L’intérêt du capital/7

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CHAPITRE VII

CRITIQUE DES AUTEURS (SUITE) : BÖHM-BAWERK


95. J’ai réservé, pour en faire un examen particulier, d’une part la théorie de Böhm-Bawerk, d’autre part ces théories qui confondent l’explication de l’intérêt et l’appréciation éthique de cet intérêt, ou qui mêlent en quelque manière les deux choses.

La théorie de Böhm-Bawerk mérite un examen approfondi, parce que Böhm-Bawerk est le seul économiste qui, traitant de l’intérêt, se soit efforcé d’élucider complètement cette question, qui ait cherché à mettre dans son étude toute la précision désirable. Je ne veux pas toutefois pour l’instant critiquer cette théorie dans toutes ses parties, dans tous ses détails : je négligerai provisoirement tout ce qui se rapporte à la détermination du taux de l’intérêt, je laisserai de côté quantité de points accessoires, pour ne m’attacher qu’à ce qui constitue, dans l’œuvre de Böhm-Bawerk, l’essentiel, à savoir l’explication du phénomène de l’intérêt[1].


Pourquoi y a-t-il un intérêt du capital ? C’est pour cette raison, répond Böhm-Bawerk, pour cette seule raison que l’on préfère les biens présents aux biens futurs, qu’on fait plus de cas d’un bien présent d’une valeur donnée que de la promesse d’un bien futur de même valeur. Et pourquoi, à valeur égale, préfère-t-on un bien présent à un bien futur ? pourquoi faut-il qu’un bien présent s’échange, non pas contre la promesse d’un bien futur de valeur égale, mais contre celle d’un bien futur de valeur supérieure ? De cela, il y a, d’après Böhm-Bawerk, trois causes. Examinons ces trois causes que nous présente Böhm-Bawerk, voyons si elles correspondent à des faits véritables, et aussi si elles sont de nature à créer un agio au profit des biens présents.

La première des causes pour lesquelles, d’après Böhm-Bawerk, les biens présents sont plus appréciés que les biens futurs, et par suite doivent avoir un prix plus élevé, est ce fait que le rapport entre les ressources et les besoins varie, pour les hommes, d’un moment à l’autre. Et voici comment cette cause agit[2]. Un individu qui est moins bien pourvu dans le présent qu’il ne sera dans le futur préférera les biens présents aux biens futurs. Celui-là, d’autre part, qui est mieux pourvu dans le présent qu’il ne sera plus tard ne préfère pas les biens futurs aux biens présents : car les biens présents, à l’exception de ces biens qui sont sujets à se détériorer, peuvent être conservés en vue de la satisfaction des besoins futurs ; celui qui a de l’argent — on sait que tous les biens se convertissent en argent, et que c’est l’argent que l’on trouve dans presque toutes les opérations capitalistiques —, celui-là n’a qu’à mettre son argent de côté ; cet argent, qui est un bien présent, est en même temps un bien futur. Il faut aller plus loin : cet individu lui-même qui est mieux pourvu dans : le présent, mon seulement il ne fera pas moins de cas des biens présents que des futurs, mais lui aussi il préférera les biens présents ; supposons qu’il doive avoir 100 francs à sa disposition dans 5 ans, lesquels représenteront à ce moment une utilité égale à 1.000 ; 100 francs qu’on lui donnerait aujourd’hui, et qui aujourd’hui auraient une utilité de 500 vaudront pour notre homme non pas seulement 1.000 — ils valent 1.000 au moins, puisqu’il est loisible à leur propriétaire de les mettre de côte pendant 5 ans —, mais 1.020 car il y aura pour notre individu une chance sur 10 que dans l’intervalle des 5 ans une occasion se présente où les 100 francs auront une utilité de 1.200. Au total, on a des personnes mal pourvues dans le présent qui mettent les biens présents très haut au-dessus des biens futurs ; des personnes bien pourvues qui font un peu plus de cas des biens présents que des futurs : d’où il résulte un agio modéré au profit des biens présents.

Telle serait l’influence de la variation dans le temps du rapport des ressources et des besoins. On a, pu remarquer qu’à la place de cet inégal rapport j’avais mis, dans ma théorie, deux facteurs, la variation des ressources et la variation des besoins. Ce n’est ici qu’une différence dans l’exposition, qui sans doute a peu d’importance. Et les observations de Böhm-Bawerk peuvent être tenues pour justes. Mettez deux individus en présence, l’un mal pourvu dans le présent, l’autre très bien pourvu : le premier consentirait, pour accroître ses ressources présentes de 100 francs, à promettre de payer 125 francs au bout de 5 ans ; l’autre, dont c’est l’intérêt d’économiser en vue des années maigres, ne consentira à céder 100 francs pour 5 ans que moyennant qu’on luit rembourse après les 5 ans, non pas 100 francs, mais 102 francs — car dans l’intervalle des 5 ans les 100 francs dont il se sera dessaisi auront peut-être un jour la même utilité que 120 francs après 5 ans — ; qu’arrivera-t-il ? le deuxième individu prêtera au premier 100 francs moyennant le remboursement d’une somme qui ne sera ni supérieure à 125 francs ni inférieure à 102 francs ; il y aura donc nécessairement un agio dont profitera le prêteur[3].

Il convient de même d’accepter ce que Böhm-Bawerk dit de cette dépréciation systématique que nous faisons subir aux besoins et aux biens futurs, dépréciation qui constitue une deuxième raison de préférer les biens présents aux biens futurs, et qui elle aussi a cet effet de créer un agio au profit des premiers[4]. Un prodigue consentirait, pour 100 francs qu’on lui verserait immédiatement, à promettre de rembourser 150 francs après 5 ans ; un autre individu, dépréciant lui aussi les biens futurs, mais moins que notre prodigue, serait disposé à céder 100 francs contre le remboursement, après 5 ans, de 120 francs : le prêt des 100 francs sera consenti par celui-ci à celui-là moyennant le remboursement d’une somme qui pourra aller de 120 francs a 150 francs.


96. Reste une troisième cause que Böhm-Bawerk indique comme créant un agio des biens présents : cette cause, c’est l’utilité plus grande que les biens présents posséderaient, pour des raisons techniques[5]. Ici je vais être obligé de ne plus accepter l’argumentation de Böhm-Bawerk ; c’est pourquoi il est nécessaire, tout d’abord, d’exposer cette argumentation avec un peu de détail.

Les dépenses productives, dit Böhm-Bawerk, donnent d’autant plus de produit que la durée du processus productif est plus longue. 30 journées de travail, si ce travail est dépensé dans une production instantanée — mettons en 1888 — donnent 100 unités de produit ; si la durée du processus productif est d’un an, chaque mois de travail de 1888 donnera (en 1889) 200 unités ; en 1890, le mois de travail de 1888 donnera 280 unités ; il en donnera 350 en 1891, 400 en 1892, 440 en 1893, 470 en 1894, 500 en 1895. Un mois de travail de 1889 donnera d’autre part, en 1889, 100 unités, en 1890, 200, etc. ; un mois de travail de 1890 donnera 100 en 1890, 200 en 1891, etc. ; et ainsi de suite. En résumé, quelque moment que l’on considère, le produit sera d’autant plus fort que la dépense faite pour l’obtention de ce produit sera plus ancienne ; quelque année que l’on considère, un mois de travail dépensé en 1888 donnera dans cette année plus de produit qu’un mois de travail dépensé en 1889, un mois de travail de 1889 plus qu’un mois de travail de 1890, etc. Et les choses étant telles, le mois de travail à dépenser en 1888 vaudra plus que le mois de travail à dépenser en 1889 ou en 1890, le bien prêt à être employé productivement tout de suite vaudra plus que le bien qui ne pourra être employé productivement qu’après un certain temps. Non pas, certes, qu’une quantité plus grande de produit représente nécessairement une valeur plus grande : une mesure de grain dans une année de disette vaut plus que deux mesures de grain dans une année d’abondance. Mais dans un même moment, une quantité plus grande de produit représente une valeur plus grande ; les 470 unités de produit que le mois de travail de 1889 donnera en 1895 valent peut-être moins que les 350 unités que ce même mois donnera en 1892 ; à coup sûr ces 350 unités vaudront moins que les 400 unités que donnera dans la même année 1892 le mois de travail de 1888 ; et ainsi il faut que le mois de travail de 1888, que le bien disponible en 1888 vaille plus que le bien disponible en 1889.

Je viens d’exposer l’argumentation de Böhm-Bawerk. Cette argumentation ne me paraît pas démonstrative, et je crois pouvoir en dénoncer le vice en quelques mots.

Böhm-Bawerk pose que, dans l’année 1889, un mois de travail dépensé en 1888 donnera plus de produit qu’un mois de travail dépensé en 1889 ; et de là il conclut qu’il est plus avantageux de disposer d’un mois de travail en 1888 que d’en disposer en 1889. Mais il saute aux yeux que la conclusion ne s’impose nullement. Böhm-Bawerk, avec sa prémisse, a prouvé qu’un mois de travail de 1888 était plus productif qu’un mois de travail de 1889 par rapport à 1889, et seulement par rapport à cette année-là, ou à telle autre année qu’on voudra considérer. Il n’a pas prouvé qu’un mois de travail de 1888 valut, absolument, plus qu’un mois de travail de 1889, que nous eussions avantage à dépenser un mois de travail en 1888 plutôt qu’en 1889, que nous dussions être disposés à faire un sacrifice pour pouvoir dépenser un mois de travail dès 1888, au lieu de le dépenser en 1889.

Que l’on entende bien le sens de ma critique. Si un individu peut sans aucun sacrifice capitaliser, dans une certaine année, une partie de ses revenus, je n’entends pas dire qu’il est indifférent ! pour lui de ne capitaliser cette somme que l’armée d’après — année où il se trouvera dans les mêmes conditions —, et par là de ne faire qu’un placement lucratif au lieu de d’eux : ce serait dire qu’une capitalisation qui est avantageuse ne l’est pas. Ce que je veux dire, c’est que pour se procurer — en vue d’une dépense productive — une certaine somme un an plus tôt, pour engager une dépense productive un an plus tôt, on n’aura pas avantage, de la manière dont Böhm-Bawerk présente les choses, à consentir un sacrifice dont on pourrait se dispenser en attendant un an. Et c’est cela que Böhm-Bawerk prétend démontrer. La supériorité productive des biens présents a pour lui cette signification, ou si l’on veut cette conséquence, qu’on se procurera des biens présents à prix d’argent, que tel qui, dans un an, sera en état de faire sans qu’il lui en coûte rien une dépense productive capitalistique demandera des capitaux, promettra un intérêt pour se procurer tout de suite des capitaux que présentement il ne saurait constituer sans s’imposer une gêne.


97. Il semble que Böhm-Bawerk ait eu le sentiment de la défectuosité de sa théorie. La preuve en est qu’après avoir donné une démonstration sommaire de sa thèse — qui est, comme on a vu, que les biens présents sont recherchés en raison de leur productivité technique —, il éprouve le besoin de recommencer, et qu’il fait se démonstration la seconde fois autrement que la première. La vérité, dit-il, de cette proposition que la supériorité technique des moyens présents de production sur les futurs doit être liée avec une supériorité en valeur, cette vérité apparaît comme d’une évidence mathématique à qui considère ce que donnent dans chaque année des moyens de production employés à des moments différents[6]. Mais dans la première démonstration, il était dit seulement que les moyens productifs employés à des moments différents donnent à chacun des moments où on les considère des produits inégaux, les moyens productifs le plus anciennement employés donnant le plus de produit[7]. Et dans la deuxième démonstration[8], ce que Böhm-Bawerk nous fait voir, c’est que le moyen productif employé tout de suite donnera, dans l’année où son produit sera le plus fort, plus de produit que le moyen productif employé plus tard n’en donnera de son côté, dans l’année ou son produit sera le plus fort. Substitution vraiment curieuse d’une assertion à une assertion différente ; substitution qui ne saurait s’expliquer que par un besoin d’accorder les prémisses du raisonnement avec la conclusion poursuivie, et qui paraît indiquer par là chez l’auteur un sentiment secret d’un désaccord entre cette conclusion et les prémisses tout d’abord posées.

Mais comment se fait le passage de la première assertion à la deuxième ? comment parler d’un moyen productif qui donnerait dans une certaine année son produit le plus fort, après avoir posé que le produit d’un moyen productif, l’attente de ce produit se prolongeant, croissait indéfiniment ? C’est que Böhm-Bawerk, premièrement, considérait la productivité technique du capital toute seule, et qu’ensuite à cette considération il a ajouté celle de la dépréciation systématique du futur, et de la variation du rapport des ressources et des besoins.

On dira peut-être : procéder ainsi, c’est opérer une combinaison des trois causes de la préférence des biens présents ; or Böhm-Bawerk lui-même a déclaré quelque part une telle combinaison illégitime ; il a montré que, tandis que les deux premières de ces causes additionnent leurs effets, la troisième — la productivité du capital — ne saurait additionner ses effets avec ceux de ces deux premières causes[9].

En réalité, Böhm-Bawerk ne se contredit pas. Lorsqu’il proclamait impossible la combinaison des trois causes, ce qu’il voulait affirmer, c’était que le rapport, dans une année donnée, des produits de dépenses effectuées antérieurement à des dates différentes ne pouvait pas être modifié par la considération de la dépréciation systématique du futur, ni par celle des variations des ressources ou des besoins ; comparez, dans l’année 1888, ce qui vous reviendra de produit en 1892, selon que vous ferez une dépense productive de 100 francs tout de suite, ou seulement en 1890 : le rapport des produits à obtenir restera le même, et cela se conçoit, que vous teniez compte ou non de la dépréciation systématique du futur, et des variations des ressources et des besoins. Mais ceci n’empêchera pas qu’il y ait lieu de tenir compte de ces deux facteurs ; l’influence de ces facteurs, sans modifier en rien le rapport dans une année donnée des produits de dépenses effectuées à des moments différents, cette influence pourra modifier cependant ces produits, établir le produit maximum d’une dépense effectuée dans un moment donné non pas à l’infini, mais à une date assez rapprochée, donner aux dépenses productives des produits maxima différents, pour qui se place dans un certain moment, selon le moment où ces dépenses seront effectuées.

Ainsi, par exemple, considérant la seule productivité du capital, on aurait le tableau suivant[10] : un mois le travail de l’année

unités de produit


et en introduisant la double considération de la dépréciation systématique du futur et de la variation des ressources et des, besoins, on aurait cet autre tableau[11] :

un mois de travail de l’année

1888 1889 1890 1891
1888 100
1889 200



cachecachecacheTotal
58 f. 80

unités de valeur


Non seulement, d’après Böhm-Bawerk, il est légitime de faire ainsi entrer en ligne de compte, lorsqu’on étudie l’influence de la productivité du capital, la dépréciation systématique du futur et la variation des ressources et des besoins, mais cela est nécessaire. Essayons d’imaginer que ni l’un ni l’autre de ces deux facteurs n’agissent : on ne produirait plus que pour des temps infiniment éloignés ; les besoins présents n’étant plus satisfaits, les biens propres à satisfaire ces besoins prendraient un prix très élevé ; mais alors l’équilibre de la production pour le présent et de la production pour le futur se rétablirait : ce qui montre assez ce que l’hypothèse avait d’irréel, et même d’absurde.

98. Si nous voulons savoir ce que vaut cette argumentation nouvelle de Böhm-Bawerk, il nous faudra d’abord soumettre à un examen critique le premier des deux tableaux qu’on vient de voir.

Böhm-Bawerk — c’est là la signification de ce tableau — veut que dans toute industrie, dans toute entreprise, l’allongement du processus productif permette d’accroître le produit, qu’on puisse toujours, par un allongement du processus productif, augmenter le produit, l’augmentation, à vrai dire, se ralentissant de plus en plus. Ce schème ne correspond pas à la réalité. Admettons tout de suite que toute opération capitalistique productive comporte une prolongation de l’attente du produit ; nous ne verrons pas que ce produit d’une entreprise puisse être accru indéfiniment, dans son rapport avec les avances faites, par l’accentuation du caractère capitalistique de l’entreprise. Je suppose qu’un pêcheur pêchant sans capital, c’est-à-dire sans engins, prenne chaque jour deux livres de poisson. Voici qu’il s’avise de se construire un engin, dont la fabrication lui demande trois journées ; cet engin, lorsqu’il l’emploiera (il faut ici que l’engin ne puisse servir qu’une fois), lui permettra de prendre 9 livres de poissons ; ainsi, avec une attente d’une durée moyenne d’un jour et demi, notre pêcheur a pris autant de fois trois livres de poisson que la fabrication de son engin lui aura demandé de journées de travail. Qu’arrivera-t-il si notre pêcheur se met à fabriquer un engin demandant six journées de travail ? La durée moyenne de l’attente sera portée d’un jour et demi à trois jours ; le produit sera-t-il de 24 livres de poisson — soit 4 livres par journée de travail —, de 18 livres — soit 3 livres par journée de travail —, de 12 livres — 2 livres par journée de travail —, ou de 10 livres — 1 livre et deux tiers par journée de travail — ? Je vois bien que ce produit dépassera 9 livres, soit 1 livre et demie par journée de travail ; car si en trois journées on construit un engin qui prend 9 livres de poisson, il doit y avoir moyen avec une dépense plus grande — ne serait-ce qu’en construisant un engin semblable au premier, mais plus soigné — de s’assurer un produit plus grand. Mais Böhm-Bawerk veut que le produit dépasse 12 livres, et même qu’il dépasse 18 livres ; il décide que pour chaque journée de travail qu’il aura coûté, le nouvel engin rapportera plus de produit que le premier : ce qui n’est fondé sur rien, et qui est contredit par un très grand nombre d’observations[12].

Ainsi donc, avec les allongements successifs du processus productif, les quantités de produit obtenues à dépense égale iront en croissant d’abord, puis ensuite en décroissant. Ou plutôt, comme on peut toujours adopter la durée de processus la plus productive, et conserver pour les années qui suivront le produit obtenu, les quantités de produit augmenteront, avec l’allongement du processus, jusqu’à un certain point, pour ensuite rester stationnaires. À la série 100, 200, 280, 350, 400, 440, 470, 500 unités de produit posée par Böhm-Bawerk, il y a lieu de substituer, dans le premier tableau, une série comme la suivante : 100, 200, 280, 350, 350, 350, 350, 350 unités de produit.

99. Le premier tableau étant ainsi modifié, que devons-nous faire du deuxième ? Quelle sera l’influence, dans la question qui nous occupe, de la dépréciation du futur, de la variation des ressources et des besoins ?

La dépréciation du futur aura cet effet que les termes des séries de produits donnés par les avances de 1888, de 1889, etc., devront tous être réduits, et réduits d’autant plus qu’ils seront plus éloignés dans ces séries. Dans le premier tableau de Böhm-Bawerk, les maxima de produit se trouvaient reculés dans un avenir infiniment éloigné ; dans ce premier tableau rectifié comme j’ai indiqué ci-dessus, le produit le plus fort, de l’avance de 1888 sera indifféremment le produit de 1891 ou celui de l’une quelconque des années suivantes, le produit le plus fort de l’année 1889 sera le produit de 1892 ou celui de l’une des années suivantes, et ainsi de suite ; si l’on tient compte de la dépréciation des biens futurs, le produit le plus fort sera pour l’avance de 1888 celui de 1891, pour l’avance de 1889 celui de 1892, etc. : et en outre, comme le veut Böhm-Bawerk, le produit le plus fort de l’avance de 1888 dépassera le produit le plus fort de l’avance de 1889, il dépassera plus encore le produit le plus fort de l’avance de 1890, et ainsi de suite. Mais la différence sera-t-elle importante entre ces produits les plus forts des avances de 1888, 1889. etc ? Certes non. Les hommes accordent parfois une préférence assez marquée aux biens immédiatement disponibles sur les biens disponibles après trois ans ; il leur sera à peu près égal en soi — toutes autres influences que celle de la dépréciation du futur écartées — d’attendre un bien trois ou quatre ans.

Moindre encore que l’influence de la dépréciation du futur sera celle de la variation des ressources et des besoins. Dans ses tableaux, Böhm-Bawerk pose qu’en raison de cette variation un bien qui vaut dans le présent 5 vaudra après un an, 2 ans, 3 ans, 4 ans, etc., seulement 4, 3, 3, 2, 5, 2, 2, etc. Cette échelle paraît beaucoup trop rapide. C’est déjà une question, comme je l’ai dit plus haut, de savoir si la variation des ressources et des besoins fait demander des capitaux, tend à empêcher les opérations capitalistiques dans la même mesure où elle permet de constituer des capitaux qui n’auront pas besoin d’intérêts. Admettons toutefois qu’il faille ici établir une échelle descendante. La pente ne manquera pas d’en être extrêmement douce. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à considérer ceux qui sont en état de devenir des capitalistes en s’attachant à la partie de leur avoir qu’ils peuvent songer à employer capitalistiquement. Mettons que mes ressources doivent être de 10.000 francs par an jusqu’en 1908, et qu’elles doivent s’élever tout d’un coup à 15.000 francs en 1909 : une plus-value de 500 francs que je m’assurerais par un placement à 4 ans que j’ai en vue me sera plus utile sans doute en 1908 qu’en 1909, et j’aurais avantage — toutes choses égales d’ailleurs — à opérer le placement dès cette année 1904, au lieu d’attendre à l’an prochain. L’avantage cependant ne sera pas si grand.

Ajoutons l’une à l’autre les deux influences de la dépréciation du futur et de la variation des ressources et des besoins, nous ne verrons pas les opérations capitalistiques immédiatement engagées devenir beaucoup plus utiles, ou paraître beaucoup plus utiles que les opérations capitalistiques retardées.

100. Mais il y a mieux. Puisque ce ne sont que ces deux facteurs, la dépréciation du futur, la variation des ressources et des besoins, d’où il résulte qu’il vaut mieux entreprendre les opérations capitalistiques plus tôt que plus tard, est-on en droit de dire, avec Böhm-Bawerk, que la productivité du capital donne naissance à un agio en faveur des biens présents ? J’entends bien qu’il s’agit ici d’entreprises de production, que c’est le produit de ces entreprises qui est plus grand et plus estimé quand on s’y engage plus tôt ; mais encore une fois ce n’est point du tout parce que le capital est productif que le fait a lieu. Et dès lors il est incorrect au plus haut point de voir — pour ces raisons — dans la productivité du capital une troisième cause qui s’ajouterait aux deux autres, qui comme celles-ci ferait préférer les biens présents aux biens futurs.


101. Dans la discussion qu’on vient de lire, je me suis servi perpétuellement — pour ce qui est de la productivité technique du capital, de la manière dont les capitaux donnent leur produit — du schème dont se sert Böhm-Bawerk lui-même. J’ai supposé que lorsqu’une opération capitalistique était engagée, l’avance capitalistique était faite d’un coup, et qu’après un certain temps le produit de l’opération était, de même, perçu d’un coup. C’est ainsi que je suis arrivé à cette conclusion que, abstraction faite de l’influence de la dépréciation du futur et de celle de la variation des besoins et des ressources, on n’avait jamais avantage à dépenser un capital productivement à telle date plutôt qu’à telle autre. Quittons maintenant le schème de Böhm-Bawerk, lequel, comme on sait, n’est point toujours conforme à la réalité ; ou bien encore cessons de n’étudier qu’une opération capitalistique, comme fait Böhm-Bawerk, pour envisager toute la série des opérations capitalistiques qu’un capitaliste peut entreprendre successivement avec un capital une fois constitué : alors, sans faire intervenir ni la dépréciation du futur, ni la variation des ressources et des besoins, nous verrons le capitaliste avoir avantage, parfois, à avancer sa capitalisation[13].

Le produit d’une opération capitalistique est souvent perçu par fractions successives, et quelquefois la perception du produit se prolonge indéfiniment. Par exemple, le capital qu’on emploie à mettre une terre en valeur donnera un revenu annuel jusqu’à la fin des temps. Imaginons que ce revenu représente plus que le taux courant de l’intérêt, qu’avec une dépense de 1.000 francs je doive m’assurer à jamais un revenu annuel de 100 francs, le taux courant de l’intérêt étant de 5 % : dans ces conditions, j’aurai peut-être avantage à emprunter, au taux de 5 %, les 1.000 francs en question. L’an prochain, il me sera avantageux d’économiser 1.000 francs pour éteindre ma dette : car une réduction de ma consommation égale à 1.000 francs me paraîtra préférable à la perspective d’avoir chaque année 50 francs à payer ; et cette année-ci il me paraît préférable d’emprunter 1.000 francs que de les économiser. Il est vrai que je pourrais attendre un an pour mettre ma terre en valeur. Mais il vaut mieux pour moi emprunter : par là je me procure un revenu de 100 francs que je perdrais en attendant ; cela, avec une dépense supplémentaire de seulement 50 francs ; c’est 50 francs de bénéfice.

Soit en deuxième lieu une opération capitalistique telle que le produit en doive être perçu tout entier dans un espace de temps limité, et que ce revenu représente, comme tantôt, plus que le taux courant de l’intérêt. Si le capitaliste qui songe à cette opération est assuré, l’opération liquidée, d’en trouver une autre qui lui, donne aussi plus que le taux courant de l’intérêt, et ainsi de suite indéfiniment, alors ce cas reviendra au même que le cas précédent : ce sera exactement comme si notre capitaliste avait devant lui une opération plus lucrative que les opérations capitalistiques marginales, et d’une durée indéfinie ; ce capitaliste donc aura avantage à consentir un sacrifice, à emprunter à intérêts, pour commencer plus tôt ses opérations.

Voilà donc deux cas, à la vérité non prévus par Böhm-Bawerk, qui semblent au premier abord justifier les vues de cet auteur sur le rôle de la productivité du capital dans la formation de l’intérêt. Bien entendu, ces cas ne représentent qu’une partie des opérations capitalistiques. Les opérations capitalistiques qui donnent un revenu indéfini ne donnent pas toutes un revenu supérieur à l’intérêt courant ; il est des terres où une dépense de 1.000 francs ne rapportera que 50 francs par an : on n’aura aucun profit à emprunter à 5 % pour les mettre en valeur. Ceux-là d’autre part à qui s’offre une opération capitalistique d’une durée limitée et devant donner plus que l’intérêt courant ne peuvent pas tous prétendre faire suivre cette première opération d’opérations semblables[14] : ainsi une opération s’offre à moi qui me donnera pendant 5 ans, outre l’amortissement, un revenu de 10 %, soit 100 francs pour 1.000 avancés ; mais cette opération liquidée, je ne pourrai rien faire de mon argent que le prêter au taux courant : dès lors, emprunter 1.000 francs pour un an afin de faire mon opération un an plus tôt, c’est m’astreindre à payer 50 francs pour obtenir, en définitive, ce résultat de percevoir plus tard un revenu supplémentaire de 50 francs ; et l’on n’aperçoit pas ce qu’en soi la chose a d’avantageux.

102. Tenons-nous-en aux deux cas indiqués plus haut, et considérons, par exemple, le propriétaire foncier qui emprunte pour mettre en valeur une terre à lui. En examinant les choses de près, nous nous apercevrons que dans cet exemple même la théorie de Böhm-Bawerk ne recevra pas nécessairement son application. Elle ne s’appliquerait à cette hypothèse que pour autant que notre propriétaire foncier emprunterait afin de mettre plus tôt sa terre en valeur. Ce propriétaire, attendant un an, serait en mesure d’économiser sur ses revenus, sans que cela le gêne le moins du monde, le capital dont il a besoin : alors s’il emprunte tout de suite ce capital, c’est évidemment pour avancer l’opération qu’il médite ; d’une certaine manière on pourra dire que la productivité du capital, ainsi que le veut Böhm-Bawerk, lui fait préférer les biens présents aux biens futurs : ne consent-il pas à s’imposer un sacrifice — ce sont les intérêts qu’il aura à payer — pour avoir plus tôt son capital ? Mais on peut faire une hypothèse autre : le cas de notre propriétaire peut être tel que jamais ce propriétaire ne doive être en état d’économiser son capital sur ses ressources sans en éprouver de gêne, ou avec une gêne inférieure à celle que représente le paiement des intérêts de l’emprunt. Et alors, comment pourra-t-on dire que la productivité du capital fait préférer les biens présents aux biens futurs ? Dans l’hypothèse nouvelle où nous nous plaçons, la question qui se pose pour le propriétaire n’est pas de savoir s’il mettra ses terres en valeur plus tôt, avec des capitaux empruntés, ou plus tard, avec des capitaux économisés sur ses ressources ; celle question est de savoir — puisque aussi bien il n’aura jamais avantage à économiser — s’il empruntera ou non l’argent dont il a besoin.

103. Mais je veux pousser plus loin encore ma critique. Après avoir réduit la sphère d’application de la théorie de Böhm-Bawerk, je veux montrer que dans cette sphère même où il nous a semblé tout d’abord qu’elle se trouvait pleinement justifiée, la théorie de Böhm-Bawerk n’a point la valeur scientifique qu’on pourrait croire, qu’il s’en faut même de beaucoup.

Un propriétaire foncier — qui serait en état, attendant un an, d’économiser sans aucune gêne — ou avec une gêne moindre que celle qu’il aurait à payer l’intérêt courant — le capital dont il a besoin pour mettre ses terres en valeur, ce propriétaire, plutôt que d’attendre, emprunte le capital susdit. Il paiera pendant un an 5 % d’intérêt à son préteur, et l’opération lui sera néanmoins avantageuse, car pendant cette même année il retirera 10 % de capital emprunté. Dans ce cas, sans doute, c’est la productivité du capital — c’est le fait que de ce capital notre propriétaire peut retirer 10 % — qui explique que ce propriétaire ait « préféré les biens présents aux biens futurs », qu’il ait emprunté 1.000 francs pour rembourser au bout d’un an 1.050 francs. Mais on ne peut pas dire que, créant cette préférence en faveur des biens présents, la productivité du capital ait par là donné naissance à la plus-value capitalistique. Même dans les cas où la productivité du capital fait préférer les biens présents aux biens futurs, ce n’est point parce qu’elle crée cette préférence que la productivité du capital donne naissance au rendement capitalistique. Imaginons que notre propriétaire de tantôt n’ait pas contracté son emprunt. Qu’arrivera-t-il ? Ceux qui ont des capitaux à dépenser, sachant qu’avec une avance de 1.000 francs on peut retirer des terres de ce propriétaire un revenu annuel de 100 francs, loueront ces terres, pour les mettre en valeur, à un prix qui leur permette de garder pour eux l’intérêt courant, soit 50 francs ; ils loueront ces terres pour 50 francs. Les terres donc seront mises en valeur tout aussi bien, l’opération capitalistique qui devait assurer aux capitaux plus que l’intérêt courant sera faite, avec cette différence que les capitaux ne seront pas prêtés, qu’ils seront employés par les capitalistes eux-mêmes ; et alors sans doute l’intérêt au sens propre du mot n’apparaîtra point, mais le rendement capitalistique apparaîtra tout aussi bien que dans l’hypothèse précédente.


104. Je puis dès maintenant porter un jugement d’ensemble sur le rôle que Böhm-Bawerk assigne à la productivité du capital dans la théorie de l’intérêt.

Je ne reproche pas à Böhm-Bawerk d’avoir donné un rôle, dans cette théorie, à la productivité du capital ; loin de là. Je lui reproche de s’être mépris sur le rôle véritable de la productivité du capital.

Böhm-Bawerk met entre la productivité du capital et l’intérêt un intermédiaire, la préférence accordée aux biens présents sur les biens futurs. Pour lui, la productivité du capital fait préférer les biens présents aux futurs, et de cette préférence l’intérêt résulte. En réalité, c’est directement qu’il y a lieu, à l’ordinaire, de tirer de la productivité du capital l’intérêt. La productivité du capital ne fait préférer les biens présents aux futurs que dans de certains cas, que j’ai pris soin d’indiquer plus haut ; et ainsi des cas se rencontrent — ce sont de beaucoup les plus nombreux — où il est manifeste que Böhm-Bawerk a tort. Pour ce qui est de ces cas où l’on voit la productivité du capital faire préférer les biens présents aux biens futurs, Böhm-Bawerk aura raison d’une certaine manière ; mais il faudra se garder de croire que la productivité du capital donne naissance à la plus-value capitalistique à l’aide de cette préférence servant en quelque sorte d’intermédiaire ; la préférence accordée aux biens présents n’a de rapport qu’avec le mode suivant lequel la plus-value est perçue ; c’est bien la productivité du capital qui fait apparaître la plus-value, qui est la cause de celle-ci.

Il faut donc en règle générale faire découler directement l’intérêt de la productivité du capital. Il y a une productivité technique du capital. D’autre part, pour tous les emplois où le capital est techniquement productif il n’y a pas assez de ces capitaux que leurs propriétaires peuvent avancer sans aucune gène. Dès lors les avances techniquement productives ne seront pas toutes faites ; et celles qui seront faites seront économiquement productives, elles rapporteront des intérêts.

105. J’ai montré comment Böhm-Bawerk s’est trompé sur les liens qu’il convient d’établir entre la productivité du capital et l’intérêt. Je l’ai montré en étudiant sa théorie générale de l’intérêt. Il ne sera pas inutile d’examiner comment Böhm-Bawerk applique cette théorie aux diverses variétés d’opérations capitalistiques, d’intérêts : cet examen corroborera le jugement que j’ai formulé plus haut, et m’amènera même à retirer les quelques concessions que j’avais faites tantôt.

Je ne m’arrêterai pas sur l’explication que donne Böhm-Bawerk de l’intérêt du prêt de consommation[15]. Dans ce prêt il y a un échange de biens présents et de biens futurs. Et ce qui décide l’emprunteur à emprunter à intérêts, c’est la dépréciation qu’il fait des biens futurs, c’est la perspective qu’il a de voir ses besoins diminuer, ses ressources s’accroître ; la productivité du capital ne saurait intervenir ici en aucune façon, puisque les capitaux empruntés sont destinés à être consommés improductivement.

Passons donc aux autres variétés de l’intérêt, et voyons quel rôle la productivité du capital jouera ici.

Pourquoi les capitaux productifs, tout d’abord, rapportent-ils un intérêt ? C’est, dit Böhm-Bawerk, parce que les biens productifs s’achètent moins cher que ne vaudront les produits obtenus grâce à eux ; et cela même résulte de l’agio que les trois causes connues de nous créent en faveur des biens présents[16]. La valeur des biens productifs est déterminée toujours par l’utilité des biens consommables qu’ils permettent d’obtenir ; la valeur de ces biens productifs. toutefois ne sera pas égale à celle des biens consommables qu’ils donneront, si ces biens consommables doivent être attendus un temps ; les biens présents étant plus appréciés que les biens futurs, bénéficiant d’un agio par rapport à ceux-ci, le bien productif qui, après un an d’attente, donnera un produit d’une valeur égale à 100, ne vaudra lui-même que 95. Que si, dans ces conditions, vous achetez ce bien productif, il vous rapportera un intérêt. Et cet intérêt ne sera pas autre chose que l’accroissement de valeur que recevra le bien productif, lequel, après n’avoir représenté qu’une promesse de biens futurs, tenant sa promesse, donne des biens présents, lequel, si on peut ainsi s’exprimer, de bien futur qu’il était devient bien présent.

C’est ainsi que Böhm-Bawerk présente les choses. Acceptant de ramener le phénomène à la forme que Böhm-Bawerk lui donne, je prétends qu’à l’établissement de l’agio des biens productifs présents ne concourt pas le moins du monde cette raison qui, pour Böhm-Bawerk, paraît être la plus importante, la productivité du capital.

106. Entre qui se ferait, ici, cet échange de biens présents et de biens futurs que Böhm-Bawerk veut voir dans toute opération capitalistique productive ? Cet échange, si nous allons au fond des choses, se ferait entre le capitaliste d’une part, et d’autre part les ouvriers qui lui fournissent de la main-d’œuvre, les producteurs qui lui fournissent des matières premières, etc.

Prenons bien garde que celui qui emprunte pour produire, contrairement à ce que j’avais admis tout à l’heure, ne figure pas dans ce schème. C’est que cet individu, lorsqu’on considère l’ensemble des phénomènes du marché, se montre à la fois des deux. côtés. Il demande d’un côté des biens présents, qui sont ces capitaux qu’il emprunte ; et il offre d’un autre côté ces mêmes capitaux, il les dépense en main-d’œuvre et de telle autre manière analogue[17]. Il demande des biens présents en échange desquels il promet des biens futurs ; après quoi il cède ces capitaux, biens présents, contre des biens qui ne prendront leur valeur définitive, qui ne seront consommables que plus tard, c’est-à-dire, si l’on veut, contre des biens futurs : c’est d’ailleurs avec ces biens futurs qu’il paiera les capitaux qu’il s’est tout d’abord procurés. Ainsi notre emprunteur n’a été qu’un intermédiaire, il a simplement trouvé un emploi à des capitaux qui ne lui appartenaient pas ; il a fait rapporter des intérêts à ces capitaux, afin de percevoir pour lui-même quelque revenu supplémentaire auquel ces capitaux auront donné naissance une rente foncière, par exemple[18]. Il convient donc, dans une vue générale des phénomènes, de l’éliminer : c’est ce que fait Böhm-Bawerk, et c’est ce que je ferai aussi.

Si nous écartons le producteur capitaliste qui a dû emprunter des capitaux, nous n’avons plus en présence que le capitaliste d’une part qui possède des capitaux par lui-même, et d’autre part l’ouvrier, ou celui qui fournit des matières premières au capitaliste. Je veux considérer en particulier l’ouvrier. Cet ouvrier, d’après Böhm-Bawerk, cède un bien futur contre un bien présent ; il incorpore sa main-d’œuvre à des produits qui se vendront, dont la valeur sera réalisée après six mois, un an, deux ans ou plus, et en échange de cette main-d’œuvre il reçoit un salaire avec lequel il s’entretient. Au produit qui vaudra 100 un jour, il préfère des biens tout de suite disponibles qui valent 9 % ; le capitaliste, au contraire, préfère aux biens présents qui valent 95 les biens futurs qui vaudront 100.

107. Remarquons tout d’abord que peut-être il n’est pas tout à fait correct de parler ici d’un échange de biens présents et de biens futurs. Le capitaliste, à coup sûr, cède des biens présents. L’ouvrier cède-t-il des biens futurs ? Il ne promet pas, comme le prodigue qui emprunte, de donner plus tard des biens. Il fournit sur l’heure sa force de travail ; il la fournit dans une production dont les produits ne seront perçus que plus tard, mais il l’eût fournie aussi bien, et au même prix, pour une production instantanée. De même, celui qui vend au capitaliste des matières premières ne s’inquiète pas de l’usage que le capitaliste en fera. Ces matières premières pourraient peut-être être consommées improductivement ; c’est par la volonté du capitaliste qu’elles sont employées productivement et qu’elles deviennent biens futurs. Le capitaliste, en un mot, n’échange pas proprement des biens présents contre des biens futurs ; il acquiert, en cédant des biens présents, d’autres biens dont il fait — si l’on peut ainsi parler — des biens futurs, après échange.

Acceptons toutefois l’idée de l’échange de biens présents et de biens futurs telle qu’elle est chez Böhm-Bawerk. Pour comprendre cet échange, pour comprendre, en d’autres termes, l’apparition du phénomène de l’intérêt, il n’y a pas lieu de se demander pourquoi le capitaliste préfère au bien présent le bien futur. Il préfère celui-ci parce qu’il est plus grand, et voilà tout. Telles raisons pourraient l’empêcher de se déterminer comme il fait ; en l’absence de ces raisons, sa préférence va naturellement au plus grand des deux biens. En revanche, il est nécessaire d’expliquer pourquoi l’ouvrier préfère le bien présent, qui ne vaut que 95, au bien futur, lequel vaudra 100. Et ici, il faudra faire intervenir peut-être la dépréciation systématique du futur, la variation du rapport des besoins et des ressources, il faudra faire intervenir à coup sûr cette autre raison que Böhm-Bawerk n’a pas bien distinguée des précédentes, à savoir les souffrances que causerait à l’ouvrier la rupture de l’équilibre de sa consommation, l’impossibilité où il est, plutôt, de réduire à rien, pour un temps même très court, cette consommation. Mais la troisième des causes par lesquelles Böhm-Bawerk explique l’agio des biens présents, cette cause, à savoir la productivité du capital, n’interviendra pas plus ici qu’elle n’intervenait dans le cas du prêt de consommation. De même que celui qui emprunte de l’argent pour le dépenser improductivement ne saurait, par hypothèse, être déterminé par la productivité du capital à cette préférence qu’il accorde aux biens présents, de même la productivité du capital ne saurait être pour rien dans la préférence que l’ouvrier accorde à des biens présents qu’il va tout de suite consommer.

Ainsi la productivité du capital, qui ne pouvait pas concourir à expliquer l’intérêt du prêt de consommation, ne concourt pas davantage à expliquer l’intérêt des capitaux productifs, du moins de la manière que dit Böhm-Bawerk, à savoir par un agio qu’elle créerait en faveur des biens présents. La productivité du capital, d’après Böhm-Bawerk, fait rechercher les. biens présents, elle crée un agio en faveur de ces biens, et par là elle donne naissance à l’intérêt. Il y aura donc des gens qui paieront un intérêt pour avoir des biens présents. Qui sont ces gens ? Les entrepreneurs, les propriétaires fonciers qui empruntent des capitaux ? En tant qu’emprunteurs, ils paraissent préférer les biens présents aux biens futurs ; mais en tant qu’entrepreneurs, ils montrent qu’ils préfèrent les biens futurs aux biens présents ; en sorte que ces deux préférences contraires se neutralisent. Ou plutôt nos entrepreneurs, lorsqu’ils empruntent pour produire, ne font voir aucune préférence, ni pour les biens présents, ni pour les biens futurs ; ils font voir seulement leur désir d’obtenir cette rente foncière, ce gain, quel qu’il soit, que l’emploi des capitaux en question leur assurera, Sont-ce donc les ouvriers, les fournisseurs de matières premières qui paieront un intérêt pour avoir des biens présents ? À parler correctement, ils ne paient pas un intérêt aux capitalistes qui les occupent ou qui se fournissent chez eux ; ils vendent leur main-d’œuvre, leurs matières premières au prix du marché — prix déterminé par l’utilité de cette main-d’œuvre, de ces matières en tant qu’elles donnent ou qu’elles constituent des biens immédiatement consommables, qu’elles se consomment immédiatement — ; ils permettent par là aux capitalistes de percevoir un intérêt, et ils le leur permettent, non pas en tant qu’ouvriers occupés par les capitalistes, en tant que fournisseurs des capitalistes, mais en tant que non-capitalistes, en tant que — tout comme d’autres qui ni sont ni des salariés, ni des fournisseurs des capitalistes — ils n’entrent pas en concurrence avec les capitalistes, qu’ils ne font pas d’opérations capitalistiques. Et quand même l’on serait en droit de dire que l’ouvrier, que le fournisseur de matières premières procurent au capitaliste son intérêt, la productivité du capital ne serait pour rien là-dedans, cette productivité n’étant manifestement pas ce qui les engage à préférer les biens présents[19].


108. J’ai parlé assez longuement de l’intérêt des capitaux productifs pour n’avoir pas besoin d’insister sur celui des biens durables. Böhm-Bawerk l’explique tout comme celui-là[20]. La valeur d’un bien durable, fait-il, se détermine par l’utilité des usages qu’il est destiné à fournir ; mais elle n’est pas égale à cette utilité : les usages futurs n’entrent en compte qu’après avoir subi une réduction. Un bien doit-il durer 6 ans, et durant ce temps fournir chaque année une utilité égale à 100 francs ? la valeur présente-du bien ne sera pas de , ou de 600 francs, mais de , soit de 532 fr. 93. Et alors celui qui l’achètera à ce prix, percevant chaque année une utilité de 100 francs, percevra des intérêts, par l’effet de la transformation successive des usages futurs en usages présents, laquelle fera disparaître la réduction des dits usages, réalisera leur pleine valeur. Ainsi raisonne Böhm-Bawerk. Et tout ce que je veux remarquer, c’est que dans cette explication de l’intérêt des biens durables il est impossible que joue aucun rôle la productivité du capital, où Böhm-Bawerk prétend voir une des causes de l’agio des biens présents, une des causes de l’intérêt. Je ne dirai pas, pour établir la justesse de ma remarque, que dans la création des biens durables la productivité du capital n’a rien à voir ; Böhm-Bawerk m’y autoriserait peut-être, lui qui, lorsqu’il a parlé de la productivité du capital, n’a jamais songé à rapprocher de cette productivité la possibilité que donne le capital de créer des biens durables plus utiles que les biens de consommation immédiate ; mais nous savons qu’il y a une grande analogie entre les deux faits. Je dirai, plutôt, ce que j’ai déjà dit tout à l’heure à propos des biens productifs : que le capitaliste qui crée un bien durable de jouissance ne marque à coup sûr point par là une préférence en faveur des biens présents ; et que les ouvriers qui construisent pour lui ce bien durable, que les locataires, encore, à qui il donne ce bien, bref que tous ceux que l’on pourrait présenter — d’une manière incorrecte d’ailleurs[21] — comme lui payant l’intérêt de ses capitaux et qui montrent ainsi leur préférence pour les biens présents, manifestement ne sont pas déterminés à cette préférence par la productivité du capital.





109. Pour terminer ma critique de la théorie de Böhm-Bawerk, j’indiquerai quelle me paraît être la source de toutes les défectuosités que j’ai relevées dans cette théorie. Cette source, c’est la crainte que Böhm-Bawerk a eue de tomber dans l’éclectisme, c’est sa volonté de n’assigner à l’intérêt qu’une cause, qui est pour lui la préférence accordée aux biens présents sur les biens futurs. De là les erreurs de Böhm-Bawerk sur le rôle de la productivité du capital dans la formation de l’intérêt. Et de là encore le peu de valeur que l’on trouve à cette théorie, quand on l’applique aux diverses variétés de l’intérêt.

Car la chose est telle : appliquée aux variétés de l’intérêt, la théorie de Böhm-Bawerk ne rend compte à peu près de rien. Böhm-Bawerk, lorsqu’il se demande comment il arrive que l’on préfère les biens présents aux biens futurs, découvre de ce fait plu : sieurs causes. Et les considérations qu’il expose sur la possibilité pour certaines de ces causes de se combiner ensemble, sur l’impossibilité pour telles d’entre elles de se combiner avec telle autre[22], ces considérations marquent bien que d’après lui les causes en question — comme il apparaît à première vue qu’il doit arriver — peuvent agir séparément, qu’elles n’agissent pas toutes sur tous les individus, et qu’elles n’agissent pas également. Mais lorsque Böhm-Bawerk en vient à étudier les diverses formes de l’intérêt, alors qu’arrive-t-il ? il arrive qu’il refuse d’entrer dans un examen particulier de chaque espèce. Il semble — je dis il semble, parce qu’à développer explicitement ce que la théorie de Böhm-Bawerk contient d’implicite, on fait apparaître des propositions manifestement inacceptables, des propositions que Böhm-Bawerk sans doute repousserait le premier comme telles, et comme contradictoires à son propre enseignement —, il semble qu’il faille renoncer à chercher pourquoi dans le prêt de consommation, pourquoi dans l’acquisition de biens productifs ou de biens durables le capitaliste obtient un intérêt, j’entends : pour quelles raisons premières et spéciales à chacun de ces cas. Il y a un agio des biens présents : voilà qui résout toutes les difficultés ! Cet agio des biens présents, cependant, résulte d’un ensemble de causes agissant différemment sur les différents individus : il est donc nécessaire, quand on s’occupe d’un cas donné, d’aller jusqu’à ces causes, de rechercher quelles sont celles d’entre elles qui agissent sur l’individu, ou les individus auxquels on a affaire, et comment elles agissent.

En somme, dire : il y a un intérêt parce qu’il existe un agio des biens présents, c’est dire : il y a un intérêt parce qu’il y a un intérêt[23]. Et sans doute c’est cette explication qui s’impose parfois, du moins à n’envisager le problème que sous l’une de ses deux faces ; de certaines gens exigent un intérêt de leurs capitaux uniquement parce qu’il existe un intérêt du capital, parce que l’existence de l’intérêt leur permet d’avoir cette exigence. Mais de tels cas nous renvoient à d’autres ; en définitive, pour la généralité des cas il faudra d’autres raisons, il faudra de la résultante remonter aux composantes. Et il faudra toujours aller jusqu’à celles-ci lorsqu’on envisagera — comme il est indispensable de faire en même temps — le problème sous son autre face, je veux dire lorsqu’on se demandera pourquoi on obtient un intérêt.

Procédant ainsi que je viens de l’indiquer, on arrivera, je pense, aux résultats que l’on a vus plus haut, Je rappelle très sommairement ces résultats, afin de montrer la place que peuvent prendre dans la théorie complète et rigoureuse de l’intérêt les éléments d’explication fournis par Böhm-Bawerk.

1° Il y a des raisons qui limitent, du côté des capitalistes, les opérations capitalistiques. De ces causes, deux, ou trois si l’on veut, ont été connues de Böhm-Bawerk : la variation des ressources et celle des besoins, la dépréciation systématique du futur, Une autre, qui est de beaucoup la plus importante, n’apparaît que de loin en loin dans sa théorie[24], confondue d’ailleurs avec la variation du rapport des besoins et des ressources : c’est la gêne, c’est la diminution de bien-être qu’entraîne par elle-même la capitalisation, en tant qu’elle rompt l’équilibre de la consommation, ou qu’elle accroît un défaut d’équilibre déjà existant.

2° Il y a des raisons qui, les opérations capitalistiques étant nécessairement limitées, donnent naissance à l’intérêt. Ici figureront encore la variation du rapport des ressources et des besoins et la dépréciation du futur. Elles figureront ici, en tant que chez certains individus elles agissent, dans le sens que l’on conçoit, plus que chez d’autres. Ici figureront encore d’autres raisons plus importantes que les précédentes : cette productivité du capital à laquelle Böhm-Bawerk a assigné dans sa théorie un rôle si peu conforme à la réalité, et la possibilité, en outre, de créer des biens durables plus utiles que les biens de consommation qui coûtent autant qu’eux.

On le voit — et cette constatation résumera mon appréciation de la théorie de Böhm-Bawerk —, la théorie de Böhm-Bawerk contient la plupart des éléments, des matériaux de la théorie vraiment scientifique de l’intérêt ; mais il a manqué à Böhm-Bawerk d’agencer convenablement ces matériaux.




  1. Cette explication de l’intérêt est contenue dans le t. II de l’ouvrage de Böhm-Bawerk (Positive Theorie des Capitales), livre III, sections III et IV.
  2. II, pp. 262-266.
  3. Il conviendrait toutefois de n’affirmer que d’une manière conditionnelle l’efficacité de la cause n° 1. Les capitaux que l’on croit pouvoir prêter sans intérêts, ces capitaux même en leur faisant subir une réduction pour parer tous les risques d’erreur, pourraient en fait suffire pour cette demande qui provient de la variation des ressources et des besoins. Alors la cause n° 1 n’agirait pas, ou même elle contrarierait l’action que Böhm-Bawerk attribue aux causes n° 2 et n°3.
  4. Pp. 266-273.
  5. Pp. 273-289.
  6. P. 278.
  7. Pp. 273-278.
  8. Pp. 279-286.
  9. Pp. 289-291 : je n’insiste pas autrement sur ce point, pour ne pas surcharger la discussion.
  10. P. 276.
  11. Voir pp. 281-283.
  12. Cette confusion si grave où Böhm-Bawerk est tombé n’a pas été, que je sache, indiquée par ses critiques. Lexis (dans le Jahrbuch für Gesetzgebung, XIX, I, p. 335), Macvane (Böhm-Bawerk on value and wages, Quarterly journal of economics, V, oct. 1890, pp. 34 et suiv.) et d’autres ont représenté que la longueur des processus productifs était souvent déterminée d’une manière rigoureuse par des conditions naturelles et techniques. Mais ce n’est pas préciser assez. J’aurai à revenir plus loin (au chapitre IX) sur cette question des effets de l’allongement du processus productif. J’indique seulement en passant que si les processus productifs que l’on adopte dans la réalité ne sont pas en général très longs, cela tient principalement à ce fait ici noté que l’accroissement de la productivité technique, quand la durée du processus s’allonge, n’est pas indéfini.
  13. J’estime que lorsqu’on discute une théorie il faut se préoccuper de toutes les modifications qui, n’altérant pas l’essence de cette théorie, seraient de nature à la rendre plus acceptable. C’est pourquoi j’examine ici des arguments, des faits qui ne sont pas dans Böhm-Bawerk, mais qu’un partisan de celui-ci pourrait invoquer en sa faveur.
  14. Toujours des opérations capitalistiques pourront succéder à des opérations capitalistique ; quand le capitaliste a retrouvé, accru d’une plus value, l’équivalent des capitaux dépensés dans une première opération, ce capitaliste a devant lui, pour ses capitaux reconstitués, des placement nouveaux. C’est là ce qui fonde la pérennité de l’intérêt, comme l’a très bien montré Böhm-Bawerk (II, pp. 382 et suiv.).
  15. Pp. 299-314.
  16. Voir pp. 315-360
  17. Pp. 350-351.
  18. Le producteur emprunteur, en réalité, ne préfère ni les biens présents aux futurs, ni les biens futurs aux présents ; s’il participe à un double échange de biens présents contre des biens futurs et de biens futurs contre des biens présents, c’est uniquement en vue de réaliser un gain. — Un peu plus haut (aux §§ 101-102, on a vu des cas où la productivité du capital pouvait sembler à un observateur superficiel faire préférer réellement les biens présents aux biens futurs et par là donner naissance à l’intérêt. Mais il faut bien comprendre que, au vrai, l’obtention d’un gain était seule visée par le producteur, et que, même dans ces cas, — je crois devoir y insister — les biens présents n’étaient pas vraiment préférés aux futurs.
  19. J’ai supposé que le fournisseur de matières premières n’était aucunement un capitaliste. Il peut en être un : dans ce cas, les phénomènes seront plus complexes que je ne les ai représentés ; mais mon raisonnement n’en subsistera pas moins.
  20. Pp. 360-381.
  21. Au sujet des ouvriers, des fournisseurs de matériaux, je n’aurais qu’à répéter ce que l’on a vu déjà plus haut (§ 107) ; ces gens n’échangent pas à proprement parler, avec le capitaliste des biens futurs contre des biens présents ; ils cèdent au capitaliste des biens qui deviennent en quelque sorte, par l’affectation que leur donne le capitaliste, des biens futurs. Mais n’y aurait-il pas échange de biens présents et de biens futurs entre le capitaliste propriétaire d’un bien durable et le locataire de ce bien ? Quand je loue un appartement, mon locataire ne me donne-t-il pas, en échange de ce que je lui cède, la promesse de me restituer à l’expiration du bail et l’appartement et une somme d’argent ? Son cas n’est : il pas pareil à celui de l’emprunteur qui, recevant 1.000 francs, promet de rembourser 1.000+50 francs ? En réalité, point, L’emprunteur se fait donner 1.000 francs qu’il dépense ; après un an, il rembourse, non pas ces mêmes 1.000 francs qui lui ont été donnés, mais une somme égale. Quant au locataire du bien durable, il restitue Le même bien qui lui a été confié ; un locataire re consomme pas, ne détruit pas la maison qu’on lui loue, Ainsi le prêt d’un bien durable est une opération nettement distincte du prêt d’argent, le locataire du bien durable qui paie l’usage temporaire de ce bien au propriétaire assure à celui-ci l’intérêt de ses capitaux de la même façon que ce propriétaire se l’assurerait à lui-même en habitant sa maison.
    — J’aurais maintenant des remarques à faire sur certaines considérations que Böhm-Bawerk émet à propos des biens durables et de leur intérêt. Je me contenterai de souligner l’étrangeté de ce que Böhm-Bawerk dit de la rente foncière (pages 378-381). D’après Böhm-Bawerk, les théories en cours sur la rente foncière, la théorie de Ricardo, par exemple, expliqueraient seulement pourquoi la terre donne un rendement ; mais ce rendement, dans ces théories, ne serait jamais qu’un rendement brut. Pour expliquer le revenu net que donne la terre, il faut, dit Böhm-Bawerk, considérer les terres comme des biens durables, et voir la façon dont se détermine leur prix, façon qui est semblable à celle des autres biens durables. En définitive, la rente foncière serait un cas spécial de la rente capitalistique des biens durables, Pour ma part, je vois bien que la rente foncière est un intérêt pour celui qui achète sa terre, ou qui rapporte cette rente au prix qu’il pourrait vendre cette terre La rente foncière existe néanmoins même pour les terres qui n’ont jamais été vendues, et qu’on ne songe pas à vendre ; et celle rente est bien un revenu net, puisque le propriétaire la perçoit après qu’ont été rémunérés et le travail et les capitaux employés à mettre la terre en valeur.
  22. Pp. 289-297.
  23. Cf. Hawley, art. cité, p. 306.
  24. Pp. 285, 355, 390. — Je signale en passant une différence point encore notée entre la variation du rapport des ressources et des besoins et cet autre fait que Böhm-Bawerk parfois paraît confondre avec elle ; la variation du rapport des ressources et des besoins engendre proprement une préférence pour les biens présents ; devant m’enrichir un jour, j’aime mieux recevoir 1.000 francs aujourd’hui que plus tard ; j’aime mieux économiser 1.000 francs plus tard qu’aujourd’hui ; la gêne qui résulte de la rupture de l’équilibre de la consommation, cette gêne, par cela même qu’elle n’apparaît qu’en conséquence d’un déplacement opéré dans la consommation, n’engendre pas précisément une préférence en faveur des biens présents, elle ne fera pas que j’aime mieux recevoir 1.000 francs aujourd’hui, que j’aime mieux économiser 1.000 francs plus tard ; elle m’empêchera d’économiser, que ce soit aujourd’hui ou plus tard.