L’emprise : Bertha et Rosette/04

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IV

La fête.


Entre Noël 1915 et le premier de l’An 1916, une surprise pour les Neuville, ce fut le retour des trois garçons travaillant au chantier de Price.

L’ouvrage ne pressant guère, ils avaient demandé et obtenu un congé de quelques semaines. Ils profitèrent de leur congé pour organiser en secret une fête à l’anniversaire de naissance de leur père.

Robert était né le trois janvier, et cette fête n’était pas souvent fêtée bien bruyamment, les grands garçons étant généralement au chantier.

Cette année 1916, c’était différent ; trois des gars étaient revenus et il se trouvait qu’ils n’étaient pas ce qu’on appelle de coqs morts. Au contraire, ils étaient tous trois de gais lurons. L’un d’eux surtout appelé Tit Louis, un colosse pourtant, n’avait pas son pareil pour chanter une chanson comique, raconter une blague que tout le monde prenait pour une vérité, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que le dénouement était une farce, une attrape ou une mystification. Avec cela, danseur infatigable, violoneux à l’occasion, ami de tout le monde, Tit Louis était le boute-en-train des réunions de jeunes gens.

Mais l’organisateur, c’était Paul. Et le Paul — Gros Paul — avait dit : « On va y faire un bouquet au père. Entendez-vous, un bouquet pas piqué des vers. Mais faut pas lui en parler. »

C’est encore une de nos coutumes nationales qui tend à disparaître, que celle des bouquets, ou fêtes anniversaires.

Ces bouquets sont organisés généralement en mystère, les invitations étant faites de bouche à oreille. Et le jour, ou plutôt le soir arrivé, il faut surprendre le héros de la fête à qui on lit une adresse en lui présentant un cadeau.

Puis, c’est la réjouissance : chants, déclamations, historiettes et la danse pour les jeunes, tandis que les plus âgés se retirent un peu à l’écart pour jouer aux cartes et que d’autres regardent les évolutions des danseurs. Oh ! les vieilles danses canadiennes dont les générations d’aujourd’hui n’ont plus d’idée.

En 1916, ce n’était déjà plus les belles danses, telles que le menuet, le reel-à-huit, ou la danse des voleurs. Ce n’était pas encore ces danses exotiques, qu’on nomme Tango, Two-step, Fox-trot, Turkey-trot, etc ; noms impossibles et ridicules, désignant des prises de corps et des contorsions plus impossibles et plus ridicules encore que leurs noms.

C’était alors les quadrilles, et la fête fut réussie, si on considère le nombre des assistants, la surprise du jubilaire, et surtout l’entrain des invités. Une seule ombre, la présence d’un étranger.

Sam Bachelor avait tenu sa promesse de revenir. Il était descendu à Roberval dans la journée du trois janvier, et tout de suite l’hôtelier malin lui apprenait la nouvelle de la fête, ajoutant en commentaire :

— Ça va être une belle veillée, heureux ceux qui sont invités.

Ces Américains ne doutent de rien, et Sam était le plus Américain des Yankees. Apprenant la nouvelle, Sam se dit qu’il lui fallait admission. Son premier geste fut de tirer une poignée d’argent de sa poche et de demander à l’hôtelier :

— Combien pour votre carte d’admission ?

Il fallut que l’hôtelier lui expliquât que les invitations étaient verbales, que seuls les fils Neuville les avaient faites, et que le seul moyen aurait été de faire connaissance avec Gros Paul ou Tit Louis.

— Mais, ajoutait-il, il est trop tard maintenant.

— Trop tard ! By God, No ! Je ne connais pas les fils Neuville, mais la fille, je la connais, et c’est elle qui va m’inviter.

Hôtelier, va atteler, et mène-moi vite chez Neuville. Il faut que je vois Bertha avant le souper.

L’Américain n’en eut pas le démenti. Invité par Bertha, qui fit répéter l’invitation par son frère Paul, Sam Bachelor se trouva l’un des premiers rendus.

La gêne que sa présence causa au début de la soirée, fut vite disparue. Fin causeur, beau danseur, prétentieux, mais trop intelligent pour afficher ses prétentions, l’Américain se mêla aux groupes de jeunes gens qui ne tardèrent pas à être familiers avec lui.

Quant aux jeunes filles, inutile de dire l’attrait que devait exercer sur elles ce bel étranger, si bien mis, si instruit, et à qui on attribuait une fortune se rapprochant du million.

Pour Bertha, ses impressions furent complexes. Depuis des mois, elle était sans nouvelles de son promis. L’inquiétude et l’ennui l’avaient fait souffrir, d’autant plus que la dernière lettre du soldat était une longue plainte d’amour. Une phrase surtout avait remué l’amoureuse qui jamais n’avait cru à une infidélité possible :

« Je me demande, avait-il écrit, si tu ne finiras pas par te lasser d’attendre un absent, qui demain peut-être sera mort ou, ce qui est pire encore, sera sur un lit d’hôpital, infirme pour sa vie. Ô chérie ! si ta parole donnée est un obstacle à ton bonheur, je te la tendrai. »

Et la jeune fille de penser à son promis : S’il était ici, que je serais heureuse. Ce fut l’Américain qui au cours de l’après-midi vint la distraire de ses pensées et mettre dans son esprit un peu de désarroi.

Augustin lui offrait de lui rendre sa parole, et en arrivant Sam Bachelor lui avait dit : « Il fallait bien que je revienne, je ne puis vivre sans vous. » Sans trop s’en rendre compte au juste, elle sentait que sa position était fausse.

L’arrivée de l’Américain lui avait causé un réel et vif plaisir ; elle sentait que pour elle, il n’était pas un indifférent, mais elle sentait aussi qu’elle n’aurait pas voulu que son promis entendit les paroles de l’Américain, ni les siennes. Alors, elle se demandait : « Est-ce mal ? » Instinctivement son cœur honnête répondait : « Oui, c’est mal, puisque tu en rougirais. »

Mais le promis était si loin. L’Américain était si beau. Il n’y a pas de mal à s’amuser, même quand on a promis fidélité, pensait-elle.

Ses promesses, elle y tenait, oh ! oui ! Et dans son inexpérience de la vie, elle aurait été surprise, peut-être scandalisée et insultée, si quelqu’un lui avait dit qu’elle était sur la voie du parjure.

Elle tenait à ses promesses, et depuis le départ de son amoureux, jamais elle n’avait dansé. Ce soir, malgré le plaisir qu’elle en aurait éprouvé, elle s’abstenait. À plusieurs reprises, l’un ou l’autre de ses frères était venu lui offrir une danse, et toujours la même réponse : « Merci, je préfère ne pas danser. »

Pourtant la tentation était bien forte et son désir de danser devait paraître à l’extérieur, puisque son père vint lui demander à l’oreille, pourquoi elle ne dansait pas ?

À son père, elle fit la confidence :

— Nous avons échangé promesses, Augustin et moi, lui de ne pas boire, moi de ne pas danser.

Un éclair de tendre fierté passa dans les yeux du père.

— C’est très bien, ma fille, mais ne reste pas ici ; viens jouer aux cartes avec les gens raisonnables.

Le père a-t-il compris la souffrance de son enfant ? Peut-être. Les papas ont quelque chose comme un sixième sens qui leur fait sentir la souffrance de leurs enfants.

Peut-être encore, dans son expérience de la vie, a-t-il compris que la tentation trop prolongée serait enfin victorieuse.

Sous ce rapport, ce ne fut que partie remise. Les parties de cartes plutôt courtes, bientôt père et fille laissèrent la table à d’autres joueurs, et Bertha attirée vers la danse comme le papillon vers la lumière qui doit lui brûler les ailes et causer sa mort, Bertha revint bientôt admirer les couples élégants qui tournaient avec grâce.

Qu’ils étaient beaux ces danseurs, Tit Luc Laframboise qui entre les mouvements de conventions, trouvait le moyen de giguer ainsi que son cousin, Pierre Sans-chagrin. Puis le plus beau, le plus élégant de tous, Sam Bachelor, comme il dansait bien.

Ah ! oui, si Gustin était ici, comme je danserais avec plaisir !

Que n’est-il ici ; quel bonheur ce serait que cette danse ensemble, appuyée à son bras robuste.

Est-ce le promis, est-ce la danse, qu’elle désire et aime le plus ?