L’intérêt du capital/A1

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APPENDICE I

LES CONFLITS DES INTÉRÊTS PARTICULIERS ET DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL DANS L’ORDRE DE LA CAPITALISATION


1. Dans mon livre sur L’utilité sociale de la propriété individuelle, traitant de ces conflits que suscite nécessairement, entre les intérêts particuliers et l’intérêt général, l’institution de la propriété individuelle, j’ai dû parler de la capitalisation. Un chapitre entier de ce livre[1] est consacré à ces conflits des intérêts particuliers et de l’intérêt général qui se produisent dans l’ordre de la capitalisation. Depuis la publication du livre en question, l’étude plus approfondie que j’ai fuite des phénomènes capitalistiques m’a amené à modifier mes idées sur plusieurs points, à reconnaître fausses ou incomplètes certaines des assertions que j’avais avancées. Cet appendice est destiné à remplacer ou plutôt à corriger l’exposition très imparfaite que l’on peut trouver dans L’utilité sociale de la propriété individuelle.


L’erreur principale par où mon essai de naguère est vicié consiste essentiellement à considérer les opérations capitalistiques d’un point de vue exclusivement objectif.

Cette façon d’envisager la capitalisation fait tout d’abord que je ne regarde comme des opérations socialement capitalistiques que les opérations dans lesquelles le renoncement que toute opération capitalistique implique a cet effet de donner naissance à un produit. Les prêts pour la production, les avances productives sont tenues pour des opérations socialement capitalistiques, point les prêts pour la consommation.

Mais ceci à vrai dire ou qu’une importance minime ; il s’agit de décider de l’utilité ou de la nuisance sociale d’un phénomène économique, et il est à peu près indifférent que ce phénomène reçoive telle ou telle étiquette, Ce qui est beaucoup plus grave, c’est d’apprécier, comme j’ai fait, l’utilité sociale des « opérations socialement capitalistiques » par la simple comparaison de la valeur d’échange des produits auxquels on a renoncé et de la valeur d’échange des produits finalement obtenus ; c’est de ne tenir aucun compte des conditions d’ordre subjectif dans lesquelles le renoncement initial est consenti, et dans lesquelles le produit final est obtenu.

2. Un exemple fera bien comprendre ma pensée. Dans L’utilité sociale de la propriété individuelle, je me suis demandé si présentement, sous le régime de la propriété privée, le quantum de la capitalisation — les modes de la capitalisation, le choix des opérations capitalistiques particulières étant provisoirement négligés — était conforme à l’intérêt général[2]. Cherchant à résoudre ce problème, j’ai rencontré cette opinion, assez répandue chez les économistes qui du moins a été défendue par quelques économistes notables, que dans la société actuelle il était capitalisé trop, qu’il y avait surcapitalisation. Et j’ai réfuté l’argumentation qu’ont développée à l’appui de cette opinion Sismondi et Herizka[3].

En ceci, je ne pense pas m’être trompé. Ma réfutation de la théorie de la surcapitalisation reste à mes yeux décisive, et j’y renvoie le lecteur curieux de ces questions. Je demeure convaincu qu’il n’y a pas surcapitalisation générale et constante. Tout ce que je concède, aujourd’hui comme il y a trois ans, c’est premièrement que les capitaux que l’on engage dans la production ne se répartissent pas au mieux entre les branches de la production, qu’il y a toujours un défaut d’équilibre dans la production, qu’il y a en ce sens — si l’on veut parler ainsi — surproduction et par conséquent surcapitalisation dans certaines industries comme il y a sous-production et sous-capitalisation dans d’autres ; c’est, deuxièmement, que dans l’ordre de la capitalisation, quand on envisage la suite des temps, des à-coups surviennent perpétuellement d’où il résulte qu’à certains moments on peut parler de surcapitalisation soit générale, soit partielle : l’ignorance où sont les producteurs de l’état exact du marché, l’impossibilité, dans certaines industries comme les industries agricoles, de connaître à l’avance les rendements qu’on obtiendra, les changements qui se font dans les besoins des consommateurs, les variations du stock monétaire, mille causes amènent des « crises » ou des perturbations de moindre importance qui souvent donnent lieu aux capitalistes de regretter les opérations qu’ils ont entreprises.

Mais si je persiste à nier la surcapitalisation, j’entends la surcapitalisation générale et constante, je me garderai aujourd’hui de répéter qu’on peut conclure immédiatement de l’existence de l’intérêt à l’insuffisance de la capitalisation, qu’on ne capitalisera assez que le jour où l’abondance des capitaux fera tomber l’intérêt à zéro.

Celui qui songe à avancer une somme, disais-je naguère, ne se contente pas de l’assurance qu’il récupérera cette somme, il lui faut plus ; ne doit-on pas regretter qu’il ne soit pas travaillé davantage à l’accroissement du revenu social ? Ainsi je me flattais de démontrer a priori que la capitalisation lorsque le soin en est laissé aux particuliers, est toujours au-dessous du niveau que voudrait l’utilité sociale[4]. J’oubliais que la quantité et la valeur objective des biens dont la capitalisation implique l’abandon ou assure l’acquisition n’est pas la seule chose dont il faille tenir compte ; que l’intérêt exigé par le capitaliste représente souvent pour une partie et parfois même dans son entier la rémunération d’un sacrifice réel consenti par ce capitaliste ; qu’il n’est pas indifférent, qu’il est fâcheux souvent pour l’individu — et par conséquent pour la société dont cet individu fait partie — de retirer d’une avance dont la valeur d’échange est m un produit ayant cette même valeur[5]. Ce fait, sur lequel mon attention a été attirée depuis lors[6], renverse la conclusion à laquelle j’avais abouti.


3. Je donnerai un autre exemple des fautes où m’a conduit naguère une vue trop objective des faits. Cet exemple est celui des conflits que j’ai cru voir se produire entre les intérêts particuliers et l’intérêt général dans le cas des richesses créées ou plutôt accrues par l’action lente des forces naturelles.

Le propriétaire d’une forêt à l’état de futaie sombre, laquelle rapporte annuellement le maximum de ce qu’elle peut rapporter, aura avantage à pratiquer une coupe blanche, du moins à abréger l’aménagement[7]. Il diminuera par là son revenu annuel de 200 francs par exemple, mais d’autre part il entrera immédiatement en possession d’une somme de 6.000 francs ; et l’opération lui sera avantageuse parce que, le taux courant de l’intérêt étant 5 %, on peut avec 6.000 francs s’assurer un revenu annuel de 300 francs. L’avantage de la société, maintenant, est-il conforme à celui de notre propriétaire ? Point, disais-je, si cet individu ou si ceux à qui il prêtera les 6.000 francs de la coupe n’emploient pas cette somme productivement, si du moins, une partie des 6.000 francs étant dépensée, comme on dit, improductivement, la partie consacrée à améliorer la production ne donne pas un revenu annuel de 200 francs.

Voilà comment je raisonnais. Mais si le propriétaire de la forêt consomme les 6.000 francs, ce peut être parce que cette consommation lui est plus avantageuse que la conservation d’un revenu annuel de 200 francs ; et semblablement si les 6.000 francs sont consommés par des emprunteurs, c’est peut-être que cette consommation leur est plus utile que l’acquisition d’un revenu de 200 francs, leur est plus utile, encore, que n’est utile aux demandeurs de capital en concurrence avec eux l’acquisition d’un revenu de 200 francs. Ainsi, même dans l’hypothèse où je déclarais que l’intérêt particulier et l’intérêt général étaient en conflit, il peut très bien se faire qu’il n’existe aucun conflit de cette sorte.

4. Un cas inverse du précédent peut se présenter, qui mérite aussi d’être examiné,

Un particulier hérite d’une forêt aménagée à l’état de taillis[8]. La forêt, avec un aménagement plus long, donnerait plus de bois ; mais pour passer d’un aménagement à l’autre, il faudrait se résigner à se priver d’une grande partie du revenu pour longtemps, pour 100 ou 150 ans peut-être. Notre particulier additionnera les sommes qu’il devra renoncer à percevoir et les intérêts composés que ces sommes lui rapporteraient, placées au taux courant, et il regardera si le total ainsi obtenu dépasse ou non la somme que représente, capitalisé au taux courant, le surcroît de revenu qu’il aurait 100 ou 150 ans après. Le résultat de ce calcul sera, je suppose, que l’aménagement de la forêt ne sera pas allongé. Que si notre propriétaire avait additionné, sans les composer, les sommes non perçues, le résultat eût été autre peut-être ; et s’il ne tenait pas compte de ces intérêts, il serait autre plus vraisemblablement encore. Eh bien, ce propriétaire a-t-il raison de conserver l’aménagement en taillis ? Et s’il a raison de le faire, ce qui lui est avantageux est-il avantageux aussi pour la société ?

Cette double question est assez délicate à résoudre. Il s’agit ici d’un calcul d’intérêts composés. Or le calcul des intérêts composés a quelque chose de troublant, à cause des résultats formidables qu’il donne quand on envisage une période tant soit peu étendue. Le sentiment général est qu’il y a dans le calcul des intérêts composés comme une fantasmagorie contre laquelle on doit se mettre en garde[9]. Et ce sentiment nous porterait à croire que ni par rapport à l’individu, ni par rapport à la société il n’y a lieu d’entrer dans la considération des intérêts composés.

Dans L’utilité sociale de la propriété individuelle, cependant, j’ai admis qu’il convenait au particulier de calculer les intérêts composés des sommes non perçues par lui ; mais en même temps j’admettais que l’avantage de la société ne s’accordait pas ici, en règle générale, avec celui des particuliers : ceci, pour la raison que les revenus auxquels il faudrait renoncer pour allonger l’aménagement ne seraient pas, en fait, capitalisés tous, que les revenus capitalisés ne seraient pas tous employés dans la production, et de même pour les revenus des revenus employés dans la production[10].

Cette opinion, je dois le reconnaître, est quelque peu contradictoire. Je me suis convaincu que le calcul des intérêts composés, nécessaire pour estimer l’avantage de l’individu, l’est aussi — abstraction faite de certaines considérations sur lesquelles j’aurai à revenir — pour estimer l’avantage de la société.

L’individu — je ne crois pas qu’aucun auteur ait songé à le nier — doit composer les intérêts des sommes qu’il lui faudrait renoncer à percevoir. Sans doute il lui arrivera de ne pas placer effectivement toutes ces sommes, et les intérêts qu’elles donneront, et les intérêts de ces intérêts. Mais quand il lui arrivera de consommer une de ces sommes, ou les intérêts de l’une d’elles, ce sera peut-être qu’il y trouvera son avantage[11]. Et alors le calcul des intérêts composés aura indiqué à notre individu non pas ce qu’il lui faudrait perdre s’il allongeait son aménagement, mais une quantité inférieure. Ce calcul indique le minimum de ce qu’il faut abandonner pour allonger l’aménagement ; l’hypothèse dans laquelle il nous met, c’est-à dire l’hypothèse de revenus tous placés, de même que les intérêts de ces revenus, est l’hypothèse la plus favorable à l’allongement de l’aménagement.

S’il en est ainsi pour l’individu, il en sera de même pour la société ; ce qui s’applique à celui-là, dans le cas qui nous occupe, s’applique également à celle-ci. L’aménagement étant allongé il serait produit, après 100 ans d’attente, pour 1.000 francs de plus de bois par an. D’autre part, si le produit des coupes auxquelles il faudra renoncer pendant 100 ans est employé régulièrement à accroître le revenu social, et les intérêts de ces coupes, ce revenu social, après les 100 ans écoulés, serait accru de plus de 1.000 francs. Mais le produit des coupes de taillis, dira-t-on, ne recevra pas cette affectation, il sera souvent consommé d’une manière improductive ! Qu’importe ? Si on le consomme d’une manière improductive, c’est — ou du moins ce peut être[12] — que cette consommation improductive est socialement plus avantageuse qu’un emploi productif.

Le calcul des intérêts composés est donc nécessaire pour la société comme pour les individus. Si je ne m’en suis pas aperçu naguère, c’est toujours pour le motif que j’ai dit plus haut, c’est pour avoir considéré dans les opérations capitalistiques la valeur des biens abandonnés et des biens obtenus, sans tenir compte des conditions subjectives où se faisaient et le renoncement et d’acquisition.



3. Je vais maintenant exposer — de la manière la plus sommaire — le tableau des conflits des intérêts particuliers et de l’intérêt général dans l’ordre de la capitalisation, tel que je le conçois aujourd’hui.

A. Un premier conflit de l’intérêt particulier et de l’intérêt social, dans l’ordre de la capitalisation, résulte de ce fait que l’individu est périssable, tandis que la société peut être regardée comme impérissable. Un individu qui ramènerait tout à son intérêt propre trouverait son avantage à consentir à des renoncements temporaires ; il entreprendrait des productions capitalistiques, il prêterait. Mais dans ses calculs ce capitaliste ne ferait entrer en compte, comme biens futurs, que les biens qu’il serait assuré de pouvoir consommer avant sa mort ; il s’arrangerait du moins pour ne rien laisser après lui de son avoir.

De tels individus existent : ce sont ceux qui placent leur fortune en viager. Et il est clair que leur pratique est socialement fâcheuse[13] : car enfin si le renoncement à une consommation égale à m doit permettre, par la suite, une consommation égale à 2m, il importe peu à la société que cette deuxième consommation soit opérée ou non par le même individu qui a renoncé à celle-là. Ceux qui s’appliquent à « manger » tout leur avoir de leur vivant diminuent, par leur fait, la capitalisation, lorsqu’ils mettent fin à des opérations capitalistiques, lorsqu’ils détruisent, comme on dit, des « capitaux » qu’il leur serait avantageux, s’ils étaient immortels, de ne pas détruire ; et ils font encore du tort à la société lorsqu’ils n’entreprennent pas ces opérations capitalistiques qui leur seraient avantageuses s’ils étaient immortels[14]. Ils ne contribuent nullement à l’amélioration du revenu social, ils travaillent même à diminuer ce revenu. On sait, au reste, que ces gens sont une minorité ; que la plupart des hommes, soit par amour des leurs, soit pour s’éviter cette douleur — quelque peu irrationnelle à vrai dire — de voir leur fortune diminuer ou d’aliéner cette fortune, soit enfin parce que la généralité de leurs semblables se comportent ainsi, ne tiennent aucun compte, dans leurs opérations capitalistiques, de leur mort plus ou moins prochaine[15].

6 B. Supposons maintenant que les individus se regardent comme immortels, où — ce qui revient au même — qu’ils estiment le bien-être de leurs héritiers autant que le leur propre. De nouveaux conflits vont apparaître des intérêts particuliers et de l’intérêt général.

Dans la société présente, le gain le plus fort du producteur ne correspond pas nécessairement à la production la plus forte, au profit le plus grand de la société. Un particulier trouvera son avantage parfois à détruire de la richesse, et parfois à ne pas en créer autant que voudrait l’utilité sociale. Comment peut il en être ainsi, quels sont ces conflits des intérêts particuliers et de l’intérêt général qui surgissent, dans l’ordre de la production, du fait de l’institution de la propriété privée, ce sont des questions que j’ai traitées ailleurs ; et comme je ne vois pas que ce que j’en ai dit appelle des corrections sérieuses, j’y renvoie le lecteur[16]. Si l’on admet la possibilité, l’existence d’entreprises productives qui, fonctionnant au mieux des intérêts du producteur, ne fonctionnent pas cependant au mieux des intérêts de la collectivité — et il est impossible de ne pas admettre qu’il y en ait de telles —, alors, comme rien n’empêche que ces entreprises soient capitalistiques, comme il faut, même, qu’elles soient capitalistiques, toute entreprise productive étant capitalistique à quelque degré, on devra nécessairement admettre que la manière, pour un particulier, de tirer de ses capitaux le rendement le plus fort n’est pas celle qui accroît le plus la richesse, le bien-être social, ou que, encore, les avances de capital qui seraient demandées par l’intérêt social ne sont pas toujours profitables aux capitalistes[17].

Je ne prendrai qu’un exemple. Soit un industriel qui a le monopole de la fabrication d’une marchandise. Avançant, pour cette fabrication, un capital de 100.000 francs, il fabrique 5.000 unités par an, qui prennent un prix de 115 francs, et lui assurent pour son capital un rendement de 15 %. S’il avançait 100.000 francs de plus, la production serait doublée ; le prix de l’unité baisserait et tomberait à 106 francs. L’intérêt social voudrait que ces 100.000 francs supplémentaires fussent avancés ; car ces 100.000 francs permettraient de produire pour 106.000 francs de marchandise, ils donneraient un rendement de 6 %, supérieur au taux de l’intérêt, Mais notre producteur se gardera de doubler ainsi sa production ; car avançant 200.000 francs au lieu de 100.000, il verrait son gain annuel tomber de 15.000 francs à 12.000 francs !

7. C. Dans ce qui précède, je n’ai envisagé que la production des richesses, j’ai considéré que l’intérêt de la société voulait une production aussi abondante que possible, sans tenir aucun compte de la manière dont les richesses pouvaient se distribuer entre les individus, ni du nombre des individus, lequel n’est pas sans entretenir de certains rapports avec la distribution, sans être déterminé — d’une certaine façon et dans une certaine mesure — par celle distribution. Mais la distribution et la population ne sont ni l’une ni l’autre indifférentes. Et les opérations capitalistiques des individus ont souvent une influence sur elles.

Par exemple, l’adoption d’une méthode productive nouvelle dans une industrie aura parfois cet effet, le produit de l’industrie en question étant accru, de diminuer la quantité de main-d’œuvre employée. Au point de vue de l’intérêt social, comment les choses se présentent-elles ? On a plus de produit d’une part : mais il se peut que les ouvriers privés de leur occupation ne trouvent pas à s’employer ailleurs, et s’il en est autrement ces ouvriers devront se contenter d’un salaire réduit, faisant baisser du même coup les salaires de tous les autres ouvriers. Au total, en même temps qu’on a plus de produit, on a soit une population réduite, soit une inégalité plus grande de la distribution[18]. La réduction de la population, l’accroissement de l’inégalité ne pourront-ils pas être jugés plus fâcheux que ne sera jugée bonne l’augmentation de la production dont ils sont la condition[19] ?



8. Je viens d’exposer le système des conflits des intérêts particuliers et de l’intérêt général qui résultent, dans l’ordre de la capitalisation, de l’institution de la propriété privée ; je n’ai pas dit — parce que tel n’était pas mon dessein — toutes les raisons pour lesquelles les opérations capitalistiques des particuliers pouvaient ne pas s’accorder avec l’intérêt général.

Ainsi c’est un fait dont j’ai dû parler à bien des reprises, et qui joue un rôle important dans les phénomènes d’ordre capitalistique, que les individus préfèrent souvent une consommation présente à une consommation future plus utile, une consommation prochaine à une consommation éloignée. Ce fait est la cause de bien des emprunts, il explique dans bien des cas ou il contribue à expliquer que l’on ne veuille prêter ou placer de l’argent que moyennant l’assurance de percevoir, au remboursement de l’avance, un certain surplus. Et à coup sûr il est contraire à l’intérêt général que la dépréciation au futur ait ces effets : l’intérêt général voudrait que, à utilité égale, la consommation future est estimée autant que la consommation présente. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait toujours ici conflit entre l’intérêt général et l’intérêt particulier : il est de l’intérêt de l’individu pour autant que cet individu ne pense pas à la mort, ou qu’il considère ses héritiers comme ses successeurs au sens plein du mot, de ne pus établir de différence entre le présent et le futur. En outre, si l’individu sacrifie le futur au présent, ce n’est pas essentiellement la faute au régime de la propriété privée. Il n’est pas inconcevable que ce régime subsistant, les individus cessent de déprécier les biens futurs, comme il n’est pas inconcevable que dans un régime socialiste les hommes chargés de régler le quantum de la capitalisation celle-ci serait devenue une opération sociale — accroissent la consommation du présent au détriment de la consommation future[20].

9. Quand il arrive aux individus de préférer aux biens futurs les biens présents, c’est délibérément qu’ils vont à l’encontre de leurs intérêts, et du même coup à l’encontre de l’intérêt général, D’autres fois les individus vont sans le vouloir à l’encontre de leurs intérêts. Des erreurs de toutes sortes peuvent être commises dans les opérations capitalistiques.

1° On peut commettre des erreurs que j’appellerai subjectives. Elles sont parfois d’ordre général : l’individu, incapable de concevoir nettement la règle générale qui devrait le guider dans ses opérations capitalistiques, adopte une des règles approximative ment justes dont a parlé Böhm-Bawerk, Il y a aussi des erreurs subjectives particulières : on se trompe dans la prévision des ressources, des besoins qu’on aura dans l’avenir.

2° On commet d’autre part des erreurs objectives. Quand on fait un placement, on peut se tromper sur la quantité de produit que fera obtenir l’avance consentie, comme aussi sur la valeur que prendra ce produit. Il peut se faire encore qu’on engage une dépense de n pour avoir un certain surcroît de produit, et que peu de temps après il se découvre quelque procédé permettant d’obtenir le même surcroît de produit avec une dépense de seulement [21]. Il peut arriver également que la multiplication des emplois ouverts aux capitaux, élevant le taux de l’intérêt, je suppose, de 5 % à 6 %, fasse regretter à tous ces capitalistes en général qui ne tirent pas plus de 5 % de leurs placements, et qui ne peuvent pas tout de suite rentrer dans leurs avances, réaliser ce qu’on appelle « leurs capitaux », de n’avoir pas attendu davantage pour placer leur avoir, ou de ne pas avoir choisi des placements permettant de dégager les sommes dépensées.

Toutes ces erreurs que les capitalistes commettent à leur détriment sont fâcheuses aussi pour la société. Ici donc on ne peut pas parler de conflits des intérêts particuliers et de l’intérêt général. Et d’ailleurs l’institution de la propriété privée n’est point cause du dommage que subissent à la fois les particuliers et la société : les administrateurs de la société socialiste seraient sujets à commettre, dans la détermination du quantum de la capitalisation, dans le choix des opérations capitalistiques à entreprendre, des erreurs toutes pareilles à celles que les particuliers commettent aujourd’hui dans la gestion de leurs affaires.



10. Veut-on savoir maintenant lequel, du régime actuel et du régime socialiste, est le plus propre à sauvegarder les intérêts de la collectivité dans l’ordre de la capitalisation ? Le problème, au premier abord, semble très simple à déterminer, s’il n’est pas très facile à résoudre. On notera que le régime de la propriété privée suscite des conflits des intérêts particuliers et de l’intérêt général, que ce dernier, dans ce régime, subit des atteintes du fait de causes qui n’existeraient pas dans le régime socialiste ; on se rappellera ensuite que de certaines causes existent dans l’un et dans l’autre régime qui sont de nature à porter atteinte à l’intérêt général ; après quoi il ne restera plus, semble-t-il, qu’à estimer l’influence qu’exerceraient d’un côté et de l’autre les causes en question, et à établir la balance.

Et cependant le problème est plus complexe que cela. La recherche des atteintes que reçoit aujourd’hui l’intérêt général dans l’ordre de la capitalisation ne fournit pas tous les éléments nécessaires pour décider si, sous ce même rapport, le régime socialiste serait ou non supérieur à celui d’aujourd’hui, C’est que l’optimum de la capitalisation pour une société donnée ne reste pas le même quel que soit, dans cette société, le régime de la propriété : l’optimum de la capitalisation varie avec la distribution des richesses, laquelle, comme on sait, dépend du régime de la propriété. Étant donné les ressources et les besoins des différents membres de la société, alors, et alors seulement on pourra dire : il est désirable que la consommation présente de certains soit diminuée dans une certaine mesure, point qu’elle soit diminuée davantage, ni que soit diminuée celle des autres afin d’accroître par la suite la richesse sociale.

Ainsi donc pour une même société, selon qu’elle sera individualiste ou socialiste, l’optimum de la capitalisation sera tel ou tel. Mais à vrai dire la détermination de ces optima serait en elle-même d’un intérêt médiocre ; et il serait également d’un intérêt médiocre de rechercher combien dans la réalité chaque formation reste au-dessous de son optimum. L’une et l’autre chose n’ont d’intérêt qu’en tant que leur différence fait le quantum réel de la capitalisation dans l’une et l’autre formation. Le quantum réel de la capitalisation marque le caractère plus ou moins progressif de l’économie, Or ce qui importe à une société, c’est uniquement si avec le régime de la propriété qu’elle a la richesse sociale augmente plus ou moins vite qu’avec un autre régime.

Pour prendre un exemple, supposons que dans notre société, avec la distribution égale qu’amènerait l’établissement du régime socialiste, la déperdition par rapport à l’optimum de la capitalisation dût être moindre que celle qui a lieu dans le régime individualiste, qu’en définitive cependant, l’optimum étant très bas, notre société dût capitaliser moins avec le régime socialiste qu’elle ne fait avec le régime individualiste. Cela étant, le régime socialiste de la propriété conviendrait moins à notre société, sous le rapport de la capitalisation, que le régime individualiste ; il pourrait se faire que le régime individualiste, nonobstant d’autres considérations qui militeraient en faveur du régime socialiste, fût préférable à ce dernier, tout au moins pendant un temps, jusqu’à ce que les progrès réalisés grâce au régime individualiste aient apporté certaines modifications dans les conditions respectives des deux régimes, le réel et le possible.

Bien entendu, ce sont là de pures suppositions ; mais elles me paraissent propres à bien faire comprendre la vraie nature du problème.



  1. Le chap. IV de la section I de la première partie.
  2. §§ 165-174.
  3. Je n'ai pas parlé de Marx dans mon Utilité sociale de la propriété individuelle. Lui aussi développe de longues considérations sur la surcapitalisation (Le capital, liv. III, chap. 15, etc.). Si on néglige ce qui a trait aux perturbations temporaires aux crises — là-dessus l’ouvrage de Marx, malgré la fâcheuse confusion qui y règne, contient beaucoup de vues intéressantes —, la théorie de Marx apparaît, elle aussi, tout à fait inacceptable ; elle contient une lourde contradiction. Marx parle d’une surcapitalisation qui résulterait de la tendance du capitalisme à toujours chercher l’accroissement des forces productives, et en même temps il montre le « capital » accumulé ne trouvant plus à s’employer font, parce que ce apical ne peut plus donner un taux de profit « suffisant ». Mais quand la quantité des « capitaux » accumulés s’accroît, le taux de profit qui précédemment n’était pas « suffisant » devient suffisant ; on se contente d’un « profit », c’est-à-dire d’un intérêt moindre. Si vraiment le taux du profit est insuffisant, alors les « capitaux » ne s’accumulent pas ; on les consomme.
  4. § 173.
  5. On sera peut-être tenté de dire que, la valeur d’échange marquant l’utilité finale des biens par rapport à l’ensemble des consommateurs, il est indifférent pour la société que l’on dépense m aujourd’hui pour retrouver m plus tard. Ce serait mal raisonner. Soit un cultivateur qui sème aujourd’hui 100 fr. de grain, pour retrouver dans un an 100 fr. de grain ; nous supposons que les frais de l’opération sont nuls ; comment le bilan de cette opération s’établit il ? Notre cultivateur consommera dans un an 100 fr. de denrées diverses, au lieu de faire cette consommation dès cette année-ci ; les autres consommateurs consommeront celle année-ci, au lieu du grain que le cultivateur a acheté, les denrées diverses qu’il a renoncé à acheter, et ils consommeront l’an prochain le grain qu’il aura produit, à la place des denrées qu’il achètera, et qu’ils eussent achetées eux-mêmes sans cela. Au milieu de tons ces changements, on voit ce que perd notre cultivateur, si par son opération pseudo-capitalistique il a détruit l’équilibre de sa consommation ; on ne voit pas a priori que les autres consommateurs aient dû rien gagner. D’une manière générale, à considérer globalement les opérations capitalistiques, il faudra prendre en considération les déplacements que ces opérations amènent dans la consomma consommation des capitalistes, et il y aura lieu de tenir pour indifférents les déplacements que ces mêmes opérations amèneront dans la consommation des autres membres de la société.
  6. Dans un passage, cependant, de mon étude de 1901, j’en ai tenu compte (au § 189). Parlant des prêts pour la consommation, je notais que ces prêts n’étaient pas toujours socialement mauvais « Si les emprunteurs, disais-je, s’engagent à rendre, pour qu’ils reçoivent, , c’est qu’ils y trouvent leur avantage, c’est qu’une quantité de biens à consommer tout de suite vaut plus, pour eux, qu’une quantité à consommer plus tard. Et comme l’opération est avantageuse aussi au préteur, elle est en définitive, quand on la considère en elle-même, deux fois bonne ». J’ajoutais que les prêts pour la consommation empêchaient, parfois, des opérations « socialement capitalistiques », mais que la somme des avantages retirés de ces prêts par les contractants pouvait très bien dépasser l’utilité sociale des opérations qu’on eût faites en leur place. Mon tort a été de ne faire intervenir que dans ce passage la notion de l’équilibre de la consommation.
  7. Voir § 206.
  8. Voir § 205.
  9. De là sans doute sont venus, pour partie du moins, les anciens préjugés contre le prêt à intérêts.
  10. Cette opinion est celle de Cournot, « L’aménagement propre à donner le plus grand produit annuel en mètres cubes de bois, dit-il, est un aménagement séculaire dont aucun particulier ne pourrait s’accommoder ». D’autre part cet aménagement est « le plus utile à la société ». Ainsi Cournot admet le calcul des intérêts composés pour l’individu ; mais il ne l’admet pas pour la société, parce que le « capital réel ne peut suivre comme le capital fiduciaire la loi d’accroissement en progression géométrique ; … le sou placé à intérêt composé depuis l’origine de l’ère chrétienne et les sommes étourdissantes qu’il produit sont des jeux d’esprit bons à laisser dans nos classes de mathématiques » (Revue sommaire des doctrines économiques, Paris, 1877, pp. 36, 37, 38).
  11. Encore une fois je fais abstraction ici de certaines possibilités qui seront examinées bientôt : notre particulier, par exemple, peut être un prodigue et sacrifier le futur au présent.
  12. Je réitère les réserves indiquées dans la note précédente.
  13. N’oublions pas cependant qu’il existe un préjugé contre l’économie. On approuve celui qui fait des placements dont il bénéficiera, où dont bénéficieront ses enfants ; on blâmera le vieillard sans enfants qui fait des placements, comme si ces placements n’augmentaient pas la richesse sociale ! C’est le même préjugé qui pousse les gens à applaudir aux dépenses les plus folles des prodigues : ces gaspillages « font marcher le commerce » !
  14. Bien entendu, celui-là ne cause aucun tort à la société qui aliène sa fortune, comme fait en ce moment tel milliardaire américain, au profit d’œuvres d’utilité publique, sans mettre fin à aucune entreprise capitalistique ; celui qui donnerait par exemple des actions d’entreprises industrielles pour que les revenus de ces actions servent à soulager des misères, celui-là accroîtrait la consommation de certains malheureux au détriment de la sienne ou de celle de ses héritiers ; la société n’y perdra rien à coup sûr, si on suppose que notre individu ou ses héritiers ne doivent pas, par suite de la diminution de leur revenu, capitaliser moins. Le cas d’un individu qui détruirait des « capitaux » pour augmenter la consommation des malheureux serait plus difficile : pour ces malheureux, la consommation est préférable au placement, même donnant un fort intérêt : pour le donateur, il en serait autrement ; où est l’avantage de la société ? nous sommes fort embarrassés pour le dire ; ici il apparaît que l’utilité sociale, dans l’ordre de la capitalisation, ne peut être déterminée que par rapport à une distribution donnée des richesses ; mais je reviendrai là-dessus.
  15. Voir Le vieillard et les trois jeunes hommes, de La Fontaine (Fables, XI, 8), et certain portrait de La Bruyère (Caractères, chap. de L’homme).
  16. Voir, dans L’utilité sociale de la propriété individuelle, les trois premiers chapitres de la section I de la première partie.
  17. On voit par ceci en quel sens il convient de parler de conflits de l’intérêt particulier et de l’intérêt général qui existeraient dans l’ordre de la capitalisation. Le conflit A est spécial à cet ordre : il tient à ce que la comparaison du présent et du futur, comparaison qui est de l’essence de la capitalisation, ne s’établit pas tout à fait de même pour l’individu et pour la société, à ce que le futur, illimité pour la société, est borné pour l’individu. Mais les conflits B et C ne sont pas spéciaux à l’ordre de la capitalisation : ils apparaissent dans les productions capitalistiques pour les mêmes raisons et de la même manière qu’ils peuvent apparaître dans les productions non capitalistiques, s’il en est de telles.
  18. Pour plus de détails, voir L’utilité sociale de La propriété individuelle. §§ 194-195, et aussi §§ 299-320.
  19. Les théories que j’ai développées sur la distribution des richesses dans son rapport avec l’intérêt social (L’utilité sociale de la propriété individuelle, deuxième partie, section 1) ont fait quelque scandale. On m’a jeté à la tête l’impossibilité — soigneusement indiquée par moi (§§ 269-272) — de déterminer d’une manière mathématique et démonstrative la distribution socialement la meilleure. Ce qu’on ne peut pas me refuser, c’est que la distribution n’est pas quelque chose d’indifférent, que la question du mieux et du pis se pose à propos d’elle. Dès lors, acceptez où n’acceptez pas les postulats que j’ai proposés pour la solution de cette question (§§ 273-278), il faudra bien que vous résolviez la question de quelque façon : il faudra que vous établissiez une certaine balance, dans le cas indiqué plus haut, entre l’augmentation de la production d’une part et d’autre part l’accroissement de l’inégalité — si cet accroissement vous semble mauvais — ou la réduction de la population. Et c’est là tout ce que je demande.
  20. Il en serait effectivement ainsi en régime socialiste, à ce qu’affirment les adversaires du socialisme ; mais on n’est pas absolument forcé de les en croire.
  21. §§ 198-199.