La Belgique et le Congo (Vandervelde)/1/02

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F. Alcan (p. 37-53).


CHAPITRE II

LA QUESTION DES TERRES ET L’EXPROPRIATION
DES COMMUNAUTÉS INDIGÈNES


Être maitre de la terre, c’est être maître de tous les fruits du travail, sauf de ceux qui permettent au travail d’exister.
Henri George.


§ 1. — Les décrets de 1891-1892.


C’est en 1890 que l’idée d’assurer à l’État le monopole de la récolte de l’ivoire et du caoutchouc fut suggérée au Roi-Souverain, à la fois, par le capitaine Vankerkhoven et le commandant Coquilhat. L’exploitation en régie, par les agents de l’État, de l’ivoire qui valait 20 francs le kilogramme, et du caoutchouc qui en valait alors 7 ou 8, devait rapidement fournir à Léopold II les ressources dont il avait besoin pour faire la guerre arabe et réaliser ses projets d’expansion vers le nord.

Mais la constitution de ces monopoles n’était-elle pas contraire aux stipulations de l’Acte de Berlin ?

On consulta, à ce sujet, plusieurs jurisconsultes. Ils répondirent à des questions captieusement formulées, et en se plaçant à un point de vue exclusivement juridique, que l’État avait le droit d’incorporer à son domaine les terres vacantes et qu’en exploitant ce domaine il ne faisait pas acte de commerçant, mais acte de propriétaire.

Parmi ceux qui, à la demande de Léopold II, rédigèrent ces consultations, se trouvait l’éminent jurisconsulte belge Edmond Picard[1].

Le Roi fut particulièrement satisfait de sa réponse, et, lorsque plus tard, en 1896, Picard fit un voyage au Congo et fut l’hôte du vice-gouverneur général Wangermée, celui-ci lui montra un exemplaire de son mémoire, en disant : « Il nous a été envoyé de Bruxelles avec cette recommandation : Que ce soit votre Bible ! »

Une fois les objections d’ordre juridique écartées, les choses marchèrent rondement.

Coquilhat fut envoyé à Boma, comme vice-gouverneur, pour préparer l’orientation nouvelle qui allait être donnée à la politique économique de l’État (novembre 1890)[2].

D’autre part. Vankerkhoven s’était offert pour aller, à peu de frais, récolter l’ivoire, dont Stanley, Lupton-bey et l’explorateur Junker avaient signalé l’existence, en stocks immenses, dans IUele, le Bahr-el-Gazal et le Haut Nil. Il fut nommé chef d’expédition, et son arrière-garde quitta le Stanley Pool en février 1891.

Le 21 septembre suivant, sous le contre-seing de M. Van Eetvelde, secrétaire d’État, le Roi signait le décret inaugurant le nouveau cours :

« Les commissaires des districts de l’Aruwimi-Uele et de l’Ubangi, les chefs d’expédition du Haut Ubangi prendront les mesures urgentes et nécessaires pour conserver à la disposition de l’État les fruits domaniaux, notamment l’ivoire et le caoutchouc. »

Ce décret, qui allait avoir de si graves conséquences, resta secret pendant plusieurs mois et ne parut jamais au Bulletin officiel.

Il ne tarda pas à être suivi de deux circulaires destinées à le mettre à exécution : 1° celle du commissaire de district de l’Ubangi-Uele, qui défendait aux indigènes de chasser l’éléphant, à moins qu’ils n’apportassent à l’État l’ivoire récolté : 2° celle du commandant de l’expédition die Haut Ubangi, qui interdisait aux indigènes de « distraire à leur profit et de vendre quelque partie que ce soit de l’ivoire ou du caoutchouc, fruits du Domaine de l’État » ; la circulaire ajoutait que les commerçants qui achèteraient aux indigènes ces produits, dont l’État n’autorise la récolte qu’à la condition qu’on lui apporte les fruits, se rendraient coupables de recel et seraient dénoncés aux autorités judiciaires (Yokoma, 15 février 1892)[3].

En somme, l’État transformait la domanialité théorique de 1885 en domanialité effective. Il se déclarait propriétaire de tout le territoire du Congo, à l’exception des terres appartenant à des particuliers, ou bien occupées par des villages ou des cultures indigènes, et, tirant de cette déclaration de propriété la seule conséquence pratique importante qu’elle put avoir alors, il proclamait son droit exclusif sur l’ivoire, le caoutchouc et autres fruits de ses terres domaniales.

La mise en vigueur du décret de 1891 ne se fit point sans protestations énergiques de la part du commerce libre et des partisans de la liberté commerciale.

Dès la fin de 1891 et, surtout, en 1892, des lettres d’agents commerciaux — dont plusieurs ont été publiées par Ed. Morel[4] annoncèrent aux dirigeants des sociétés commerciales de Bruxelles et de Rotterdam que le commerce privé du caoutchouc ou de l’ivoire devenait impossible, que les indigènes étaient contraints de remettre tous les « fruits domaniaux » aux agents de l’État, que ce nouvel état de choses engendrait d’incessantes palabres et provoquait de cruelles répressions.

Aussitôt les sociétés libres, et, surtout, le groupe puissant de compagnies commerciales belges que présidait M. Thys, dénoncèrent avec vigueur ce qu’elles considéraient comme une violation de la liberté commerciale garantie par l’Acte de Berlin. Elles s’en prirent même à la personne du Roi, inspirèrent contre lui une campagne de presse violente et firent, pour l’amener à composition, des efforts d’autant plus pressants qu’elles se trouvaient menacées dans leur existence même.

D’autre part, le Gouverneur général Camille Janssens, donna sa démission plutôt que de signer les décrets qui allaient avoir pour conséquence l’établissement du travail forcé.

Le Roi fut profondément irrité de ces résistances ; mais, tout en ne cédant rien sur les principes, il comprit la nécessité de jeter du lest. En conséquence, il proposa et fit accepter par les Compagnies un modus vivendi : le décret de 1891 fut considéré comme non avenu ; les circulaires furent rapportées, et un décret nouveau, du 30 octobre 1892, établit, pour un terme qui devait prendre fin à l’époque où la Belgique exercerait son droit de reprise, un régime transactionnel.

En vertu de ce décret, le territoire de l’État était divisé en trois zones, assez vaguement délimitées, soumises à des régimes économiques différents :

1° La zone formant le Domaine privé, stricto sensu, et comprenant les bassins du M’Bomou, de l’Uele, des rivières Mongala, Itimbiri et Aruwimi, du Lopori et de la Marinja, en amont du point ou ces cours d’eau forment la Lulonga, des lacs Léopold II et Tumba, de la Lukenié.

2° La zone comprenant le Mayombe et la région des cataractes, les rives du Haut Congo depuis le Pool jusqu’aux Falls, excepté celles des districts de l’Équateur et de l’Aruwimi, la rive gauche de l’Ubangi, en aval du confluent du M’Bomou, les bassins du Ruki, de l’Ikelemba et de la Lulonga, en aval du confluent du Lopori et celui du Kasaï. Cette zone devait rester ouverte au commerce libre.

3° La zone formée par les territoires excentriques du Congo-Lualaba et du Haut Lomami, ainsi que du Katanga, dans laquelle l’exploitation serait réglée lorsque les circonstances le permettraient[5].

Cette délimitation, évidemment, ne pouvait, en théorie, satisfaire ceux qui prétendaient que la nouvelle politique domaniale de l’État était en contradiction flagrante, sinon avec la lettre, du moins avec l’esprit de l’Acte de Berlin ; mais elle donnait une satisfaction suffisante aux intérêts privés qu’avait lésés le décret de 1891, et, par le fait, elle mit fin pendant de longues années, à leurs réclamations.

Actuellement encore, le décret du 30 octobre 1892 reste en vigueur, jusqu’en 1911 ou 1912, dans la moitié du Congo, mais le régime qu’il établissait a subi des modifications essentielles.

A. La zone dont le régime était provisoirement réservé a été, dans la suite, incorporée au Domaine privé, de même que la majeure partie des rives du Congo, depuis le Pool jusqu’aux Falls.

B. Le bassin du Kasaï, qui constituait, de loin, la plus importante et la meilleure part de la zone dite du commerce libre, ne fut pas réellement placé sous le régime de la liberté commerciale. Une quinzaine de sociétés y acquirent de petits espaces de terrain, y construisirent des factoreries et commencèrent, sans beaucoup de succès, d’ailleurs, à acheter du caoutchouc aux indigènes, qui profitaient de leur concurrence pour exiger de gros prix. Mais, en 1901, à l’intervention de l’État, on s’entendit pour mettre fin à cette situation. Une sorte de trust des sociétés exploitantes fut constitué, sous le nom de Compagnie du Kasaï. Les sociétés participantes renoncèrent, au profit de la société nouvelle, à tout commerce d’importation et d’exportation, notamment celui de l’ivoire et du caoutchouc, pour une durée de trente années. De son côté, l’État souscrivit la moitié des actions et accorda à la Compagnie le droit, mais non pas le droit exclusif, de récolter les produits végétaux et l’ivoire dans le bassin du Kasaï pendant le même terme de trente ans[6].

C. Quant au Domaine proprement dit, strictement fermé au commerce libre, une série de décrets et d’actes de concessions, postérieurs au 30 octobre 1892, le divisèrent en trois parties : le Domaine privé, le Domaine de la Couronne et le Domaine exploité par des Compagnies concessionnaires de l’État.

Le Domaine privé. — Le décret du 5 décembre 1892 dispose que les terres domaniales désignées à l’article II du décret du 30 octobre 1892 — zone dans laquelle l’exploitation par des particuliers n’est pas autorisée — forment le Domaine privé de l’État, dont les revenus nets sont affectés au paiement des dépenses publiques. L’exploitation des biens de ce domaine privé aura lieu par voie de régie directe ou autrement.

Le Domaine de la Couronne. Des décrets, en date du 8 mars 1896 (non publié) et du 23 décembre 1901, détachent du Domaine privé, pour former le Domaine de la Couronne, toutes les terres vacantes situées dans les bassins du lac Léopold II et de la rivière Lukenié, ainsi que dans le bassin de la rivière Busira-Momboyo, jusque dans les régions avoisinant le Lomami à l’est et, au sud, le Sankuru. Les revenus de ce domaine, exploité par l’État, sont attribués au Souverain.

Le Domaine concédé. Par une série d’actes, dans le détail desquels il est inutile d’entrer[7], l’État cède, en pleine propriété, certaines parties du Domaine privé à des sociétés commerciales : c’est ainsi que le bloc de la Busira appartient à trois Compagnies : la Compagnie pour le commerce et l’industrie, la Société du Haut Congo, la Compagnie du chemin de fer du Congo ; la Compagnie de katanga, de son côté, reçoit en pleine propriété le tiers des terres domaniales situées au Katanga ; la Compagnie du Lomami devient propriétaire d’un territoire important dans le bassin de cette rivière.

D’autre part, l’État concède, pour des durées de trente, cinquante ou quatre-vingt-dix-neuf ans, à des Compagnies dont il possède la moitié des actions, le droit d’exploiter à leur profit exclusif certains produits végétaux, animaux et même minéraux, sur des portions très considérables du Domaine privé.

Les plus importantes de ces Compagnies furent la Société Anversoise du commerce au Congo, l’Abir, le Comptoir commercial congolais (C. C. C.), la Compagnie du chemin de fer des Grands Lacs, qui s’est fait attribuer pour quatre-vingt-dix-neuf ans, quatre millions d’hectares de terre dans la Province Orientale.

Dans la pensée du Souverain, ces sociétés devaient être pour l’État de véritables auxiliaires, qui ne se borneraient pas à lui remettre la moitié de leurs bénéfices, mais exerceraient, en son lieu et place, quantité de fonctions qu’il n’était pas en mesure de remplir directement.

C’est ce que montre fort bien la curieuse lettre suivante, adressée à M. Charles Lemaire, commissaire du district de l’Équateur, pour lui annoncer la venue des agents de l’Abir, chargés par cette Compagnie de l’installation des comptoirs du Lopori et de la Marinja :

ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO
   
2 décembre 1892
Secrétariat d’État
de l’Intérieur
Cher Monsieur Lemaire,

Le porteur de la présente est M. Engerieth, le chef de la Anglo-Belgian India Rubber Co dans votre district. Engerieth et ses adjoints ont été chargés d’aller installer les comptoirs du Lopori et de la Marinja, et je le recommande très particulièrement à vos bons offices et à ceux des agents placés sous vos ordres, l’État attachant la plus grande importance à ce que la Société réussisse dans les opérations qu’elle va entreprendre dans votre district.

Ces agents ont reçu de leur direction l’ordre d’avoir les plus grands égards pour les autorités et de s’inspirer des conseils que celles-ci croiraient devoir leur donner. Ils ont reçu aussi pour instruction de se rendre, dans la mesure de leur tâche, utiles à l’État et à ses représentants. C’est ainsi qu’ils opéreront des recrutements pour l’État, et vous leur remettrez à cet effet des armes et de la poudre d’après les ordres qui vous seront transmis de Boma.

Ainsi que vous le savez, l’État s’est engagé à fonder un certain nombre de postes et à les remettre à la Compagnie avec les terres qui les entourent dans un rayon de 25 kilomètres. Il importe que l’emplacement de ces postes soit bien choisi au point de vue de la récolte des produits et il sera utile, je pense, que cet emplacement soit déterminé de commun accord avec M. Engerieth. Notre intérêt est que sous ce rapport comme sous d’autres, la compagnie reçoive toute satisfaction et que les meilleurs endroits lui soient réservés. Nous n’aurions pas d’objection à ce qu’elle en choisisse si elle le juge favorable, sur la Lulonga.

L’engagement de fonder ces postes comporte celui d’y élever les premières constructions en matériaux du pays et de mettre les agents en relations paisibles avec les indigènes.

Je compte, cher monsieur Lemaire, sur votre zèle et sur votre dévouement intelligent pour faciliter, dans la plus large mesure, les débuts de cette nouvelle entreprise.

xxxxxxVeuillez me croire,

xxxxxxxxxxxVotre tout dévoué,

(Signé)xxxVan Eetvelde.

On voit qu’abstraction faite de la zone dite du commerce libre, ou bientôt, d’ailleurs, allait se fonder le monopole de fait de la C. K. (Compagnie du Kasaï), la nouvelle politique de l’État aboutissait à incorporer la plus grande partie de l’immense territoire du Congo dans son Domaine, exploité directement par lui, ou par des Sociétés comme l’Abir, auxquelles il allait jusqu’à fournir de la poudre et des armes, pour l’aider dans l’accomplissement de sa mission gouvernementale !

Il est vrai que, dans la forme, les décrets nouveaux n’abrogeaient point les décrets de 1885 et 1886 relatifs aux droits des indigènes sur les terres occupées par eux. D’autre part, un décret, également daté du 5 décembre 1892, prescrivait une enquête en vue de déterminer les droits acquis des indigènes en matière d’exploitation du caoutchouc et d’autres produits végétaux, dans le territoire du Haut Congo, antérieurement à la promulgation de l’ordonnance du 1er juillet 1885.

Mais cette enquête n’eut lieu que pro forma. Elle ne fut ni contradictoire, ni même sérieuse. Elle ne releva des faits d’exploitation commerciale du caoutchouc par les indigènes, avant 1885, que dans le bassin de la Lulua et dans la partie méridionale du Lunda[8]. D’autre part, l’interprétation donnée aux mots « terres occupées par les indigènes » devint tellement restrictive, qu’elle aboutit à les déposséder à peu près complètement[9].

Seulement, il ne suffisait pas de s’approprier les terres dites vacantes et de s’attribuer les fruits du Domaine ainsi constitué. Encore fallait-il avoir des travailleurs pour les récolter. Or, les noirs, qui ne se refusent pas au travail du caoutchouc dans les colonies françaises, anglaises et portugaises de l’Afrique occidentale, où on leur paie la pleine valeur de leur produit, manifestaient, au contraire, pour ce même travail, la plus vive répugnance, dans les forêts congolaises, où on offrait de leur payer, non le prix du caoutchouc qu’ils apportaient, mais un salaire dérisoire de leur main-d’œuvre, payé en marchandises scandaleusement surévaluées. Aussi, la conséquence logique de l’appropriation des produits naturels du sol par l’État, ou par des Compagnies concessionnaires de l’État, c’était — sous peine de n’obtenir rien qui vaille — le travail forcé.

Dans la partie du Domaine exploitée directement par l’État — D. P. ou D. C. — on contraignit les indigènes, sous prétexte d’impôt en travail ou en nature, à des prestations qui, jusqu’en 1903, furent fixées arbitrairement par les agents de l’État. Par la suite, un décret du 18 novembre 1903 établit une législation uniforme en matière « d’impôts », pour tout le territoire de l’État, fixant, en principe, à une durée de quarante heures effectives par mois, les travaux à effectuer par tout indigène adulte et valide. Mais partout, ainsi que le constata la Commission d’enquête, cette loi fut effrontément violée[10].

Dans les territoires concédés à des Compagnies, l’État leur délégua une partie de ses pouvoirs : il les autorisa à exiger des noirs le travail du caoutchouc, ainsi que d’autres prestations, et à exercer contrainte pour les obtenir. Cette délégation, d’abord tacite, ensuite formelle, fut régularisée par le décret du 18 novembre 1902, qui établit, pour les indigènes de tous les territoires, l’impôt de quarante heures, et permit au Gouverneur général de commissionner les agents commerciaux pour lever cet impôt.

On sait à quels abus ce système donna lieu[11].

Dans son rapport de 1905, la Commission d’enquête exprime l’avis que la délégation du droit de percevoir l’impôt et d’exercer la contrainte à des agents de sociétés particulières, âpres au gain, stimulés par l’appât de primes considérables, et souvent mal recrutés, fut la cause principale des faits les plus graves qu’elle eut à constater[12].

On serait tenté de lui donner raison, quand on lit les témoignages effroyables qui ont été apportés devant elle, par les missionnaires de la Congo Balolo Mission, sur les horreurs qui ont été commises dans les régions contrôlées par l’Abir[13].

Cependant, des hommes digues de foi, qui séjournèrent longtemps à l’Équateur, m’ont affirmé que, si l’attention des membres de la Commission d’enquête fut particulièrement attirée sur les agissements de l’Abir, il ne faudrait pas croire que la situation fût meilleure dans les territoires voisins, exploités par l’État, pour le compte du Domaine de la Couronne. Les agents des sociétés, en effet, étaient, si peu que ce fût, sous la surveillance de l’État, tandis que les fonctionnaires de l’État, qui, eux aussi, recevaient des primes pour le caoutchouc et l’ivoire, échappaient à toute autre surveillance que l’apparition, rarissime, de quelque magistrat.

En tout cas, le fait est que rien de ce qui s’est passé, dans le territoire de l’Abir, ne dépasse en horreur les actes monstrueux qui furent commis, vers 1895, dans certaines parties du Domaine de la Couronne.

M. G. Loraud, par exemple, révéla à la Chambre des Représentants, en 1900, que des soldats de la Force publique, voulant prouver qu’ils avaient efficacement employé leurs cartouches, apportèrent en un seul jour, à un officier, qui est actuellement encore dans l’armée belge, 1.357 mains coupées[14] ! Le rév. Clarke, qui habitait en 1895, dans les mêmes régions, raconte, en ces termes, ce qu’il y a vu.

Le caoutchouc a coûté des centaines de vies dans ce district, et les scènes auxquelles j’ai assisté, alors que j’étais incapable de secourir les opprimés, ont parfois suffi à me faire souhaiter la mort. Les soldats sont des sauvages, voire même des cannibales, dressés au maniement du fusil. Dans bien des cas ils sont détachés sans surveillance et font ce qui leur plaît. Quand ils arrivent dans un endroit, ni les biens, ni la femme d’aucun habitant ne sont en sûreté, et, à la guerre, ils sont de vrais démons. Imaginez-les, revenant d’avoir soumis quelques rebelles. Voyez, à l’avant du canot, une perche à laquelle pend on ne sait quelle grappe… Ce sont les mains, les mains droites, de seize guerriers qu’ils ont massacrés. Des guerriers ! Ne distinguez-vous pas, parmi ces mains, celles de petits enfants ? Je les ai vus, je les ai vus couper le trophée pendant que le pauvre cœur battait encore, faisant jaillir le sang des artères à une distance d’au moins quatre pieds[15]!

On a essayé d’excuser de tels faits, en disant qu’ils étaient conformes à des coutumes indigènes, antérieures à l’arrivée des Européens. Soit ; mais si des Européens ont toléré de telles coutumes et n’ont pas rougi de se faire apporter des paniers de mains coupées, c’est parce que la terrorisation des « contribuables » était une des conditions essentielles du fonctionnement du régime.

Tout se tient, en effet, dans le système introduit par les décrets de 1891-1892 : appropriation par l’État de tout le territoire non occupé par les villages ou les cultures ; attribution à l’État, ou aux concessionnaires de l’État, en vertu du principe de domanialité, de tous les produits naturels du sol ; recours à la contrainte pour obtenir, à défaut de rémunération suffisante, la main-d’œuvre nécessaire pour la récolte ; emploi de la violence pour rendre cette contrainte effective et efficace.

Que l’une des pièces de ce système vienne à disparaitre, le système tout entier devait aller à la ruine. C’est ce que l’on vit au lendemain des réformes que l’opinion publique contraignit l’État à réaliser.


§ 3. — Les réformes de 1906.


À la suite du rapport de la Commission d’enquête et des conclusions votées par la Commission des reformes, nommée immédiatement après la publication de ce rapport, l’État prit un ensemble de mesures relatives aux Compagnies concessionnaires, à la portion du Domaine exploitée en régie, et à la délimitation des terres indigènes :

1° Deux conventions à forfait, conclues le 12 septembre 1906, entre l’État, d’une part, l’Abir et la Société Anversoise, d’autre part, enlevèrent à ces Compagnies, contre qui l’opinion était fort montée, l’exploitation du territoire qui leur avait été concédé. L’État se chargea de l’exploiter lui-même, mais à charge de livrer le caoutchouc aux Sociétés concessionnaires, à raison de 4 francs le kilo[16].

2° Un décret du 8 mai 1905 transforma le Domaine de la Couronne en une Fondation, gérée par trois administrateurs au moins, nommés par le Fondateur, et, après lui, par le chef de la maison royale de Belgique[17].

3° Un décret du 3 juin 1906 décida que, désormais, « les biens et les mines administrés en régie par l’État, et les mines non concédées, constituent un Domaine national », géré par un conseil de six membres, désignés par le chef de l’État[18].

4° Enfin, un autre décret, également du 3 juin 1906, donne pour la première fois, dans son article Ier, une définition des mots « terres occupées par les indigènes » et prend une série de mesures pour consacrer les droits de ceux-ci.

Les principales dispositions de ce décret peuvent se résumer comme suit :

a) Sont terres occupées par des indigènes, les terres que les indigènes habitent, cultivent ou exploitent d’une manière quelconque, conformément aux coutumes et usages locaux.

b) Il sera procédé sur place à la détermination et à la constatation officielle de la nature et de l’étendue des droits d’occupation des indigènes.

c) Le Gouverneur général, ou le Commissaire de district délégué à cette fin, en vue de tenir compte des modes de culture des indigènes et de les encourager à de nouvelles cultures sont autorisés, quels que soient les droits d’occupation des indigènes, en vertu de l’article Ier à attribuer à chaque village une superficie de terres triple de l’étendue de celles habitées et cultivées par eux et même à dépasser cette superficie triple avec l’approbation du Roi-Souverain.

d) Les indigènes pourront utiliser les terres qui leur seront attribuées, à leur convenance, mais, afin de leur maintenir cette situation, ils ne pourront en disposer au profit de tiers sans l’autorisation du Gouverneur général. En vue de constater la propriété des indigènes sur le caoutchouc provenant de ces terres, il leur sera délivré, par le chef de poste le plus voisin, un certificat d’origine des quantités récoltées.

e) En vue de favoriser le développement des cultures, le Gouverneur général mettra gratuitement à la disposition des indigènes, des graines, des plants ou des baliveaux d’essences à latex ou d’autres essences de rapport. Il chargera les chefs de poste et les agents du service de l’agriculture d’en faire la répartition équitable entre les villages et d’initier les indigènes aux soins à donner à leurs cultures.

f) En dehors des terres qui leur seront attribuées, les indigènes peuvent couper le bois destiné à leur usage personnel et, dans les limites des lois et règlements sur la matière, ils peuvent pêcher dans les fleuves, rivières, lacs et étangs, et chasser dans les forêts et terres domaniales.

Il semble, à première vue, que ce décret du 3 juin 1906 inaugurait, au profit des indigènes, une politique nouvelle. Mais il fallut déchanter lorsque parut la circulaire du 8 septembre 1906, émanant du Vice-Gouverneur général et donnant aux agents de l’État des instructions sur la manière de faire l’enquête locale prescrite pour fixer les droits des indigènes.

Sauf, en effet, cette concession, plus apparente que réelle, que les indigènes pourraient récolter le caoutchouc sur les terres qui leur seraient attribuées dans la banlieue de leurs villages, il demeurait vrai que, « même sur les terres occupées par eux, les indigènes ne pouvaient disposer des produits du sol que dans la mesure où ils en disposaient avant la constitution de l’État[19] », c’est-à-dire, comme le fait remarquer le P. Vermeersch, avant 1885, alors que l’État ne possédait que treize stations, que la plus grande partie du territoire n’était même pas explorée !

Pour le surplus, l’État, ou les Compagnies, soit propriétaires, soit concessionnaires, conservaient sur les terres domaniales, leur droit exclusif sur les produits naturels du sol, spécialement sur le caoutchouc, et, par conséquent, — sauf en ce qui concerne les terres de culture. — rien d’essentiel n’était changé au régime foncier antérieur.

Seulement, on annonçait l’intention d’observer plus sérieusement la loi des quarante heures ; on enlevait aux Compagnies tout droit d’exiger des prestations des indigènes ; on prenait un ensemble de mesures pour empêcher que désormais on ait recours, pour faire rentrer les impôts, à des violences ou des moyens de contrainte illégaux.

D’autre part, au lendemain du rapport de la Commission d’enquête, l’opinion publique, mieux avertie, se montra plus agissante. Les consuls et les missionnaires étrangers dénoncèrent sans relâche les abus qui continuaient à se commettre. La magistrature congolaise, elle-même, montra beaucoup d’énergie dans la répression des délits qui lui étaient signalés. Les agents de l’État, n’étant plus encouragés directement par des primes, et « craignant les substituts plus que les léopards », mirent une mollesse croissante à exercer la contrainte fiscale, si bien qu’en 1908, à l’époque de la reprise par la Belgique, le « système » était en pleine décomposition.

J’eus l’occasion de le constater de visu, lors du voyage que je fis au Congo, pendant les mois d’août, septembre et octobre 1908, au moment même où les Chambres belges venaient de voter le traité d’annexion.

Dans la Mougala, par exemple, où, deux ans auparavant l’on faisait, régulièrement, 60 tonnes de caoutchouc par mois, la production mensuelle était tombée à moins de 20 tonnes. Au lieu d’aller, tous les mois, pendant deux ou trois semaines en forêt, les indigènes n’y allaient plus que tous les trimestres, et, peu de temps après notre passage, la récolte dut être complètement suspendue.

Il est vrai que dans d’autres districts, où la contrainte avait été moins violente, le fléchissement des récoltes était moins sensible ; mais, partout, l’épuisement des forêts, le mauvais vouloir croissant des indigènes, le relâchement de la contrainte conduisaient plus ou moins rapidement le système à une véritable banqueroute. C’est ce que m’expliquait, en ces termes, un des hauts fonctionnaires congolais qui, résidant au cœur de la région caoutchoutière, parlait d’expérience :

« Dès à présent, on peut dire qu’indépendamment de toutes considérations humanitaires, le travail forcé pour le caoutchouc est virtuellement condamné, pour des raisons d’ordre économique. D’une part, il pousse les indigènes à couper les lianes parce qu’ils espèrent que, le jour où il n’y aura plus de caoutchouc, on les laissera tranquilles. D’autre part, comme travail forcé signifie toujours mauvais travail, ils fournissent du caoutchouc de qualité inférieure, en mélangeant au latex des gommes de mauvaise qualité.

« Au surplus, les forêts s’épuisent ; les grosses lianes deviennent rares ; les autres ne seront pas exploitables avant plusieurs années. Aussi faut-il qu’on se résigne, qu’on laisse reposer les forêts de caoutchouc, jusqu’au jour où les jeunes générations, n’ayant plus les répugnances des anciennes, se mettront à travailler pour le commerce libre[20]. »

Ces prévisions pessimistes n’ont certes pas empêché que, depuis lors, les hauts prix du caoutchouc aient à peu près compensé le déficit de la production ; mais, dans les régions, du moins, ou le rubber system fonctionnait depuis de longues années, — l’Équateur ou la Mongala par exemple, — il n’est pas douteux que si l’on y a renoncé, c’est, avant tout, parce qu’il ne payait plus.


  1. Dans son livre En Congolie, M. Picard, tout en maintenant que le système était fondé en droit, signale les abus auxquels, des 1896, il donnait lieu (pp. 207 et suiv. de la 3e édition).
  2. Voir Wauters, Le Mouvement géographique, 9 janvier 1910, p. 14. — Il convient de noter cependant que, déjà, le décret du 17 octobre 1889, sur l’exploitation du caoutchouc et autres produits végétaux, affirmait les droits de l’État sur ces produits, « dans les terres où ces substances ne sont pas encore exploitées par les populations indigènes et font partie du domaine de l’État ». (Voir Louwers, Lois en vigueur dans l’État Indépendant du Congo. Bruxelles, 1910. p. 665, note.)
  3. Wauters (L’État Indépendant, p. 403) parle également d’une circulaire analogue, qui aurait été publiée par M. Charles Lemaire, alors commissaire du district de l’Équateur. Mais la circulaire à laquelle il fait allusion n’avait pas été prise en exécution du décret de 1891. Elle obligeait les chefs qui avaient commis quelques fautes à payer des amendes en caoutchouc, au lieu de s’acquitter, comme c’était l’habitude, en remettant à l’État des esclaves, que l’on enrôlait ensuite, comme « libérés », parmi les travailleurs ou les soldats de la force publique. C’est un peu plus tard seulement, que l’ « exploitation en régie » du caoutchouc commença dans l’Équateur.
  4. Morel, King Leopold's Rule in Africa, pp. 38 et suiv.
  5. Voir le texte du décret dans Louwers, loc. cit., p. 645.
  6. Voir texte de la Convention du 31 décembre 1901, dans l’Exposé des motifs du projet de loi réalisant le transfert à la Belgique de l’État Indépendant. Chambre des Représentants. Documents (1907-1908). Annexes n° 10.
  7. On trouvera les principaux de ces Actes dans les Documents parlementaires de la Chambre des Représentants, 1907-1908. en annexe au traité de reprise.
  8. Voir Vermeersch. La Question congolaise, p. 127. Bruxelles, Bulens, 1906.
  9. Cf. Rapport de la Commission d’enquête, Bulletin officiel de l’État Indépendant du Congo, 1905, nos 9 et 10, p. 151.
  10. Bulletin officiel, 1905, nos9 et 10, p. 192.
  11. Louwers. Lois en rigueur dans l’État Indépendant du Congo, Bruxelles, 1905, p. 535.
  12. Bulletin officiel, 1905, nos9 et 10, p. 226.
  13. Témoignages de la Commission d’enquête au Congo. Édition belge. Liverpool, Richardson and Sons, 1905.
  14. Séance de la Chambre des Représentants, 19 avril 1900. Annales parlementaires, 1899-1900. p. 1098.
  15. Cité par Conan Doyle, The Crime of the Congo, p. 52.
  16. Chambre des Représentants. Documents parlementaires, 1907-1908, pp. 428 et 432.
  17. Ibid., p. 456.
  18. Louwers. Lois en vigueur dans l’État Indépendant du Congo. p. 647, 1.
  19. Vermeersch. Les destinées du Congo belge, p. 31.
  20. Vandervelde. Les derniers jours de l’État du Congo, p. 166. Bruxelles