L’aveugle de Saint-Eustache/Nuit de drames
XIX
NUIT DE DRAMES
Après deux bonnes heures de marche, le traîneau tourna sur une route transversale et s’arrêta peu après devant une maison de ferme bâtie de pierre grise. Cette ferme demeurait inhabitée depuis plusieurs années. Elle était la propriété d’un cultivateur émigré aux États-Unis. N’ayant pas trouvé d’acquéreur, la maison demeurait vide, comme le sol restait sans culture. Les gens du pays disaient la maison hantée. On prétendait avoir vu, la nuit, des lueurs mystérieuses traverser les volets clos, des lueurs qui ne s’immobilisaient jamais. Elles semblaient parcourir la maison de la cave au grenier ; elles allaient, venaient, brillaient sur un point, étincelaient sur l’autre, s’éteignaient, reparaissaient. Certains soirs, les vendredis surtout, on avait remarqué une légère colonne de fumée s’échappant par la cheminée. Et les histoires de « lutins » et de « revenants » ne manquaient pas. Aussi, cela suffisait-il pour écarter à jamais l’acquéreur superstitieux et crédule…
Quoique le sieur Bourgeois fît partie de cette catégorie de gens, et quoiqu’il eût répugnance à venir habiter une maison à réputation de lutins, il fut bien contraint de subir les volontés de sa fille, Olive. Sans abri, depuis la destruction de leur propriété à Saint-Eustache, exécrés par la plupart de leurs compatriotes, les Bourgeois n’avaient eu de mieux à faire que s’éloigner promptement de leur village et chercher refuge dans quelques habitations solitaires. Olive avait trouvé que cette maison de ferme était tout ce qu’il leur fallait pour le moment, et elle l’avait louée. Et c’est dans cette maison qu’elle avait pensé mettre plus sûrement Louisette à l’abri et mieux hors de la portée de ceux qui la cherchaient.
L’intérieur présentait un aspect misérable.
Dénué de tout ameublement convenable, de plafonds bas et enfumés, mal éclairé le jour par des fenêtres étroites et basses, sale, les murs fendus, craquelés, humides, avec une nuée d’araignées qui y avaient tissé leurs toiles, une armée de rats qui y faisaient ripaille, tout ce logis déserté n’offrait que désolation. Quel contraste avec la belle et claire demeure que les Patriotes avaient rasée !… Puis, aux solives poussiéreuses et vermoulues du plafond des chapelets d’oignons y étaient séchés, une moitié de jambon recouvert de moisissure pendait à un fil près de la cheminée, comme si ce jambon attendait d’être fumé de nouveau. À des chevilles enfoncées ça et là dans les murs, de vieilles hardes, haillons malpropres, fournissaient la pâtée aux mites. Écartelé, cassé, un vieux rouet, qu’on avait poussé du pied comme une chose affreuse gisait dans un angle. Et, comme si ce logis misérable avait voulu affirmer que jadis un maître en avait fait son château, on voyait encore une table sur laquelle demeuraient des ustensiles rouillés et disparates, et, autour, des escabeaux. Enfin, à deux clous plantés dans une poutre un vieux mousquet accroché faisait la garde.
Pour arriver à l’étage supérieur, on pouvait voir au beau milieu de la pièce un escalier crasseux et branlant.
Le sieur Siméon Bourgeois et sa fille avaient donc pénétré dans cet intérieur d’aspect presque funèbre. Dans la grande cheminée on avait eu soin de préparer à l’avance un bon feu, et en entrant dans cette maison de suite une chaleur plutôt humide et imprégnée d’âcres senteurs, prenait à la gorge. Olive alluma une bougie collée sur la table et alla attiser le feu de l’âtre. Le Sieur Bourgeois déposa son fardeau sur un banc placé le long du mur et s’approcha, grelottant, près de la cheminée où Olive chauffait déjà ses mains.
— Eh bien ! papa, dit la jeune fille avec une certaine ironie, ne pensez-vous pas que vous serez ici comme un seigneur ?
Le vieux soupira et répondit :
— Olive, si tu savais comme je me sens misérable ! Et il y avait dans ces paroles du Sieur Bourgeois comme un cruel reproche.
— Que voulez-vous, papa, ce n’est pas ma faute ! Vous ne pensez pas peut-être, que je suis bien heureuse, moi ?
— Non, tu ne me comprends pas. Tu es jeune toi, ardente, courageuse et belle avec ça ; tu as devant toi tout un avenir à conquérir. Tandis que moi, à cette heure de mes vieux ans, je me vois dépossédé de tout !…
— Ne vous inquiétez donc pas, papa, pour si peu. Vous l’avez dit : je suis jeune et courageuse, et je saurai bien conquérir la fortune avec l’avenir. Ensuite, nous ne sommes pas si à bout que ça. Nous avons sauvé de l’incendie notre argent… combien déjà ?
— Onze mille louis seulement !
— Mais c’est une fortune encore, papa ; ou, si vous préférez, c’est un joli capital qui nous permettra de refaire nos pertes.
— Ah ! que Dieu t’entende, Olive !
— À présent, papa, je vous conseille d’installer cette fille dans une chambre en haut. Il y a là, je crois, de vieilles couvertures de lit sur lesquelles elle pourra reposer plus confortablement. Dans cette armoire vous trouverez des provisions que j’ai apportées moi-même. Je vais donc vous laisser pour aller rejoindre Félix à Montréal. Si, d’aventure, quelque inconnu s’avisait de frapper à la porte, n’ouvrez pas… attendez patiemment mon retour.
— Quelle idée as-tu, Olive, d’entreprendre un tel voyage par le temps qu’il fait. Tu ferais mieux de finir la nuit ici.
— Impossible, papa. J’ai affaire à Saint-Benoît cette nuit même. Demain je prendrai la route de Montréal.
— Je vais donc rester seul ici, fit le vieillard d’une voix tremblante.
— Vous n’avez pas peur, papa ?
— Non, mais c’est l’ennui…
— Bah, interrompit la jeune fille en riant, je vous laisse avec une jeune et jolie compagne. Allons ! papa, bonne chance.
— Bon voyage, Olive. Garde-toi des rencontres dangereuses.
Olive, releva le collet de son manteau, gagna la porte, s’arrêta une seconde et prononça sur un ton concentré :
— Papa, le danger, c’est moi… je suis la haine et je suis la vengeance. Adieu !
Elle sortit et se jeta dans la tempête.
Dehors, le cheval n’avait pas bougé. Olive le conduisit à l’écurie avec la carriole, le détela pour lui passer une selle, et l’instant d’après, elle partait à cheval vers Saint-Benoît.
Quatre hommes qui, au dehors faisaient le guet avaient vu Olive partir au galop.
Ces quatre hommes, comme on le sait, étaient, d’une part, Dupont, Le Frisé et La Vrille qui, dissimulés derrière une haie observaient la maison solitaire ; d’autre part, c’était Thomas, qui était parvenu à se faufiler jusqu’à l’arrière d’un hangar de la cour.
En voyant Olive quitter la ferme, Olive qu’on avait plutôt devinée, Dupont fit cette remarque :
— Voilà une proie qui nous échappe, mes amis : mauvais signe !
— Qu’importe ! répliqua Le Frisé, il nous en reste encore. Et puis qui sait si celle-là qui s’en va ne reviendra pas bientôt ?
— Pourvu qu’elle ne revienne pas avec un régiment d’Anglais ! émit narquoisement Dupont.
— Peuh ! les Anglais sont loin à c’t’heure ! C’est pas ça que je r’doute le plus.
— Qu’est-ce que c’est que tu redoutes, Frisé ?
— Cristi, qu’on gèle tout rond ici !
Dupont se mit à ricaner :
— Attends que La Vrille nous passe son flacon de gin !
Le Frisé poussa du coude La Vrille qui demeurait silencieux.
— Eh ben ! La Vrille, fit-il, avec un air moqueur, t’aurais mieux fait d’acheter de suite chez Toinon le flacon que tu as parié.
— Laisse faire, grogna La Vrille, attendez les événements !
Pendant que nos amis se taquinaient, Thomas, tout en surveillant lui aussi la maison, se disait avec des jurons répétés :
— Ces trois hommes que j’ai vus tout à l’heure, et qui doivent être cachés quelque part, ont sans doute des desseins mauvais. Que veulent-ils au juste ?… je n’en sais rien. Assurément ils vont chercher à pénétrer dans la maison. Ce sont peut-être des amis de Louisette. Ce sont peut-être aussi des ennemis au vieux Bourgeois et ils vont lui faire un mauvais parti. Dans l’un ou l’autre cas il faut que je les précède. Car cette Louisette, je la veux ! Je la veux, quand ce serait uniquement pour me venger d’Olive. Je la veux, je l’aurai ! Et en même temps que ces paroles il grimaçait un sourire haineux. Mais, le pire pour le moment, c’est de pénétrer dans la maison. Voyons ! il faut que je trouve un moyen sans que personne s’aperçoive de rien !
Et Thomas se prit à réfléchir profondément.
Plus loin, à l’abri du vent derrière la haie, nos trois amis avaient repris la conversation à voix basse.
— Pour moi, disait Auguste Dupont, je ne vois aucun moyen honnête de pénétrer dans l’fourneau. Vous comprenez si le vieux a dû se barricader après le départ de sa fille. Si encore les volets étaient ouverts, on pourrait toujours enfoncer le carreau d’une fenêtre et entrer.
— Il y aurait toujours moyen, répliqua Le Frisé, de faire sauter un volet.
— Ça ferait du bruit, fit observer Dupont.
— Eh ben, et ton carreau que tu voudrais enfoncer, penses-tu que ça ferait moins de bruit. ? Allons ! toi, La Vrille, qu’est-ce que tu penses ?
La Vrille n’avait pas repris la conversation de tout à l’heure ; il continuait de méditer.
— Si tu veux gagner le pari, poursuivit Le Frisé, t’as besoin de te pousser. Moi, mille chiens, j’aimerais autant tout perdre pour un bon feu et un bon lit !
— Quant à ça, répliqua La Vrille, je suis pas mal de ton idée. Mais on n’est pas venu ici pour rien.
— Eh ben, alors, as-tu une idée ? demanda Dupont.
— Ce n’est pas l’idée qui me manque, répondit La Vrille, c’est l’échelle.
— Une échelle ?
— Pourquoi faire ? demanda Le Frisé.
— Pour grimper sur le toit.
— Sacrédié ! fit Dupont, c’est pas un temps, ou ben je me trompe fort, pour aller chanter le coq sur les toits !
— Non ; mais il y a là une cheminée…
— Qui fume ?… Je la vois bien, dit Le Frisé. Songes-tu à te faire enfumer comme un jambon ? Et il éclata de rire.
Mais La Vrille le réprimanda :
— C’est pas le temps de faire des farces. Comprenez-vous pas qu’on peut, en se laissant glisser par la cheminée, arriver jusqu’à l’intérieur de ce logis du diable ?
— Tiens ! tiens ! fit Dupont avec une sorte d’admiration, je vois pas mal maintenant ton idée d’échelle.
— Seulement, on ne l’a pas sous la main.
— Ma vieille Vrille, dit Le Frisé, je n’ai pas encore trouvé une maison d’habitant où l’on ne pouvait pas trouver une échelle. Allons voir !
— Allons ! dit La Vrille. Pendant notre absence Dupont surveillera la route et les alentours.
Sans bruit, à pas de loup les deux compagnons parvinrent jusqu’en la cour de l’écurie dans laquelle, hormis ce hangar derrière lequel se tenait Thomas, on apercevait d’autres petites constructions.
Et Thomas vit les deux silhouettes humaines ; dans le vent qui soufflait avec rage, il essaya de saisir les paroles qu’échangeaient ces deux hommes qu’il ne pouvait reconnaître. Mais ce fut peine perdue, d’autant que nos deux amis ne parlaient qu’à voix basse.
Derrière l’écurie La Vrille avait découvert une échelle à demi enfouie sous la neige.
— Je me demande, dit-il au Frisé, si elle sera assez longue.
— Elle n’est pas bien longue en effet. Mais on peut toujours l’essayer.
L’échelle fut portée vers la maison et appliquée contre le mur.
— Autant que je peux, dit La Vrille, je pense que je pourrai atteindre la toiture. Tiens bien le pied de l’échelle, je vais monter.
— Va, elle ne m’échappera pas.
La Vrille grimpa lestement.
Rendu au milieu de l’échelle, il s’arrêta et demanda :
— As-tu une corde, Frisé ?
— Pourquoi faire ?
— Pour descendre dans la cheminée, pardi !
— C’est vrai. Attends un peu, il me semble que j’en ai vu une accrochée au mur de l’écurie.
Le Frisé se dirigea hâtivement vers la cour des étables et revint bientôt avec une corde pouvant mesurer une douzaine de pieds.
— Elle n’est pas extraordinairement longue, fit-il remarquer à La Vrille mais c’est mieux que rien.
— Donne quand même.
La Vrille saisit la corde et monta l’échelle. Il put atteindre la corniche de la toiture qui allait en pente douce. Là, il n’eut qu’à s’enlever légèrement des poignets pour se trouver sur le toit. Une croûte de neige et de glace l’empêchait de glisser.
Alors, il se pencha et dit au Frisé en bas :
— Monte à ton tour, pour me tenir la corde.
Le Frisé obéit.
L’instant d’après les deux amis avaient atteint la cheminée. À cet instant, la neige ne tombait plus aussi dru et le vent avait sensiblement diminué. C’était une sorte d’accalmie dont profita La Vrille. Des mains et des genoux il grimpa à la tête de la cheminée. Cette manœuvre dangereuse ne lui permit pas de voir sur la pente opposée de la toiture une lucarne, par laquelle il eût été plus aisé pour lui de pénétrer dans l’intérieur de la maison. Mais La Vrille avait besoin de toute son attention pour ne pas rater un mouvement et ne pas perdre l’équilibre. Il se trouva bientôt assis à califourchon sur la tête de la cheminée.
Pendant ce temps, en voyant le manège de ces deux hardis compagnons, Thomas passait de l’étonnement à la stupéfaction. Très curieux, il avait suivi tous leurs mouvements, de l’écurie à la maison, de la maison à la toiture. Mais quand il vit l’un des deux hommes entourer de ses deux bras la cheminée, se hausser, grimper, atteindre la crénelure, puis se dresser, glisser et disparaître dans le trou de la cheminée, oui, quand Thomas eut cette vision qui lui parut comme un rêve extraordinaire, il fit un bond furieux, prononça un blasphème et s’élança vers la maison. Il avait compris qu’il ne serait plus le premier… qu’il était devancé…
Deux heures avaient passé depuis le départ d’Olive.
Resté seul avec Louisette endormie et toujours enveloppée dans le manteau, le vieux Bourgeois avait promené autour de lui un regard craintif, puis il avait été secoué d’un frisson de peur. Les rugissements de la tempête, le gémissement des volets que le vent secouait, les craquements du toit, la demi-obscurité qui l’entourait, la danse affolée et lugubre des flammes du foyer lorsque la rafale s’engouffrait dans la cheminée, et, enfin, l’aspect informe des choses qui, aux yeux du vieillard peureux, prenaient des ressemblances de bêtes quelconques ou de spectres, tout cela tourmentait l’esprit du sieur Bourgeois à un tel point qu’il oubliait de verrouiller la porte et d’attiser le feu de l’âtre. Il demeurait debout, sans un mouvement, demi courbé, l’œil blafard, l’oreille tendue à tous ces bruits incertains de la tempête qui ne cessait de mugir au dehors.
Longtemps il demeura ainsi n’osant bouger, comme s’il avait redouté, en faisant le moindre mouvement, de voir quelque monstre surgir et bondir jusqu’à lui. Mais la fatigue le poussa enfin vers un escabeau à peine visible dans l’ombre. Il voulut rapprocher ce siège du foyer ; mais en posant les mains dessus il toucha quelque chose de velu. D’instinct il bondit en arrière et jeta un cri de terreur. Et, tout tremblant, les yeux désorbités, il chercha à reconnaître cette chose velue qu’il avait touchée. Pourtant, rien ne bougeait… Cela ne pouvait être une bête quelconque !… Il se hasarda à revenir vers l’escabeau, mais à pas craintifs, mal assurés… et alors seulement, sous la clarté subite d’un jet de flammes soulevé par le vent, il reconnut la fourrure de sa pelisse.
— Suis-je bête ! murmura-t-il.
Il enleva la pelisse, l’accrocha à une cheville enfoncée dans le mur et vint s’asseoir devant le feu.
Mais il ne se sentait pas à l’aise, le vieux. À chaque instant il sursautait, levait la tête, jetait autour de lui un regard apeuré, puis ramenait ses yeux sur l’âtre. Puis, il demeura immobile, l’esprit hanté de toutes les peurs imaginaires. Enfin, il finit par tomber dans une sorte de demi-sommeil, inconscient des choses, des bruits divers produits par l’ouragan, inconscient même de ses propres frayeurs. Peu à peu le feu de la cheminée s’éteignit.
Soudain, un bruit nouveau… un bruit tout à fait étranger frappa les oreilles du sieur Bourgeois. Il se réveilla en sursaut, et son œil épouvanté se fixa sur une apparition effrayante. Dans la cheminée et piétinant, les cendres refroidies, gesticulant, ricanant, lançant des regards de feu, une sorte de spectre tout noir de suie venait d’apparaître ! Comment, homme ou spectre, cette chose était-elle arrivée là ! Naturellement, le sieur Bourgeois ne prit pas le temps de démêler ce mystère. Il se dressa d’un bond, renversa l’escabeau, recula d’un pas, trébucha contre quelque chose, tomba, se releva et bondit en arrière avec un cri de terreur folle.
Ce fut tout… le spectre noir avait bondi à son tour, s’était rué sur le vieux Bourgeois. Lui, sentit comme des griffes pénétrer dans la chair de son cou, un poids lourd peser sur lui, une haleine rude et chaude passer sur son front… Puis, il se sentit soulever de terre, monter, emporter comme en un rêve monstrueux, puis, tout à coup, il tomba… tomba… toujours comme en rêve avec le monstre qui l’étranglait.
Et alors, La Vrille — qu’on ne pouvait reconnaître sous la couche de suie qui l’enveloppait — tenant toujours le vieux à la gorge et appuyant un genou sur sa poitrine, demanda :
— Où est la fille au père Marin, vieux ?
L’œil vitreux du vieillard demeura fixé avec épouvante sur la face noire de La Vrille. Ses lèvres livides et crispées ne pouvaient remuer.
— Parle, vieille peau, rugit La Vrille, sinon je t’étrangle !
Il serra plus fort le cou du vieux.
Le même œil vitreux, atone, le regarda. Les mêmes lèvres blanches, tordues, restèrent immobiles.
— Vas-tu répondre, bandit ? cria encore La Vrille exaspéré. Où est Louisette ?
Mais à cette même seconde il sentit un choc terrible contre sa tête, comme si une lourde massue était tombée, et il roula à demi mort sur le plancher.
Un sourd ricanement résonna.
La silhouette grimaçante, terrible de Thomas se profila dans l’ombre. Il déposa par terre l’escabeau avec lequel il venait d’assommer La Vrille. Un moment il parut considérer avec une sorte de triomphe diabolique le corps inerte du jeune patriote et le corps raidi déjà du vieux Bourgeois. Puis son regard ensanglanté fit le tour de la pièce. Ce regard tomba sur la forme inerte et indécise reposant sur le banc près du mur. Il s’approcha lentement comme un reptile. D’une main tremblante, d’espoir ou de crainte, il souleva un coin du manteau, se pencha, ricana, et murmura :
— Hein ! ma petite femme… je te retrouve enfin !
La jeune fille demeurait toujours dans une immobilité de mort. Mais sa respiration, maintenant, paraissait plus accentuée, son visage blêmi retrouvait comme un semblant de rouge.
Thomas la saisit et l’enleva dans ses bras. Lentement il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré, porte que le sieur Bourgeois, trop en proie à ses épouvantails, avait oublié de verrouiller. Devant lui, sur son chemin, les deux corps inanimés parurent lui barrer la route. Thomas, s’arrêta une seconde, cracha par terre avec mépris, puis enjamba les deux obstacles. Tout à coup il s’arrêta, prêtant une oreille anxieuse à certain bruit du dehors.
Il tressaillit vivement : car sur le perron et derrière la porte qu’il allait franchir des pas humains retentirent, des voix parlaient.
Thomas recula un peu promenant autour de lui des regards inquiets. Il avait peur. Ses yeux virent l’escalier conduisant à l’étage supérieur. Il s’en approcha vivement, regarda l’ouverture au-dessus de sa tête, monta une marche. Là, il parut hésiter. À nouveau son regard troublé se reporta sur la porte de sortie. Alors, tout à coup, comme mû par un instinct étrange ou par une sorte d’inspiration, il déposa son fardeau sur une marche de l’escalier, courut à la porte, la verrouilla, revint à son point de départ, enleva Louisette et s’élança rapidement dans l’escalier.
Il était temps : dehors, devant la porte solidement verrouillée maintenant, la voix de Gusse Dupont demandait :
— Hé ! La Vrille, es-tu là ?
Et Le Frisé :
— Par tous les diables de l’enfer ! viens nous ouvrir, bonne Vrille, si tu ne veux pas nous voir geler tout vifs !
Seuls les vacarmes de la tempête répondirent.
— Holà ! La Vrille ! cria encore Dupont.
— Voyons, ma vieille Vrille, reprit Le Frisé, ne fais donc pas le sourd-muet pour une histoire de nous jouer une farce ! On a déjà la bibite aux doigts ! Ouvre, mon vieux, qu’on se chauffe un peu !
Toujours les mêmes bruits de tempête.
— Malheur de malheur, alors ! gronda Dupont. On va simplement enfoncer cette maudite porte, damnée Vrille, et, tant pis, tu payeras pour ! As-tu encore cette barre de fer Frisé ?
— Oui. Ôte-toi de là, mon vieux, et tu vas voir que je ne suis pas encore manchot avec un gourdin de ce genre-là.
Un énorme coup de barre de fer ébranla la porte. Un deuxième coup fit gémir les pentures.
— Encore un ! encouragea Dupont, ça vient !
Un troisième coup disloqua les ais.
Un quatrième coup fit sauter les deux verrous, et d’un coup d’épaule appliqué par Dupont la porte s’ouvrit.
En apercevant les deux corps immobiles sur le plancher, les deux amis comprirent aussitôt qu’il ne s’agissait plus de farce ou de comédie.
Ils allèrent vivement à La Vrille, le secouèrent et le roulèrent, si bien qu’à la fin celui-ci fit un mouvement et ouvrit des yeux étonnés.
— Eh ben ! eh ben ! dit Le Frisé, tu ne reconnais donc plus les amis ?
Aidé de ses camarades, La Vrille se mit sur son séant.
Alors, seulement, Le Frisé et Dupont virent une mare de sang sur le plancher.
En même temps La Vrille portait une main à sa tête et faisait entendre une exclamation de douleur.
— Eh ben ! quoi ! ta tête fait donc mal ? Et Le Frisé enlevait le bonnet de laine de La Vrille.
Puis, Dupont découvrit un crâne fendu et des cheveux mêlés dans un caillot de sang.
— Diable ! diable ! fit-il avec une sorte de surprise inquiète, serait-ce le vieux qui t’a fait ça par hasard ?
— Non… répondit faiblement La Vrille.
— Non… répéta Le Frisé avec étonnement. Ce n’est pas le diable toujours ?
— Peut-être ! répondit La Vrille avec un pâle sourire.
— Ah bah !
— Écoutez. Je tenais le vieux — nous étions seuls ici — et je l’étranglais… quand tout à coup il m’est tombé comme un coup de masse sur l’ossipute ; ça m’a simplement dégringolé !
— J’te crois bien, pauvre Vrille, on te l’a abîmé par mal ton ossipute !
— Mais le vieux, lui ? interrogea Dupont en indiquant le corps du sieur Siméon Bourgeois.
— Lui ? répliqua La Vrille avec un sourire candide, je pense bien que je l’ai endormi pour un temps !
Alors, Le Frisé, qui s’était penché sur le corps du vieillard, se releva et dit en blêmissant :
— Mille diables ! ma vieille Vrille, j’ai ben peur que tu l’aies endormi pour tout de bon !…
— Eh ben ? fit La Vrille.
— Le vieux est mort !
— Hein !… mort !…
Malgré sa douleur, sa faiblesse, La Vrille se dressa debout et demeura frappé d’épouvante devant le cadavre du sieur Siméon Bourgeois !