souffle ne vint la gonfler. On décida quand même de partir ; les trois hommes firent force de rames.

Un premier éclair traversa le ciel et un long grondement de tonnerre se fit entendre du fond de l’horizon. Un coup de vent subit fit frissonner l’eau de la baie devenue tout noire ; un second éclair crépita en même temps qu’un coup vif de la foudre. Des grondements sinistres sortaient des profondeurs du fleuve devenu houleux sous les coups de vent furieux qui l’assaillaient. Un troisième coup de tonnerre ébranla formidablement l’atmosphère ; ce fut comme le signal de la ruée des éléments. Les bois des collines environnantes semblèrent s’écraser sous la rafale ; l’eau de la baie poudrait comme, l’hiver, la neige dans une plaine. Bientôt on ne put voir quoi que ce fut sur les rives.

Dans la petite embarcation tout le monde frissonnait. Madame Davis était à demi morte de frayeur et Blanche, qui se tenait près de Paul, au gouvernail, se serrait avec terreur contre l’instituteur. Celui-ci tout en cherchant à manœuvrer l’embarcation dans la direction du vent, encourageait de son mieux ses compagnons atterrés. Bientôt, une épouvantable clameur remplit l’espace. Les vagues du fleuve arrivaient derrière l’embarcation en montagnes énormes prêtes à s’engouffrer dans les gorges du Saguenay. Paul ne put s’empêcher de jeter un cri d’effroi… et les clameurs de ses cris horrifiés se perdirent dans un grand bruit d’eau. Tous fermèrent les yeux et se recommandèrent à Dieu.

La minute tragique sembla durer un siècle ; la petite chaloupe, soulevée comme une coquille par une vague monstrueuse, fit trois ou quatre bonds terribles, descendant dans des gouffres pour remonter au sommet de montagnes d’eau ; puis, un craquement sec se fit entendre… l’embarcation et ses occupants avaient été brutalement déposés sur la pointe des rochers qui séparent la baie Sainte-Catherine de l’embouchure du Saguenay. On se compta… Personne n’était blessé… Mais un grand cri retentit :

« Blanche !… »

Et Madame Davis s’affaissa sur le rocher humide.



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