La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 25

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E Dentu (tome IIp. 283-295).
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Deuxième partie


XXV

Ville gagnée


Pistolet s’était dirigé vers la porte, mais il revint. Il avait oublié de mentionner la scène sauvage de la rue Vieille-du-Temple : l’assassinat de Clément le Manchot par Cadet-l’Amour.

— Ce malheureux peut-il nous servir ? demanda le docteur.

— Je ne l’ai pas revu depuis cette nuit, répondit Pistolet ; mais s’il doit s’en relever jamais, il ne bougera de plus d’un mois, j’en réponds !

— Va donc et mène rondement la chasse ! tu cours après ta fortune.

Pistolet sortit.

Il emmena Tardenois, Larsonneur et les autres valets.

Voilà pourquoi nous avons vu Clotilde entrer dans la maison sans trouver à qui parler.

L’office était vide et la cuisine aussi, parce que Mme Meyer (de Prusse) avait pris campos après avoir donné vacances aux servantes.

Pourquoi ? Comment ? Il faut bien enfin le dire : parce que l’ennemi était dans la maison même.

Non pas les compatriotes de Mme Meyer, mais la bande Cadet.

En plein jour, dans Paris tranquille, au milieu d’un quartier populeux, à l’insu des passants de la rue et des voisins habitant les demeures d’alentour, une maison avait été prise d’assaut et restait au pouvoir de l’envahisseur.

Il faut raconter en détail cet événement qui semble au premier aspect invraisemblable comme une féerie et qui s’accomplit le plus simplement du monde, prélude d’événements plus extraordinaires encore.

Il pouvait être dix heures du matin quand Pistolet, sur l’ordre du docteur Lenoir, emmena Tardenois, Larsonneur et les autres pour les lancer sur la piste des Habits-Noirs.

Une heure après, arrivèrent Georges et Lirette, qui n’avaient plus trouvé Clotilde dans la baraque d’Échalot.

Pour la première fois depuis bien des années, il y eut dans la maison d’Angèle une scène de bonheur, une scène de famille.

On n’avait encore, en somme, aucune raison de s’inquiéter pour Clotilde, et Lirette apportait en entrant ici de tels motifs d’espoir qu’on la reçut comme une providence.

Elle était le salut d’Albert puisqu’elle brisait le lien qui attachait Georges à Clotilde ; elle était aussi la promesse d’une ère nouvelle au point de vue de la fortune et de la sécurité légale, puisque, vivant témoignage, elle pouvait certifier l’existence des actes qui constataient l’état civil de la duchesse et de son fils.

C’était une autre existence qui commençait. Angèle, ramenée au bien par l’espoir, ne voulait plus ni subterfuges ni ambages ; elle aimait ses deux fils, elle chérissait déjà cette ravissante créature qui allait être sa fille, elle attendait l’autre… Ah ! celle-là, comme elle allait l’adorer ! La femme d’Albert !

Celui-ci dormait, visité par de beaux rêves.

Le docteur venait de sortir, en annonçant qu’il reviendrait.

Vers deux heures après midi, Rose Lequiel, la femme de chambre, faisant le service de Tardenois absent, ouvrit la porte d’une pièce, voisine de la chambre à coucher d’Angèle, et où celle-ci se tenait avec Lirette et Georges.

Rose Lequiel annonça Mme la comtesse Marguerite de Clare et M. le comte de Comayrol.

Il y avait des années que Marguerite et Angèle ne s’étaient vues. Rivales de beauté autrefois, elles n’avaient jamais éprouvé l’une pour l’autre une bien vive sympathie. Angèle fut étonnée. Elle ne connaissait pas M. de Comayrol.

— Faites entrer au salon, dit-elle.

Mais Marguerite était déjà sur le seuil.

— Sans cérémonie, n’est-ce pas, dit-elle, tout à fait ? Entrez, comte. Ma bonne et chère cousine nous excusera.

Angèle s’était levée.

Mme la comtesse vint à elle d’un pas délibéré en ajoutant :

— Vous voyez, nous sommes en costume de voyage… Bonjour, prince… Chère duchesse, Georges nous a fait connaître hier l’aimable intention que vous aviez eue de venir à l’hôtel Fitz-Roy pour signer au contrat.

— En effet, je le voulais, dit Angèle qui pensa tout d’un coup à Albert.

Pour maintenir le projet de mariage en changeant d’épouseur, il fallait gagner les bonnes grâces de Marguerite.

Elle tendit sa main la première.

Marguerite la secoua cordialement. Vous eussiez dit en vérité les deux meilleures amies du monde.

Marguerite reprit :

— C’est vous qui nous teniez rigueur, cousine. Nous avons considéré cette bonne parole comme un premier pas, et vous voyez notre empressement à risquer le second. Malgré les très grosses affaires qui sont tombées sur nous aujourd’hui, j’ai dit à la famille : « Je ne partirai pas sans voir Angèle… » Permettez-moi de vous présenter M. le comte de Comayrol, un des témoins de notre Clotilde.

M. le comte de Comayrol salua. Il était botté et harnaché comme pour faire le tour d’Europe. On s’assit. Lirette se tenait à l’écart, effrayée sans savoir pourquoi. Georges n’essayait même pas de dissimuler son malaise. Était-ce l’heure de l’explication ?

Mais toute cette glace fut brisée du premier coup. Marguerite rapprocha son fauteuil de celui d’Angèle.

— Il y a quelque petite chose, lui dit-elle à voix basse, et vous vous en doutez bien. Vous aviez donné pouvoir à maître Souëf, et certes, nous n’en demandions pas davantage ; mais ce contrat est provisoire dans l’idée de maître Souëf lui-même, et le mariage n’ira pas tout seul. Est-ce que vous ne causeriez pas volontiers un instant en tête à tête avec moi, ma belle cousine ?

— Très volontiers, au contraire, répondit Angèle vivement, j’ai moi-même à vous parler d’une certaine circonstance…

— J’en étais sûre ! s’écria Marguerite en riant bonnement. Comme on a tort de ne pas se voir et s’entendre !… Georges, mon cher enfant, pardonnez-moi si je dispose de vous, il faut que vous emmeniez M. de Comayrol pendant dix minutes, ainsi que cette charmante demoiselle… Elle est de la famille ?

Lirette s’était levée. Ce fut elle qui répondit :

— Oui, madame, je suis de la famille.

Son regard heurta celui de Marguerite, qui sourit, puis tourna la tête.

— Georges, dit Angèle, vous mènerez M. le comte au salon.

— Non, oh ! non, fit Marguerite dont le sourire prit une singulière expression ; au salon, il y a déjà quelqu’un.

— Quelqu’un ! répéta la duchesse étonnée ; qui donc ?

Au lieu de répondre ! Marguerite demanda :

— Est-ce que le petit salon ne donne pas sur le jardin ?

— Si fait, mais…

— Vous ne comprenez rien à tout cela, n’est-ce pas ? interrompit la comtesse en lui adressant un signe d’intelligence. Faites comme si vous compreniez, vous allez avoir le mot de l’énigme… Allez, Georges, au petit salon… Vous saurez tout et vous me remercierez.

M. de Comayrol offrit galamment son bras à Lirette.

Sur un coup d’œil d’Angèle, Georges les accompagna.

Tout le monde souriait encore, mais autour de la situation, il y avait déjà une mortelle inquiétude.

Aussitôt que la porte fut refermée, la physionomie de Marguerite changea.

— Maintenant, dit-elle, mademoiselle Tupinier, à bas les masques, s’il vous plaît ! Nous ne pouvons pas nous souffrir, vous et moi, parce que nous sommes du même métier et que nous nous faisons concurrence…

— Madame !… voulut interrompre la duchesse, plus stupéfaite encore qu’indignée.

— Mais, en définitive, poursuivit Marguerite, il n’y a pas entre nous une de ces haines implacables qui font courir comme un fourmillement l’envie d’étrangler jusqu’au bout des doigts. Moi, je suis assez bonne fille, au fond, jouons donc cartes sur table. Je suis une voleuse, ma cousine, commandant à des voleurs.

— Oh !… fit Angèle, qui essaya de se lever.

— Et vous le saviez très bien, continua Marguerite, ce qui ne vous a pas empêchée d’envoyer votre fils à l’hôtel de Fitz-Roy avec de beaux bouquets, ma foi, pour demander la main de notre pupille. Je suis de la bande Cadet ou plutôt : Je suis la bande Cadet ! Vous le saviez si parfaitement que vous aviez fondé la bande Abel Lenoir pour nous combattre. C’est un homme de talent que ce docteur, mais son idée n’a pas le sens commun. Au XIXe siècle, ma chère, le plus naïf des commissaires de police vaut tous les francs-juges de l’univers. Ce n’est pas à cause de vous que nous jouons notre va-tout aujourd’hui, avant de quitter Paris et peut-être la France, c’est parce qu’on nous a avertis, cette nuit, que le commissaire de police allait se mêler de nos affaires. Rien que pour cela.

Elle s’arrêta. Son regard couvrait Angèle, qui s’était remise et qui réfléchissait.

Il y avait autour de cette scène, entamée si bizarrement, un silence plein de repos. Le soleil d’hiver, qui allait baissant, dessinait sur le tapis en deux larges raies lumineuses les broderies de la mousseline qui recouvrait les glaces des croisées. On n’entendait rien, sinon ce murmure lointain de Paris, si rassurant et si doux à l’oreille, quoi qu’on dise.

Comment craindre les choses de la forêt de Bondy quand on entend ce beau Paris causer, rouler carrosse et rire ?…

— Je sais à quoi vous pensez, madame la duchesse, reprit Marguerite, car ce nom de Tupinier ne doit pas vous plaire, et je veux revenir à mes habitudes de bonne compagnie qui sont chez moi une seconde… ou une troisième nature. Ce mot de commissaire de police vous a émoustillée. Celui du quartier demeure à trois portes de chez vous, vous croyez cela… Eh bien, non ! il est à l’autre bout du monde. Entre lui et vous, il y a moi : la bande Cadet !

Angèle garda le silence. Marguerite reprit encore.

— Et je vous prie de remarquer combien nos bandits sont sages. Ils emplissent votre maison, et vous n’entendez aucun bruit…

— Ils emplissent ma maison ! répéta la duchesse sans savoir qu’elle parlait.

— Toute la partie de votre maison qui regarde l’avenue, oui, expliqua complaisamment Marguerite, et cela s’est fait tout seul, aussitôt après le départ du docteur Lenoir. Vous aviez pris soin vous-même d’éloigner vos valets. Restaient bien vos servantes, mais Mlle Rose Lequiel est venue leur dire « de votre part » qu’elles pouvaient prendre la permission de dix heures aujourd’hui.

— Rose ! fit Angèle. De ma part !

— Hélas ! ma chère, elle vous est dévouée comme les nourrices de la comédie, mais elle a quarante-cinq ans, l’âge des passions conservées en boîtes, et nous avons un don Juan du nom de Similor qui ravage ces vieux cœurs dans la perfection… Nous sommes entrés bien tranquillement. Notre quartier général est au salon, et vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai priée de n’y point envoyer votre cher fils, ce qui eût été dangereux pour lui. Entre vous et la ville les communications sont coupées, quoique votre porte cochère là-bas reste ouverte, car je veux bien vous dire que cette belle petite Clotilde, la fiancée de votre fils, ne fait pas partie de notre association. Elle nous a faussé compagnie ce matin, et j’ai quelques raisons de croire que cette porte ouverte sera pour elle comme le collet qui prend les alouettes. Nous avons besoin d’elle et nous l’aurons. Du côté du jardin, au contraire, ah ! vous êtes libre comme l’air !…

Elle se leva et vint ouvrir une des croisées.

— Seulement, ajouta-t-elle, c’est un jardin de prison que vous avez là. Il n’y a qu’une seule fenêtre là-bas, derrière les arbres… Et en vérité, j’y vois quelqu’un !

La duchesse se leva vivement et ouvrit la bouche pour appeler à l’aide. Marguerite riait.

— Regardez bien auparavant, dit-elle.

— Jaffret ! murmura Angèle en reculant.

— Le bon Jaffret ! appuya Marguerite avec onction. Et il a apporté ses bouvreuils !

Jaffret donnait, en effet, la becquée à ses favoris, et, à travers l’espace, sa voix exercée se fit entendre, chantant :

— Huick ! huick !… rrriki ! huick !

— Bonjour, filleule ! dit une autre voix sous la croisée même. Menons les choses rondement, ma mignonne, le chemin de fer n’attend pas, et dehors il fait un froid de loup !

Dans l’allée, Angèle avait reconnu Cadet-l’Amour qui se promenait en fumant sa pipe.

Elle retomba brisée sur son fauteuil et murmura :

— Madame, que voulez-vous de moi ?