La 628-E8/La Faune des routes

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Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. 273-314).



LA FAUNE DES ROUTES
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Ce printemps dernier, allant à Grenoble, par les Grands-Goulets, nous fûmes arrêtés, à quelques kilomètres, au delà de Pont-en-Royans, par un troupeau de deux mille moutons, qu’on menait dans les hauts pâturages, et qu’il nous fallut suivre, pas à pas, jusqu’au Villard de Lans. En ces régions difficiles, où les routes, souvent dangereuses, toujours étroites, très rares d’ailleurs, ne se croisent presque jamais, où un carrefour est un scandale, impossible de traverser une telle masse. Les pâtres, disons-le, ne mettaient aucune complaisance à nous faciliter le passage. Ils s’amusaient même beaucoup de notre déconvenue. Ils s’en seraient amusés bien davantage, s’ils avaient su que des amis nous attendaient à Grenoble, et que, pour nous être arrêtés trop longtemps, dans Valence, devant l’infortuné Émile Augier, de Mme la duchesse d’Uzès, nous étions fort en retard. Peut-être le savaient-ils, car les pâtres savent tout, étant sorciers.

Suivant l’exemple de leurs maîtres, les chiens, visiblement, encourageaient le troupeau à ne pas se garer, et, à leur mauvaise volonté, vraiment humaine, ils ajoutaient la joie, humaine aussi, de se tourner, de temps en temps, vers nous, et de nous insulter par un aboiement. Tel le charretier, le doux charretier des belles routes de France, qui, ayant placé sa voiture, comme une barricade, en travers du chemin, ne livre le passage que pour se donner le plaisir de vous lancer un outrage obscène, qu’accompagne presque toujours un fort claquement de fouet : geste imbécile, purement animal, grâce à quoi il espère effrayer, faire s’emballer et culbuter, comme un cheval, l’automobile ; grâce à quoi aussi, il s’imagine – ce qui soulage sa haine – qu’il nous a cassé « la gueule ».

Jamais je ne pestai autant que ce jour-là.

La machine retenue grondait, chauffait, fumait horriblement, et, malgré un copieux graissage, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des cylindres.

J’ai, pour les animaux, une tendresse de neurasthénique et de misanthrope. Leurs souffrances me font horreur. Mais je crois bien que j’eusse foncé, de toute la force de nos quarante chevaux, dans le troupeau, et fait une bouillie sanglante de ces moutons, si je n’eusse prudemment réfléchi qu’une telle opération entraînait, pour la machine et pour nous, de sérieux dommages. Je me contentai de lâcher les cris sauvages de la sirène. Criminellement, je me disais que les bêtes seraient prises de panique et que, affolées, bondissantes, sautant, pêle-mêle, par-dessus les parapets, elles rouleraient au fond des précipices, où le torrent les emporterait… Adieu ! adieu !

Il n’en fut rien.

La sirène et ses plus stridents, ses plus déchirants appels, multipliés par les échos de la montagne, demeurèrent sans effet sur des animaux, habitués sans doute à de plus terribles bruits d’avalanches.

Alors, je pris le parti plus sage de regarder.

On eût dit que ces deux mille moutons se portaient et que leur masse, qui bêlait lamentablement, était suspendue. Elle ne bougeait qu’aux bords, ne semblait même pas toucher terre de ses milliers de pattes fragiles… Cependant leur piétinement faisait, sur le terrain, le bruit d’un roulement continu de tonnerre. Je remarquai aussi que ce fracas imite de loin le ronflement d’une auto pas très bien mise au point.

Les troupeaux de moutons ont, avec l’auto, une autre ressemblance ; ils soulèvent autant de poussière et dégradent autant les routes.

Ceux-là se défendent par leur masse, qui est un obstacle infranchissable, comme une inondation, une coulée de lave qui marche… une ruée de pierres qui tombe…

Dans certains pays, le Nivernais, le Bourbonnais, le Morvan, l’Auvergne, la Bretagne, les routes sont des écuries, des bergeries, des porcheries, des étables, des basses-cours, des clapiers, tout ce que vous voudrez, sauf des routes. Parfois, elles remplacent aussi l’aire des granges. Non contents d’y faire camper et gambader leurs bêtes, les paysans y installent leurs machines. Un jour, en Auvergne, nous fûmes arrêtés par une batteuse mécanique et ses accessoires qui barraient la route, en toute sa largeur. Les paysans refusèrent de nous livrer passage. Et ils s’interrompirent de travailler, pour nous regarder en riochant.

— Vous n’avez pas le droit d’arrêter la circulation, dis-je…

— J’avons l’droit d’battre l’blé… où qu’ça nous plaît…

— Battez-le chez vous, dans la cour de votre ferme.

— Ça nous encombre… Et puis nous sommes chez nous ici… D’où qu’vous êtes, vous ?

Un autre, les bras passés entre les dents de sa fourche, ricana :

— Il n’est p’tête seulement pas du département…

Un troisième dit :

— Allons… passe-nous la gerbe…

Et ils se remirent au travail… Avaient-ils lu Barrès ?

J’avisai un vieil homme que, à sa barbiche militaire et à la plaque qu’il portait au bras, je reconnus pour être le garde champêtre… Il avait écouté ce dialogue, sans rien dire, en hochant un peu la tête… Je le sommai de faire son devoir.

— Bien sûr… bien sûr !… fit-il… J’vas vous dire, mon cher monsieur… Ces gens-là ont raison… Faut bien qu’ils battent leur blé, ces gens-là… ha !… ha !… ha ! L’blé, c’est la nourriture du pauv’monde…

Il ne voulut pas entendre nos protestations.

— Tenez, mon cher monsieur… Redescendez jusqu’au pays… Prenez à droite… et puis encore à droite… au coin d’un petit café… Rémongeat, qu’on l’appelle…, le café Rémongeat… oui… Et puis vous suivrez tout droit… À deux kilomètres, p’tête trois… vous verrez un lavoir, sus vot’gauche… Prenez à droite du lavoir… Et puis toujours tout droit, jusqu’à la route… L’chemin n’est point trop bon… il n’est point trop mauvais, non plus… Il est comme ça… quoi !…

Il nous fallut bien en passer par là…

— Toujours sus vot’droite !… répéta le garde champêtre, pendant que nous faisions marche arrière… Y a pas à s’tromper…

Le chemin était affreux, hérissé de culs de bouteilles, encombré de cailloux coupants… J’y laissai deux pneus.

Le paysan n’a pas encore compris, ne comprendra probablement jamais que les routes ont été construites pour qu’on y circule d’un point à un autre. Il s’imagine, de bonne foi, peut-être, qu’elles ne sont faites que pour lui, pour les différents besoins de son exploitation et les services de ses élevages. Les gendarmes, les gardes champêtres, les agents voyers, les maires, les préfets et les ministres se l’imaginent aussi. Il est donc bien entendu qu’on doit y rencontrer, comme dans l’arche de Noé, toutes les bêtes de la création, et leur fumier.

Excellent terrain d’observation pour un chauffeur qui a du loisir, et qui veut étudier ce que j’appellerai : la faune des routes…



Rien de plus divers que la façon des animaux de se comporter au passage des autos. Elle instruit sur leur caractère et le degré de leur intelligence. Or il s’en faut que le classement, qui en résulte, corresponde aux idées qui ont cours, encore moins aux vieux dictons et aux métaphores populaires.

Le cheval, à propos de qui il me faut bien répéter, pour la cent millionième fois, l’agaçante parole de Buffon, le cheval, « la plus noble conquête de l’homme », qui voit, sans s’émouvoir, son camarade d’attelage tomber, expirer à ses côtés, le cheval est stupide. Pourtant, s’il croise une charrette d’équarrisseur, où se dressent, en l’air, les quatre sabots d’un compagnon mort, aussitôt il se met à trembler, frissonne, s’emballe. Au dire des naturalistes les plus experts, on ne saurait voir dans ce trouble la manifestation d’une sensibilité altruiste, ni la peur égoïste de la mort, mais seulement une protestation olfactive, la révolte inconsciente de l’odorat. Le cheval a peur de l’odeur, peur de la couleur, de la lumière, de l’ombre, de son ombre, de l’ombre de celui qui le mène ; il a peur d’un bout de papier, d’un sac d’avoine tombé, d’un morceau de verre qui brille, d’une lueur de lune dans une flaque d’eau, d’un reflet de feuille qui bouge, ou de nuage qui chemine sur la route. Le cheval a toutes les phobies. Il a même toutes les autophobies, et à un degré de morbidité que n’a peut-être pas atteint M. Émile Loubet, lequel, avec un si bel à-propos et autant de fureur prophétique, fulminait, contre les automobiles, les mêmes fâcheuses malédictions que fulmina M. Thiers contre les chemins de fer… Ah ! ces grands hommes !

Ce n’est que quand la machine, qu’il n’a ni devinée ni prévue, – je parle du cheval, – le frôle, qu’il fait un écart, se cabre, rompt son attelage, et renverse choses, gens, voiture et lui-même, dans le fossé. Ainsi que le lièvre, qui n’est dangereux qu’à soi-même, mais qui ne hante pas les routes, le cheval a cette infériorité physiologique de ne rien voir devant soi. Il ne voit que ce qui est à droite, ou à gauche, comme un politicien de la Chambre. Pour qu’il marche sans accrocs et sans dommages, il faut qu’il ne voie rien du tout… Bandez-lui complètement les yeux, et, d’un pas égal, d’une allure somnolente, cet Amour à quatre pattes ira toujours, et il tournera par exemple, des heures, des heures et des heures, la roue d’un manège sans s’arrêter jamais, sans jamais se révolter.

On ne rencontre pas, en chauffant, d’animal – l’homme et même le cycliste compris – qui soit plus dangereux, et dont il faille se méfier davantage. Chaque fois que j’aperçois, sur la route, ce périlleux imbécile, je ralentis toujours, et souvent je m’arrête, car on ne sait quelles frasques, quelles extravagances meurtrières peuvent bien lui passer par la tête. Sa stupidité fait penser à celle d’une caste, naguère omnipotente, à qui, dans sa déchéance actuelle, il ne reste plus, pour se donner encore l’illusion de la puissance et de la vie, que la faculté de caracoler. On s’applaudit de voir qu’elle sera bientôt dépossédée.

Le cheval n’est qu’un mécanisme – un vieux mécanisme – remonté pour piaffer et faire la bête… la bête de luxe et de cirque, si ses formes sont belles… ou la bête de somme, car il est fort… fort comme un cheval.



Près de Grenoble, dans la descente de Sassenage, nous vîmes venir, de loin, vers nous, une lourde charrette. Comme le cheval paraissait s’effrayer, – bien qu’il eût fort à faire d’arc-bouter ses sabots sur le sol poussiéreux et de tirer à plein collier, car la côte est rude, – je mis la machine tout au bord du talus de droite, et l’arrêtai. La voiture portait un chargement de tuiles. Étendu, tout de son long, le conducteur dormait, le ventre contre les tuiles, le menton appuyé sur un sac d’avoine. Il ne se réveilla qu’aux appels réitérés de la trompe. Il n’avait pas les guides à portée de la main, ni le fouet. Il souleva seulement un peu la tête et montra une des plus pesantes faces de brute que jamais il m’ait été donné de rencontrer.

— Hue ! fit-il, d’une voix graillonneuse d’alcool et de sommeil…

Le charretier chercha vainement les guides, en ramant de la main droite, et, se soulevant un peu plus, il s’appuya sur ses coudes… Je l’entendis grogner je ne sais quoi. Livré à son seul instinct de cheval, le cheval mena, naturellement, la voiture sur le talus de gauche.

— Hue donc !… fit à nouveau le charretier, sans bouger davantage…

Les roues s’engagèrent sur le talus, derrière lequel le terrain descendait presque à pic, jusqu’au fond de la vallée… Je vis la voiture pencher, pencher, puis se renverser lentement. L’homme avait pu sauter à terre… Mais les tuiles gisaient sur le sol, brisées, en miettes…

— Nom de Dieu ! jura l’homme. Nom de Dieu de nom de Dieu !

Il commença par lancer, d’un geste furieux, sa casquette contre le tas de tuiles. Ensuite, il s’en prit à son cheval qu’il roua de coups, puis à nous à qui il eût bien voulu en faire autant.

— Ah ! salauds !… ah ! salauds !

Il fit claquer son fouet :

— Attends un peu !… ah ! salauds !

Il fallut le tenir en respect, relever le cheval, déblayer un peu la route… Voyant son impuissance, il avait pris le parti de s’asseoir sur le talus, et, tandis que chaque mot détachait de sa barbe et de ses cils des flocons de poussière, il gémissait :

— J’suis écrasé… J’vas mourir… qu’on me foute une indemnité !

Il était complètement ivre.



Je me rappelle qu’une nuit, nous allions de Dordrecht à Rotterdam… Nuit émouvante !… Nous allions lentement, silencieusement. Et nous écoutions l’eau, l’eau infinie de Hollande, sourdre et chanter, partout, autour de nous. Nos phares qui éclairaient magiquement la brume où tourbillonnaient des poussières d’or, d’argent, d’émeraude et de rubis, où passaient des insectes nocturnes, des papillons de feu ; nos phares qui, parfois, éclairaient un coin de canal, et des silhouettes d’ombres glissant sur le canal, éclairèrent, subitement, l’effort d’un cheval blanc qui amenait à nous, de Rotterdam à Dordrecht, sans doute, une très grosse voiture de déménagement. À peine avions-nous distingué le charretier endormi profondément sur son siège, que le cheval, effrayé par les lumières, – car la lumière l’effraye comme les ténèbres, – se retourna brusquement, et faisant faire sur la digue, par bonheur très large à cet endroit, demi-tour à la voiture, remporta le mobilier à notre suite, vers Rotterdam, d’où il devait venir… Son maître ne s’était pas réveillé. La secousse du virage lui avait même davantage calé la tête sur un paquet d’oreillers, et les reins sur un paquet de matelas. Il dormait, comme sur son lit, confortablement, bouche ouverte, ventre ballant, jambes écartées… Et les guides étaient enroulées à son poignet pendant.

Nous ne pûmes nous empêcher de rire aux éclats, en songeant à la tête ahurie qu’il ferait, après s’être réveillé, peut-être, une fois ou deux, sur la grande route enténébrée, partout pareille, lorsqu’il se retrouverait, le matin, avec sa voiture, son mobilier et son cheval, à Rotterdam, d’où il avait dû partir la veille.

Ainsi vont les réformes sociales qui sont de pauvres chevaux à qui tout fait peur, et dont les conducteurs sont toujours endormis… Elles partent, un beau soir, ardentes, fringantes… Le moindre incident de route leur fait rebrousser chemin… et elles reviennent, le matin, au point d’où elles étaient parties.



Le paysan breton, celui du Morbihanais et du pays gallot, a une peur spéciale de l’automobile. Il y voit certainement une œuvre du diable, sinon le diable en personne. Dès qu’il en aperçoit une, il marmotte aussitôt des prières. S’il est à pied, il s’agenouille et joint ses mains tremblantes. Il invoque saint Yves, qui donne la richesse, et saint Tugen, qui guérit de la rage, car il n’y a pas encore de saints, en Bretagne, qui préservent de l’automobile. S’il est à cheval, il descend précipitamment, et, la face toute pâle, claquant des dents, mais toujours priant, il se met à l’abri, derrière sa monture, dont il se sert, selon la circonstance, comme d’un bouclier ou d’un rempart.

Une fois, pas très loin de Vannes, sur la route de Larmor, un paysan était ainsi caché, presque accroupi, derrière son cheval… C’était un tout petit cheval de la lande, à longs poils rouges, et barbu comme une chèvre. Il se démenait, ruait, hennissait. L’homme, qui s’accrochait à lui, criait, implorait, suppliait :

— Nostre Jésus !… Ah ! nostre Jésus !… Ho !… Ho !… Ho donc !

Aussi effrayé de la mimique de son maître que des ronflements de l’auto, le petit cheval finit par détacher une ruade plus violente, qui atteignit le paysan et l’envoya rouler dans le fossé…

Nous eûmes beaucoup de peine à nous emparer du blessé, pour le conduire à l’hôpital de Vannes. En dépit de sa jambe cassée, il luttait contre nous, désespérément, s’imaginant que nous voulions l’emmener en enfer… Et, afin d’éloigner de lui le démon, il hurlait, très vite :

— Ah ! sainte Vierge !… Ah ! bonne mère sainte Anne… Ah ! nostre Jésus !

Quant au petit cheval, il avait franchi, d’un bond, le mur de pierre de la route… Et il galopait, à travers la lande en rumeur, suivi de quatre petites vaches folles et de deux moutons noirs, éperdus…



Les vaches, les bœufs peuvent aller de pair avec les chevaux. Cependant, il semble qu’il y ait, comme entre le prolétaire des villes et celui des champs, une sorte d’avantage intellectuel, au profit du rustre, plus lourd, moins déluré, mais plus avisé.

Une vache ou deux, surprises, une bande de bœufs qui vont à l’herbage ou à l’abattoir, auront l’air gauche et comique à détaler pesamment, et leur gros derrière à se lever, se trémousser, et leur queue ridicule, à battre l’air, devant le moteur qui les pousse. Ils vous mèneront peut-être loin ainsi. Mais même une troupe de veaux, très longtemps poursuivis, tourneront toujours dans un chemin, dans une brèche de la haie, dans un champ, où ils se remettront bien vite de leur émoi, et vous regarderont passer avec une curiosité un peu tremblante, une gentillesse étonnée… J’ai remarqué que les vaches ont, en général, une certaine sagesse. Elles ne perdent complètement la tête que si, parmi elles, un cheval vient leur communiquer sa peur stupide.

Les chèvres, nerveuses, au point que leur lait donne, parfois, dit-on, des convulsions aux petits enfants, les chèvres ne s’affolent que si elles sont attachées, leur petit près d’elles. Alors, désarmées, elles tirent sur leurs entraves, tournent autour du piquet, de la longueur de leur chaîne, en bondissant et secouant leurs cornes, s’élancent, retombent, cabriolent et dégringolent… Libres, d’un bond leste et précis, sans trop de terreur, elles grimpent sur le haut du talus, où, se sentant en sécurité, elles se mettent aussitôt à grignoter les pousses tendres des broussailles…

Beau thème pour un discours académique sur les vertus éducatrices de la liberté.

On sait les profondes méditations des chats, le magnétisme baudelairien de leurs prunelles, et leur agilité à se tirer des pas les plus difficiles… Dès le premier jour, ils ont reconnu, dans l’auto, un danger nouveau, et, tout de suite, sans bruit, sans éclat, ils l’ont évité… On en rencontre peu sur les routes, qui ne sont pas un bon terrain pour leurs affaires, toujours un peu mystérieuses… Ils préfèrent les endroits touffus et obscurs. Parfois, de très loin, ils sortent de la haie, avec prudence, et traversent la route, en rampant, un mulot vivant entre leurs dents. Le plus souvent, dans les villages, assis sur leur derrière, au seuil des portes, ils suivent, d’un regard rêveur, faussement distrait, la voiture qui passe, comme ils suivent, en l’air, le vol d’un papillon…

Bien rares les chauffeurs qui les peuvent prendre en défaut…

Les jeunes cochons, si roses, si gais, si jolis, accompagnent l’auto, en galopant joyeusement sur les berges. Ils ne traversent jamais… C’est une joie de la route que de voir ces petits êtres charmants se suivre et nous suivre, – frise délicieusement enfantine, – le groin en avant, les oreilles battantes, la queue qui frétille… Aussi gras, joufflus, et plus roses que ces Amours qui, sur les plafonds, les tapisseries, les boîtes de chocolat, sortent du déroulement des banderoles, des conques fleuries, des corbeilles enrubannées. Ah !… petits cochons… petits cochons !… C’est aussi une tristesse de se dire que toute cette jeunesse, toute cette joliesse, toute cette gaîté sautillante, finiront, bientôt, en eau de boudin…

Ces animaux, dits inférieurs, donnent vraiment de beaux exemples au cheval qui n’en profite pas. Peut-être, est-ce la servitude trop étroite où il est retenu, peut-être l’éducation absurde de l’homme qui l’abrutit, à ce point ? J’ai bien peur que, même libre, dans ses prairies d’origine, il sache plus mal se défendre, et qu’il n’emploie sa force qu’à des sottises encore plus grossières… Sa masse de viande, son énorme charpente, ne sont-elles pas à la merci d’un loup, d’une petite panthère, d’un minuscule rat ?



L’âne n’est pas moins tenu de court, ni le mulet… Mais quelle différence ! Comme ils savent, l’âne et le mulet, juger la stupidité de leurs maîtres, leur ignorance pénible, leurs fantaisies inexplicables, leurs exigences contradictoires ! Et surtout, comme ils savent y résister avec un admirable courage… le courage de la raison !

L’incohérence leur est odieuse. Tous les deux, ils sont épris de logique et de réalités, ce qui fait croire qu’ils sont inéducables… Au lieu de toutes les manifestations de l’effroi des chevaux, de leurs brusques écarts, de leurs hallucinations subites, de leurs tête à queue, arc-boutements, ruades, galopades, reculs, toute la comédie vaine et bruyante, les ânes passent tranquillement, de leur petit trot raisonnable, regardent la machine sans peur, comme sans extase, infiniment moins puérils, beaucoup plus dignes… et, au fond, blagueurs !… Ça ne les épate pas !… Mieux que les chevaux, qui ont des nerfs féminins, qu’un rien agace et décontenance, ils savent très bien tenir tête à l’affolement de leurs conducteurs, voire des conductrices, quand elles sautent à terre, si mal à propos, et, tout simplement, ils se retournent, pour considérer, en souriant d’un air malicieux, le vol effaré des jupons.

Bêtes d’une admirable sagesse, dont la tête est solide, le pied sûr, le caractère digne et bon, qui connaissent la fragilité des enfants et qui la respectent, jusqu’à se laisser torturer, sans autre révolte qu’un léger mouvement des oreilles, par leurs petites mains cruelles…

De tous les quadrupèdes, – je parle de ceux qui hantent les routes, car il ne m’a pas été donné d’y rencontrer des éléphants ni des lions, – les ânes et les mulets sont seuls à mériter une appellation trop souvent déshonorée : ce sont des hommes.

Ce seraient des hommes, si les hommes n’étaient pas hélas ! des chevaux…



Les chiens ont contre eux leur fidélité et la bêtise de leur maître, et je ne sais pas ce qui leur est le plus funeste. Ils ne redoutent rien du cher homme, jusqu’au moment où celui-ci les extermine. Et encore à ce moment suprême, avant que de rendre l’âme, lui prouvent-ils, une dernière fois, leur tendresse imbécile, en le remerciant d’un regard mourant, et en lui léchant les mains… Ils s’élancent au-devant des voitures, parce qu’ils veulent défendre leurs maîtres, et les biens de leurs maîtres, contre des dangers imaginaires, car cette fameuse tendresse du chien ne s’emploie qu’à inventer mille périls, et à y trouver l’occasion d’aboyer, d’aboyer sans cesse, contre quelqu’un, contre quelque chose, contre rien du tout. Je ne puis supposer que leur flair, si impeccable, les trompe au point de prendre le radiateur d’une auto pour le derrière d’un ami… Non… Il y a donc ceci que les chiens songent moins à éviter la machine qu’à charger contre elle, pour aboyer, et que cette fâcheuse habitude les fait toujours virer à temps, pour tomber sous les roues…

— Ah ! la chale bête ! dit Brossette.

Ils ne sont pas nombreux à s’être aperçus que les autos vont plus vite que les chevaux, et même qu’elles ne sont pas des chevaux… Cependant, j’ai cru remarquer, qu’aujourd’hui, autour des grandes villes, et sur les routes particulièrement fréquentées, ils commencent à acquérir un semblant d’éducation. Ils deviennent prudents ; ils réfléchissent. J’en vois en qui se révèlent, encore obscurément, il est vrai, le sens de la vie, de leur vie de chien, et le sentiment plus net des réalités… Peut-être arriveraient-ils à être tout à fait sages et pratiques, à se débarrasser complètement de leurs fantasmes, s’il n’y avait pas le maître, s’il n’y avait pas la fidélité vouée au maître. C’est leur grand malheur…

Il est bien évident que, neuf fois sur dix, l’homme est entièrement responsable de l’écrasement du chien. Le chien est-il parvenu à se mettre en sûreté d’un côté de la route, que, bien vite, l’homme l’appelle, comme si, d’être près de l’homme, cela suffisait à tout, pour le chien… L’homme l’appelle avec une autorité impérieuse, glapissante, comme on voit les mères appeler leurs enfants, dans les rues, juste pour qu’ils se précipitent sous les véhicules. Merveilleux instinct de l’amour maternel des mères, accouplé à leur sottise ! Le chien, qui se plaît aux caresses plus qu’un homme, et aux coups, mieux qu’une femme, accourt à l’appel. Peut-être a-t-il vu le danger ? Il n’importe. Il accourt, puisqu’il est fidèle, et, en accourant, il se fait écraser. Naturellement. D’ailleurs, que peut-il arriver d’autre, lorsqu’ on se dévoue à un homme, à une femme, à un principe, au lieu de suivre sa vie, et au point de leur sacrifier, comme le chien, ses idées, ses goûts, sa personnalité ?

Le chien est donc écrasé. Et, devant le petit tas sanglant, pendant que l’automobile roule, au loin, déjà perdue dans son nuage de poussière, l’homme, au lieu d’accuser son orgueil, sa propre maladresse, maudit le progrès, la science, le monde entier.

— Ah ! les automobiles ! Quel désastre !… quelle folie !… quel crime !

Il jure qu’il va prendre un fusil et faire, désormais, la chasse à « ces outils » de malheur.

— Deux hommes… dix hommes… vingt hommes pour mon chien !

Richard III avait déjà dit, dans un accès de folie : « Mon royaume pour un cheval ! »

Le pauvre Brossette fait grande attention. Du plus loin qu’il voit un chien, invariablement, quelque pays qu’il parcoure, il lui crie, dans le patois des bords de la Loire :

— Moussu !… Moussu !

Il ne l’injurie jamais avant de l’avoir évité ou écrasé. Après quoi, il maugrée, en serrant les dents :

— Ah ! la chale bête !

Ce qui donne à ce pur Tourangeau – et seulement, dans ces moments tragiques – une prononciation étonnamment auvergnate.

Mais, c’est le prix de l’effort qu’il vient de faire, l’expression de sa joie ou de son dépit.

Hélas ! trop souvent, l’appellation : « Moussu, Moussu ! » est aussi inutile que la précaution d’une charmante femme qui, maternelle aux poules, ne peut s’empêcher, dès qu’elle en aperçoit, de taper dans ses mains, du fond de la voiture, s’imaginant qu’en plus du grondement des gaz et des appels de la trompe, ce bruit étouffé instruit, à vingt mètres, les bêtes, du danger qui les menace.

— Moussu, moussu ! crie Brossette au chien.

Mais il est, d’une part, improbable que l’animal entende et, au surplus, impossible que, sauf aux bords de la Loire, il comprenne…

— Ploc ! Ploc ! Ploc ! fait la dame.

Mais autant en emporte le vent…

Efforts stériles ! Brossette n’y tient pas et ne s’y tient pas. Il ralentit et, au besoin, s’arrête. C’est la méthode à laquelle nous devons d’avoir très peu de meurtres à nous reprocher. Elle n’est malheureusement pas infaillible. Il y faudrait, si peu que ce soit, la collaboration du chien. Il faudrait surtout qu’elle ne fût point, dans la plupart des cas, annihilée par la stupidité du maître.

Heureusement, automobiliste prudent, j’en suis encore à pouvoir compter mes victimes.



Un monsieur âgé, comme nous sortions de Moerbeke, allait, à tout petits pas, d’un côté de la route. Son chien, un chien minuscule, tout à fait comique d’avoir, à quatorze centimètres de terre, une petite crinière de lion et une houppette au bout de la queue, trottinait sur l’autre accotement. Très dur d’oreille, sans doute, le vieux monsieur n’entendit la corne de l’auto que très tard. Aussitôt, il siffla son chien. Le chien, voyant venir l’auto, hésita tout d’abord, et, afin de bien montrer le danger de la traversée, il poussa quelques grêles aboiements. Mais les vieux messieurs, si parfaitement lâches devant leur femme ou leur bonne, se vengent intrépidement sur leurs chiens, dont ils exigent une obéissance passive. Donc, le vieux monsieur siffla le chien, pour la seconde fois, et plus énergiquement. Alors, sans hésiter davantage, le pauvre cabot déguisé bondit à l’appel de son âne, pardon ! de son cheval de maître.

— Moussu ! Moussu ! cria Brossette.

— Ploc ! Ploc ! Ploc ! fit la dame.

Brossette n’avait pas achevé de pousser ce cri, la dame de taper dans ses mains, que le pneu avait fait du chien, de sa crinière et de sa houppette, un tout petit pâté.

— Ah ! la chale bête !

Je descendis pour mêler mes condoléances à la douleur du vieux monsieur. Il ne voulut rien entendre. À peine s’il me regarda. Épouvanté, désespéré, à la vue de cette galette de poils noirs, qu’un peu de sang rougissait, il ne cessait de répéter :

— Ah ! bien, merci !… Ah ! bien, merci !… Il est mort… Oui… Oui… Il est bien mort !… Et que va dire Rébecca ? Comment faire ? Mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… Comment faire ?…

Et comme je lui offrais de le reconduire à la maison, avec la dépouille de son chien :

— Non… non !… Chez moi ?… Non… non… C’est affreux !… Je ne peux plus rentrer chez moi… Je ne peux plus rentrer chez moi. Ah ! bien, merci !…

La tête penchée, les mains aux cuisses, il tournait, maintenant, autour de ce rond noir, qui avait été un chien, son chien… le chien de Rébecca… et il gémissait :

— Ah ! ah ! ah !… qu’est-ce que je vais devenir ?… Où aller ?… Où aller ?… Je ne peux plus rentrer chez moi…


Et voici le meurtre d’un autre, le grand chien d’une petite bergère.

Son souvenir m’a poursuivi, cruellement, plusieurs jours… Et aujourd’hui qu’il me revient, je ne puis me défendre encore d’une tristesse, qui m’est presque douloureuse.

Pauvre chien, à longs poils argentés, comme en ont ceux de notre Brie, et dont les yeux devaient refléter une bêtise attendrissante… qu’il était beau !

C’était sur la route de Leyde à Haarlem.

Nous étions partis de grand matin, et voulions d’abord aller voir, à Endegeest, qui est entre Leyde et la mer, la maison où avait bien pu habiter Descartes. La notoriété de Endegeest est limitée ; nous nous étions perdus. Assez insouciants du prodige qu’est ce philosophe, les paysans nous regardaient, en riant, sans nous répondre. Peut-être, tout simplement, parce que nous prononcions mal ce nom de Endegeest… À Endegeest même, aucun ne pouvait nous désigner la maison de Descartes… Et quant à Descartes… c’était bien pire… Son nom avait, à jamais, disparu des souvenirs de ce petit pays… Plusieurs nous adressèrent à l’asile d’aliénés dont l’architecture, toute neuve, est une des curiosités de la ville.

— Peut-être que là… Oui, il y a des chances.

D’autres nous renvoyèrent au meilleur hôtel…

— Il y a beaucoup de monde, en ce moment… Hé ! hé !…

Ils s’interrogeaient :

— Descartes ?… Tu connais ce Descartes ?

— Attends un peu… Descartes ?… Non… ma foi, non… Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il est mort ! répondis-je.

— Ah ! bien, alors… c’est au cimetière…

Et tous, de rire…

Un monsieur très bien, et, sûrement, d’une culture supérieure, absolument muet sur Descartes, d’ailleurs, nous engagea fort d’aller, à quelques kilomètres, visiter la maison où vécut Spinosa.

Il expliqua :

— Spinosa… mon Dieu !… c’était un philosophe… un philosophe fameux. Il est mort… Évidemment, il est mort… comme tout le monde… Mais, ça ne fait rien… On a fait de sa maison… un musée… un musée très curieux… Vous y verrez de vieilles savates, en feutre…, des savates portées par lui… et des verres de lunettes… car il était aussi opticien… des verres de lunettes polis par lui… C’est amusant… c’est même très intéressant… Et puis, beaucoup d’autres choses… Spinosa… la maison Spinosa… Vous vous rappellerez ?…

Redoutant les aventures, connaissant le genre d’émotion que procurent les vieilles savates des grands hommes, un peu las de musées et pressés d’arriver à Haarlem, où Franz Hals nous attendait, et où nous devions visiter un établissement d’horticulture, nous reprîmes la grande route…

Je songeais à Descartes, au mouvement de ses pensées qu’aucun importun ne devait troubler, en ces contrées paisibles. Je songeais à ses méditations sur les bêtes et à la peine avec laquelle La Fontaine acceptait sa théorie du mécanisme animal… Qui fut pour elles plus sévère ? Le savant qui leur refusait rigoureusement l’intelligence, même la sensibilité, ou le plus charmant de nos poètes que leur spectacle émerveilla, mais qui ne leur fit parler que la langue de nos vices et de notre sottise ?

Ma rêverie se perdait, au loin, dans le polder, au-dessus duquel des vols de vanneaux tournaient. Il s’étendait à l’infini, avec ses rares peupliers, hauts et graciles, ses troupeaux, les routes brillantes de ses eaux qui se croisent, et ses vannes qu’actionnent de tout petits moulins à vent… Puis le polder finit, la digue devint une route ; apparurent des petits bouquets de bois et des champs de sable, diaprés de tulipes et de narcisses, dont la magnificence – je ne suis pas fâché d’en convenir – ne fait pas oublier celle de nos coquelicots et de nos sanves sauvages.

Tout à coup, à notre gauche, je distinguai le menu troupeau – deux vaches et trois moutons – que gardait une petite bergère blonde, jolie malgré sa taille carrée et son court jupon, aux plis lourds… Un grand chien, disproportionné, était paisiblement couché de l’autre côté de la route… Il avait l’air de dormir… Sa tête barbue reposait, entre ses pattes allongées…

Le malheur voulut que la fillette aperçût la voiture, se dressât, groupât son petit monde, se retournât en quête du chien, et, comme nous allions passer – pas très vite, pourtant, – l’appelât.

— Ploc ! Ploc ! Ploc ! fit la dame.

— Moussu ! Moussu ! cria Brossette.

Mais rien n’empêcha le stupide héros de la fidélité de traverser la route, si près de nous, qu’en dépit du plus violent tour de volant, il disparut, engouffré sous le carter.

J’éprouvai une forte secousse… J’entendis comme un craquement d’os, sous les roues… puis la voix funèbre de Brossette :

— Ah ! la chale bête !

Je vois encore – je verrai longtemps – ce beau chien, son grand corps velu se remettre debout, anguleux, tout désarticulé, et partir à tourner sur lui-même, comme font les autres qui servent aux expériences de vivisection. Puis il trouva la force de s’arc-bouter, d’occuper, un moment, tout l’horizon, avant de retomber, sans un cri. Et il ne fut plus, sur la route, qu’une menue chose plate et inerte, une chose sans relief, sans plus de relief qu’une ombre.

Immobilisée par la terreur, la petite bergère blonde n’avait pas bougé… Elle avait des yeux énormes, et serrait les dents… Frappée de stupeur, elle ne voyait même pas les deux vaches et les trois moutons qui galopaient, effarés, à travers un carré de jacinthes défleuries…

Depuis, nous ne devions plus en écraser… c’est-à-dire qu’il ne devait plus s’en rencontrer, sous nos roues, ou que leurs maîtres les épargnèrent…



Les poules sont absurdes.

Elles sont même, à elles seules, tout l’absurde. On ne saurait trouver, dans le monde animal, un pire exemple du déséquilibre mental.

Les poules n’ont d’excuse que leur voracité, car c’est la seule passion qui les occupe, bien plus que leur lubricité. Auprès d’elles, les porcs – braves anachorètes dans leurs bauges – sont sobres et chastes. Aucun carnassier n’est plus sanguinaire. Sanguinaires elles le sont au point, qu’entre elles, elles s’arrachent leurs plumes, pour y boire le sang dont ces tubes sont pleins ; sanguinaires au point que, dès que perle, à la crête, à la patte, à quelque partie que ce soit de leur corps, une goutte rouge, elles élargissent la plaie, et s’entre-dévorent… Aucun épervier n’est plus rapace que ces petits monstres dont la tête n’est qu’un bec, dont les yeux ronds sont plus cruels que ceux de l’oiseau de proie, et qui portent, mais sans les avoir faites, les plus jolies robes qu’on puisse imaginer. Elles se laissent écraser pour la joie de picorer, un instant de plus, sur le sol nu de la route, on ne sait quoi, le crottin laissé, de place en place, par les chevaux, la bouse des vaches, le plus souvent les seuls cailloux.

On dirait qu’elles ne traversent, car rien ne les sollicite de l’autre côté, que pour le plaisir de se confronter au radiateur. Si, par hasard, elles l’ont évité, ce n’est que pour mieux se fracasser contre un poteau télégraphique, un tronc d’arbre, un pan de mur, s’empêtrer dans les broussailles de la haie, où j’en ai vu laisser toutes leurs plumes et se briser les pattes. Pour fuir, elles s’étirent tellement en avant, bec ouvert, plumes hérissées, se courbent tellement sur leurs bouts d’ailes, qu’on dirait qu’elles vont continuer à quatre pattes, quand le péril réveille, au moment suprême, l’instinct de la race, et refait, pour une seconde, d’une volaille, un oiseau… Mais, à peine ont-elles tiré de l’aile jusqu’à l’abri, qu’un seul grain d’avoine, ou un moucheron aperçu sur un brin d’herbe, leur fait oublier tout le drame. Elles ne s’en souviendront même pas demain, ni dans quelques minutes. Elles picorent… Elles sont semblables à la femme de l’Écriture qui, au sortir d’un repas, essuyait ses lèvres, et disait ensuite : « Je n’ai pas mangé ».

Il y a de grosses poules qui ont nourri, élevé des générations, qui devraient connaître la vie, en ayant connu tous les dangers, et qui n’ont rien appris, et qui sont plus obtuses que leur dernière couvée, et, à mesure qu’elles vieillissent, plus voraces et plus obscènes. Grasses, pesantes, elles marchent avec effort, en se dandinant, les pattes écartées, comme font les femmes qui ont le ventre trop lourd. Au bord des poulaillers, elles me font l’effet de ces vieilles proxénètes, qu’on voit rôder à la sortie des ateliers, des magasins. Je les écrase, sans la moindre pitié, et Brossette, qui a un sens très vif des analogies – lui pardonnent les Anglaises ! – leur crie : « Putain ! », expression affable encore, auprès du terrible vocable : « Cocotte ! »

Les mâles, eux, ne vivent que d’amour et de guerre. Ils sont soudards, criards, ridicules, prétentieux, dégoûtants, comme toutes les bêtes… à femmes. Se battant quand ils ne font pas l’amour, faisant l’amour quand ils ne se battent pas, combien en avons-nous écrasés, en cette double posture !…

Comme Wallenstein, qui « avait cela de commun avec les lions », dit Schiller, j’ai horreur du cri du coq. Dès le matin, ils claironnent une chanson monotone et stupide qui me réveille et qui m’irrite… S’ils n’étaient pas si bien mis – avec trop d’éclat, pourtant – ah ! comme on les détesterait !

Les Gaulois, bavards, vantards, paillards, pillards, braillards, guerriers et militaristes, ne pouvaient mieux choisir leur emblème.



Les canards sont bien mieux doués. Il m’est agréable de rendre hommage à leurs vertus. Quoiqu’on leur ait enlevé tous moyens de défense, en les tenant éloignés des rivières et des étangs où ils voguent avec une aisance et une grâce merveilleuses, ils s’arrangent… C’est toujours à l’écart que leurs petites troupes humiliées boitracaillent. Ils n’occupent jamais le milieu des routes, sachant parfaitement qu’ils n’ont rien à craindre sur les bas côtés… Les canards savent beaucoup de choses… Il n’arrive pour ainsi dire pas, qu’on en écrase…

Ni de dindons, non plus.

Les dindons sont bien gardés…

Ils répugnent, d’ailleurs, à se commettre avec la gent prolétarienne des routes… C’est dans des enclos, sortes d’Académies, qu’ils se gonflent d’orgueil, comme des poètes, des artistes, à leur aise.



Mais ce sont les oies que je voudrais réhabiliter.

Je n’ai jamais tant regretté de n’être pas Plutarque, pour conter, comme il faudrait, la vie de ces bêtes illustres. Je ne m’étonne plus, maintenant, qu’on leur ait confié la garde du Capitole… Elles méritaient cet honneur.

Les plus belles oies nous viennent de Toulouse, comme M. Pedro Gaillard, comme la plupart des gros ténors et des grands hommes politiques de notre République. Elles ont su inspirer aux dessinateurs japonais les plus admirables chefs-d’œuvre ; et les robinets des baignoires, les postes d’eau, les lavabos, les bras des fauteuils Empire, ont popularisé leurs formes décoratives. Elles n’ont qu’une infériorité qu’elles portent, d’ailleurs, avec une très belle ironie, celle de fournir aux hommes ces plumes avec lesquelles ils écrivent tant de mensonges et tant de sottises. En revanche, on leur doit le duvet et les pâtés de Strasbourg.

Les oies ont une sagesse forte, tenace, tranquille. Leur prudence est faite d’imagination, de hardiesse et de ruse. Leur incorruptible vigilance sauva Rome. Peutêtre le Pape, au lieu de s’en remettre à des apaches français et à des cardinaux espagnols du soin de veiller sur l’Église romaine menacée, eût-il sagement agi en faisant appel à l’intelligence avisée d’un simple concile d’oies. Ayant sauvé le Capitole, elles pouvaient bien sauver le Vatican.

La tête perchée sur un très long cou, elles se sont, de bonne heure, habituées à considérer les choses de haut et de loin. Si elles ont du goût pour les idées générales, pour les vastes ensembles, elles ne dédaignent pas, non plus, le détail particulier, mais ne s’attardent jamais aux mille puérilités, aux mille stupidités où se complaît la vie des autres volailles. Rien ne les étonne et ne les effraie ; rien ne leur échappe. Sachant maîtriser leurs nerfs, elles sont, en toutes circonstances, harmonieuses et logiques. Mieux que toutes les bêtes et, par conséquent, mieux que tous les hommes, elles connaissent la valeur sociale de la discipline. Bien avant M. Jules Guesde, elles ont pu, sans congrès, sans scandales, sans batailles, unifier leur socialisme. Car les oies sont socialistes… Il n’y a même que les oies qui le soient d’une manière intégrale. Jusqu’ici, on n’a pu relever la moindre dissidence dans leurs rangs, si parfaitement organisés, où elles gardent un contact très étroit, heureuses dans une égalité absolue.

Un de mes amis possède, dans sa propriété, une sorte de petit étang, qu’il a peuplé de toutes sortes d’oiseaux d’eau. On y remarque deux oies de Siam, fort majestueuses, dont la blancheur est éclatante et dont la tête s’orne d’étranges caroncules orangées. Ce petit monde vit, séparé par espèces, sans jamais se mêler. Ils ne se battent pas, mais ils refusent énergiquement de se connaître et de s’entr’aider. Un jour, mon ami introduisit, sur l’étang, deux couples de bernaches, que les naturalistes appellent des « oies Cravant ». Rien, dans leur taille, leur forme, leur plumage, n’indique aux profanes que les bernaches soient des oies. Les deux siamoises, qui n’en avaient pourtant jamais vu, ne s’y trompèrent point. Elles les accueillirent aussitôt, avec un vif empressement, comme des personnes qu’elles reconnurent pour être de leur famille, les installèrent, les mirent au fait de toutes choses. Et, depuis, elles ne se quittèrent plus…

Sur la route – j’en appelle au témoignage de tous les chauffeurs – quand passe une auto, immanquablement, les oies s’écartent sans désordre, sans le moindre signe de terreur. Elles s’alignent, l’une près de l’autre, sur le bord de la berge, et, fâchées, un peu, très dignes encore que boiteuses, elles disent leur fait à ces importuns qui les dérangent mais ne les ont pas « épatées ».

Je n’ai jamais pu passer, en auto, devant une troupe d’oies, sans me sentir gêné, humilié, par leurs moqueries. Elles m’intimident, car, à leur voix sifflante, je comprends très bien que ce sont des moqueries qu’elles m’adressent, non des grossièretés. Les oies ne sont jamais grossières. On néglige les grossièretés ; seule l’ironie est pénible.

Mais que disent les oies, quand je passe ?…



J’ai parlé avec attendrissement des jeunes cochons, si jolis… Notons ceci, loyalement, sur les vieux porcs…

On ne connaît pas bien les vieux porcs. Ces animaux, qui, au rebours de ce que l’on pense généralement, ont un goût très vif de la propreté et ne se vautrent dans les flaques boueuses que parce qu’ils sont tourmentés du besoin de se baigner, hantent peu les routes, sinon au retour des foires. On ne les voit guère qu’au bord des mares et dans les fossés, où ils barbotent avec volupté et se réjouissent de leur humidité fangeuse. Se réjouissent-ils autant qu’on le croit ?… J’ai toujours admiré leur petit œil malicieux, intelligent et si vif… Ils semblent dire, car ils ont aussi de la bonhomie, de l’indulgence, comme tous ceux qui sont gras :

— Parbleu ! nous qui adorons la propreté, tu penses si nous préférerions un bon tub, avec de la belle eau claire, parfumée au benjoin… Nous autres, vieux cochons, ne rêvons que de mousses de savon, de pâtes d’amande, de frictions au gant de crin, de pédicures… Mais tu vois… on ne nous donne que ça !… Il faut bien s’en contenter…

Ils semblent dire encore :

— C’est dommage que les hommes, en France, soient si sales… qu’ils aient vraiment le goût de la saleté… Ils ne se doutent même pas, que, propres comme des cochons d’Alsace ou d’Angleterre, nous sommes bien meilleurs à manger et valons beaucoup plus d’argent.

Si, exceptionnellement, en traversant la route, ils se font écraser, croyez alors qu’ils se vengent. Il n’y a pas d’exemple que l’auto ne capote sur leur masse de lard et de viande, et ne fasse, instantanément, une même horrible bouillie de l’homme et du cochon…



C’est tout à fait par hasard que j’ai vu, sur nos routes, des chameaux… Les chameaux sont très rares en France – je le dis au propre, bien entendu. Si j’en juge par celui que, deux ou trois fois, je rencontrai, dans la forêt de Saint-Germain, ils semblent absolument indifférents à l’automobile. Conduit par un chamelier du Pecq, pelé, galeux et triste comme tous les fatalistes, il allait de son grand pas allongé et mou. Un jour, il transportait, à Poissy, un lit, une armoire, des matelas ; un autre jour, à Maisons-Laffitte, qui est une colonie moins pénitentiaire, un piano et deux fauteuils Louis XVI… C’était, si j’ose dire, un chameau déménageur… Quand il croisa l’automobile, il ne la regarda même pas… Mais, fait singulier, le piano secoué résonna, et il me sembla qu’il jouait, tout naturellement, une valse de M. Gounod…

Je n’en tirai, d’ailleurs, aucune conséquence sur l’infériorité esthétique du chameau…



Il paraît – c’est notre charmant Capus qui l’affirme – qu’on peut forcer des lièvres en auto, mais seulement de nuit. Une fois pris dans les rais du phare, il ne leur vient même pas à l’idée qu’ils puissent en sortir. Ils courent, droit, devant le moteur, jusqu’à ce qu’on les prenne, sans tenter, un seul instant, de rentrer dans l’obscurité des champs et des bois. Encore un joli thème à développer sur l’éblouissement que donnent aux littérateurs les succès éphémères, et qui les mène à la catastrophe…

Mais j’imagine que Capus a dû faire des chasses dans le Midi, qui est la route du Blésois, ou dans le Blésois, qui est la route du Midi…

En Allemagne, la nuit, traversant des bois, j’ai souvent rencontré des lapins, des foules énormes de lapins, et jamais je n’en ai capturé ni écrasé. Ils étaient charmants –  bien que ce fussent des lapins d’Allemagne – charmants à jouer, tout blancs sur la route, blanche de la lumière du phare. Ils allaient, venaient, bondissaient, gambadaient, tenaient de curieux conciliabules, et ne se décidaient à fuir, en montrant la blanche houppette de leur derrière, que lorsque la voiture était sur eux…

Oui, mais – me pardonnent les lapins de France – en Allemagne, ce sont de fameux lapins.



Marsiens…

La nuit est complète. Plus une âme sur la route, ni même un spectre de voiture. Plus un village éclairé, plus une maison vivante. Les abois des chiens se sont apaisés. Ceux de nous, qui ne dorment pas dans la voiture, se traînent sur la berge, lamentablement, pour se réchauffer. Les phares trouent le sol de trous noirs, teignent les simples ondulations en précipices, et grandissent nos ombres démesurément. Brossette travaille, s’acharne. Une enveloppe trouée, une chambre à air éclatée, se tordent dans le fossé… Nous avons le sentiment d’être des victimes, et le souvenir, seulement, d’avoir eu très faim…

Enfin, le quatrième pneu remis, nous repartons et montons une côte très rude.

Bientôt une lueur, une sorte d’aurore, mais froide, apparaît à l’horizon, s’épand et, peu à peu, occupe tout le ciel. Ce n’est sûrement pas le jour, mais, sans doute, la naissance d’un astre qui monte sur la nuit, pour la dissiper… Un astre, en effet, un astre prodigieux !… Brusquement, il surgit sur la crête, énorme, aveuglant, éblouissant, éclaboussant, roule vers nous, au ras de la terre. Il ronfle, crache le tonnerre, et, dans une nuée de poussière d’or, entraîne, avec des gémissements de sirène, des cris, des rires de femmes, sans rien d’autre de visible que des éclats de cuivre, et des bouts de voiles couleur de lune… Et comme un éclair, il passe, remmenant avec lui les ténèbres qu’il a, un instant, déchirées… Puis, une nouvelle lueur au ciel, et, sur la route, une trombe pareille de lumière qui ne laisse encore que la nuit, pour sillage à sa course… Puis une autre… puis d’autres…

Nous avons franchi la côte… C’est maintenant, autant qu’on peut le deviner, par l’ombre moins dense, par plus de silhouettes vagues, et par plus de ciel, c’est maintenant un large plateau. Des bruits sourds, des gémissements lointains, des ronflements étouffés, des voix de métal à peine distinctes ; plus près, des détonations, des crépitements ! Et partout des astres, des astres qui courent, galopent, roulent, bondissent, se croisent, ont l’air de chevaucher des vagues… s’allument, tout à coup, au haut d’une colline, et, derrière un pli de terrain, tout à coup s’éteignent… On dirait que les astres sont tombés du ciel sur la terre…

Arrêtés de nouveau, nous entendons une sorte de halètement, puis des claquements de quelque chose en quoi nous devinons plutôt une bête qu’une machine… Ce ne peut être une auto, cette fois… car ce bruit est sans lumière. Rien ne s’éclaire autour de ce bruit qui se rapproche… Si, pourtant… un tout petit point de feu pâle, semblable à une luciole qui voyage dans l’ombre d’un oranger… Et, subitement, à notre gauche, nous voyons, tressautant sur la route, comme un coléoptère géant, pétant, pétaradant, une motocyclette, qui porte, agrippé à la selle, un être couché, qui n’a plus rien d’humain, une grosse larve, avec une peau de reptile, noire et lisse…

Et voici que nos phares, soudainement, ont fait surgir des ténèbres, devant nous, penchés sur une voiture énorme, éteinte et morte, deux hommes, de la couleur des arbres et de l’horizon… Je dis deux hommes : deux Marsiens, peut-être… Leurs formes sont sans aspérités, enfermées dans de longs sacs-maillots, qui les gantent des pieds à la tête et des doigts aux épaules. Du visage, ils ne laissent paraître qu’un petit triangle, un loup de chair, au-dessus duquel tremblent, en feu, les antennes de métal de leurs lunettes… Ils barrent la route… Deux bras s’agitent. La 628-E8 stoppe.

L’un est petit… Il a la tête enfouie dans le capot gigantesque de la voiture. Il ne se dérange pas… L’autre, très long, très mince, s’est redressé… Il tient une tige d’acier que le mouvement de ses mains fait parfois étinceler. Il me demande, avec un accent russe, si je ne pourrais pas lui prêter une épingle, une épingle de cravate, et ce qu’il aimerait, c’est qu’elle fût en or… Surpris d’abord, je comprends à la fin qu’il s’agit de déboucher un bec de phare… Mais pourquoi en or ?… À ce moment, une motocyclette, comme un insecte dément, le frôle, de si près, que j’ai cru que son vêtement, au moins, avait dû être arraché… Mais il le secoue sans hâte, en riant, et il regarde la motocyclette disparue dans la nuit, avec le regret, peut-être, de n’avoir pas eu le temps de lui demander une épingle de cravate en or…

Nous les laissons sur la route, sans qu’ils aient rien fait pour nous retenir, salués du plus grand, et toujours sans que le petit ait seulement dit un mot et détourné la tête du mécanisme, où il ne cessait de maintenir ses doigts, grave, sérieux, avec l’entêtement d’un ivrogne, dont rien ne parvient à distraire les mains, du tablier d’une servante…


J’ai gardé, pour la fin, le cycliste.

Dès qu’un homme – fût-il le plus charmant homme du monde – enfourche une bicyclette, on peut dire que, de ce fait seul, il devient un cheval, avec tous les caprices, toutes les sottises, toutes les caracolades encombrantes et folles, tous les dangers mortels du cheval… mais combien plus dangereux ! Aux dangers du cheval qu’il fait siens, le cycliste en ajoute de personnels, qui sont consacrés, légalisés, intangibles, pour cette raison qu’en plus du cheval qu’il est devenu, il est aussi, la plupart du temps, électeur… Fort de ce privilège, il ne se range jamais… N’est-il pas souverain, cet animal ? Tout ne lui appartient-il pas ?… La route, la fortune politique du député qu’il nomme, la majorité du gouvernement qu’il soutient ?… De même que le cabaretier, qui débite la maladie et la mort, en petits verres, et sur qui repose tout le système social, il ne faut pas qu’on embête le cycliste. Son importance tracassière, sa dignité agressive s’en prend à tout le monde, aux piétons, aux voitures, aux autos, aux bêtes… C’est le maître, le seul maître de la route… On le voit, devant le moteur, qui, les mains dans les poches, la casquette collée à la nuque, fait des effets de torse et de jambes, s’amuse à décrire des courbes, des spirales, des zigzags, exercices inutiles et vexatoires, au cours desquels il lui arrive, comme au chien, de tomber sous les roues… Et alors, c’est toute une histoire, qui vous vaut des mois de prison et d’énormes indemnités.

Il n’y a pas si longtemps, c’est le cycliste qu’on accablait de toutes les malédictions dont on accable l’automobiliste aujourd’hui… Il devrait y avoir, entre eux, une sorte de fraternité, de solidarité routière. Or, le cycliste est devenu le pire ennemi du chauffeur. Il s’associe à la haine du paysan, et au besoin la provoque. J’en ai vu qui, devant une auto, semaient négligemment de gros clous, et s’esclaffaient de rire, s’ils entendaient un pneu éclater…

Plus je vais dans la vie, et plus je vois clairement que chacun est l’ennemi de chacun. Un même farouche désir luit dans les yeux de deux êtres qui se rencontrent : le désir de se supprimer. Notre optimisme aura beau inventer des lois de justice sociale et d’amour humain, les républiques auront beau succéder aux monarchies, les anarchies remplacer les républiques, tant qu’il y aura des êtres vivants, tant qu’il y aura des hommes sur la terre, la loi du meurtre dominera parmi leurs sociétés, comme elle domine parmi la nature. C’est la seule qui puisse satisfaire les convoitises, départager les intérêts…

Mais un cycliste solitaire, – si malfaisant qu’il soit – ce n’est rien, auprès d’une bande de cyclistes… Quand ils tiennent la route, c’est fini des piétons, des voitures, des autos… Vous n’avez plus qu’à rentrer chez vous…

J’aime mieux la batteuse à blé qui barre les routes d’Auvergne ; j’aime mieux les deux mille moutons dans les gorges des Grands-Goulets…



On m’a dit à Karlsruhe, le dicton des officiers de cavalerie allemands :

— D’abord, il y a Dieu, le Père… Et puis, il y a l’officier de cavalerie… Et puis, il y a la monture de l’officier de cavalerie. Et puis, il n’y a rien…

Ici une longue suite de points. Et le dicton reprend :

— Et puis, il n’y a rien… Et puis, il n’y a rien… Et puis, il y a l’officier d’infanterie…

Pour classer les bêtes de la route, par ordre de mérite, je propose le dicton suivant :

— D’abord, il y a l’Oie, la Mère… Et puis, il y a le canard… Et puis, il y a l’âne et le mulet… Et puis, il y a le cochon… Et puis, il n’y a rien. Et puis, il n’y a rien…

Ici une longue suite de points…

— Et puis, il y a la vache… Et puis, il y a le chien. Et puis, il y a le maître du chien…

Encore des points…

— Et puis, il y a la poule… Et puis, il y a le cheval… Et puis, il y a le charretier… Et puis, il n’y a rien…

Encore une très longue suite de points…

— Et puis, il y a le cycliste !



Il y a le cycliste… C’est entendu…

Mais il y a aussi l’automobiliste…

Ayons le courage de le confesser. Peut-être, de toutes les bêtes de la route, est-ce la pire ?

Je le sens par moi-même. Quand, les pieds au sol, et la tête calme, il m’arrive de faire mon examen de conscience, je suis épouvanté d’être, parfois, cette bête-là…

Et pourtant, cher monsieur Bourget, dans la tenue générale de mon existence, je ne suis pas un snob qu’exalte le spectacle de la richesse, ni un méchant qu’offense le spectacle de la misère. Sans pose, sans littérature, sans arrière-pensée d’ambition, puisque je n’en attends aucune place, aucun mandat, aucune décoration, – j’ai grand pitié du malheur humain. Chaque jour, de plus en plus, je m’indigne que, – quelle que soit l’étiquette, même la plus rouge, sous laquelle ils arrivent au pouvoir, – les hommes de pouvoir, par seul amour du pouvoir, fassent de l’inégalité sociale, soigneusement cultivée, une méthode toujours pareille de gouvernement, et qu’ils maintiennent, avec âpreté, dans les conditions du plus dur, du plus injuste esclavage, un prolétariat douloureux qui travaille à la richesse d’un pays, sans qu’on l’admette jamais à y participer. Et puisque le riche – c’est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste, d’un parti pris facile, contre quoi, il y a sans doute beaucoup à dire… Mais je n’entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme une injustice.

Eh bien, quand je suis en automobile, entraîné par la vitesse, gagné par le vertige, tous ces sentiments humanitaires s’oblitèrent. Peu à peu, je sens remuer en moi d’obscurs ferments de haine, je sens remuer, s’aigrir et monter en moi les lourds levains d’un stupide orgueil… C’est comme une détestable ivresse qui m’envahit… La chétive unité humaine que je suis disparaît pour faire place à une sorte d’être prodigieux, en qui s’incarnent – ah ! ne riez pas, je vous en supplie – la Splendeur et la Force de l’Élément. J’ai noté, plusieurs fois, au cours de ces pages, les manifestations de cette mégalomanie cosmogonique.

Alors, étant l’Élément, étant le Vent, la Tempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, du haut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je ?… l’Univers soumis à ma Toute-Puissance ? Pauvre Élément d’ailleurs, à qui il suffit d’une petite charrette en travers du chemin, pour qu’il s’arrête, désarmé et penaud… Pauvre Toute-Puissance qu’une pierre, sur la route, fait culbuter dans le fossé !

Il n’importe… il n’importe.

Puisque je suis l’Élément, je n’admets pas, je ne peux pas admettre que le moindre obstacle se dresse devant le caprice de mes évolutions. Non seulement, il n’est pas de la dignité d’un Élément qu’il s’arrête, s’il ne le veut pas, mais il est absolument dérisoire et inconvenant qu’une vache, un paysan qui se rend au marché, un charretier qui va livrer à la ville des sacs de farine ou de charbon, que tous ces gens qui accomplissent de basses besognes quotidiennes, l’obligent de ralentir sa marche invincible et dominatrice.

— Rangez-vous… Rangez-vous… C’est l’Élément qui passe !

Et non seulement je suis l’Élément, m’affirme l’Automobile-Club, c’est-à-dire la belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère le Touring-Club, c’est-à-dire la Force organisatrice et conquérante qui, entre autres bienfaits civilisateurs, ripolinise les pensions de famille, perdues au fond des montagnes, et distribue des cabinets à l’anglaise, avec la manière de s’en servir, dans les petits hôtels des provinces les plus reculées…

— Place donc au Progrès !… Place ! Place !

Ah ! bien oui !

Aux cris de la sirène, les hommes sortent de leurs maisons, quittent leurs champs, s’assemblent, me maudissent, me montrent le poing, brandissent des faux et des fourches, me jettent des pierres. Depuis Jésus, c’est toujours la même histoire. On se dévoue, pour les hommes… Et ils vous lapident, la veulerie des temps ne permettant plus qu’ils vous crucifient !

N’est-ce pas la chose la plus déconcertante, la plus décourageante, la plus irritante que cette obstination rétrograde des villageois, dont j’écrase les poules, les chiens, quelquefois les enfants, à ne pas vouloir comprendre que je suis le Progrès et que je travaille pour le bonheur universel ? Dégoûté de cet accueil, furieux de cette incompréhension, je pourrais bien les abandonner à leur sort ridicule, respecter leur morne repos, passer dans leurs villages et sur leurs routes avec une lenteur régressive, une modération de vieille diligence… Mais non… Il ne faut pas que leur stupidité m’empêche d’accomplir ma mission de Progrès… Je leur donnerai le bonheur, malgré eux ; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde !…

— Place ! Place au Progrès ! Place au Bonheur !

Et pour bien leur prouver que c’est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du Bonheur une image grandiose et durable, je broie, j’écrase, je tue… Je terrifie ! Tout fuit, éperdu, devant moi… Les poteaux télégraphiques eux-mêmes sont pris de panique ; les arbres ont le vertige… l’épilepsie semble convulser les maisons… Dans les champs, je vois les chevaux, à la charrue, se cabrer aussi follement que les chevaux de pierre de Coustou, rompre l’attelage, galoper en secouant leurs crinières horrifiées. Les vaches culbutent dans les fossés… Et derrière le Jupiter, assembleur de poussières que je suis, la route se jonche de voitures brisées et de bêtes mortes…

— Plus vite ! Encore plus vite… C’est le Bonheur !

Le jour où je rentrai, enfin, de mon voyage, par la triste Argonne et les lugubres déserts de la Champagne Pouilleuse, je vis, entre La Ferté-sous-Jouarre et Meaux, je vis, de loin, un groupe de gens qui s’agitaient étrangement… Quelqu’un se détacha du groupe et me fit signe d’arrêter…

Une automobile, défoncée, tordue, gisait sur le milieu de la route… À quelques pas, sur la berge, une petite paysanne de douze ans à peine, gisait aussi, la poitrine broyée, la face toute sanglante… Penchée sur elle, une femme tentait de la rappeler à la vie… Elle criait :

— Madeleine !… Ma petite Madeleine !

Je m’approchai, examinai l’enfant, pratiquai sur le thorax des injections d’éther et de caféine, vainement, hélas !

— Elle est morte, dis-je à la mère.

Ses cris devinrent déchirants. Alors, le maître de l’automobile renversée s’approcha à son tour. Il n’avait aucune blessure, lui… Il était nu-tête, ayant perdu sa casquette dans la bagarre. Un peu de poussière blondissait sa barbe noire… Il dit :

— Ne vous désolez pas, ma brave femme. Sans doute, ce qui arrive est fâcheux, et, peut-être, eût-il mieux valu que je n’eusse pas tué votre enfant… Je compatis donc à votre douleur… J’y ai d’ailleurs quelque mérite, car, étant assuré, l’aventure, pour moi, est sans importance et sans dommage… Réfléchissez, ma brave femme. Un progrès ne s’établit jamais dans le monde, sans qu’il en coûte quelques vies humaines… Voyez les chemins de fer, les sous-marins… Je pourrais vous citer des exemples encore plus concluants… Parlons de ce qui nous occupe… Il est bien évident, n’est-ce pas ?… que l’automobilisme est un progrès, peut-être le plus grand progrès de ces temps admirables ?… Alors, élevez votre âme au-dessus de ces vulgaires contingences. S’il a tué votre fille, dites-vous que l’automobilisme fait vivre, rien qu’en France, deux cent mille ouvriers… deux cent mille ouvriers, entendez-vous ?… Et l’avenir ?… Songez à l’avenir, ma brave femme ! Bientôt s’établiront partout des transports en commun. Vous verrez des petits pays, aujourd’hui isolés, sans la moindre communication, reliés, demain, à tous les centres d’activité… Vous verrez se produire de nouveaux échanges, surgir de nouvelles sources de richesses, toute une vie inconnue, inespérée, ranimer des régions mortes… Dites-vous bien que votre fille s’est sacrifiée pour cela… que c’est une martyre… une martyre du progrès… Et vous serez tout de suite consolée… Maintenant, je vais prendre votre nom et votre adresse… Dès ce soir, j’écrirai à ma Compagnie d’assurances. C’est une excellente Compagnie… Elle vous offrira une petite indemnité… une indemnité, en rapport, bien entendu, avec votre situation sociale, qui me paraît plutôt médiocre… Enfin, soyez tranquille, elle fera les choses convenablement… Le plus à plaindre c’est moi… Regardez ma voiture… Il va falloir que je prenne le chemin de fer, pour rentrer à Paris, ce qui est toujours pénible, pour un véritable automobiliste, comme je suis… Moi aussi je m’en console, en me disant que je travaille pour le progrès, et pour le bonheur universel… Adieu !

Je ne voulus pas infliger à un si parfait chauffeur l’humiliation de rentrer à Paris, en chemin de fer. Je lui offris une place dans ma voiture.

Et, comme la mère, toujours penchée sur le cadavre de son enfant, continuait de sangloter :

— Ah ! me dit, tristement, cet éminent collègue, en s’installant, près de moi, le plus confortablement possible… nous aurons bien de la peine à inculquer la véritable notion du progrès… à ces pauvres gens-là… Ils ont la tê…

Il n’acheva pas sa phrase, qui devait se compléter ainsi : « Ils ont la tête trop dure ! » Peut-être, craignit-il que la petite paysanne, étendue sur la route, ne lui donnât un trop facile démenti…

Il était temps que je partisse… Depuis que je sentais le sol, sous mes pieds, mes idées d’automobiliste se brouillaient… Et déjà je commençais à me demander, non sans quelque terreur, si, réellement, j’étais bien le Progrès et le Bonheur ?



Un instant encore… et j’eusse certainement ajouté, au dicton des bêtes de la route :

— Et puis, il n’y a rien… Et puis, il n’y a rien… Et puis, il y a l’automobiliste !…