L’art de faire, gouverner et perfectionner les vins/Chapitre 3

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CHAPITRE III.

Des moyens de disposer le raisin à la fermentation.


Le raisin mûr pourrit sur le cep ; et nous pouvons regarder comme un pur effet de l’art, la faculté de convertir le suc doux et sucré de ce fruit en une liqueur spiritueuse : c’est par la fermentation de ce suc exprimé, que s’opère ce changement. La manière de disposer les raisins à la fermentation varie dans les divers pays : mais comme les différences apportées dans une opération aussi essentielle reposent sur des principes, j’ai cru convenable de les faire connoître.

Pline (de biaeo vino apud Grœcos clarissimo) nous apprend qu’on cueilloit le raisin un peu avant la maturité ; qu’on le séchoit à un soleil ardent pendant trois jours, en le retournant trois fois par jour, et que le quatrième on l’exprimoit.

En Espagne, sur-tout dans les environs de Saint-Lucar, on laisse les raisins exposés pendant deux jours à toute l’ardeur du soleil.

En Lorraine, dans une partie de l’Italie, dans la Calabre et l’île de Chypre, on sèche les raisins avant de les presser. C’est sur-tout lorsqu’on se propose de fabriquer des vins blancs liquoreux, qu’on dessèche le raisin pour en épaissir le suc, et modérer par-là la fermentation.

Il paroît que les anciens connoissoient non seulement l’art de dessécher les raisins au soleil, mais qu’ils n’ignoroient pas le procédé employé pour cuire et rapprocher le moût, ce qui leur avoit fait distinguer trois sortes de vins cuits, passum, defrutum et sapa. Le premier se faisoit avec des raisins desséchés au soleil ; le second s’obtenoit en réduisant le moût par moitié à l’aide du feu ; et le troisième provenoit d’un moût tellement rapproché, qu’il n’en restoit plus que le tiers ou le quart. On peut consulter dans Pline et Dioscoride des détails très-intéressans sur toutes ces opérations. Ces méthodes sont encore usitées de nos jours ; et nous verrons en parlant de la fermentation, qu’on peut la diriger et la gouverner d’une manière avantageuse, en épaississant une portion du moût qu’on mélange ensuite avec le reste de la masse ; nous verrons encore que ce moyen est infaillible pour donner à tous les vins un degré de force que la plupart ne sauroient acquérir sans cela.

Une grande question a long-tems divisé les agriculteurs : savoir s’il est avantageux d’égrapper ou de ne pas égrapper les raisins. L’une et l’autre des deux méthodes ont des partisans ; et chacune des deux peut citer des écrivains de mérite en sa faveur. Je pense qu’ici, comme dans beaucoup d’autres cas, on a été peut-être trop exclusif ; et, en ramenant la question à son véritable point de vue, il nous sera facile de terminer le différend.

Il est de fait que la grappe est âpre et austère ; et l’on ne peut pas nier que les vins qui proviennent de raisins non égrappés ne participent de cette qualité : mais il est des vins foibles et presque insipides, tels que la plupart de ceux qu’on récolte dans les pays humides, où la saveur légèrement âpre de la grappe relève la fadeur naturelle de cette boisson. C’est ainsi que dans l’Orléanois, après avoir commencé à égrapper le raisin, on a été forcé d’abandonner cette méthode, parce qu’on a observé que les raisins qu’on faisoit égrapper fournissoient des vins qui tournoient plus aisément au gras. Il résulte encore des expériences de Gentil, que la fermentation marche avec plus de force et de régularité dans un moût mêlé avec la grappe, que dans celui qui en a été dépouillé ; de manière que, sous ce rapport, la grappe peut être considérée comme un ferment avantageux dans tous les cas où l’on pourroit craindre que la fermentation ne fût lente et retardée.

Dans les environs de Bordeaux, on égrappe avec soin tous les raisins rouges lorsqu’on se propose d’avoir du bon vin ; mais on modifie encore cette opération d’après le degré de maturité du raisin : on égrappe beaucoup lorsque la vendange est peu mûre, ou lorsqu’elle a été gelée avant la cueillette ; mais lorsque le raisin est très-mûr on égrappe avec moins de soin. Labadie observe, dans les renseignemens qu’il m’a fournis, qu’il faut même laisser de la grappe pour faciliter la fermentation.

On n’égrappe point les raisins blancs ; et l’expérience a prouvé que les raisins égrappés fournissoient des vins moins spiritueux et plus faciles à graisser.

Sans doute la grappe n’ajoute ni au principe sucré, ni à l’arome ; et, sous ce double point de vue, elle ne sauroit contribuer par ses principes, ni à la spirituosité, ni au parfum du vin ; mais sa légère âpreté peut avantageusement corriger la foiblesse de quelques vins : en outre, en facilitant la fermentation, elle concourt à opérer une décomposition plus complète du moût, et à produire tout l’alkool dont il est susceptible.

Sans nous écarter du sujet qui nous occupe, nous pouvons encore considérer les vins sous deux points de vue, d’après leurs usages : ils sont tous employés ou à la boisson ou à la distillation. On exige dans les premiers des qualités qui seroient inutiles aux seconds. Le goût, qui fait presque tout le mérite des uns, n’ajoute nullement aux qualités des autres. Ainsi, lorsqu’on destine un vin à être brûlé, on ne doit s’occuper que des moyens d’y développer beaucoup d’alkool ; peu importe que la liqueur soit âpre ou non ; dans ce cas, ce seroit peine perdue que d’égrapper le raisin. Mais, si le vin est préparé pour la boisson, il faut tâcher de lui concilier une saveur agréable avec un parfum exquis ; et, à cet effet, on évitera, on écartera avec soin tout ce qui pourroit altérer ces précieuses qualités. D’après cela, il est nécessaire de soustraire la grappe à la fermentation, de trier le raisin, de le nettoyer avec précaution.

C’est probablement d’après la connoissance de ces effets que l’expérience remet chaque jour sous les yeux de l’agriculteur, plutôt que par une suite du caprice ou de l’habitude, qu’on égrappe les raisins dans certains pays, et qu’on n’égrappe pas dans d’autres ; vouloir tout réduire à une seule méthode, c’est méconnoître à-la-fois l’effet de la grappe dans la fermentation, et la différence qui existe dans les diverses qualités de raisins. Dans le midi, où le vin est naturellement généreux, la grappe ne pourroit qu’ajouter une âpreté désagréable à une boisson déjà trop forte par sa nature ; aussi tous les raisins destinés à former des vins pour la boisson sont-ils égrappés, tandis que ceux qui sont réservés pour la distillation fermentent avec leur grappe. Mais ce qui pourra paroître bien étonnant, c’est que dans le même canton, sur divers points de la France, nous voyons des agronomes qui égrappent et se louent de leur méthode, lorsque, à côté, des agriculteurs également habiles repoussent cet usage, et cherchent comme les autres à appuyer leurs procédés par le résultat de leurs expériences. L’un fait un vin plus délicat, l’autre l’obtient plus fort ; tous deux trouvent des partisans de leur boisson : c’est ici une affaire de goût qui ne contredit point les principes que nous avons posés.

En général, pour égrapper le raisin, on se sert d’une fourche à trois becs, que l’ouvrier tourne et agite circulairement dans la cuve où sont déposés les raisins ; par ce mouvement rapide, il détache les grains de la grappe et ramène celle-ci à la surface ; d’où il l’enlève avec la main.

On peut égrapper encore avec un crible ordinaire, formé de brins d’osier, séparés l’un de l’autre d’environ un centimètre et demi, et surmonté d’un bourrelet d’osier serré, haut environ d’un décimètre.

Mais qu’on égrappe ou qu’on n’égrappe pas, il est indispensable de fouler le raisin pour en faciliter la fermentation ; et on y procède généralement à mesure que la vendange arrive de la vigne. Le procédé est à-peu-près le même partout : cette opération s’exécute le plus communément dans une caisse quarrée, ouverte par le haut, et d’environ un mètre et demi de largeur. Tous les côtés sont formés de listeaux de bois qui laissent entre eux un assez petit intervalle pour que le grain de raisin ne puisse pas y passer. Cette caisse est placée sur la cuve, et elle est soutenue par deux poutres qui reposent sur le bord de la cuve elle-même. On verse la vendange dans la capacité de la caisse, à mesure qu’elle arrive ; et, de suite, un ouvrier la foule fortement et également par le moyen de gros sabots ou de forts souliers dont ses pieds sont armés. Il exécute cette opération en s’appuyant des deux mains sur les bords de la caisse, et piétinant avec rapidité sur la couche de la vendange. Le suc qu’il en exprime coule dans la cuve à travers les interstices que laissent entre eux les listeaux ; la seule pellicule du raisin reste dans la cage ; et du moment que l’ouvrier reconnoît que tous les grains sont exprimés, il soulève une planche qui forme une partie d’un des côtés de la caisse, et pousse le marc avec le pied dans la cuve. Cette porte glisse dans deux coulisses formées par deux listeaux appliqués perpendiculairement sur une des surfaces latérales. À peine l’ouvrier a-t-il nettoyé la caisse de ce premier produit, qu’il introduit de nouveaux raisins pour les fouler de la même manière ; et il opère de la sorte jusqu’à ce que la cuve soit pleine ou que la vendange soit terminée.

Il est des pays où l’on foule le raisin dans des baquets. Cette méthode est peut-être meilleure, quant à l’effet, que la première, mais elle est plus lente et ne paroît pas pouvoir être employée dans des pays de vignobles considérables.

Il est encore des pays où l’on verse la vendange dans la cuve, à mesure qu’elle arrive de la vigne ; et dès que la fermentation commence à s’y établir, on enlève avec soin le moût qui surnage, pour le porter dans des tonneaux où s’en opère la fermentation. Le résidu est ensuite exprimé sous le pressoir, pour former un vin généralement plus coloré et moins parfumé.

En général, quelque méthode qu’on adopte pour le foulage du raisin, nous pouvons réduire aux principes suivans ce qui concerne cette opération importante.

Le raisin ne sauroit éprouver la fermentation spiritueuse, si, par une pression convenable, on n’en extrait pas le suc pour le soumettre à l’action des causes qui déterminent le mouvement de fermentation.

Il suit de cette vérité fondamentale, que non seulement l’on doit employer les moyens convenables pour fouler les raisins, mais que l’opération ne sera parfaite qu’autant que tous les grains le seront également ; sans cela, la fermentation ne saurait marcher d’une manière uniforme ; le suc exprimé termineroit sa période de décomposition, avant même que les grains qui ont échappé au foulage eussent commencé la leur ; ce qui, dès-lors, présenteroit un tout dont les élémens ne seroient plus en rapport. Cependant si on examine le produit du foulage déposé dans une cuve, on se convaincra facilement que la compression a été toujours inégale et imparfaite ; et il suffit de réfléchir un instant sur les procédés grossiers employés pour fouler le raisin, pour ne plus s’étonner de l’imperfection des résultats.

Il paroît donc que pour donner à cette portion très-intéressante du travail de la vendange le degré de perfectionnement convenable, il faudroit soumettre à l’action du pressoir tous les raisins, à mesure qu’on les transporte de la vigne. Le suc en seroit reçu dans une cuve ; et là, on l’abandonneroit à la fermentation spontanée. Par ce seul moyen, le mouvement de décomposition s’exerceroit sur toute la masse d’une manière égale ; la fermentation seroit uniforme et simultanée pour toutes les parties ; et les signes qui l’annoncent, l’accompagnent ou la suivent, ne seroient plus troublés ni obscurcis par des mouvement particuliers. Sans doute le moût, débarrassé de son marc et de la grappe, produiroit un vin moins coloré, plus délicat, et d’une conservation plus difficile ; mais si les inconvéniens surpassoient les avantages de cette méthode, il seroit aisé de les prévenir, en mêlant le marc exprimé avec le moût.

C’est par une suite des principes que nous venons de développer, que l’on doit avoir l’attention de remplir la cuve dans vingt heures. En Bourgogne, les vendanges se terminent dans quatre ou cinq jours. Un tems trop long entraîne le grave inconvénient d’une suite de fermentations successives, qui, par cela seul, sont toutes imparfaites : une portion de la masse a déjà fermenté, que la fermentation commence à peine dans une autre portion. Le vin qui en résulte est donc un vrai mélange de plusieurs vins plus ou moins fermentés. L’agriculteur intelligent, et jaloux de ses produits, doit donc déterminer le nombre des vendangeurs d’après la capacité connue de sa cuve ; et lorsqu’une pluie inattendue vient suspendre les travaux de sa récolte, il doit laisser fermenter séparément ce qui se trouve déjà ramassé et déposé dans la cuve, plutôt que de s’exposer quelques jours après à en troubler les mouvemens, et à en altérer la nature par l’addition d’un moût aqueux, et frais.