L’intérêt du capital/6

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V. Giard et E. Brière Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 166-196).

CHAPITRE VI

CRITIQUE DES AUTEURS


77. Les théories sur l’intérêt sont très nombreuses ; à des degrés divers, elles sont toutes imparfaites. Quand on entreprend de faire la critique de ces théories et de voir en quoi elles sont défectueuses, on constate qu’elles pèchent de deux manières.

En premier lieu, ces théories sont incomplètes. Les auteurs, le plus souvent, ont cherché une explication unilatérale de l’intérêt[1] ; bien plus, n’examinant qu’un des deux aspects de la question, ils n’ont pas aperçu toutes les raisons qui, du point de vue où ils s’étaient placés, contribuent à donner naissance à l’intérêt.

Deuxièmement, les théories de l’intérêt ne sont pas assez explicites. Les auteurs ont négligé de pousser assez avant l’analyse des phénomènes ; parfois même ils s’en sont tenus à une vue tellement superficielle et sommaire que leurs théories cessent d’avoir aucune valeur explicative, qu’elles en deviennent tout à fait vaines. Et non seulement ce caractère superficiel des théories diminue ou détruit par lui-même leur valeur scientifique ; mais il arrive souvent que, faute d’avoir été assez développées, les théories se trouvent impliquer des propositions inexactes, que les auteurs de ces théories n’eussent pas manqué d’apercevoir et de désavouer s’ils avaient approfondi les choses davantage ; il est arrivé aussi que les auteurs ont laissé s’introduire dans leurs théories des sophismes, qui apparaissent dès qu’on donne à ces théories tout leur développement.

Tels sont les deux reproches principaux que méritent les théoriciens de l’intérêt[2]. Rarement il est arrivé qu’ils aient pris comme prémisses des faits, des propositions erronées, qu’ils aient explicitement formulé de telles propositions, ou explicitement formulé des raisonnements vicieux.

Sans qu’il soit ici question de passer en revue toutes les théories de l’intérêt et de les critiquer toutes — ce travail a été fait excellemment par Böhm-Bawerk[3] —, je veux prendre quelques-unes de ces théories peur illustrer les remarques précédentes.


78. Tout d’abord, comment convient-il de classer les théories de l’intérêt ?

Böhm-Bawerk les classe de la manière suivante[4]. Il distingue :

1° ces théories qui invoquent, pour expliquer l’intérêt du capital, le fait de la fructification de certains capitaux (Turgot, George) ;

2° la théorie de Smith, qui explique l’intérêt par cette considération que sans l’intérêt le capitaliste n’aurait pas de raison pour dépenser des capitaux, pour faire des opérations capitalistiques (à ces deux premières sortes de théories, Böhm-Bawerk rattache les théories qu’il appelle incolores) ;

3° les théories de la productivité, les unes naïves, qui invoquent la productivité du capital sans en dire plus long (Say), les autres motivées, qui essaient d’établir un lien de causalité entre le fait, d’une part, que l’emploi du capital dans la production accroît la quantité du produit, et d’autre part l’intérêt (Thünen) ;

4° les théories de l’ « usage », qui prétendent, pour expliquer l’intérêt, que l’usage, la jouissance du capital — entendons : des biens durables — a une utilité, un prix, indépendants de l’utilité et du prix de ce capital lui-même (Say, Hermann, Menger) ;

5° les théories de l’abstinence, selon lesquelles l’intérêt rémunérerait l’abstinence que le capitaliste a dû s’imposer (Senior) ;

6° les théories du travail, selon lesquelles l’intérêt rémunère le travail du capitaliste (James Mill, Courcelle-Seneuil, Schäffle) ;

7° les théories qui voient l’origine de l’intérêt dans une exploitation du travailleur (Rodbertus, Marx) ;

8° les théories de l’agio, qui font dériver l’intérêt de la préférence donnée par les hommes aux biens présents sur les biens futurs (Raë) ;

9° les théories « éclectiques ».

Cette classification n’est pas pleinement satisfaisante. On peut se demander pourquoi Böhm-Bawerk rattache les théories « incolores » à la fois à Smith et à Turgot ; car si la théorie de Smith est bien une théorie incolore, celle de Turgot, encore que complètement dépourvue de valeur, ne mérite pas cette épithète : la preuve en est qu’on a pu lui donner un nom, celui de théorie de la fructification.

Il faut noter encore que sous l’appellation commune de théories du travail Böhm-Bawerk range des théories très diverses, à savoir :

1° des théories qui expliquent l’intérêt par le travail que la création des « capitaux » a coûté ;

2° des théories qui invoquent le « travail d’épargne » du capitaliste ;

3° des théories qui font de l’intérêt la rémunération d’une fonction sociale ; et de ces trois variétés il en est une, la seconde, qui se confond avec la théorie de l’abstinence.

Le tort le plus grave de Böhm-Bawerk est sans doute de ne pas avoir distingué tout d’abord ces deux groupes où rentrent presque toutes les théories de l’intérêt, le groupe qui s’attache exclusivement ou principalement à montrer pourquoi le capital exige un intérêt, et le groupe qui s’attache à montrer pourquoi il en obtient un.

Enfin, comme je l’ai déjà dit[5], Böhm-Bawerk réduit trop le nombre des théories « éclectiques ». Les auteurs assez souvent ne se sont pas enfermés dans une vue simpliste et exclusive des phénomènes ; s’attachant sans doute de préférence à un certain aspect des choses, à une des raisons de l’intérêt, ils ont néanmoins entr’aperçu d’autres raisons, et leur ont fait une place dans leurs théories.


79. Voici donc comment Je proposerais que l’on classât les théories de l’intérêt :

dans un premier groupe [1] figureraient les théories qui ne s’attachent ni à ce qui explique que le capital exige un intérêt, ni à ce qui explique qu’il en obtienne un ; théories nulles complètement, soit que, traitant de l’intérêt, elles oublient leur objet qui est tout d’abord d’expliquer cet intérêt [a], soit que pour expliquer l’intérêt elles fassent appel à des raisons logiques ou autres dépourvues de toute valeur explicative [b] ;

un deuxième groupe [II] comprendra les théories qui recherchent pourquoi le capital exige un intérêt ; il y aura ici des théories qui croiront expliquer le fait en se bornant à l’affirmer [c] ; il y en aura qui invoqueront le travail nécessité par la création des « capitaux » [d][6] — les unes et les autres seront également vaines — ; il y en aura qui parleront de l’abstinence de ce que l’épargne coûte au capitaliste [e][7] ; d’autres parleront du rôle social du capitaliste [f][8], confondant ainsi la justification de l’intérêt et l’explication de oct intérêt ; enfin il pourra y avoir des théories « éclectiques » [g], qui combineront en divers modes les considérations des théories précédentes ;

un troisième groupe [III] sera formé des théories qui essaient de montrer pourquoi le capital obtient un intérêt ; ici figureront la théorie de la fructification [h], vaine parce que circulaire ; la théorie de la productivité [i] ; celle de l’usage [j] ; la théorie de l’exploitation [k], qui confond la question de la légitimité de l’intérêt avec la question scientifique des eau-ses de cet intérêt ; diverses théories « éclectiques » [l];

un dernier groupe [IV] comprendra les théories bilatérales, à savoir la théorie de l’agio [m][9] et diverses théories éclectiques [n], ou pour mieux parler complexes.

Les théories du groupe I n’ont aucune valeur ; celles du groupe IV contiennent toutes une part plus ou moins grande de vérité ; quant aux groupes II et III, qui sont symétriques l’un de l’autre, les théories qu’ils comprennent peuvent se diviser, sous le rapport de la valeur, de la façon suivante : il y aura dans chacun de ces deux groupes des théories vaines (c, d — h), des théories incomplètes ou fautives, mais contenant quelque vérité (e — i, j), des théories viciées par l’ « ignoratio elenchi » (f — k), enfin des théories complexes (g — l) qui participeront aux divers caractères des théories précédentes. Quelques exemples justifieront ces appréciations.



80. Comme exemple de théorie du groupe I, je prendrai tout d’abord la théorie de Walras.

Walras appelle capitaux ces espèces de la richesse sociale qui ne se consomment pas ou qui ne se consomment qu’à la longue, qui survivent au premier usage qu’on en fait, bref, les biens durables — biens productifs ou biens de jouissance —[10]. Il remarque que pour avoir une offre, une demande et un prix des capitaux, il faut se placer dans l’hypothèse d’un état économique progressif, il faut qu’il y ait des entrepreneurs ayant fabriqué des capitaux neufs au lieu de produits consommables, et des propriétaires fonciers, des travailleurs ou des capitalistes prêts à consacrer une partie de leurs revenus à l’achat de ces capitaux neufs ; sans cela il n’y aurait pas vente et achat de capitaux : les capitaux ne pourraient s’échanger que les uns contre les autres en proportion de leurs revenus nets, opération qui n’a pas de raison d’être[11]. Ensuite, Walras étudie à quelles conditions pourra s’établir l’équilibre de l’offre et de la demande des capitaux : il montre comment les capitaux neufs doivent avoir un prix, égal à leur prix de revient, comment en même temps la quantité des capitaux fabriqués doit être telle que les prix de ces capitaux, additionnés, égalent l’excédent des revenus sur la consommation ; mettant ces propositions sous forme d’équations, il pose les données de ce problème qu’est la détermination du taux de l’intérêt, il indique comment ce problème sera résolu théoriquement. Il démontre en définitive à l’aide des mathématiques, et très laborieusement, que le taux de l’intérêt dépendra de la quantité des capitaux qui seront créés, et que réciproquement cette quantité dépendra de l’intérêt rapporté par les capitaux[12]. Il démontrera encore, par la même méthode, cette proposition que l’établissement d’un taux unique de l’intérêt porte à son maximum l’utilité effective de la capitalisation[13]. Et on peut se demander si l’observation des faits économiques et l’induction toutes seules ne suffisaient pas à établir ces vérités et ne les établissaient pas plus vite, on peut se demander s’il n’y suffisait pas d’une déduction très simple, et très rapide, prenant pour prémisses des faits élémentaires, universellement admis, universellement connus.

Mais ce n’est point là ce que je veux montrer. Ce qui me paraît le plus grave, c’est que, étudiant les conditions théoriques de l’équilibre de la capitalisation, Walras oublie complètement de nous dire pourquoi le capital rapporte des intérêts. Il y a un revenu net des capitaux : voila ce qu’il prend perpétuellement pour donné. Et sans doute le fait est donné ; nous pouvons le constater aisément. Mais la première tâche de l’économie politique pure n’est-elle pas de rendre raison des faits pareils ? Pourquoi donc y a-t-il un intérêt des capitaux ? pourquoi faut-il qu’il y en ait un, pourquoi, en d’autres termes, achète-t-on moins de capitaux si le taux de l’intérêt baisse et pourquoi n’achète-t-on de capitaux qu’à la condition qu’ils donnent un intérêt ? À ces questions, Walras ne fournit aucune réponse. Tout au plus si dans un passage où il critique — comme insuffisamment explicative ! — la théorie de Böhm-Bawerk, on pourrait trouver une très vague indication sur la comparaison que fait chaque créateur d’épargnes entre 1 à consommer immédiatement et i à consommer d’année en année[14] : on s’accordera à reconnaître que ce n’est guère.

81. Walras a oublié d’expliquer l’intérêt ; d’autres auteurs se sont imaginé rendre compte de celui-ci en invoquant des raisons qui n’ont aucunement le caractère de causes efficientes[15]. Ainsi Lehr déclare le phénomène de l’intérêt nécessaire, en se fondant sur cette double considération que les biens donnant des rentes éternelles, si l’intérêt n’existait pas, prendraient une valeur infinie, et que par là des biens donnant des rentes éternelles inégales se trouveraient valoir autant les uns que les autres. Une terre qui annuellement rapporte , et qui rapportera tous les ans, éternellement, sans l’intérêt vaudrait , soit  ; une terre rapportant tous les ans vaudra , soit encore , autant que la première. Or une réflexion simple, avance Lehr, nous dit que le capital qui représente la somme des rentes d’une terre ne peut être infini, que le capital qui donne trois fois plus de rente qu’un autre doit valoir trois fois plus que celui-ci[16].

Mais pourquoi donc une terre n’aurait-elle pas une valeur infinie ? Imaginons une société dans laquelle l’intérêt n’existe point. Les terres s’y loueront ; elles se transmettront de l’un à l’autre par échange, par donation ou par héritage. Elles ne se vendront sans doute pas, puisqu’elles ne pourraient se vendre qu’à un prix infini ; et par suite il n’y aura pas lieu d’établir de comparaison entre leurs valeurs : on comparera seulement leurs rentes respectives, par exemple lorsqu’il s’agira de quelque échange à opérer. Et quelle nécessité y a-t-il que les terres se puissent vendre ? pourquoi ne concevrait-on pas que, pour une raison à elles particulière et seulement par rapport à la vente, elles s’inscrivent dans la catégorie de ces choses qui me sont pas dans le commerce ? S’appuyer sur les faits que Lehr signale pour affirmer une prétendue nécessité logique de l’intérêt, ce n’est pas indiquer comment l’intérêt prend naissance, ce n’est pas le moins du monde expliquer l’intérêt, c’est en définitive faire un acte de foi dans les causes finales, c’est affirmer que telle sorte d’opération devait nécessairement, devait de toutes les façons se pratiquer dans notre société, qui s’y pratique effectivement[17], et dont l’une des conditions est l’existence de l’intérêt.




82. Passons aux théories du groupe II. Il en est, ai-je dit, qui se bornent à assurer qu’il faut au capitaliste un intérêt. Du moins a-t-on vu souvent des auteurs parler de cette exigence des capitalistes, l’invoquer comme une des causes de l’intérêt, et cela sans prendre la peine de la fonder. Le capitaliste, déclare Smith, n’aurait point avantage à avancer des capitaux si ces capitaux ne devaient pas lui rapporter des intérêts ; et Smith veut sans doute dire par là que sans l’intérêt, on ne ferait pas d’opération capitalistique[18]. Lehr de même proclame que l’intérêt doit exister : car ce n’est que moyennant cet intérêt qu’on avance du capital. Si les locataires d’une maison de rapport, note ailleurs notre auteur, payaient au propriétaire, pour la jouissance de leur appartement, juste de quoi permettre au propriétaire d’entretenir son immeuble et d’en amortir le coût dans le temps qu’il durera, le propriétaire ne gagnerait rien ; Lehr signifie encore par là qu’on ne dépense des capitaux que pour en retirer des intérêts. Et il dira de même que la production serait suspendue si l’entrepreneur ne touchait pas, par la vente de ses produits, des intérêts pour les capitaux qu’il a employés, que ces capitaux soient à lui ou qu’ils lui aient été prêtés[19].

Il n’y a pas lieu de s’attarder sur des conceptions pareilles. Il n’y a pas lieu non plus de s’arrêter à ces théories qui veulent que l’intérêt du capital — ces théories considèrent spécialement le capital productif — paye le travail que le capital a coûté : ces théories oublient précisément ce qui est le caractère propre, l’essence de l’intérêt, à savoir que, perçu par le capitaliste, il représente pour lui, par rapport à la valeur du capital, un surplus ; que par le fait de l’intérêt le capitaliste touche plus que ce que la constitution de son capital lui a coûté de travail, ou, si l’on préfère, que ce travail est plus rémunéré que les autres travaux ; elles oublient tout cela, ou du moins elles n’apportent rien qui ressemble à un éclaircissement, à une explication de ces faits[20]. Laissons donc ces théories de côté, et prenons, pour montrer en quoi elle est insuffisante, une des théories du groupe II qui présentent un essai d’explication de l’intérêt, la théorie fameuse de l’abstinence.

83. Chez Senior, qui le premier a formulé cette théorie avec quelque netteté, l’abstinence est présentée comme un troisième élément de la production, qui viendrait s’ajouter aux deux éléments primaires, le travail et la nature. Dans une société tant soit peu civilisée, les biens que l’on consomme sont pour la plupart le produit d’un travail dépensé longtemps auparavant. C’est qu’en effet les productions les plus avantageuses sont celles dont les résultats ne sont obtenus qu’après une attente plus ou moins longue, et souvent très longue. Veut-on tirer des moyens productifs dont on dispose tout ce qu’ils peuvent donner ? il faudra se résigner à reculer le moment de l’achèvement et de la consommation des produits, il faudra non seulement dépenser du travail, mais en outre s’imposer une abstinence d’une certaine durée. Et c’est de là que vient l’intérêt : comme le travail, l’abstinence qui s’y ajoute se paie, elle entre dans le coût de production ; le capitaliste, retrouvant dans son produit l’équivalent du travail que ce produit lui a coûté, devra y retrouver aussi la rémunération de son abstinence : ce sera l’intérêt[21].

Cette théorie de l’abstinence a provoqué de la part de certains socialistes des railleries et des sarcasmes variés. Mais ces railleries et ces sarcasmes ne constituent nullement une critique. Marx[22] plaisante Senior sur l’usage qu’il fait de l’idée de l’abstention[23], montrant que toute action est une abstention de l’action contraire, que manger, c’est s’abstenir de jeûner, etc. ; plaisanterie facile, qui oublie que parmi les abstentions il peut en être d’incommodes comme il en est d’agréables. Marx parle encore de ces engrais, de ces chevaux de trait. de ces machines à vapeur, de ces chemins de fer que le capitaliste, s’il n’était abstinent, devrait manger tout crus ; et ce n’est pas être sérieux que de parler ainsi. Il fait valoir que l’abstinence du capitaliste est lucrative pour celui-ci : ce qui est trop évident, et que Senior n’a jamais pensé dissimuler ; car le capitaliste ne s’impose ce sacrifice, cette gêne de ne pas consommer immédiatement ses capitaux que s’il doit avoir la rémunération, ou plus que la rémunération de son sacrifice. Je n’examinerai pas la différence que Marx prétend établir entre les rapports du capitaliste-entrepreneur avec ses salariés et ceux du capitaliste-prêteur avec l’entrepreneur qui fait valoir les capitaux de ce dernier : car il faudrait, pour cela, discuter la théorie de Marx sur la valeur, et sa conception de l’exploitation des salariés, En définitive, ce qui ressort des remarques de Marx sur l’abstinence, c’est qu’il faut distinguer ces sociétés d’une part où le travailleur est propriétaire des instruments de production, qu’il entretient et qu’il améliore, et d’autre part ces sociétés où le propriétaire des instruments de production emploie des salariés, au lieu de se servir lui-même de ces instruments : distinction nécessaire sans doute, et importante, mais qui ne saurait supprimer ce fait qu’une avance de capital, dans quelque société que l’on se trouve, exige toujours de la part de celui : qui s’y résout le renoncement — parfois pénible — à une consommation immédiate.

Comme Marx, Lassalle a cru devoir tourner en dérision la théorie de Senior ; il s’est amusé de l’idée de ces millionnaires qu’on voulait présenter comme des ascètes[24]. Mais ceci encore n’attaque en rien la solidité de la théorise de l’abstinence. L’intérêt du capital rémunère l’abstinence du capitaliste ; cela ne veut pas dire que le taux courant de l’intérêt assurera seulement, pour tous les capitalistes, la rémunération de leur abstinence : les moins favorisés des capitalistes auront juste cette rémunération, ou à peine un peu plus ; les autres recevront peut-être beaucoup plus que ce dont ils se fussent contentés ; de même le prix d’une marchandise représente l’utilité de cette marchandise pour les moins avantagés des acheteurs — il est déterminé par cette utilité marginale —, et laisse les autres acheteurs, bénéficier d’une espèce de rente subjective[25].

84. Il n’y a donc rien de sérieux dans les objections des socialistes à la théorie de l’abstinence. Tout ce que nous apprennent ces objections, c’est qu’il faut se garder de tirer de la théorie de l’abstinence les conclusions apologétiques où elle peut paraître conduire, et où ont voulu nous conduire ses auteurs. Mais cette question de la valeur apologétique de la théorie de l’abstinence lest une question où je me réserve de revenir bientôt. C’est la valeur explicative de la théorie qu’il s’agit en ce moment d’examiner.

Sur ce point, la théorie de l’abstinence a été l’objet de critiques diverses. Tout d’abord on a protesté contre la façon trop étroite dont l’abstinence avait été entendue souvent. Pour beaucoup des économistes qui ont parlé de l’abstinence, celle-ci se présentait uniquement sous la ferme d’une épargne de biens de consommation. À quoi l’on répond que l’épargne n’est pas le seul mode par lequel on puisse constituer des capitaux, que si c’est le mode le plus fréquent dans notre société, il en a été tout autrement dans les sociétés primitives, que là les capitaux étaient constitués d’ordinaire par le moyen d’un surcroît de travail que les hommes s’imposaient[26]. Un sauvage qui veut se fabriquer un instrument de travail peut :

1° sans travailler davantage, diminuer chaque jour sa consommation d’une certaine quantité de subsistances qu’il accumulera, et avec lesquelles il s’entretiendra quand il fabriquera son instrument ;

2° travailler chaque jour un peu plus qu’à l’ordinaire, et accumuler le surplus de subsistances ainsi obtenu ;

3° consacrer chaque jour à la fabrication de l’instrument une partie du temps qu’il employait précédemment à chercher sa subsistance ;

4° sans donner moins de temps à cette recherche, consacrer chaque jour un peu de temps — ce sera un travail supplémentaire qu’il s’imposera — à la fabrication de l’instrument[27].

Mais enfin, toujours il y aura abstinence, puisque toujours on sera en présence d’un bien de consommation soit réel, soit virtuel[28] que le capitaliste aura renoncé à consommer de suite.


85. Prévenus des diverses manières dont l’abstinence peut se pratiquer, voyons la critique que Böhm-Bawerk a faite de la théorie de l’abstinence, et qui est de toutes la plus approfondie.

Le reproche essentiel que Böhm-Bawerk adresse à la théorie de l’abstinence, c’est d’établir d’une manière incorrecte le coût des produits obtenus avec l’emploi du capital. Un capitaliste a dépensé 100 journées de travail dans une entreprise qui ne donnera ses produits qu’au bout d’un certain temps. Pour Senior, le coût de ces produits sera égal non pas à 100 journées de travail, mais à 100 journées de travail + le sacrifice que le capitaliste s’est imposé en consentant à retarder le moment de sa consommation. Böhm-Bawerk n’admet pas que l’on compte ainsi[29]. Un produit, pour lui, coûte soit le travail qu’il a fallu dépenser pour l’avoir, entendons la peine que ce travail représente, soit les jouissances qu’avec ce travail, ou plutôt avec une même somme de travail, on eût pu se procurer : son coût se mesure par le travail que ce bien a demandé, si avec cette même somme de travail on n’eût pas pu créer un autre bien rémunérant le travail en question ; il se mesurera par la quantité la plus grande de jouissances qu’avec la même somme de travail on eût pu se procurer, dans le cas contraire[30] ; mais il faut se garder d’additionner les deux choses. Or c’est précisément là, au dire de Böhm-Bawerk, ce que Senior aurait fait : ajouter au travail dépensé, dans l’estimation du coût du produit capitalistique, le sacrifice que le capitaliste s’est imposé par son abstinence, c’est ajouter à la considération de la peine incluse dans ce travail celle des jouissances que le capitaliste eût pu se donner grâce à ce même travail.

Telle est l’objection de Böhm-Bawerk. Elle me semble reposer sur une interprétation inexacte de la théorie qu’il discute. Senior, lorsqu’il veut qu’on tienne compte de l’abstinence du capitaliste, ajoute-t-il vraiment au travail dépensé — en tant que ce travail représente une peine — les jouissances que ce travail eût pu donner ? La somme

travail + abstinence

doit-elle être entendue comme signifiant

peine dépensée + jouissances perdues ?

Non pas. Et la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est que, si Senior eut voulu dire ce que lui fait dire Böhm-Bawerk, l’intérêt, rémunération de l’abstinence, eût dû être à peu de chose près égal au capital dépensé, pour n’importe quelle durée d’attente, et même pour une attente très courte.

Ce que Senior veut indiquer par ce travail dont il parle, c’est soit la peine représentée par ce travail, soit les biens qu’on eût pu avoir avec le même travail — il ne spécifie pas — ; et l’abstinence, qu’il ajoute au travail, c’est l’ennui qui résulte pour le capitaliste du retard apporté à sa consommation. Voilà ce que Senior a voulu dire ; et il faut reconnaître que sa conception a un fondement réel, puisque enfin le capitaliste qui ne percevra le produit de ses avances qu’après un temps exige souvent un produit supérieur à celui dont il se contenterait si ses dépenses devaient donner immédiatement leur rapport.

86. Il ne convient pas non plus d’attacher d’importance à certaine autre remarque de Böhm-Bawerk, relative aux conséquences absurdes qui, d’après Böhm-Bawerk, découleraient du principe de la théorie de l’abstinence. Supposons, fait Böhm-Bawerk, que j’aie travaillé un jour durant à planter des arbres fruitiers qui doivent me donner du fruit au bout de dix ans. Que dans la nuit une tempête survienne et détruise ma plantation, la dépense, le sacrifice que j’aurai consenti inutilement sera d’une journée de travail. Mon sacrifice sera-t-il donc plus grand s’il ne survient pas de tempête, et que mes arbres après dix ans me donnent leurs fruits ? C’est ce qu’avancerait Senior, lorsqu’il affirme que dans ce deuxième cas le sacrifice du capitaliste est représenté par la somme de son travail et de son attente de dix ans ; et c’est ce que Böhm-Bawerk trouve absurde. Et Böhm-Bawerk d’ajouter encore : lorsqu’un travail donne immédiatement son produit, celui-ci ne coûte pas autre chose que ce travail même ; le produit se fait-il attendre un an, deux ans, dix ans, il aura coûté, outre le travail, une abstinence d’un an, de deux ans, de dix ans ; mais si ce produit n’arrive jamais, alors on ne verra pas le sacrifice de l’abstinence s’élever à l’infini ; tout au contraire ce sacrifice redeviendra nul, et de nouveau il ne restera en fait de dépense que le travail accompli, tout seul[31].

Mais Böhm-Bawerk a-t-il présenté les choses ainsi qu’il faut ? Une tempête détruit, à peine terminé, mon travail d’une journée. Ma perte est égale sans doute à une journée de travail. Elle est égale dans ce moment à une journée de travail ; en un certain sens, j’oserai dire que cette perte est destinée à aller croissant. ans un an, il faudra ajouter à la journée de travail l’attente d’un an, cette attente qui d’ailleurs aura été vaine ; dans deux ans, la perte devra être considérée comme plus grande, car la dépense de la journée de travail aura été suivie d’une attente — vaine toujours — plus longue. Je veux dire par là que si par impossible, grâce à un miracle, les arbres détruits par la tempête venaient à être rétablis après un an, il me faudrait, pour me rémunérer, non seulement une somme de biens équivalente à celle qu’une journée de travail m’eût rapportée immédiatement, mais quelque chose de plus ; après deux ans, il me faudrait plus encore pour me rémunérer. Ainsi le coût d’une entreprise improductive s’accroît — et il en est ainsi même lorsqu’il s’agit d’une entreprise qui devait donner des produits immédiats — mesure que l’instant s’éloigne où cette entreprise s’est révélée improductive. Il serait du moins légitime de parler de la sorte ; il est vrai qu’on ne le fait pas ; n’attendant pas de miracles, lorsque nous avons fait une dépense en pure perte, nous savons qu’il est parfaitement inutile de calculer à chaque moment ce qui devrait nous revenir dans ce moment pour que nous soyons rémunérés de notre dépense : et nous nous arrêtons à ce compte que nous avons établi dans le moment où la perte a été constatée, et s’est trouvée définitive[32].

87. Böhm-Bawerk dit encore : à supposer que la théorie de l’abstinence puisse s’appliquer aux cas où la prévoyance capitalistique se manifeste par le renoncement temporaire à une jouissance, comment s’appliquera-t-elle à ces cas où il s’agit de s’éviter une peine future ? Un individu est assuré d’avoir à souffrir, au bout d’un certain temps, une peine qu’il évalue à 10 ; on constate que cet individu, pour s’éviter cette peine, ne dépensera pas dans le présent plus de 9. À la rigueur, s’il s’agissait d’un bien positif à se procurer, on pourrait parler d’un sacrifice — représenté par la nécessité de l’attente —, lequel sacrifice, s’ajoutant à la dépense présente, ferait une somme égale au bien futur que l’on recherche. Mais de quel sacrifice parlera-t-on ici, comment, par le mode que les théoriciens de l’abstinence ont adopté, égalera-ton la dépense à l’avantage recherché, puisque par hypothèse la peine que l’on veut s’éviter n’est pas encore ressentie[33] ?

Ainsi raisonne Böhm-Bawerk. Son objection n’a de force que si l’on interprète la théorie de l’abstinence dans un certain sens, et dans un sens qui n’est pas conforme à la pensée des auteurs de la théorie. Pour Böhm-Bawerk, la théorie de l’abstinence établirait les frais de l’opération capitalistique en additionnant d’une part la dépense, l’avance du capitaliste, d’autre part l’attente à laquelle le capitaliste se condamne, et Böhm-Bawerk entend : l’attente de ce produit, de cet avantage particulier que le capitaliste retirera de son opération ; alors Böhm-Bawerk de demander : en quoi l’attente est-elle un sacrifice, quand on travaille à s’éviter une peine future, c’est-à-dire une peine qu’on n’éprouve pas encore ? Mais il est permis et il convient d’adopter une autre interprétation. Ce qui, dans l’opération capitalistique, aggrave les frais, ce qui s’ajoute à la dépense présente, c’est-à-dire soit au labeur qu’on— s’impose, soit aux biens que l’on abandonne, c’est le fait que le produit de cette dépense sera perçu après un certain temps ; et ce sacrifice par lequel Senior explique l’intérêt, ce n’est pas l’attente de tel bien — positif ou négatif — particulier, c’est — sans aucune considération de ce bien particulier — le fait que le produit de la dépense consentie ne sera perçu qu’au bout d’un certain temps, tandis que le labeur accompli est accompli dans le présent, et qu’il eût pu servir à obtenir des résultats immédiats.

88. En somme, si l’on entend comme il faut la théorie de l’abstinence, on s’aperçoit qu’elle ne mérite pas les critiques qu’en a faites Böhm-Bawerk. Bien plus, on constate que cette théorie a quelque parenté avec la théorie de Böhm-Bawerk lui-même.

En quoi consiste, essentiellement, cette dernière ? Elle consiste à dire que les hommes préfèrent les biens présents aux bien futurs, et que les rapports qu’ils établissent entre les biens présents et les biens futurs varient avec les individus. L’un égale un bien présent valant 100 francs à un bien consommable dans un an qui vaudra 102 francs ; un autre, à un bien qui vaudra 103 francs ; un autre, à un bien qui vaudra 110 francs, etc. Que l’intérêt courant s’établisse à 5 % — je n’ai pas à exposer ici comment, pour Böhm-Bawerk, s’opère cette détermination du taux de l’intérêt —, ceux pour qui 100 francs présents équivalent à moins de 105 francs disponibles dans un an engageront des capitaux dans des entreprises productives, ou se feront prêteurs ; ceux à qui il faut, pour 100 francs présents, plus de 105 francs après un an d’attente, se feront emprunteurs.

Dès lors, la grande différence qui existe entre la théorie de Böhm-Bawerk et celle de Senior, c’est que la théorie de Böhm-Bawerk embrasse dans une explication commune et le fait du capitaliste qui avance des capitaux, et le fait de l’emprunteur, au lieu que la théorie de Senior s’attache au capitaliste, et s’applique uniquement à montrer qu’il faut à : celui-ci un intérêt. Pour le reste, les deux théories me paraissent se ressembler quelque peu. Il faut un intérêt au capitaliste, dit Senior, parce qu’il lui en coûte de se priver pendant un temps de biens qu’il eût pu se procurer ; il lui faut un intérêt, dit Böhm-Bawerk, parce qu’un bien présent, à valeur égale, est préféré à un bien futur. Je ne parviens pas, pour ma part, à apercevoir d’opposition radicale entre ces deux conceptions. Quand il s’agit de comparer un bien présent et un bien futur, et que l’on songe à renoncer à celui-là pour acquérir celui-ci, il revient à peu près au même que l’on ajoute au bien présent un surplus que l’on appellera le sacrifice de l’attente, ou que l’on fasse subir au deuxième une diminution.

89. J’ai dit que ces deux conceptions reviennent à peu près au même. J’ajoute — et c’est ici la critique, très grave à la vérité, que la théorie de l’abstinence appelle véritablement — : ces deux conceptions, pour autant qu’on s’en tient à elles, n’ont qu’une valeur scientifique très faible. Pourquoi le capitaliste exige-t-il un intérêt ? demande Böhm-Bawerk ; et il répond : c’est parce qu’il préfère les biens présents aux biens futurs. Cette réponse ne fait guère avancer la question, elle n’est point par elle-même satisfaisante. Après l’avoir fournie, il faudra rechercher pourquoi le capitaliste préfère les biens présents aux futurs[34]. Quant à Senior, posant la même question que Böhm-Bawerk, il avait répondu : le capitaliste exige un intérêt parce qu’il lui en coûte de dépenser ses capitaux, de se priver pendant un temps d’une partie de son avoir. Et cette réponse, si elle a le mérite de nous mettre sur la voie de l’explication, ou des explications cherchées, a le tort de ne pas être assez explicite, de résumer des faits élémentaires qu’il serait nécessaire de distinguer avec soin.

Bref, ce qui a manqué à Senior, comme à tant d’autres économistes qui ont traité de l’intérêt, ç’a été de faire une analyse méthodique et complète des phénomènes dont il s’est occupé. Il ne suffit pas de proclamer qu’il en coûte souvent au capitaliste d’avancer des capitaux, et que par suite il n’avancera ces capitaux que moyennant un intérêt ; il faut encore nous apprendre pourquoi il en coûte au capitaliste d’avancer des capitaux. Alors on parlera, comme ont fait Böhm-Bawerk, Marshall, de la dépréciation des biens futurs — non pas de la dépréciation des biens futurs en tant qu’elle est un phénomène complexe et dérivé, car cela, c’est précisément ce qu’il s’agit d’expliquer, mais de la dépréciation des biens futurs en tant qu’elle est un phénomène simple et premier — ; on parlera, toujours comme Böhm-Bawerk, des variations qui ont lieu dans nos ressources et dans nos besoins ; comme Carver, on montrera que la capitalisation détruit ou tend à détruire l’équilibre de la consommation[35] ; on montrera enfin, comme j’ai essayé de faire, les combinaisons qui peuvent avoir lieu entre ces divers facteurs. Et en même temps on n’oubliera pas que si l’intérêt ne peut exister qu’autant qu’il en. coûte de capitaliser, le problème à résoudre a une autre face, dont Senior ne s’est pas le moins du monde inquiété, et qu’il faut encore dire comment il y a des gens disposés à payer des intérêts, comment il y a des placements qui peuvent rapporter des intérêts.




90. Dans le troisième groupe des théories de l’intérêt, on rencontre tout d’abord la théorie de la « fructification ».

Telle qu’elle a été présentée par Turgot, la théorie de la fructification consiste à dériver l’intérêt de la rente foncière, à dire : ce qui donne naissance à l’intérêt, ce qui fait qu’on n’avance de l’argent qu’à la condition d’en retirer un intérêt, et que les emprunteurs sont contraints de payer un intérêt à leurs prêteurs, c’est la possibilité qui existe pour ceux qui ont de l’argent d’acheter des fonds de terre donnant un revenu éternel, tel que les termes accumulés de ce revenu représentent plus que le prix d’achat de ces fonds.

Analogue à la théorie de Turgot est celle de George. Il est des biens, remarque George, qui prennent avec le temps une valeur plus grande, et cela par la seule action des forces naturelles, sans que l’homme ait à intervenir, que d’une manière tout à fait accessoire. George ne parle plus des terres, de leur rente et de leur prix d’achat ; il considère ces biens destinés à une consommation destructive qui se bonifient avec le temps, tout comme certains, à l’inverse, se détériorent : par exemple le vin qui devient meilleur en vieillissant, l’œuvre d’art qui se patine ; il considère encore ces biens, consommables ou non en eux-mêmes, périssables ou indestructibles, qui produisent des fruits au sens propre du mot, c’est-à-dire des biens consommables que l’on détache d’eux, où qui rendent des services, et qui produiront plus de fruits, qui rendront plus de services avec le temps : le veau qui deviendra un bœuf, le troupeau qui croît périodiquement, le taillis qui se transformera en forêt. Celui qui a des capitaux peut les employer à acheter de tels biens : les achetant, il percevra des intérêts. Et ainsi, dit George, les capitalistes pouvant tous s’assurer des intérêts de cette manière, aucun d’eux ne consentira à se dessaisir de ses capitaux que moyennant des intérêts[36].

91. La théorie de la fructification a été excellemment réfutée par Böhm-Bawerk[37]. Dans la forme qu’elle a reçue chez Turgot, elle laisse très aisément apercevoir ce qui en est le vice : à savoir qu’elle fonde l’intérêt sur un fait qui suppose lui-même l’intérêt. L’intérêt existe, dit Turgot, tout d’abord parce qu’on peut employer ses capitaux à acheter des fonds de terre rapportant des rentes. Mais pourquoi les fonds de terre se vendent-ils dans des conditions telles que la rente de ces fonds devienne pour l’acheteur un intérêt de l’argent qu’il dépense ? Le propriétaire qui cède pour 100.000 francs un fonds dont chaque année il retirait 3.000 francs emprunte en réalité 100.000 francs à 3 % : pourquoi le fait-il ? comment la chose est-elle possible ? voilà ce qu’il serait indispensable de nous dire, et ce que Turgot ne dit pas.

Pour être un peu plus spécieuse, la théorie de George n’est pas plus solide que celle de Turgot. Comme Böhm-Bawerk l’a montré, cette division est arbitraire et erronée qui partage les productions en deux groupes, l’un où les forces de la nature agiraient à côté de l’homme, ou même sans lui, l’autre où ces forces n’interviendraient pas L’aide la nature se retrouve partout ; il n’est pas exact de dire que lorsqu’on manœuvre un rabot avec la main le travail de l’homme agit seul ; et que sera-ce si l’on imagine que l’installation d’une mécanique fasse marcher le rabot même pendant le sommeil du charpentier ? La dépense en main-d’œuvre peut varier grandement par rapport au produit, la collaboration de l’homme avec les forces naturelles peut s’établir en des modes divers ; toujours néanmoins, dans l’industrie comme dans l’agriculture, l’homme, quand il travaille, fait servir des forces naturelles à la satisfaction de ses besoins.

Admettons cependant que dans certains cas une action des forces naturelles se manifeste qui ne se remarquera pas dans toutes les productions. George veut que celui qui achète un sac de semence retire un intérêt de son avance : est-il sûr que le grain récolté vaudra plus que la somme du prix de la semence, du loyer de la terre et des frais de culture ? N’est-il pas nécessaire même, normalement, qu’il y ait égalité entre ces deux quantités ? Que si cet exemple, en raison de la complication qu’il offre, paraît susceptible d’embrouiller les idées, prenons l’exemple tout simple du vin qui se bonifie avec l’âge. Pour George, c’est une chose qui va de soi que le vin vieux, étant meilleur, vaut plus que le vin nouveau qu’ainsi l’achat du vin nouveau assurera un intérêt au capitaliste qui achète ce vin pour le laisser vieillir. Mais le prix d’un bien ne se détermine pas seulement par la considération de son utilité présente, il se détermine aussi par celle de son utilité future. Et la question subsiste tout entière de savoir pourquoi le vin vaut moins dans le présent qu’il ne vaudra un jour, pourquoi ce placement que l’on fait en achetant le vin rapportera des intérêts.

92. Il ne sera pas nécessaire que je m’arrête longtemps sur la théorie de la productivité. J’ai déjà eu occasion de dire ce que j’en pensais, j’ai montré que, contrairement à ce que Böhm-Bawerk semble vouloir soutenir, cette théorie n’était pas fausse, mais qu’elle était, ainsi que d’autres dont j’ai parlé ci-dessus, insuffisamment explicite, et incomplète. S’agit-il de ces théories de la productivité que Böhm-Bawerk a appelées naïves ? Elles affirment la productivité du capital, elles fondent sur cette productivité l’intérêt, et elles oublient de nous dire ce qu’il faut entendre par l’expression « productivité du capital » ; elles oublient de distinguer la productivité technique du capital, c’est-à-dire ce fait que lorsqu’on consent, dans la production, à attendre le produit un certain temps, on obtient plus de produit que lorsqu’on adopte un processus productif instantané, ou plus court[38], et la productivité économique, c’est-à-dire ce fait que le produit obtenu avec l’emploi du capital vaut plus que ce capital lui-même. Les théories « motivées » de la productivité font cette distinction de la productivité technique et de la productivité économique du capital ; c’est de l’affirmation de la première qu’elles partent : mais elles ne prouvent pas que de cette productivité technique l’autre, la productivité économique, doive découler.

La forme la moins imparfaite de la théorie de la productivité est celle que l’on trouve chez Wieser[39]. Wieser, comme Thünen et les autres partisans de la théorie de la productivité, commence par établir que lorsqu’on emploie du capital dans la production, on obtient, normalement, un produit qui, pour autant qu’il est dû à l’emploi du capital, non seulement permet au capitaliste de reconstituer son capital — entendons : de le reconstituer en nature —, mais encore laisse un surplus. Qu’un pêcheur emploie une partie de son temps, non pas à pêcher, mais à se construire un filet : pendant le temps que ce filet sera en usage, le pêcheur prendra plus de poisson qu’il n’en eût pris sans le filet ; or le surplus sera tel que, grâce à ce surplus, notre pêcheur pourra se confectionner un autre filet, et qu’il lui restera encore quelque chose, un « produit net physique »[40].

La productivité « physique » du capital une fois posée, Wieser se croit autorisé à passer tout de suite à la productivité économique. Le produit brut est de 105 ; il suffit de 100 pour reconstituer le capital ; dès lors, les 5 unités supplémentaires ne représenteront-elles pas, en valeur, un produit net, la valeur de ces 5 unités ne sera-t-elle pas une plus-value, un intérêt[41] ?

Contre ce raisonnement, Böhm-Bawerk s’élève[42] : s’il est vrai, déclare-t-il, que la valeur du moyen de production se détermine par celle du produit, ce qui arrivera, ce qui devrait arriver, c’est que les 100 unités de la première génération vaillent autant que les 105 unités de la deuxième génération. Wieser a oublié que la valeur d’une même quantité d’un bien pouvait varier d’un moment à l’antre de la durée.

En réalité, le raisonnement de Wieser n’est pas vicieux ; mais il a besoin d’être complété. Il faut montrer que égalité ne peut pas s’établir entre la valeur des 100 unités de la première génération et celle des 105 unités de la deuxième. Ces 100 unités-là ne vaudront pas autant que ces 105 unités-ci, parce que, à côté des unités employées capitalistiquement, il en est qui sont employées autrement, parce que, à côté des instruments de production valant 100 qui seront engagés dans des processus productifs plus ou moins longs, il y aura des moyens de production de même valeur qui continueront à être employés dans des productions instantanées. Et il en sera ainsi, parce qu’il en coûte souvent aux hommes de faire des dépenses qui ne donneront pas instantanément leur résultat. Je n’entrerai pas dans plus de détails, ne voulant pas recommencer une exposition déjà faite : ce que j’en ai dit suffit pour faire voir en quoi la théorie de Wieser est défectueuse, pour rappeler dans quelle voie il faut chercher les éléments d’explication qui y manquent[43].


93. La théorie de la fructification est vaine, parce qu’elle est circulaire ; la théorie de la productivité n’a que le tort d’être incomplète ; une autre des théories du groupe III, la « théorie de l’usage », mérite un reproche différent : celui d’impliquer une proposition fausse. Cette théorie cherche l’origine de l’intérêt dans la rémunération qu’on demande pour l’usage des biens durables, dans l’utilité qu’on trouve à se servir de ces biens[44]. Elle se met en contradiction avec ce fait indéniable que le prix d’un bien représente non pas seulement la valeur de ce bien en lui-même — si l’on peut parler ainsi —, mais encore celle de toutes les utilités que l’on pourra tirer de ce bien ; et c’est parce qu’elle méconnaît cette vérité capitale que l’explication qu’elle donne de l’intérêt n’en est pas une. Böhm-Bawerk l’a montré on ne peut mieux ; il est inutile d’y revenir après lui[45].

94. Restent les théories du groupe IV. Parmi ces théories, on peut prendre celle de Marshall.

Marshall fait dériver l’intérêt de ces deux faits, premièrement que le capital est productif, deuxièmement que le capital — il s’agit ici du capital engagé dans la production — ne donne son produit qu’au bout d’un certain temps, et qu’ainsi les opérations capitalistiques exigent de la part du capitaliste — de la part de la généralité des capitalistes — un renoncement temporaire, un sacrifice[46]. Le capital est productif — entendons : techniquement productif — ; il y aura donc une demande de capitaux. Mais il en coûte, à l’ordinaire, de capitaliser : l’offre des capitaux sera donc limitée[47]. Et par l’effet de cette double raison il y aura nécessairement un intérêt du capital.

Telle est, dans ses grandes lignes, la théorie de Marshall. Elle présente, par rapport à celles que nous avons passées en revue jusqu’à présent, une grande supériorité : Marshall a compris que l’explication scientifique de l’intérêt devait être bilatérale. Seulement, ce n’est pas assez de dire que le sacrifice impliqué dans toute opération capitalistique limite la capitalisation, et que le capital est productif. Il faut encore dire pourquoi c’est un sacrifice de reculer une consommation, il faut montrer avec précision comment le capital, techniquement productif, devient par là productif économiquement : et c’est à quoi Marshall ne s’est pas assez appliqué.

    les biens futurs (il s’agit bien entendu ici de cette préférence en tant qu’elle est un phénomène simple et premier). Böhm-Bawerk (l, pp. 625-619) le reprend là-dessus, prétendant que ces deux considérations, celle du sacrifice impliqué dans l’attente, et celle de la préférence donnée aux biens présents, sont incompatibles, que c’est un non-sens économique et mathématique de les additionner, qu’il faut choisir entre l’une et l’autre. En réalité Marshall n’additionne pas les deux choses, il explique l’une par l’autre. Tout au plus pourrait-on dire que les deux formules que Marshall emploie s’accordent mal ensemble : et encore avons-nous vu que la formule de l’abstinence ne devait pas nécessairement être entendue dans le sens étroit et littéral que veut à toute force lui donner Böhm-Bawerk.
    Böhm-Bawerk n’est pas moins injuste à l’égard de Carver. Voir plus haut, § 24.

  1. Dans ce sens, Marshall, p. 142, note.
  2. Cf. Hawley, art. cité, pp. 302-303.
  3. Voir tout le t. 1 de son ouvrage (Geschichte und Kritik der Capitalzinstheorien).
  4. Voir I, pp. 90-92, et passim,
  5. Et comme d’autres avant moi l’avaient dit, en particulier Marshall (p. 142, note). Böhm-Bawerk (l, pp. xiii et suiv.) se défend contre ce reproche. Le reproche n’en est pas moins fondé : pourquoi par exemple Böhm-Bawerk parle-t-il de Say d’abord au chap. des théories de la productivité (pp. 138-146), puis au chap. des théories de l’usage (pp. 233-236, pp. 266 et suiv.), au lieu de le mettre au chap. des « éclectiques » ?
  6. C’est la première variété des théories du travail de Böhm-Bawerk.
  7. J’y mets la deuxième variété des théories du travail de Böhm-Bawerk.
  8. C’est la troisième variété des « théories du travail ».
  9. De la manière dont elle est présentée d’ordinaire, cette théorie est en réalité « éclectique » ; m rentre dans n ; je le montrerai bientôt pour ce qui est de Böhm-Bawerk.
  10. Éléments d’économie politique pure, p. 177.
  11. P. 244.
  12. Voir pp. 246-247, 259-260, 274, etc.
  13. Pp. 285-287.
  14. P. xviii.
  15. À vrai dire nous sommes ici en présence, non pas de théories complètes, mais d’indications qui d’ordinaire accompagnent d’autres indications d’une espèce toute différente.
  16. Grundbegriffe und Grundlagen der Volkswirtschaft, Leipzig, 1893 p. 334. On peut se demander si le raisonnement de Lehr ne s’appliquerait pas, en même temps qu’aux terres, qui donnent au revenu éternel à ces biens qui d’eux-mêmes se reproduisent, et d’où sortent des générations indéfinies de biens pareils. Le cas de ces derniers biens paraîtra même tout d’abord encore plus étrange que celui des terres. S’il n’y a pas d’intérêt, un grain de blé vaudra a en tant que denrée alimentaire, il vaudra an en tant que de ce grain peuvent sortir une infinité de grains valant chacun a : il aura donc une double valeur, ce qui est contradictoire. Mais en fait le grain de blé ne peut guère germer que dans une terre ; et les propriétaires fonciers loueront leurs terres à un prix tel que les cultivateurs ne retirent de leurs travaux, outre l’équivalent des semailles faites par eux que la rémunération de leur travail ; c’est même la l’utilité principale de la terre, et la source principale des rentes foncières. Ainsi le propriétaire foncier dont le concours est ici nécessaire, s’appropriera la faculté de reproduction qui est dans le grain de blé, et celui-ci n’aura qu’un prix sur le marché, le prix déterminé par son utilité comme objet de consommation. Pour ce qui est des vaches, qui valent A par la quantité de travail qu’elles fournissent durant leur vie et par la quantité de viande de boucherie qu’elles représentent, mais qui d’autre part peuvent produire une lignée indéfinie de bêtes pareilles à elles-mêmes, je répéterais ce que je viens de dire des grains de blé. Il y a cependant une différence entre le cas du grain de blé et le cas de la vache : celui-là doit être ou mangé, ou semé, celle-ci fournit du travail, fournit de la viande, et en outre se reproduit. Si donc un vache pouvait être élevée sans terre, et sans produits de la terre, alors le travail de la vache se louerait, sa viande se vendrait a un prix fini ; mais la vache en âge de se reproduire ne se vendrait pas, cette vache ne se louerait pas pour la reproduction.
  17. Elle n’est pas toujours pratiquée, et elle ne se pratique pas partout ; car il y a eu et il y a des sociétés où la terre ne saurait devenir propriété privée.
  18. Voir les références dans Böhm-Bawerk, I, p. 82, note.
  19. Ouvrage cité, pp. 336, 341.
  20. Voir Böhm-Bawerk, I, pp. 355-357.
  21. Political economy, 4e éd., Londres et Glasgow, 1858, pp. 57 et suiv.
  22. Le capital, I, chap. 24, § 3. pp. 261-262 de la trad. fr.
  23. De cette idée il a été fait parfois un usage singulier ; ainsi par Loria (voir plus haut, § 55).
  24. Herr Bastiat-Schulze von Delitzsch, p. 110.
  25. Semblablement Böhm-Bawerk, I, pp. 332-335.
  26. Voir Hodgskins, note à Smith, Richesse des nations, l. 9 (p. 133 de l’éd. indiquée plus haut), Gide, Principes d’économie politique, II. i, 3, 5 (2e éd. , Paris, 1889), etc.
  27. Dans notre société, où les capitaux consistent à peu près exclusivement en argent, ce sont les deux premiers de ces modes de capitalisation que l’on rencontrera presque toujours.
  28. Il sera tel dans le cas d’un travail supplémentaire que le capitaliste s’impose.
  29. I, pp. 336-339, et pp. suiv.
  30. I, p. 343. Ce deuxième cas, note Böhm-Bawerk, est de beaucoup le plus fréquent aujourd’hui.
  31. Pp. 339-340.
  32. C’est ainsi que nous faisons à l’ordinaire. Nous avons eu 1.000 fr. engagés dans une entreprise ; ces 1.000 fr. se sont trouvés définitivement perdus après un an. Si c’est du 5 % qu’il nous fallait, nous dirons parfois que nous avons perdu 1.050 fr., nous dirons plus souvent que nous avons perdu 1.000 fr. En réalité, notre perte était de 1.050 francs au moment où elle a été constatée, elle sera de 1.102 fr. 50 un an après, etc.
    Dans ce raisonnement, j’ai supposé que le sacrifice de l’abstinence était proportionnel au temps. Si l’on remonte aux principes, et que l’on ne se place pas tout de suite dans une société où l’intérêt existe déjà, il n’en ira pas ainsi. Parmi les raisons qui font que l’abstinence est un sacrifice, une seule a du rapport avec la durée de l’attente : c’est la préférence donnée aux biens présents sur les biens futurs ; encore cette préférence, qui n’existe, par hypothèse, qu’en tant qu’on se place dans le présent, ne doit-elle pas intervenir dans le compte que j’ai voulu dresser ci-dessus, de ce que coûte une entreprise restée infructueuse. Les autres raisons qui font que l’abstinence est pénible ne demandent pas que la rémunération de l’abstinence varie avec la durée de l’attente.
  33. Pp. 631-633 ; c’est à Marshall que Böhm-Bawerk adresse cette objection.
  34. Cette recherche d’ailleurs, Böhm-Bawerk l’a entreprise ; et c’est par là qu’il a contribué — je dirai bientôt dans quelle mesure — à la solution du problème de l’intérêt.
  35. Böhm-Bawerk s’est montré fort injuste à l’égard de ceux qui ont cherché à améliorer, c’est-à-dire à approfondir la théorie de l’abstinence. Marshall par exemple avait indiqué, comme cause de ce fait que l’attente capitalistique implique un sacrifice, la préférence qu’à valeur égale la plupart des hommes accordent aux biens présents sur
  36. Progrès et pauvreté (trad. fr., Paris, 1887), III, 3.
  37. I, pp. 71-80, 582-584.
  38. Et un produit plus utile que ne serait utile le capital, si on s’en servait pour obtenir un accroissement immédiat de bien-être.
  39. Der natürliche Werth, Vienne, 1889 ; voir pp. 121 et suiv.
  40. Voir pp. 129-130.
  41. Voir pp. 135-136. Cf. p. 137 : « la productivité physique assure au capital une productivité en valeur ».
  42. I, pp. 677-681.
  43. Je relève en passant une critique injuste adressée par Böhm-Bawerk à Wieser. Wieser avait dit que la préférence accordée aux biens présents sur les biens futurs était non pas la cause, mais une conséquence de l’intérêt. Là-dessus Böhm-Bawerk (pp. 681-682) l’accuse de se contredire : comment soutenir à la fois, fait-il, qu’un capital de me pièces vaut environ 5 % de moins que le produit (égal à 105) qu’il donnera après un an, et que 100 pièces présentes valent autant que 105 futures ? Mais rien n’empêche qu’un bien valant aujourd’hui 100 soit cédé contre la promesse de la livraison ; au bout d’un an, d’un bien qui vaudra alors 105. Si d’ailleurs elle était fondée, la critique de Böhm-Bawerk s’opposerait aussi bien à ce qu’on fasse de la préférence accordée aux biens présents une cause de l’intérêt.
  44. Comment l’assimilation est faite, par les théoriciens de l’usage,du prêt d’argent au prêt d’un bien durable ; comment ces théoriciens déduisent de cette variété de l’intérêt qu’ils considèrent comme première les autres variétés de l’intérêt, Böhm-Bawerk l’a exposé longuement (I, ch. 8).
  45. Voir en particulier les pp. 322-324.
  46. Ces deux faits, Marshall les appelle la « productiveness » et la « prospectiveness » du capital. Voir les Principles of economics, t. I, II, chap. 4, VI, chap. 6-8.
  47. p. 662.