L’intérêt du capital/5

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V. Giard et E. Brière Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 144-165).

CHAPITRE V

RÉSUMÉ ET DÉFENSE DE LA THÉORIE


65. Je résume maintenant la théorie qui a été exposée aux chapitres 2 et 3.

S’il y a un intérêt du capital, c’est d’une part parce qu’on ne consent à avancer ou à prêter certains capitaux que moyennant l’assurance d’en retirer des intérêts ; c’est d’autre part parce que l’on trouve des placements à faire qui peuvent rapporter des intérêts,’et parce qu’il y a des emprunteurs qui trouvent ou qui estiment trouver leur avantage à emprunter à intérêts ; en d’autres termes, c’est d’une part parce que certains capitaux exigent des intérêts, et d’autre part parce qu’ils trouvent à en retirer ou qu’on consent à leur en donner, cette condition étant remplie, en outre, que les capitaux n’exigeant pas d’intérêts ne suffisent pas pour les emplois lucratifs ouverts au capital.

Dès lors une explication complète du phénomène de l’intérêt comportera deux parties.

I. Pourquoi certains capitalistes ne consentent-ils à avancer ou à prêter des capitaux qu’à la condition d’en retirer des intérêts ? il peut y avoir à cela des raisons diverses :

1. (a) le fait que les besoins des capitalistes seront plus petits dans le futur qu’ils ne sont dans le présent ;

2. (b) le fait que les ressources des capitalistes seront plus grandes dans le futur ;

3. (c) ce que j’ai appelé le sacrifice capitalistique, autrement dit le fait que tout déplacement dans la consommation est préjudiciable, en tant qu’il rompt l’équilibre de la consommation, qu’il aggrave un défaut d’équilibre, ou qu’il remplace un défaut d’équilibre par un défaut d’équilibre inverse et plus marqué ;

4. (d) une préférence systématiquement accordée aux biens présents, à utilité égale, sur les biens futurs, autrement dit une dépréciation systématique des biens futurs.

Il y a donc tout d’abord quatre raisons de ce qu’on appelle souvent la rareté du capital[1]. Ces raisons sans doute n’agissent pas toujours : mais ceux pour qui elles n’existent pas n’ont jamais avantage à perdre ou à donner des intérêts pour les capitaux qu’ils avanceraient ; ils sont seulement en situation de pouvoir consentir des avances ou des prêts gratuits. J’ajoute que, l’intérêt existant — et il existera, comme il a été vu, si les capitaux n’exigeant pas d’intérêts ne suffisent pas pour les emplois lucratifs ouverts au capital —, ceux-là mêmes pour qui aucune des quatre raisons indiquées ci-dessus n’a de réalité ne consentiront à faire des avances que moyennant un intérêt ; à défaut d’autre raison, on exigera un intérêt parce qu’il est possible d’en obtenir un à nos quatre raisons de tantôt il faudra en ajouter une cinquième — soit e —, qui est l’existence même de l’intérêt.

Il. Comment se fait-il que les capitaux puissent rapporter des intérêts ? De ceci encore il y a des raisons multiples :

1. (a’) le fait qu’il y a des gens dont les besoins seront plus petits dans le futur ;

2. (b’) le fait qu’il y a des gens dont les ressources seront plus grandes dans le futur ;

3. (d’) la dépréciation systématique des biens futurs ;

4. (f) la productivité proprement dite du capital, c’est-à-dire cette loi qui veut que dans nombre d’entreprises on puisse, avec des avances ou avec un surcroît d’avances, obtenir un produit supplémentaire plus utile que la dépense ou le surcroît de dépense consenti ne serait utile, si on le consentait pour accroître la consommation immédiate ;

5. (g) la pseudo-productivité du capital, c’est-à-dire l’existence de productions ou des capitaux — si ces productions ne sont pas trop développées — peuvent être employés lucrativement, le produit étant proportionnel à la quantité de capital avancée ;

6. (h) la possibilité de créer des biens durables de jouissance qui seront plus « appréciés que les biens non durables dont la création exige les mêmes dépenses — pour autant, tout au moins, qu’on ne créera de ces biens durables qu’une certaine quantité —.

Il y a donc six raisons qui font qu’on peut obtenir un intérêt et, par suite, qu’on consent des avances ou des prêts. Les raisons a’, b’, d’ expliquent les prêts — et d’abord les emprunts — de consommation[2]. Les raisons f, g, h, expliquent qu’on emploie des capitaux dans la production ou pour l’acquisition des biens durables, et qu’on emprunte pour produire.

On a sans doute remarqué que les raisons a’, b’, d’ étaient identiques aux raisons a, b, d. Ainsi les mêmes motifs nous déterminent, selon les cas, soit à emprunter, soit à ne prêter qu’à intérêts. L’attente où je suis d’une diminution de mes besoins ou d’une augmentation de mes ressources, la préférence que j’accorde aux biens présents, ou encore ces diverses raisons réunies ont par exemple cet effet que 1.000 francs consommables aujourd’hui sont estimés autant par moi que 1.050 francs consommables dans un an. Dans ces conditions, les choses se présenteront ainsi : je ne consentirai une avance de 1.000 francs que s’il doit m’en revenir, après un an, au moins 1.050 francs ; et d’autre part je n’emprunterai pas 1.000 francs s’il me faut après un an rendre plus de 1.050 francs. Si donc le taux de l’intérêt est inférieur à 5 %, je me constituerai emprunteur ; s’il est supérieur à 5 %, je serai capitaliste ou prêteur[3].


66. Dans les cas particuliers de capitalisation qui se présentent, on a d’un côté une ou plusieurs des raisons du groupe I, de l’autre une ou plusieurs des raisons du groupe II. Il y a lieu d’étudier les façons diverses dont se combinent ensemble toutes ces raisons que j’ai énumérées.

Considérons d’abord le groupe. I. Les raisons a et b de ce groupe peuvent additionner leurs effets[4]. Si en raison de la seule diminution qui doit avoir lieu dans mes besoins 1.000 francs disponibles aujourd’hui valent autant pour moi que 1.050 francs disponibles dans un an, je ne prêterai ou n’avancerai 1.000 francs pour un an que moyennant l’assurance de retrouver 1.050 francs ; mais que en outre mes ressources doivent diminuer, et ce n’est plus 1.050 francs, c’est 1.100 francs par exemple que je voudrai retrouver.

Non seulement les raisons a et b se combinent entre elles, mais chacune d’elles se combine avec l’inverse de l’autre. Appelant a la diminution des besoins et b l’augmentation des ressources, appelons α l’augmentation des besoins et β la diminution des ressources. Par rapport à a et à b, causes ou quantités positives, α et β seront des quantités négatives. Et on verra avec les combinaisons a + β, b + α les capitalistes exiger toujours un intérêt, si dans ces sommes — ou plutôt dans ces différences — on a a > β, b > α.

La raison c apparaît lorsque ni a ni b n’agissent, ou encore lorsqu’agissent α et β, ou enfin lorsqu’a et β, b et α se combinent en telle sorte que la quantité négative surpasse la positive. Qu’est-ce en effet que c ? c’est la rupture dans l’équilibre de la consommation, lorsque cette rupture ne résulte pas des causes a et b, de la diminution des besoins ou de l’augmentation des ressources.

La raison d se combinera avec toutes les raisons ou avec toutes les combinaisons de raisons déjà mentionnées qui font que les capitaux exigent des intérêts. Elle se combinera encore avec α et avec β. Pour prendre un exemple, si la diminution prochaine de mes besoins fait que 1.000 francs disponibles aujourd’hui valent pour moi autant que 1.050 francs disponibles dans un an, alors, dépréciant en outre les biens futurs, je céderai ou j’avancerai 1.000 francs pour un an moyennant seulement l’assurance de retrouver non pas 1.050 francs, mais 1.080 ou 1.100.

Reste la raison e ; celle-ci apparaît lorsque les causes qui agissent — ces causes par lesquelles s’établit l’équivalence des biens présents et des biens futurs — ne nous inclinent pas à préférer les biens présents, lorsque ces causes sont négatives, comme j’ai dit tantôt, ou que dans les combinaisons qu’elles forment les quantités négatives dépassent les positives. On notera que lorsque e intervient, c ne saurait agir : lorsque, en effet, l’action de c s’associe à l’action contraire de a — α et b — β, son influence dépasse toujours cette influence contraire ; si bien que c n’apparaîtra jamais, ne figurera jamais dans une combinaison que quand cette combinaison déterminera les capitalistes à exiger des intérêts.

67. Les remarques précédentes permettent de dresser le tableau complet des raisons ou des combinaisons de raisons qui, dans les opérations capitalistiques particulières, expliquent que les capitaux exigent des intérêts. Voici ce tableau :

1. ,
2. ,
3. ,
4. ,
5. ;


6. ,
7. ,
8. ,
9. ,
10. ,
11. ;


12. ,
13. ,
14. ,
15. ,
16. ,
17. ,
18. ,
19. ,
20. ,
21. ,
22. ,
23. ,
24. ,
25. ,
26. ;


271. ,
272. ,
273. ,
274. ,
275. ,
276. ,
277. ,
278. ,
279. ,
2710. ,


68. Les 26 premiers numéros représentent des quantités positives, je veux dire que dans tous ces numéros les causes tendant à faire exiger des intérêts — ce sont celles qui sont indiquées par des lettres de l’alphabet latin — surpassent, additionnées s’il y a lieu, les causes qui poussent à capitaliser même sans intérêts — ce sont celles qui sont indiquées par des lettres grecques —. On notera en outre que dans les numéros 9, 10, 24, 25, on a , , c n’agissent que lorsque la variation des besoins et celle des ressources, seules on combinées, poussent à capitaliser même sans intérêts. Dans les dix derniers numéros (271 à 2710) on trouve —, c’est entre les parenthèses — des quantités négatives : ici donc les causes figurées par les lettres latines seront moins puissantes que les causes indiquées par les lettres grecques.

Demandera-t-on où il faut mettre, dans mon tableau, le cas du capitaliste qui exige un intérêt pour ses capitaux parce qu’il aurait la possibilité, dans des opérations capitalistiques autres que celle qu’il entreprend, d’obtenir des intérêts ? Cela dépendra. Un capitaliste se décide pour une opération capitalistique plutôt que pour une autre qu’il pourrait faire également : c’est que celle-là est plus lucrative que celle-ci. Et pourquoi en définitive, exige-t-il des intérêts ? c’est ou bien parce que la capitalisation en elle-même lui est dommageable, ou bien parce qu’il y a un intérêt pour les capitaux. Imaginons qu’entre les deux opérations capitalistiques qui s’offraient à lui notre capitaliste ait choisi autrement qu’il n’a fait : n’est-ce pas en face de l’alternative que je riens de dire que l’on se trouverait placé ? et ainsi notre cas pourra se ramener à l’un quelconque des cas du tableau.

Une dernière remarque au sujet de ce tableau : c’est que la manière dont les capitalistes exigent des intérêts, une plus-value pour leurs capitaux, n’est pas du tout la même dans les cas 1 à 26 d’une part, et d’autre part dans les cas 271 à 2710. Le taux de l’intérêt sur le marché étant de 5 %, un individu pour qui 1.000 francs disponibles aujourd’hui ne valent pas plus que 1.000 francs disponibles dans un an prêtera 1.000 francs pour un an seulement contre la promesse qu’il lui sera remboursé 1.050 francs ; mais il n’a cette exigence que parce que le taux de l’intérêt est 5 % ; si ce taux était 2 %, il se contenterait qu’on lui promît de lui rembourser 1.020 francs. Au contraire, celui pour qui en raison de l’augmentation prochaine de ses ressources 1.000 francs disponibles aujourd’hui valent autant que 1.050 francs disponibles dans un an, celui-là ne prêtera jamais 1.000 francs que si on doit lui rembourser 1.050 francs au bout d’un an.

À vrai dire cependant, les raisons indiquées aux numéros 1 à 26 du tableau font très rarement que les capitalistes exigent de la manière que je viens d’indiquer tout le surplus que le taux courant de l’intérêt leur permet d’avoir. La plupart, si le taux courant est de 5 %, se contenteraient de 1%, de 2 %, etc. Ils exigent donc 1 %, 2 %, etc. parce que ce surplus leur est nécessaire pour les rémunérer, et ils exigent le reste — l’excès du taux courant sur ce surplus — parce que l’état du marché leur permet de le faire.

De ceci il suit que, si l’on veut que le tableau que j’ai dressé soit tout à fait complet, il faut dédoubler chacun des cas 1 à 26. D’un côté on mettra ces cas tels que je les ai notés ; de l’autre on mettra ces mêmes cas en ajoutant aux causes qui y figurent la cause e : les causes indiquées déjà expliqueront ce surplus que les capitalistes exigent d’une manière absolue, la cause e expliquera que les capitalistes exigent l’excès du taux courant sur ce surplus.

69. J’arrive à ces raisons de l’intérêt qui forment le groupe II. Les raisons a’, b’, d’ se combinent ensemble exactement comme se combinaient a, b, d, puisque a’, b’, d’, ce sont a, b, d donnant des effets nouveaux, poussant certains individus à emprunter, et permettant par là aux capitalistes d’obtenir des intérêts. Pour prendre un exemple, si la dépréciation du futur fait déjà par elle seule que je consente, recevant 1.000 francs aujourd’hui, à rembourser 1.030 francs. dans un an, et qu’en outre mes ressources d’ici l’an prochain doivent s’accroître, je serai disposé à promettre de rembourser plus de 1.030 francs, 1.030 francs par exemple, et mon prêteur obtiendra 5 % d’intérêt.

Quant aux causes f, g, h, elles ne se combinent pas avec a’, b’, d’, qui expliquent l’emprunt de consommation, et l’intérêt de cet emprunt. Avec l’emprunt destiné à accroître la consommation immédiate ne peuvent rien avoir de commun ni l’emprunt que j’appellerai de production, ni l’emprunt au moyen duquel on acquerra des biens durables pour les louer ; ni encore moins l’emploi fait d’un capital par son propriétaire soit dans la production, soit pour l’acquisition de biens durables. De plus, pour une raison semblable, il ne saurait y avoir aucune combinaison des causes f, g, h entre elles : un capital ne peut pas servir à la fois, par exemple, à rendre une industrie plus lucrative et à acquérir des biens durables de jouissance[5].

On aura donc, pour les causes du groupe II et les combinaisons de ces causes, le tableau suivant :

1. ,
2. ,
3. ,
4. ,
5. ;
6. ,
7. ,
8. ,
9. ,
10. ,
11. ,
12. ,
13. ,
14. ;
15.  ;
16.  ;
17. .

Dans ce tableau, les quantités que représentent les lettres latines — en les additionnant quand il y en a deux ensemble — sont toujours plus fortes que les quantités représentées par les lettres grecques.

70. Veut-on maintenant savoir combien, pour les cas particuliers que l’expérience nous offre, il y a d’explications possibles de l’intérêt ? La cause ou la combinaison de causes pour quoi, dans telle opération particulière, le capitaliste exige un intérêt se trouve au premier tableau ; la cause ou la combinaison de causes pour quoi le capitaliste obtient un intérêt se trouve au deuxième tableau. Si donc dans le premier tableau on convient de dédoubler les numéros 1 à 26 et de distinguer les uns des autres les numéros 271 à 2710, alors, le nombre des causes ou des combinaisons de causes du premier tableau se trouvant être de 26 * 2 + 10, ou de 26, et le nombre des causes ou des combinaisons de causes du deuxième tableau étant de 17, il y aura, pour les opérations capitalistiques particulières qui se rencontrent dans l’expérience, 62 * 17, soit 1.054 explications possibles.



71. Ma théorie admet pour l’intérêt une multiplicité d’explications, de causes. Et sans doute il n’est pas indispensable, après l’avoir exposée, d’en entreprendre la justification : elle doit porter cette justification en elle-même. Il se trouve toutefois qu’un auteur dont les conceptions ne peuvent pas être passées sous silence, Böhm-Bawerk, a combattu, et avec beaucoup d’insistance, l’idée même d’une théorie à explications multiples : je veux passer en revue les objections que Böhm-Bawerk a faites à cette idée.

C’est dans une polémique contre Dietzel que Böhm-Bawerk a discuté la question de la théorie « éclectique » de l’intérêt[6]. Dietzel, rendant compte de la théorie de Böhm-Bawerk[7], avait avancé que selon les cas, le phénomène de l’intérêt comportait telle explication, ou telle autre très différente de la première. Pourquoi loue-t-on un piano à raison de 150 mk. par an, plutôt que de l’acheter ? Cela dépend. Le locataire parfois a pour l’argent que le piano lui coûterait un placement d’ordre industriel où ce même argent lui rapporte 200 mk. par an : c’est la productivité du capital, alors, qui explique l’intérêt obtenu par le loueur. Mais il se peut aussi que le locataire n’ait pas à sa disposition la somme qui serait nécessaire pour acheter le piano : alors ce locataire est a exploité n par le loueur, c’est l’exploitation qui est la source de l’intérêt[8].

Sur l’exemple choisi par Dietzel, je me hâte de faire une réserve : c’est au sujet de l’ « exploitation » présentée comme une des causes de l’intérêt. Il n’est peut-être pas correct de dire que, louant un piano à quelqu’un qui est hors d’état de l’acheter, j’exploite mon locataire : du moins l’expression doit-elle être bien entendue[9]. Si le locataire paie 150 mk. par an de location, c’est évidemment que la jouissance du piano pendant un an vaut pour lui au moins 150 mk. Par là le cas du piano loué se montre, en un sens, analogue à celui du piano que je mets en location ou que j’achète pour mon propre usage. Je ne donnerai un piano en location, je n’en achèterai un qu’à la condition de retirer de la location ou de l’usage du piano une somme de valeurs ou d’utilités au moins égale au coût de ce piano. Et il arrive que le piano pris en location satisfait à la condition ci-dessus dite, de la même manière à peu près que cela arrive pour le piano qu’on met en location ou qu’on achète afin de s’en servir soi-même.

72. Cette réserve faite[10], abordons les objections que Böhm-Bawerk a adressées à Dietzel.

Böhm-Bawerk prétend que des phénomènes qui sont de même sorte ne peuvent avoir qu’une seule et même explication, que seuls pourront comporter des explications multiples les phénomènes qui sont de même forme, sans être de même sorte. Les phénomènes lumineux sont tous de même sorte : ils ne pourront pas être expliqués à la fois par les deux théories de l’émission et de l’ondulation ; entre ces deux théories, il sera nécessaire de choisir. Les tremblements de terre, au contraire, ont des causes diverses ; l’attraction des corps pourra être due soit à la gravitation, soit au magnétisme : c’est qu’ici on a, réunis sous une même dénomination, des phénomènes d’espèces différentes. Comment donc les choses se présentent-elles pour l’intérêt ? Consultant l’histoire de la science économique, Böhm-Bawerk croit y constater que sous le nom commun d’intérêt on a entendu toujours non pas des phénomènes de natures diverses, mais des phénomènes unis par une ressemblance intime[11]. Mais l’opinion commune constitue-t-elle une autorité devant laquelle il faille s’incliner ? Les auteurs, jusqu’à Dietzel, se seraient tous enfermés dans une théorie unilatérale et simpliste de l’intérêt, que nous ne serions pas forcés de les imiter : la tendance à unifier et à simplifier, surtout dans l’étude et l’explication des objets abstraits, est trop naturelle pour qu’il soit inconcevable qu’une série d’auteurs se soient laissé abuser par elle. Et puis en fait les « éclectiques » comme Dietzel sont nombreux parmi les théoriciens de l’intérêt ; ils sont bien plus nombreux que Böhm-Bawerk ne l’a dit dans son histoire, beaucoup des auteurs dont Böhm-Bawerk classe les théories sous la rubrique de la productivité ou de l’abstinence ayant en réalité fait une place dans leur théorie — une place secondaire il est vrai — à d’autres éléments d’explication, ayant indiqué ces éléments, à la vérité d’une manière pas assez explicite.

73. Mais les différentes explications de l’intérêt sont contradictoires, dit Böhm-Bawerk[12] ; engagez le doigt dans l’une d’elles, et toute la main sera prise. C’est ainsi que l’on ne peut pas fonder à la fois l’intérêt sur la productivité du capital et sur l’exploitation. Le capital est-il vraiment productif, alors il ne sera jamais permis de parler d’exploitation ; comme d’autre part si on affirme le fait de l’exploitation on s’interdit par là d’invoquer, pour expliquer l’intérêt, la vertu productive qui serait inhérente au capital. De même l’idée fondamentale de la « théorie de l’usage », à savoir que du capital peuvent être détachés des usages ayant une valeur propre, distincte de celle du capital lui-même, et que la valeur de ces usages est précisément l’intérêt, cette idée fondamentale serait en contradiction avec les prémisses de la théorie de la productivité et de la théorie de l’exploitation. Et Böhm-Bawerk de conclure qu’aucune des explications de l’intérêt n’admet de contamination avec les autres explications. Conclusion hâtive vraiment : car on se donne trop beau jeu vraiment à raisonner sur une théorie comme celle de l’exploitation, qui est de valeur quasiment nulle, sur la théorie de l’usage, qui est fausse, et sur la théorie de la productivité, toute grossière et insuffisamment élaborée dans les formes qu’on lui a données jusqu’ici.

Ce n’est pas encore tout cependant. Böhm-Bawerk se flatte de prouver que la conception de Dietzel conduit, dans l’application, à des absurdités, et qu’elle ne s’accorde pas avec les faits[13].

Böhm-Bawerk représente par exemple que le loueur, souvent, ne connaît pas la situation de fortune de ses locataires, ne sait pas s’ils seraient ou non en état d’acheter le bien qu’ils louent[14]. Comme si, pour participer à une opération économique, il fallait savoir exactement toutes les raisons qui poussent ceux qui y participent en même temps que nous ! Bien loin qu’il en soit ainsi, nous sommes parfois hors d’état de discerner les raisons qui nous font agir nous-mêmes : nous ne voyons que le résultat final, que nous sentons avantageux, sans pouvoir dire avec précision pourquoi il l’est.

Böhm-Bawerk n’admet pas non plus que vingt loueurs de pianos, dans une ville, louant leurs pianos, indistinctement aux riches et aux pauvres, retirent de leur commerce un intérêt identique, lequel s’expliquerait dans les divers cas particuliers par des causes radicalement différentes[15]. Comme si la concurrence d’une part des loueurs, d’autre part des locataires, n’expliquait pas de la manière la plus aisée que l’intérêt du capital soit le même dans tous les cas ; comme si une loi élémentaire ne nous faisait pas comprendre que les capitaux iront aux emplois les plus lucratifs, et qu’un même niveau s’établira pour le rendement minimum des capitaux dans toutes les sortes de placements qui leur seront ouverts, quand même ces placements seraient lucratifs pour des raisons tout à fait différentes !

Böhm-Bawerk s’étonne encore, il ne conçoit pas que dans une même maison la location d’un appartement rapporte des intérêts au titre de l’exploitation, celle d’un autre appartement au titre de la productivité. Il ne conçoit pas qu’un appartement passant d’un locataire à un autre rapporte des intérêts successivement à deux titres divers[16] ; encore moins qu’un même locataire dont la situation vient à changer donne au propriétaire un intérêt, sous forme de loyer, d’abord pour une raison, ensuite pour une autre[17]. Mais il ne semble pas que rien dans tout ceci doive paraître inconcevable : si, par exemple, locataire d’une maison que pendant longtemps il m’eût été impossible d’acheter, je viens, par suite d’un héritage, à me trouver en mesure d’acheter cette maison, et que je ne le fasse pas, pourquoi ne serait-il pas nécessaire de chercher à l’intérêt que je continuerai à payer au propriétaire une explication différente de celle qui valait naguère ?

74. Ce qui choque le plus Böhm-Bawerk, c’est que Dietzel recoure, dans certains cas, a une explication indirecte. Le capitaliste A obtient un intérêt de B parce que B est lui-même un capitaliste. Pour Böhm-Bawerk, si B est lui-même un capitaliste, ce n’est là qu’une circonstance accessoire : en effet A retirerait certainement un intérêt de la location de sa maison, et un intérêt tout aussi élevé, si aucun de ses locataires n’était capitaliste[18]. Raisonnement singulier : car enfin il est exact qu’à défaut de B, A eût trouvé un autre locataire ; mais il eût dû se contenter d’un loyer et d’un intérêt moins élevés, le taux de l’intérêt ne pouvant manquer de baisser si le nombre des emplois ouverts aux capitaux diminue, et l’intérêt de disparaître si les capitaux n’ont plus d’emploi. Et ainsi les raisons de l’intérêt devront être cherchées dans l’étude des différents cas où l’intérêt apparaît ; lorsqu’on considérera l’intérêt rapporté par un certain capital, il sera légitime, il sera nécessaire de s’attacher à ce cas particulier et d’en étudier toutes les caractéristiques.

Bôhm-Bawerk, toutefois, insiste. Il représente que si, dans le cas indiqué par Dietzel, l’intérêt s’expliquait réellement par la productivité du capital, il y aurait lieu d’expliquer encore par cette productivité la rente foncière. Lorsqu’un riche fabricant X loue à un propriétaire foncier Y un parc d’agrément, préférant mettre dans une entreprise productive l’argent que lui coûterait l’achat du parc, Dietzel ne devra-t-il pas, demande Böhm-Bawerk, expliquer par la productivité du capital la rente de Y[19] ? Mais Bôhm-Bawerk ne voit pas que malgré les apparences les deux cas sont très différents. Pour acheter une maison que je loue à raison de 5.000 francs par an, je devrai donner 100.000 francs ; que représentent ces 100.000 francs ? si nous faisons abstraction du terrain, ou que nous le supposions gratuit, les 100.000 francs représentent ce que la maison a coûté à construire, en d’autres termes ils représentent l’utilité limite du moins utile des biens qu’on eût pu faire à la place de la maison. Il n’en va plus de même pour le parc. Ce parc dont le loyer est de 5.000 francs, il me faudrait, pour en devenir propriétaire, le payer 100.000 francs. Seulement ces 100.000 francs ne représentent plus, comme tout à l’heure, le coût du bien ; car le parc n’a pas été créé, il n’a rien coûté. Les 100.000 francs sont le prix de la rente à laquelle le propriétaire renonce en aliénant son parc : ils représentent les termes accumulés de cette rente, avec la réduction que nécessite l’existence de l’intérêt lui-même. Tantôt la productivité du capital expliquait l’intérêt, elle donnait naissance à celui-ci ; ici la productivité ne donne pas naissance à la rente, puisque de toutes les façons il faut que cette rente existe.

Böhm-Bawerk a contre Dietzel un dernier argument[20]. Soit, dit-il, un appartement loué à un locataire lequel à son tour possède une maison de rapport. Le capital que le locataire a dépensé à la construction de cette maison doit-il être regardé comme un capital productif ? alors il n’est pas besoin de recourir, pour l’intérêt obtenu par le premier capitaliste, à une explication indirecte ; il n’y a pas de raison de ne pas considérer aussi bien comme un capital productif le capital dépensé par le premier propriétaire. Que si au contraire on ne tient pas le capital du deuxième propriétaire pour un capital productif, qu’aura-t-il servi de passer du premier capital au deuxième ? on ne se trouvera pas plus avancé, on n’aura nullement, par l’introduction de celui-ci, expliqué l’intérêt de celui-là. Mais il est aisé de répondre à Böhm-Bawerk que rien n’empêche d’introduire à la suite du deuxième capital un troisième capital encore, lorsque, à raisonner comme fait Dietzel, cela devient nécessaire. A loue une maison à B, tirant par là de ses capitaux un intérêt de 5 % ; B, qui serait en mesure de se construire une maison pareille, ou d’acheter la maison de A, prend celle-ci en location parce qu’il a lui-même une maison de rapport, dont il tire 5 % de revenu ; et ce revenu lui est servi par C, qui à son tour pourrait avoir une maison à lui, mais qui préfère placer ses capitaux dans une industrie où il en tire 7 % : si l’on accepte le principe de la conception de Dietzel, il faudra évidemment poursuivre la recherche jusqu’à ce qu’on ait trouvé une explication véritable de l’intérêt que l’on considère ; et rien ne s’opposera à ce que la chaîne des phénomènes, ou des personnes, ait plusieurs anneaux intermédiaires, au lieu de n’en avoir qu’un[21].

75. À la vérité, il n’y a pas lieu d’admettre la manière de voir de Dietzel, touchant la nécessité, dans certains cas, d’explications indirectes de l’intérêt. Je remarque tout d’abord que ce n’est que pour l’intérêt. des biens durables donnés en location que l’on peut être tenté de recourir à ces explications indirectes. S’agit-il d’un prêt de consommation, on recherchera simplement quelle comparaison l’emprunteur établit, à utilité égale, entre les biens présents et les futurs, et comment ses ressources, ses besoins se distribuent dans-le temps. Pour qu’il y eût besoin de conduire plus loin l’investigation, il faudrait que les biens pré-n tés fussent prêtés à un tiers par l’emprunteur : et on ne voit guère, à moins d’abandonner l’hypothèse d’un taux uniforme de l’intérêt, comment cela se pourrait. Dépensez-vous maintenant des capitaux dans une entreprise productive, ou bien encore créez-vous des biens durables, en achetez-vous pour votre usage ? Ici encore, le coût et le prix des produits étant donnes, il n’y aura pas lieu d’introduire la considération particulière de telle ou telle personne nouvelle : l’explication se fera sans intermédiaire.

Même dans le cas de la location d’un bien durable, l’explication de l’intérêt doit se fa ire immédiatement. A loue une maison à B ? Peu m’importe que B soit en état d’acheter cette maison avantageusement, et qu’il soit empêché de l’acheter uniquement par ce fait qu’il a mis ses capitaux dans une affaire plus lucrative. Ce qui explique que A tire un intérêt du placement qu’il a fait en construisant ou en achetant sa maison, c’est que le coût de cette maison, c’est-à-dire l’utilité limite du moins utile des biens durables qu’on créerait à la place, est inférieur à la somme des utilités que la jouissance de la maison procurera aux habitant : de celle-ci, à la somme de ces utilités par lesquelles se détermine le prix de la location.

Revenons en effet à l’exemple de Dietzel. A loue une maison à B, lequel n’a pris cette maison en location, au lieu de l’acheter ou d’en acheter une pareille, que parce qu’il avait pour son argent, dans une entreprise productive, un placement plus avantageux. Qu’est-ce à dire ? De toutes façons la maison devait être construite, de toutes façons elle devait trouver quelqu’un pour l’habiter. B, s’il n’avait eu pour son argent le placement dont il a été parlé, l’eût achetée, et l’eût habitée comme il l’habite, à un titre différent il est vrai ; ou bien, au cas où B aurait acheté, pour l’habiter, une autre maison, le locataire actuel de cette dernière, empêché de la prendre en location, eût pris celle-là à la place. Bref l’hypothèse de Dietzel est telle qu’elle implique la nécessité de ce placement : la construction de la maison louée à B. Or sa théorie est combinée de telle manière qu’elle supprime cette opération capitalistique, ou plutôt qu’elle la subordonne d’une autre dont elle ne dépend pas en réalité, qu’elle lui ôte l’indépendance, le caractère d’opération première et se suffisant à elle-même auquel elle a droit.

Je mets ce raisonnement sous une autre forme. Pourquoi A retire-t-il un intérêt des capitaux qu’il a dépensés pour construire sa maison ? c’est, d’après Dietzel, parce que B a pu placer ses capitaux dans une entreprise productive. Mais pourquoi B de son côté a-t-il un intérêt de ses capitaux ? Direz-vous : c’est parce qu’il les a placés dans une entreprise productive ? Alors la productivité des capitaux de B expliquera à la fois les intérêts perçus par B et les intérêts perçus par A, tandis que la création de la maison, création qui doit expliquer les uns ou les autres de ces intérêts — elle était nécessaire en efi’et, comme je l’ai montré, et elle devait rapporter des intérêts — ne servira plus à rien expliquer du tout.

76. Je repousse donc — comme Böhm-Bawerk, mais pour d’autres raisons que lui — les explications indirectes que d’après Dietzel il faudrait chercher parfois à l’intérêt. Avec Dietzel néanmoins je suis convaincu que le phénomène de l’intérêt comporte des explications multiples. Contre la possibilité de ces explications multiples, je ne trouve aucun argument valable chez Böhm-Bawerk ; je ne trouve rien dans sa critique des conceptions de Dietzel qui porte contre ma théorie. De l’un et de l’autre des côtés que j’ai distingués, il y a plusieurs causes de l’intérêt. Considère-t-on les causes qui font qu’il y a des emplois lucratifs ouverts aux capitaux ? pour comprendre l’établissement d’un taux unique de l’intérêt, il suffit de voir qu’il y a un concours, ou si l’on préfère une concurrence de ces emplois, et que les capitaux vont aux plus lucratifs, donnant par là à ces causes que j’ai énumérées une importance effective plus ou moins grande ; quant aux causes qui font qu’on exige, pour les capitaux, un intérêt, elles fixent le taux au-dessous duquel chaque capitaliste virtuel ne saurait devenir un capitaliste réel, ce que faisant, elles concourent, elles aussi, à déterminer le taux réel de l’intérêt[22].

  1. On conçoit qu’il importe grandement ici de voir comment se fait l’épargne des capitaux, et comment est consomme le rendement de ces capitaux. Soit un individu dont les besoins demeurent constants, et dont les ressources s’élèvent chaque année à 10.000 francs. Cet individu économise 5 000 francs : il ne sera pas indifférent qu’il les économise en un an, ou en 5 ans ; dans le premier cas il aura une certaine année réduit sa consommation de 10.000 francs à 5 000, dans l’autre cas il aura pendant cinq années réduit sa consommation de 10.000 francs à 9.000 ; la deuxième façon de procéder est préférable. De même lorsque notre individu aura retrouvé ses 5.000 francs, il lui sera beaucoup plus avantageux d’accroître pendant 5 ans ses dépenses de 1.000 francs que de dépenser les 5.000 francs d’un coup (à moins qu’il ne les dépense en achat de biens durables auquel cas nous retombons dans l’hypothèse précédente) ; il lui sera plus avantageux de dépenser ses 5.000 francs en 10 ans qu’en 5, etc. Je reparlerai de ceci plus tard.
  2. En allemand Konsumtivkredit.
  3. De deux individus qui tous deux déprécient les biens futurs, qui tous deux doivent voir leurs ressources s’accroître ou leurs besoins diminuer, l’un prêtera à l’autre s’ils ne déprécient pas également les biens futurs, si l’augmentation des ressources de l’un doit être plus forte que l’augmentation des ressources de l’autre, etc.
  4. Comment l’addition se fera-t-elle ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de déterminer. S’il ne devait pas se produire d’autre changement dans ma situation économique, d’ici l’année prochaine, qu’une diminution de mes besoins, 1.000 fr. disponibles aujourd’hui voudraient 1.050 fr. disponibles dans un an ; s’il ne devait pas se produire d’autre changement qu’une augmentation de mes ressources, le même rapport s’établirait entre les 1.000 fr. immédiatement disponibles et les 1.050 fr. disponibles dans un an. Les deux changements se produisant simultanément, égalerai-je 1.000 fr. disponibles aujourd’hui à 1.100 fr. disponibles dans un an ? On ne voit pas que l’addition doive nécessairement s’effectuer de la sorte. Toutefois il est certain qu’il y a une addition à faire : et c’est tout ce que je veux noter ici.
  5. Si je dépense une certaine somme pour fabriquer un piano dont je jouirai moi-même, j’entreprends une opération capitalistique qui sera suivie d’une autre opération capitalistique, distincte et différente de la première.
  6. Einige strittige Fragen der Capitalstheorie, pp. 84-100 ; v. encore Capital and Capilalzins, I, pp. 690 et suiv.
  7. Göttingische gelehrte Anzeigen, 1891, pp. 931 et suiv.
  8. Pp. 933-934.
  9. J’y reviendrai plus loin (§ 114).
  10. J’en ai une autre à faire sur la conception de Dietzel : on la trouvera un peu plus loin (§ 75).
  11. Einige Fragen, pp. 86-92.
  12. Pp. 96-99.
  13. Pp. 92-96.
  14. P. 86.
  15. P. 93.
  16. P. 86.
  17. P. 93.
  18. P. 94.
  19. P. 94.
  20. P. 95.
  21. Tout au moins si l’on sort de économique pure, si l’on tient compte de certaines complications qui se rencontrent dans l’expérience. Sans doute on pourrait s’étonner que B d’une part prenne une maison en location et d’autre part soit propriétaire d’une maison de rapport : ne serait-il pas plus simple pour lui d’habiter la maison dont il est propriétaire, ou de vendre cette maison pour s’en faire une ? Dans la réalité, B ne trouvera pas la maison qu’il possède à sa convenance ; et il sait qu’il lui en coûterait assez cher de la vendre.
  22. On va voir au chapitre suivant (§ 77) comment l’un des principaux torts des économistes, dans leurs théories sur l’intérêt, a été de poursuivre une explication unique de l’intérêt.