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L’esclave des Agniers/03

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 44-).

III

VENGEANCE !


L’hiver était venu. La température, au mois de février surtout, se montra assez rigoureuse au camp d’Ossernenon ; beaucoup moins, toutefois, que si l’on eût été à Québec ou aux Trois-Rivières. Charlot n’aurait certes pas eu à s’en plaindre, n’eût été un rhume de poitrine que ce froid constant n’entretenait que trop bien.

Il toussait durant des nuits entières. À Kinaetenon qui lui reprochait, le matin, de ne pas user des remèdes du médecin du camp, Charlot répliquait que les « sueries » terribles auxquelles voulait l’astreindre leur sorcier-médecin, lui faisaient plus horreur que tout. Mieux valait, cent fois, quelques insomnies… Le printemps d’ailleurs, assez hâtif en ces lieux, le remettrait complètement. Kinaetenon le verrait bien.

Celui-ci haussait les épaules, mais n’insistait pas plus.

Il partait seul, même, depuis quelque temps, pour la chasse à l’orignal. Il priait seulement Charlot au départ de veiller sur la tente, sur son contenu et de bien alimenter le feu au centre. À son retour, il voulait trouver bon feu, bon gîte et bonne ripaille aussi, grâce au produit probable et excellent qu’il rapporterait de la chasse. N’y était-il pas aussi adroit que son ami ?

Charlot, à la grande surprise de Kinaetenon, ne protestait plus, suivant son habitude, depuis une semaine, en voyant partir sans lui son ami iroquois. Il lui souhaitait bonne chance brièvement, puis tout en toussant, allait s’asseoir pensif, un peu triste, auprès du feu confié à sa garde.

Mais un après-midi, alors que Kinaetenon disparaissait dans les bois voisins, l’attitude mélancolique et résignée du jeune homme se modifia complètement. Ayant jeté de bonnes bûches sur les cendres encore toutes rougies, il se glissa, doucement, au fond de la tente. Avec précaution, il souleva un coin de la toile, du côté de l’habitation voisine. De l’inquiétude, du chagrin se peignaient sur sa figure amaigrie, mais toujours charmante. Il scrutait les environs, observait les moindres allées et venues des sauvages qu’il voyait circuler ici et là. Bientôt, il soupira, découragé, et laissa retomber la toile qu’il tenait d’une main qui frémissait un peu.

« Que faisait donc son amie algonquine, sa fière Lis-en-fleur depuis quelque trois semaines ? La jeune fille lui avait pourtant promis, un soir qu’il la quittait très à la hâte et avec peine, de ne jamais passer un jour, désormais, sans apparaître à la porte de la tente pour lui sourire. Sûrement, il y avait quelque chose d’insolite. Quoi ? Mais quoi donc ? »

Puis les sourcils du jeune homme se froncèrent. Quel intérêt profond il portait, vraiment, à la petite fille sauvage, qui avait si bien conquis sa pitié, un soir brumeux de l’automne précédent. Son image quittait rarement sa pensée maintenant. À la pitié avait vite succédé une attirance profonde, mystérieuse, dont il n’était pas du tout, oh ! pas du tout le maître. La belle enfant des Algonquins tenait une place dans sa vie qui l’effrayait un peu. Dès qu’elle avait été remise des terribles souffrances causées par les « premières caresses » des ennemis, comme l’on disait alors du début de la torture chez les sauvages ; souffrances qu’elle avait endurées avec un stoïcisme, un dédain, un silence qui avaient fait rager, comme on le sait, son bourreau féminin, la sœur de Kinaetenon, la pauvre Lis-en-fleur s’était vue charger de toutes les corvées dures, ennuyeuses ou pénibles, du ménage, et cela en sus de la garde de l’enfant malade de ses nouveaux maîtres. Les courses loin du camp qu’elle accomplissait assez souvent occasionnèrent des rencontres avec Charlot. Il allait chaque soir, au crépuscule, chercher une provision d’eau fraîche, dans un des ruisseaux de la forêt. Le jeune homme avait offert son aide à l’Algonquine, écrasée de fardeaux. Il lui avait parlé avec bonté, et dans sa langue qu’il était seul, avec un autre prisonnier, à pouvoir parler couramment au camp.

Fière, impassible toujours, la jeune fille n’accepta qu’avec peine au début les attentions de Charlot. Elle lui répondit peu ou point, ne leva que rarement les yeux : puis, avec effort, remercia de la tête lorsque le jeune homme la quittait aux abords du camp, par précaution, ou plutôt par humanité pour elle. Car que n’aurait pas inventé son tyran, en la voyant ainsi revenir, accompagnée, assistée, presque considérée, quoique ce fût d’esclave à esclave.

Un jour, cependant, la petite Algonquine s’était départie de sa froideur. Un léger accident était survenu à Charlot. Il souffrait d’une large coupure à la main droite provenant du tranchant d’une hache arrachée trop vivement à la jeune fille. Elle allait s’en servir de façon très dangereuse. Lis-en-fleur avait saisi la main de Charlot et réussi à arrêter le sang qui en coulait à flots. Puis, ce pansement élémentaire terminé, elle s’était affaissée au pied d’un arbre.

En revenant à elle, l’Algonquins avait aperçu, fixé sur elle, avec quelle intensité, le regard désolé de Charlot. Les yeux de la jeune fille s’étaient aussitôt refermés. Son cœur battait très vite, maintenant, sous le coup de l’émoi inexplicable qu’elle ressentait, elle aussi. La voix de Charlot s’était alors élevée.

« Pauvre enfant, disait, le jeune homme, remettez-vous, de grâce. Vous m’avez trop bien soigné… C’est cela. Que j’en suis peiné !… Je suis confus, bien confus d’être la cause de votre défaillance… bien explicable ! Dites, oh ! dites-moi que vous vous sentez mieux ? »

La jeune fille, sans répondre, sans le regarder, s’était lentement levée. Elle fit bientôt un léger signe signifiant qu’il lui fallait tout de suite repartir.

Mais Charlot lui opposa un refus absolu. Du repos était nécessaire « pour lui comme pour elle » avait-il fort adroitement ajouté. Il allait à la recherche d’un coin frais, bien fourni de mousses ou de hautes herbes, pour y installer la jeune fille, ses fardeaux, et lui-même si celle-ci y consentait. La glace s’était ainsi trouvée rompue, bien rompue entre eux. L’on avait causé, échangé quelques impressions, raconté un peu des souvenirs, chers à leurs cœurs à



tous deux ; enfin, l’on avait noué l’une de ces

amitiés rares, très douces qui font trouver la vie moins pénible lorsque l’épreuve quotidienne en forme la trame. Et depuis cet après-midi inoubliable, que d’entretiens charmants, que de promenades à l’insu de tous… Charlot tentait de s’expliquer, parfois, cette sympathie grandissante. Naïvement, il croyait qu’il n’y avait là que la satisfaction de certains besoins du cœur, communs à tous les exilés, toujours si heureux de retrouver l’un quelconque des siens, en terre lointaine, étrangère, et si souvent hostile.

Un jour, Charlot trouva une appellation convenant à l’attitude digne et charmante de l’Algonquine. Il s’approcha d’elle, alors qu’il la croisait près de son ruisseau favori, et lui tendit une fleur toute blanche, en disant avec un sourire : « Que ma sœur prenne ceci, c’est un lis pour le Lis-en-fleur d’Ossernenon ».

Étonnée, ne comprenant guère cette spontanéité, cet hommage bien français adressé à sa beauté, la jeune fille prit la fleur, la considéra : puis, levant des yeux noirs candides sur Charlot, elle demanda : « Mon frère me donne cette fleur à moi, pourquoi ?

— Parce que cela me plaît, d’abord, répliqua Charlot en riant. Puis, je veux te donner un nouveau nom.

— Celui que je porte ne plaît pas à mon frère blanc.

— Pas du tout.

— Quel dommage !

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me fut donné un soir par un vieillard algonquin très bon chez qui je me réfugiais souvent pour éviter les coups de ma belle-mère.

— Ta vie était bien triste ?

— Presque autant qu’ici. Mais ma belle-mère est morte quelques mois plus tard, et mon père s’est remarié avec une bien bonne femme cette fois. Ce qu’elle doit pleurer, en ce moment, me sachant captive et rudement traitée !

— Elle ne se doute pas que je veille sur toi. Elle en serait contente n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, mais pas autant que moi, » avait doucement répliqué la jeune fille en baissant la tête… Puis, la relevant presque aussitôt, elle avait interrogé Charlot : « Mon frère trouve que je ressemble à cette fleur ? Oui ? Il se trompe. Je ne suis pas belle du tout moi, ainsi que me le disait ma maîtresse, encore hier.

— Supposons que ma sœur ne l’est pas, en effet, reprit Charlot, un peu ému. Mais en outre de la beauté qu’elle se refuse, mon amie algonquine possède combien de points de ressemblance avec ce lis velouté. Elle est pâle, mince, longue et aime comme lui à fleurir et vivre solitaire, un peu hautaine même…

— Je ne saisis pas bien tout ce que mon frère me dit… Quel est le nom que je porterai pour lui plaire maintenant ?

— Lis-en-fleur.

— Lis-en-fleur ! J’aime ces sons que chante mon frère blanc. Lis-en-fleur !…

— Bien, c’est une chose décidée. Mon amie algonquine ne sera plus par moi appelée autrement. Je le jure.

Mon frère est trop bon pour la prisonnière esclave. Elle ne peut rien, elle, pour lui… avait encore ajouté en soupirant la jeune fille. Puis, elle avait placé la fleur à sa ceinture. Le visage de Charlot rayonna en suivant les gestes de la jeune fille.

On dut ensuite s’éloigner en hâte. Non loin, dans les broussailles, de nombreux pas foulaient les herbes.

Charlot se remémorait encore ses bons souvenirs, en cet après-midi nouveau qu’il passait sans Kinaetenon. Souvent, cependant, il en interrompait le cours, pour se poser la même anxieuse question : « Que fait mon amie algonquine, que fait-elle, ô tristesse, pour m’oublier ainsi. Elle a été si fidèle jusqu’à ces dernières semaines à apparaître, pour la joie de mes yeux, au moins une fois le jour ? »

Vers six heures, quoique l’obscurité fut presque complète au dehors, Charlot fit lentement le tour de la tente, espérant encore, hélas ! apercevoir Lis-en-fleur ; ou du moins l’entendre chanter quelque complainte pour endormir l’enfant malade.

Son espoir fut vain. Il rentrait, très sombre, sous son propre abri, lorsqu’il entendit, soudain, des éclats de voix courroucées, des coups, quelques plaintes, des pleurs d’enfant ; puis il vit la sortie précipitée de la sœur de Kinaetenon accompagnée de son mari. Tous deux étaient parés et devaient se rendre sans doute à quelque festin de sagamo.

Tout d’abord, Charlot s’était hâté de rentrer sous la tente. Mais une fois à l’intérieur, vite, il avait regagné son poste d’observation. Il étouffa un cri de joie en voyant s’éloigner les maîtres brutaux de l’Algonquine. Il attendit quelques minutes. Il lui semblait que Lis-en-fleur l’appellerait aussitôt qu’elle le pourrait. Non, rien encore. Tout était silencieux du côté de la tente voisine. De temps à autre, cependant, on entendait des gémissements auxquels venaient se mêler des pleurs d’enfant.

Bientôt, Charlot n’y tint plus. Il se couvrit d’un large manteau, sortit et alla frapper à la tente où se cachait Lis-en-fleur.

« Entrez, dit la voix de celle-ci, mais si faible, si dolente, si insouciante, que Charlot, fou d’inquiétude bondit à l’intérieur.

« Lis-en-Fleur, appela doucement Charlot, vous êtes là ? »

Ne recevant aucune réponse, le jeune homme pénétra plus avant dans la tente. Il regarda avec précaution autour de lui, car l’obscurité mettait beaucoup d’ombre partout. Cela lui brouillait la vue et il craignait de déranger une foule d’objets épars sur le sol.

Il atteignit le centre de la large tente où achevaient de se consumer quelques bûches de pin. De faibles lueurs s’en échappaient de temps à autre. À leur clarté, et aussi parce que ses yeux se faisaient à l’obscurité qui l’environnait, Charlot put y voir un peu.

Au fond de la tente, il aperçut une forme prostrée, assise au pied d’un petit lit douillet où reposait un enfant âgé d’un an. Le petit être pleurait et geignait, mais si faiblement qu’on l’entendait à peine.

« Lis-en-Fleur, murmura de nouveau Charlot, c’est moi… ».

L’Algonquine se redressa : Elle eut un léger cri de surprise, puis fixa de grands yeux épouvantés sur le jeune homme.

« Que mon frère ne reste pas ici,… on peut revenir plus tôt qu’on ne l’a dit… balbutièrent de pauvres lèvres tremblantes.

— Ne craignez rien, Lis-en-Fleur. J’en sais plus long que vous. C’est à un festin à tout manger que se sont rendus vos maîtres. Vous ne les reverrez qu’à l’aube.

— Qui sait ?… Mon âme vibre toute, ce soir. Il me semble que le malheur rôde… gémit encore l’Algonquine.

— Pauvre Lis-en-Fleur ! Ayez confiance, vous dis-je. Ne suis-je pas auprès de vous ? Cela n’est pas arrivé depuis tant et tant de jours, n’est-ce pas ? Que s’est-il passé, que vous m’ayez ainsi privé de votre vue ?

— Que mon frère regarde ! »

Et l’Algonquine avança un pauvre pied gonflé où une large blessure semblait guérir avec peine.

— Ah ! voilà la cause de votre réclusion depuis trois semaines ? Ma pauvre enfant, que vous ont-ils encore fait ? Vous avez beaucoup maigri aussi. Vos yeux, très grands déjà, dévorent maintenant tout votre triste, si triste visage… Lis-en-Fleur, ne détournez pas ainsi la tête, racontez-moi… tout ! Je ne suis plus votre ami, votre frère ?… Dites ?

— Vous ne me comprendriez pas… Vous ne voulez jamais que je parle de haine… Et je les hais, je les hais plus que jamais, mes maîtres… même, je crois, leur petit… Il gémit sans cesse, il va mourir, peut-être ?… Ah ! je ne l’empêcherai pas de quitter la terre, allez, ce pauvre vermisseau. J’y aiderais plutôt. Ce sera sans doute un être mauvais de moins…

— Lis-en-Fleur, de grâce ! Vos souffrances vous égarent. Vous ne pensez pas vraiment ce que vous dites.

— Oh ! oui. Et mon frère le verra tout à l’heure.

— Qu’est-ce que je verrai ?… Allons, allons, ma pauvre petite, vous divaguez, je ne le vois que trop ? Et puis, tenez, ce soir peu importe votre emportement haineux. Parlez quand même. Apprenez-moi ce qu’a été votre existence quotidienne depuis ces trois longues, bien longues semaines. Vous ne les avez pas trouvées interminables, vous aussi ?… Non ?

— J’ai trop souffert. Je n’ai pensé qu’à mourir.

— Vraiment ? Narrez-moi vite, alors, ce qui vous a fait un tel mal. Quelle pâleur il y a sur votre front !… Et autour de votre bouche, si tendue parfois, s’est glissée une amertume bien pénible à constater. Ma pauvre petite !

— Oh ! tout cela sera bientôt dit… Mon frère sait que chaque soir, à l’heure où mes maîtres mangent, je dois apparaître à la porte pour lui dire bonsoir ?

— Si je le sais ? Lis-en-Fleur, je ne vis plus depuis ces trois semaines où vous avez cessé d’agir ainsi… »

Et Charlot soudain se mit à rougir et à rire. Sa fougue, toute française, lui jouait parfois ce tour de le faire penser tout haut. Cependant l’Algonquine l’avait remercié d’un regard reconnaissant, bien candide. Il respira. Non, cette enfant des bois ne se doutait pas de la force et de la profondeur, déjà, du sentiment qu’il avait pour elle.

— Le dernier soir que mon frère me vit, lorsque je voulus entrer, je m’aperçus que mon pied droit se prenait dans un piège, habilement placé sous mes pas, au seuil de la tente. Je ne criai point, quoique cela me fit mal jusqu’au cœur. J’entrai, traînant le piège après moi, avec quelle peine. Il était petit, heureusement. Je fus reçue avec de grands éclats de rire par mes maîtres. Lorsqu’ils me virent réfugiée au fond de la tente, écrasée par la douleur, et prête à défaillir, mon maître s’approcha. Il défit la trappe puis s’éloigna en haussant les épaules. Mais sa femme vint à son tour, pour me dire en ricanant méchamment : « Eh bien, je t’ai prise au piège, ma petite. Je sais pourquoi tu sortais ainsi chaque soir pendant que nous mangions. Ah ! tu abandonnais pour le visage pâle que mon frère garde par charité un enfant malade, le mien qui a



sans cesse besoin de toi ! Misérable fille !

Te voilà punie ! Tu as au pied une blessure qui sera longue à guérir. Elle te retiendra, malgré toi, à l’intérieur de la tente, auprès de mon enfant. Tu entends ? Même, lorsque, dans un mois, ton pied sera guéri, je ne veux pas te voir sortir un seul instant. Quand l’enfant sera en santé, nous verrons ce que nous ferons de toi, canaille d’Algonquine… En attendant, hein, te voilà forcée d’obéir. » Et elle s’éloigna à son tour. Je les entendis rire et se féliciter à maintes reprises durant la nuit qui suivit. Quel bon tour l’on m’avait joué ! Le lendemain, j’eus beaucoup de fièvre et perdis un peu conscience de ce qui m’entourait. Mais j’en guéris bientôt. Seul, mon pied demeura des jours et des jours ainsi qu’une large blessure saignante et pleine d’une chaleur intense… J’ai beaucoup enduré en silence, mon frère, mais en mon âme, j’ai crié sans fin, d’horreur, d’indignation, de désespoir. Oh ! les misérables ! Les bourreaux !… Puissent-ils un jour…

— Chut ! Lis-en-Fleur, pas cela. Je vous en conjure, au nom de ce que vous avez de plus cher, ne maudissez personne. Le Père de la prière ne-vous a-t-il pas dit, alors qu’il prêchait dans votre tribu et que vous alliez l’entendre, que Dieu ne voulait pas que l’on se venge… « La vengeance, m’appartient, dit le Seigneur ». N’est-ce pas, Lis-en-Fleur, que vous avez appris cela ?

— Je ne veux pas me souvenir… Si la vengeance s’offre à moi… oui, oui,… je la saisirai avec bonheur !… Et continua en ricanant l’Algonquine, elle s’approche déjà, elle est là… à ma portée !

— Lis-en-Fleur, vous me peinez jusqu’au fond de l’âme en parlant ainsi…

— Que mon frère m’abandonne à mon sort. Cela vaudra mieux. D’ailleurs, je… »

Elle s’interrompit. Le bébé sauvage venait de se mettre à geindre plus fort, tendant les bras vers l’Algonquine, puis tout à coup, il fut pris d’une affreuse convulsion.

La jeune fille ne bougea pas. Un sourire plein d’amertume glissa sur son visage exsangue, puis ses yeux se baissèrent et elle soupira profondément.

Charlot, lui, s’était levé. Apitoyé, il regardait ici et là espérant apercevoir quelques-uns de ces médicaments, de ces « remèdes des simples » dont usent les sauvages en pareille circonstance. Rien, il ne vit rien.

Il se pencha, surpris, sur l’Algonquine. « Lis-en-Fleur, que faites-vous ? Ce petit a besoin de soins immédiats.

— Je n’y puis rien, fit la jeune fille, toujours sans bouger.

— Mais, ma sœur… n’ignore pas… Cet enfant… il peut mourir.

— Non, je ne l’ignore pas. Oui, il va sans doute mourir.

— Lis-en-Fleur !

— Partez. Laissez-nous. Que peut bien vous faire cette vie qui s’en va ?

— Ma pauvre petite ! Non, non, je ne puis le croire. Encore une fois ce n’est pas vous qui parlez ainsi… Mon amie, j’on appelle à votre cœur, aidez-moi à sauver cette créature, bien innocente, allez, du mal qu’on vous a fait.

— Il ne sera pas malheureux, cet enfant, d’aller rejoindre l’âme de ses ancêtres… Il souffre depuis le premier jour où ses yeux ont vu la lumière… Et moi, moi, grâce à sa mort qui me donnera si peu de mal à laisser venir, je tiens ma vengeance, ma vengeance !

— C’est bien. Demeurez là, pauvre cœur égaré ! Votre âme, hélas, est devenue trop dure. Mais vous avez tant souffert… Je vais faire tout ce que je pourrai à votre place. Je suis un peu médecin, vous savez, à l’exemple de tous ceux qui ont vécu longtemps dans les bois. »

Charlot s’était éloigné tout en parlant ainsi. Il avait aperçu un peu d’eau qui bouillait dans une marmite oubliée, sur un tas de cendres encore fumantes. Il vida l’eau dans un pot de terre, puis revint près du lit. Il vit alors l’Algonquine debout, près de l’enfant, les yeux brillants, la bouche volontaire, les mains crispées. Elle se retourna soudain et fit face à Charlot.

— De quoi mon frère se mêle-t-il ? Qu’il parte ! Je le veux.

— Vous savez bien que je ne laisserai pas un être humain en détresse. Je le sauverai, si je le puis.

— Et moi je vous dis que vous ne toucherez pas à celui-ci. Il m’a été confiée, non à vous.

Charlot sourit. Doucement, mais avec fermeté, il écarta l’Algonquine. Elle résista. L’eau se répandit.

— Lis-en-Fleur, dit Charlot avec un peu d’impatience, pourquoi vous entêtez-vous ainsi ?… Ah !… Voici que la crise passe. La figure du petit redevient normale. Ses membres perdent de leur rigidité…

— Ô misère ! cria l’Algonquine avec désespoir. Tout m’échappe, tout… Puis soudain, elle alla se jeter dans un angle sombre de la tente et éclata en sanglots.

Charlot la regarda un moment. De la sévérité, un peu d’étonnement douloureux traversaient son regard. Il pouvait si peu comprendre la nature vindicative et altière de la jeune fille… Puis, le front soucieux, il se détourna d’elle complètement. Il revint près de l’enfant. Il l’examina ! Hélas ! cela était plus que certain, le petit, se mourait. À tout instant l’âme emprisonnée dans ce frêle organisme s’envolerait. Près de Dieu ? « Il faut le baptiser, oui, au moins », se dit Charlot. Je ne puis rien pour sauver ce corps qui agonise, mais que l’âme au moins, par mes soins, pénètre dans le Royaume des Cieux, qui ressemble, a dit le Maître, aux cœurs des tout petits ».

Il prit un peu de l’eau restée au fond du pot de terre, la versa sur le front du petit en prononçant les paroles sacramentelles.

Une nouvelle convulsion raidit le bébé. Elle fut courte. Mais, sitôt disparue, l’enfant ouvrit tout grands les yeux, geignit un peu, puis exhala doucement un long et dernier soupir.

Charlot se retourna. « Lis-en-Fleur, venez ici, je voue prie. Le pouvez-vous seule ? »

Son front n’avait rien perdu de sa sévérité. Sa voix, lente, grave n’avait certes pas sa douceur habituelle. Jamais il n’avait ainsi parlé à la jeune fille.

L’Algonquine s’approcha en boitant. Ses yeux restaient baissés. Elle repoussa Charlot qui voulait l’aider.

— Lis-en-Fleur, dit alors Charlot, le pauvre petit enfant confié à votre garde vient d’expirer… » La jeune fille ne fit pas un mouvement. Seulement, Charlot vit deux grosses larmes jaillir soudain des yeux de l’Algonquine.

Il poussa un léger cri. Un éclair de joie passa dans ses yeux. Il saisit les mains de la jeune fille.

— Lis-en-Fleur, vous avez du chagrin. Vous regrettez, n’est-ce pas, votre accès haineux d’il y a un instant ? Dites ? Dites ?

— Non, reprit la jeune fille, non ce n’est pas cela. Mais, j’aimais un peu cet enfant, quoi que j’aie dit tout à l’heure.



Ma résolution de vengeance m’est plus chère encore, cependant… Je suis à la fois triste et satisfaite.

— Mon Dieu, mon Dieu ! murmura Charlot, un peu angoissé, que tout cela est pénible !… » Puis il laissa retomber en soupirant les mains de la jeune fille et se dirigea vers la porte de la tente.

L’Algonquine alors parla. Sa voix supplia. Charlot se prit à l’écouter, bien qu’il ne se retourna pas.

— « Mon frère ne peut pas partir ainsi… Pourquoi ne veut-il pas comprendre une âme différente de la sienne ?… Ai-je reçu, moi, comme lui et comme ce petit enfant qui vient de mourir, de cette eau extraordinaire, qui lave, qui donne d’autres sentiments… plus doux… ! Les nôtres, nos sentiments, me paraissaient nobles pourtant… Faire du bien à ceux qui vous font du bien, seulement ; aux autres, rendre coup pour coup… Sinon, n’est-on pas un lâche ?… Être lâche, ô horreur, être lâche, mais je crains plus cet état que la mort. Mon frère ne veut pas me comprendre… Je le vois, je le sens… Son silence me l’apprend.

Charlot, soudain, revint vers elle.

— Lis-en-Fleur, ma sœur, en ce moment vous m’êtes une profonde douleur, en effet, non une joie… Laissez-moi, voulez-vous, recouvrer un peu de calme, et, comme vous le dites, tenter de vous comprendre…

— Mon frère me hait ! Oui, oui… Ah ! cela blesse mon cœur ! Je l’avais bien dit tout à l’heure… Le malheur rôde autour d’ici ! Pourquoi mon frère a-t-il voulu demeurer malgré mes avis…

— Pauvre enfant, vous avez tort de parler ainsi. C’est tout le bonheur d’une âme au contraire qui vient de se décider ici… Vous ne savez pas, mon amie, ce que c’est pour un cœur chrétien que d’avoir contribué à sauver une âme, à l’offrir toute belle, toute pure, toute rayonnante d’amour à son Créateur… C’est le Ciel qui s’est ouvert tout à l’heure, ici même, pour recevoir l’esprit d’un tout petit enfant qui venait d’être fait fils de Dieu et de l’Église. Tenez, approchons un peu de la frêle dépouille… Voyez quelle grande paix, toute blanche, enveloppe le faible être minuscule ! Nous le voyions, il y a un instant, se contracter affreusement, en proie à des convulsions que nous avions peine à regarder. Quel changement ! Ce petit prie maintenant pour vous, allez, pour vous… Lis-en-Fleur, demandez-lui bien des choses tandis que vous le parerez un peu… Demain, je vous ferai parvenir par Kiné de belles branches de sapin. Vous en entourerez ce lit… J’y dissimulerai une croix… Car c’est un petit chrétien qui reposera là.

Maintenant, je vous quitte… Courage, ma sœur…

— Vous m’en voulez beaucoup encore ? Vous me détestez ?

— Pauvre Lis-en-Fleur, non ! Bonsoir, bonsoir.

— Restez encore un peu. Ne vous éloignez pas sans m’avoir remise dans la paix… Mon frère, je souffre… ah ! je voudrais vous comprendre mieux. Je suis malheureuse, malheureuse, malheureuse ! répéta par trois fois d’une voix sombre Lis-en-Fleur.

Soudain, elle se redressa et poussa un grand cri d’effroi… Ses yeux se fixèrent sur la porte de la tente. Charlot, qui suivit aussitôt son regard, y aperçut, les bras croisés, le regard méchant, les lèvres frémissantes de satisfaction haineuse, le maître de Lis-en-Fleur.

— Que se passe-t-il ici ? demanda celui-ci, d’une voix forte.

— Mon frère l’apprendra assez tôt, murmura Charlot, qui savait quel attachement tous les sauvages, en général, portent à leurs petits.

— Vous ne voulez pas répondre ? Tant pis pour vous. Vous parlerez bien tout à l’heure… Et ce disant, il empoigna Charlot par l’épaule, le traîna au milieu de la cabane et l’attacha solidement à l’un des pieux qui supportait la tente.

Il fit signe à l’Algonquine de regagner son coin. Comme elle pouvait enfin desserrer les lèvres et tenter une faible défense, il lui cria avec colère : « Tais-toi ! Ce n’est pas de ta bouche que je veux connaître la vérité, c’est de ton complice qui dévoilera tout. Ma femme me suit de près d’ailleurs. Nous l’attendrons ».

L’Iroquois se prit à rallumer le feu. Deux grosses bûches, flambèrent bientôt, illuminant tout l’intérieur de la tente. Un silence suprême régnait.

Tout à coup, le sauvage se dirigea vers le lit de son enfant… Il poussa un cri rauque en l’apercevant. Il se baissa pour le considérer, le palper même. Charlot et Lis-en-Fleur l’entendirent qui gémissait, puis prononçait quelques paroles inarticulées. Il se releva enfin, se retourna le visage blêmi, tout autant par la douleur que par la colère.

Il avança. Rendu à deux pas de Charlot, il leva sur lui un poing menaçant. « C’est toi qui l’as tué, vil esclave ? Tu peux l’avouer, ça vaudra mieux.

— Personne n’a tué ce pauvre petit, répondit Charlot avec une mélancolie profonde… Il était bien malade, et depuis longtemps… Vous le savez. »

— Le sorcier nous avait assuré qu’il ne mourrait qu’à l’été, si nous en prenions soin, si nous suivions ses avis… Je vous… »

Un cri d’épouvante l’interrompit. Sa femme venait d’entrer. Elle avait entendu les dernières paroles de son mari et avait tout de suite compris que la mort venait de lui enlever son petit.

— Je te l’avais dit, cria-t-elle à son mari, à travers des plaintes lugubres, des pleurs, des contorsions. Puis elle avait couru au petit lit, avait saisi entre ses bras son enfant, le berçant, le pressant contre son cœur… « Je te l’avais bien dit… reprenait-elle bientôt… qu’il fallait revenir… Ce serpent rencontré sur la route. Il m’avait averti. Ô mon enfant… mon enfant… parti, parti… pour toujours… Oh ! oh ! oh ! »

— Je t’en prie, femme, ne crie pas ainsi. Laisse-le reposer en paix… Notre fils !… Son esprit ne doit plus connaître le trouble, le chagrin… Il s’en est allé… Nos ancêtres l’ont reçu au milieu d’eux…

— Non, non, non, je ne puis me taire… Ce petit, c’était tout ce que j’aimais ici-bas… Oh ! oh ! oh ! que ma peine est vive… que ma peine me torture… oh ! oh ! oh ! »

L’Algonquine s’approcha à cet instant. « Maîtresse, dit-elle, laissez-moi le parer, en votre nom… Il m’aimait un peu… Rappelez-vous. »

— Ah ! c’est toi, misérable fille… Tu l’as laissé mourir, n’est-ce pas ? Je le devine, dis-le. Tiens, je pourrais t’étouffer, je le devrais… Algonquine d’enfer, tiens, tiens, je veux… »

Menaçante, à moitié folle de rage et de douleur, elle rejetait le petit cadavre et se saisissant d’une longue tige de fer, elle la leva sur la tête de la jeune fille qui esquiva le coup avec peine. Elle vint retomber près de Charlot. Il lui murmura aussitôt très bas : « Tâche de sortir, de fuir… Voyez Kiné… qu’il vienne. Vite, cette femme vient de m’apercevoir. C’est le bon temps. C’est à moi qu’elle va s’en prendre… Si Kiné n’est pas entré, à la grâce de Dieu ! mais fuyez ! »

Charlot ne se trompait pas. « Que fait ici, cet avorton de Français, demanda la femme sauvage à son mari ? Ça n’est pas toi au moins, qui l’as traîné ici. Renvoie-le où tu l’as pris. Tout de suite. Détache-le. Je ne puis souffrir sa vue, tu le sais. »

— Le renvoyer où je l’ai pris ? Ma pauvre femme, il était ici quand je suis entré… Qu’y faisait-il ? Demande-le lui.

— Qu’est-ce que tu dis là ? Tu mens, tu mens.

— Non, c’est la vérité. Demande-le lui, te dis-je.

— Oh ! alors, la fripouille, il va voir, il va voir ! »

La mégère se saisit de deux longues lanières de cuir garnies de clous et tomba à bras raccourcis sur Charlot. Elle hurlait, sifflait, vociférait, bondissait de côté et d’autre, et frappait, frappait… Charlot tomba. Son sang ruisselait de toutes parts. Ce spectacle était si horrible que le mari était allé se réfugier près du mort.

Avant de perdre conscience de tout, Charlot entendit la mégère crier à son mari : « Un couteau, un couteau, lâche, qui ne m’aides pas à finir l’assassin de notre enfant ».

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pria Charlot, prenez-moi en pitié… » Puis, il sentit que toute vie l’abandonnait…

À ce moment, pourtant, le secours venait. Kinaetenon était entré juste à temps alors que le couteau de la femme sauvage allait faire son œuvre avec Charlot. Sans prononcer une parole, mais avec une vigueur qui témoignait de son émotion et de sa fureur, Kinaetenon avait maîtrisé la mégère ; elle-même d’ailleurs, paraissait maintenant épuisée par l’affreux accès de brutalité sanguinaire auquel elle s’était livrée.

— Sœur, vous n’avez pas honte de profaner ainsi la demeure où repose votre petit défunt ? avait prononcé, sans beaucoup élever la voix, et les dents serrées, le pauvre Kinaetenon. Il avait enlevé le châle qui couvrait ses épaules, en avait enveloppé en un clin-d’œil le corps inerte, ensanglanté de Charlot ; puis, doucement, l’avait pris entre ses bras. Avant de quitter la tente, une dernière fois, il lança de nouveaux et véhéments reproches à sa sœur. Elle s’était jetée sur le lit de son enfant, elle gémissait, les cheveux épars, ses bras s’élevant et s’abaissant sans arrêt : « Honte, honte, avait-il dit, à vous, ma sœur, qui n’avez pas su respecter la présence du messager du grand Manitou… la mort. Votre cruauté vous portera malheur… J’ai dit ! »

— Va-t-en, va-t-en, Kiné, avait pu souffler celle-ci, d’une voix basse, oppressée… et avec ton oiseau de malheur… Que je ne le revoie plus ! ni, ni… sa complice… J’aurai leur vie à tous deux… Ils ont laissé périr mon petit… oh ! oh ! oh ! mon petit !… mon petit ! »

Kinaetenon quitta lentement, sur ces mots, la tente où venait de mériter et de souffrir, avec quel héroïsme, Charlot, son ami français, dont il ne comprenait pas toujours le caractère généreux, le cœur chrétien, la spontanéité et la bravoure poussée jusqu’à la plus folle témérité, parfois.