L’intérêt du capital/A2

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APPENDICE II

UNE THÉORIE TOUTE RÉCENTE DE L’INTÉRÊT


11. Mon livre allait partir à l’impression, quand m’est parvenu l’ouvrage tout récent de Cassel sur La nature et la nécessité de l’intérêt[1]. Je veux indiquer brièvement ce que contient cet ouvrage, et présenter en même temps les principales observations critiques qu’il me paraît appeler.


L’ouvrage de Cassel peut être divisé en trois parties.

La première de ces parties[2] est historique : c’est une revue — très rapide à la vérité — des théories qui ont été émises sur l’intérêt du capital. Cette revue est conduite d’une manière qui mérite d’être notée, et qui est très différente de celle qu’on trouve dans le grand travail de Böhm-Bawerk. Böhm-Bawerk, dans son histoire des théories de l’intérêt, suit l’ordre chronologique seulement jusqu’à Adam Smith ; les théories postérieures à Adam Smith sont de sa part l’objet d’une classification objective, et pour établir cette classification objective il se voit contraint d’abandonner complètement l’ordre des temps. Cassel prétend, lui aussi, classer objectivement les théories de l’intérêt. Mais il ne lui semble pas que ces théories soient aussi éloignées les unes des autres que Böhm-Bawerk l’avait prétendu. Il n’admet pas cette interprétation de Böhm-Bawerk d’après laquelle la plupart des économistes auraient expliqué l’intérêt par l’abstinence toute seule, ou par la productivité du capital, ou par l’exploitation. Il veut que les grands économistes aient vu tous — avec plus ou moins de netteté, sans doute — la véritable nature de l’intérêt et qu’ils soient séparés surtout par l’attention particulière qu’ils ont donnée, chacun de leur côté, à tel ou tel point du problème[3]. Et parlant de cette idée — qui dans une certaine mesure est défendable — il est conduit à respecter l’ordre chronologique beaucoup mieux que Böhm-Bawerk n’avait fait, il se croit en droit de parler d’un « développement historique — entendons d’un progrès à peu près continu — de la théorie de l’intérêt ».

Je ne dirai point par le menu la façon — ingénieuse certes et bien souvent conforme à la vérité, parfois aussi très discutable[4] — dont Cassel retrace ce « développement historique de la théorie de l’intérêt ». Je note seulement son appréciation sur la construction positive de Böhm-Bawerk. D’après Cassel, l’œuvre dogmatique de Böhm-Bawerk, cette œuvre qui veut ne rien devoir, ou ne devoir à peu près rien aux économistes antérieurs, est une œuvre à part. Böhm-Bawerk a prétendu renouveler la doctrine de l’intérêt ; il a dirigé ses recherches hors de la voie où ses prédécesseurs avaient poussé les leurs[5]. Les résultats auxquels il est parvenu, Cassel les juge très sévèrement. Quand Böhm-Bawerk dit que l’intérêt s’explique toujours par la préférence accordée aux biens présents sur les biens futurs, Cassel trouve l’explication tautologique, c’est-à-dire parfaitement vaine[6]. Le rôle qu’assigne Böhm-Bawerk, dans la détermination du taux de l’intérêt, à la notion de la durée du processus productif, Cassel le critique vivement, pour la raison que cette notion ne saurait comporter une définition précise[7], pour cette raison encore que la durée de la production n’est pas la même dans toutes les branches de l’industrie[8]. Parmi ces divers reproches que Cassel adresse à Böhm-Bawerk — je ne les ai pas rapportés tous — il en est sans doute qui sont fondés ; mais il en est aussi d’injustes, il en est même qui indiquent de la part de Cassel une étude insuffisamment attentive de celui qu’il prend à partie.

12. J’arrive à la théorie de Cassel sur la nature de l’intérêt, à ce qu’il dit des causes qui font naître et qui font varier l’intérêt[9].

Pour Cassel, l’intérêt paie ce fait qui est impliqué dans toute avance capitalistique, ce fait que Senior appelait l’abstinence, et que Macvane a mieux appelé l’attente[10]. L’attente est un élément ou un facteur de la production : en effet lu production proprement dite prend du temps à l’ordinaire, la consommation elle-même en prend, pour ce qui est de beaucoup de biens ; et l’offre de cette attente — si l’on peut ainsi parler — ne peut égaler la demande qu’à la condition que celle-ci soit réduite par l’établissement d’un prix qui sera exigé des demandeurs[11].

Les choses étant telles, il y a lieu d’examiner les causes qui influent sur le prix de l’attente, autrement dit sur l’intérêt. Et ces causes seront de deux sortes’elles affecteront soit l’offre, soit la demande du capital. Si bien que la théorie de l’intérêt se présentera comme une théorie bilatérale[12].

Jusqu’ici, il y a lieu d’approuver la marche suivie par Cassel, Peut-être ne parle-t-il pas d’une façon tout à fait correcte quand il appelle l’attente un facteur de la production ; cette remarque, et d’autres semblables qu’on pourrait ajouter, n’empêchent pas qu’il faille accepter entièrement la conception générale que Cassel se fait d’une explication scientifique de l’intérêt.

Mais il faut pousser plus avant : il faut entrer dans l’examen détaillé des causes qui créent et qui modifient la demande d’une part, d’autre part l’offre des capitaux. C’est ici que l’étude de Cassel apparaîtra quelque peu superficielle et imparfaite.

Les causes pour lesquelles on demande du capital, ces causes, d’après Cassel, sont au nombre de trois[13]. Une certaine attente est impliquée dans la consommation des biens durables ; une certaine attente est impliquée encore, du moins à l’ordinaire, dans la production proprement dite ; enfin on demande du capital pour jouir par anticipation de ses ressources futures.

Au sujet des biens durables, je reprocherai à Cassel d’avoir réuni dans une même catégorie les biens durables de jouissance et les biens durables productifs[14], et d’avoir séparé ces biens durables productifs des autres « capitaux productifs ». Que l’on paie de la main-d’œuvre, que l’on achète des matières premières qui seront transformées en biens de jouissance, ne donnant ainsi qu’un usage, ou bien que l’on achète des machines, que l’on construise des usines destinées à durer un certain temps, on se trouve toujours en présence du même phénomène économique : la raison pour laquelle les sommes ainsi dépensées rapportent des intérêts, c’est toujours que les biens de jouissance obtenus grâce à ces dépenses — on arrive toujours, en définitive, à des biens de jouissance comme résultat des opérations productives —, que ces biens de jouissance sont plus utiles que les biens de jouissance qu’on obtiendrait avec des dépenses identiques, mais immédiatement. Quant au cas des biens durables de jouissance, si c’est un cas analogue, ce n’est pas un cas pareil : ici on a affaire à une jouissance qui demande du temps pour être épuisée, non plus à une production qui demande du temps pour aboutir.

Un autre reproche que j’adresserai à Cassel, au sujet et des biens durables et des capitaux productifs, c’est de ne pas avoir dit explicitement que si ces biens durables, si ces capitaux productifs rapportent des intérêts, c’est parce qu’il y a des biens durables plus utiles que les plus utiles des biens de jouissance non durables qu’on pourrait créer en leur place, c’est parce que les productions capitalistiques donnent — en utilité — plus de produit que les productions non capitalistiques représentant la même dépense, c’est parce que souvent en prolongeant l’attente du produit on augmente la quantité et l’utilité de celui-ci.

Enfin sur la troisième cause qu’il assigne à la demande du capital, Cassel manque tout à fait de précision[15]. Les emprunts pour la consommation sont contractés dans des conditions qui ne sont pas toujours les mêmes, et qu’il conviendrait de distinguer avec soin.

Ce que Cassel dit de l’offre du capital[16] est bien moins satisfaisant encore que ce qu’il a dit de la demande. Il y a des capitaux qui sont offerts et qui pourraient se passer d’intérêts ; Cassel n’en parle pas. On ne trouve pas non plus chez lui l’énumération précise et complète des causes pour lesquelles les capitaux autres que ceux dont je viens de parler exigent des intérêts : et les considérations qu’il développe sur l’importance respective des besoins présents et des besoins futurs[17] ne sauraient en aucune manière tenir lieu de cette énumération qui fait défaut.

Néanmoins pour être équitable je dois reconnaître que les chapitres de Cassel sur la demande et l’offre du capital contiennent bien des remarques judicieuses et même pénétrantes, touchant ce qui fait varier la demande et l’offre du capital, et par suite le taux de l’intérêt[18]. Et de même il y a beaucoup à retenir de ce que contient le chapitre du livre de Cassel sur les relations entre l’intérêt et la monnaie[19].


13. La troisième partie de l’ouvrage de Cassel[20] démontre la « nécessité » de l’intérêt ; il présente les conclusions pratiques que notre auteur a cru pouvoir tirer de sa théorie.

L’intérêt est nécessaire, dit Cassel : dans un État socialiste il subsisterait, à peu près égal à ce qu’il est dans notre société d’aujourd’hui, sous le régime de la propriété privée. L’État socialiste construirait des maisons : pourrait-il régler le loyer de ces maisons en telle sorte qu’il récupérât seulement la dépense de la construction, abstraction faite du caractère capitalistique de l’opération, de l’attente que cette opération implique ? non pas : il lui faudrait demander davantage à ses locataires, il lui faudrait faire payer cette attente capitalistique.

Tel est, sommairement exposé, le raisonnement de Cassel. Ce raisonnement suppose que dans l’État socialiste le prix des biens serait déterminé par le coût de ces biens estimé en travail. Mais sur la détermination des prix dans le régime socialiste on peut très bien se faire une conception différente[21]. Et alors de l’argumentation de Cassel il ne resterait plus grand chose ; je veux dire que cette formule : « l’intérêt existera nécessairement dans le régime socialiste tout comme dans le régime actuel », cette formule ne présenterait peut-être plus un sens très net. Tout ce qu’il y aurait lieu de retenir de l’argumentation de Cassel, c’est cette idée — juste à coup sûr — que l’État socialiste ne pourrait faire progresser l’économie par accentuation du caractère capitalistique de la production sans que la chose, tout d’abord et en elle-même, lui coûtât[22].

Admettons que dans la société socialiste les biens fussent vendus selon la méthode que paraît concevoir Cassel. Alors l’intérêt devrait exister sans doute. Pour construire une maison qui dorera un certain nombre d’années, il faut 10.000 journées de travail ; le fait de dépenser 10.000 journées de travail pour des jouissances non pas immédiates, mais futures, diminue par lui-même la somme du bien-être social d’une quantité égale à l’utilité de 1.000 journées de travail[23]. Donc ceux qui loueront la maison en question devront payer, pour en avoir la jouissance, non pas ces sommes d’heures de travail qui accumulées permettraient de reconstruire la maison, mais une somme supérieure d’un dixième. Ce surplus paiera le sacrifice capitalistique consenti par la société ; et il sera réparti également entre les membres de celle-ci.

L’intérêt subsistera donc dans le régime socialiste. Mais il ne sera pas égal à ce qu’il est aujourd’hui, tant s’en faut : et voilà où réside l’erreur de Cassel. Une société socialiste en effet devrait capitaliser — c’est-à-dire employer à s’assurer des jouissances futures — une quantité de moyens ou de forces productives telle que la dernière dépense capitalistique rapportât autant qu’elle coûterait. Est-ce à dire, en supposant par exemple que le rendement — et le coût — de la dernière dépense capitalistique fût de 3 %, qu’elle devrait exiger pour toutes ses avances capitalistiques un intérêt de 3 % ? nullement. Elle devrait exiger pour toutes ses avances capitalistiques un intérêt égal à ce que ces avances lui coûteraient, ou mieux, elle érigerait pour toutes ses avances un intérêt uniforme, tel qu’au total elle fût rémunérée par ceux qui consommeraient le produit de ses opérations capitalistiques de ce que ces opérations capitalistiques prises globalement lui auraient coûté.

Revenons à la société actuelle : nous échapperons ainsi aux difficultés de toutes sortes où les précédentes considérations — dans lesquelles Cassel nous a entraînés — risquaient fort de nous perdre. Aussi bien c’est de la société actuelle que Cassel alors qu’il parle de la société socialiste, veut nous entretenir : son intention manifeste et déclarée est de présenter une apologie de l’intérêt, de l’intérêt tel qu’il est perçu aujourd’hui par les capitalistes, et de tout le montant de cet intérêt. Cassel critique le « profit », lequel serait souvent une rente de monopole, lequel encore, lorsqu’il rétribue les services personnels de celui qui le perçoit, lui paraît être souvent trop élevé[24]. Il parle tout autrement de l’intérêt. Mais ne nous a-t-il pas enseigné lui-même que cette abstinence, ce sacrifice que l’intérêt rémunère, c’est l’abstinence, c’est le sacrifice marginal, qu’il y avait quelque chose de fondé dans les railleries par lesquelles Lassalle a répondu Senior[25] ? Oui, le taux de l’intérêt se mesure au sacrifice marginal, c’est-à-dire au maximum du sacrifice capitalistique. Beaucoup de capitalistes ne font aucun sacrifice, beaucoup font un sacrifice que le taux courant de l’intérêt est plus que suffisant pour rémunérer ; ou plutôt les capitalistes, exigeant tous ce taux d’intérêt, n’en ont besoin que par rapport à une partie de leurs capitaux. Des sommes formidables que les capitalistes prélèvent sur le revenu social, une petite portion seulement — une très petite portion, même — correspond à un sacrifice de ces capitalistes, N’est-ce pas là une raison, et une raison sérieuse, de souhaiter la substitution à un régime où pareille chose s’observe du régime socialiste, dans lequel de tels prélèvements d’une minorité n’auraient plus lieu ?

S’il me faut porter un jugement d’ensemble sur l’ouvrage de Cassel, je dirai que cet ouvrage, orienté vers la réalité concrète plus que le mien, et dans lequel une place est faite aux questions pratiques, que pour ma part j’ai voulu laisser de côté, complète à bien des égards le livre qu’on vient de lire. Pour ce qui est de la théorie de l’intérêt, à laquelle je me suis exclusivement attaché, et que j’ai essayé de constituer en cherchant la généralité la plus grande, par suite en me tenant dans la région des vérités abstraites, Cassel a eu le mérite de voir parfaitement comment on devait la bâtir : il manque à son travail ce soin dans l’élaboration, cette précision et cette exactitude que j’ai voulu mettre aussi grandes que possible dans le mien.



  1. The nature and necessity of interest, Londres et New-York, 1903.
  2. C’est le chap. 1.
  3. Pp. 56-57, p. 60.
  4. Ainsi quand Cassel nie formellement que Turgot ait cherché dans la « fructification » l’explication de l’intérêt (p. 22).
  5. Pp. 60-61.
  6. P. 62.
  7. P. 64. Aux pp. 125 et suiv., Cassel affirme que le progrès de la technique productive tend à abréger la période de production : mais cette période de production, il ne la calcule pas comme Böhm-Bawerk ; pour la déterminer il laisse de côté le « capital fixe », il ne considère pas le temps que ce « capital fixe » demande pour être constitué ; il s’attache au seul « capital circulant ». Cassel estime sans doute que, ainsi déterminée, la notion de la durée de la période productive devient plus utilisable. On trouvera cependant qu’il ne fournit pas à ce sujet les explications nécessaires.
  8. P. 65.
  9. Chap. 2 à 5.
  10. En anglais waiting.
  11. Pp. 85 et suiv., et passim.
  12. Pp. 93 et suiv., et passim.
  13. Chap. 3.
  14. P. 96.
  15. Voir pp. 128 et suiv.
  16. Chap. 4.
  17. Pp. 140 et suiv.
  18. Dans le chap. 4, par exemple, on lira avec profit tout ce que dit Cassel sur l’esprit d’économie, comme on pourrait l’appeler, et ses variations ; on lira également avec profit ce que dit Cassel de l’influence du taux de l’intérêt sur les épargnes (ceci aux pp. 145 et suiv.).
  19. C’est le chap. 5.
  20. Chap. 6 et 7.
  21. Voir mon Utilité sociale de la propriété individuelle, §§ 246 et suiv.
  22. Aux pp. 33-34, Cassel parle du projet élaboré par Proudhon d’une banque d’échange qui aurait fait l’escompte gratuitement. L’idée de l’escompte ou du prêt gratuit est une idée que la science condamne : le prêt gratuit — j’entends le prêt illimité — ne serait possible que si la capitalisation — la capitalisation illimitée — n’était accompagnée d’aucun sacrifice. Or la capitalisation, en elle-même, coûte au capitaliste, que celui-ci soit un individu où qu’il soit un État, c’est-à-dire une collectivité d’individus.
  23. Il faut faire abstraction ici de toutes sortes de difficultés : il faut supposer que l’utilité limite de la journée de travail ne variera pas d’une période à l’autre, etc, En acceptant la conception de prix déterminés — dans l’État socialiste — par le coût en travail on se condamne à rencontrer toutes ces difficultés.
  24. P. 184.
  25. Pp. 38-39.