La Belgique et le Congo (Vandervelde)/1/03

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F. Alcan (p. 54-85).


CHAPITRE III

LE TRAVAIL FORCÉ


Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, je dirais : les peuples d’Europe avant exterminé ceux de l’Amérique, ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique pour s’en servir à défricher tant de terres. Ceux dont il s’agit sont noirs des pieds à la tête ; ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
Montesquieu. (Esprit des Lois.)
Auferre, trucidare, rapere falsis nominibus imperium, atque ubi solitudinem faciunt, pacem appellant.
Tacite.


Les décrets de 1891-1892, qui faisaient de Léopold II le maître absolu, le propriétaire de tout le Congo, eussent été inefficaces, si le Souverain n’était pas parvenu à se procurer les forces de travail nécessaires pour mettre en valeur cet immense territoire.

Or, étant donné le climat, la seule main-d’œuvre d’exécution sur laquelle il fut possible de compter, d’une manière permanente et durable, était la main-d’œuvre indigène recrutée sur place.

Certes, dans les débuts, et notamment pour la construction du chemin de fer de Matadi au Stanley Pool, on eut recours à des gens de la côte, ou bien à des Chinois et des Barbades — dont les neuf dixièmes succombèrent — ; mais par sa nature même, cette importation de travailleurs ne pouvait fournir qu’un nombre restreint d’ouvriers spéciaux, pendant une période de transition plus ou moins longue. Aussi, pour la recolle des produits forestiers, le portage ou le pagayage, l’établissement de cultures vivrières, le développement des moyens de communication, était-il indispensable de trouver chez les autochtones les bras nécessaires à la mise en exploitation du pays.

C’est pour arriver à ce résultat que l’État du Congo, ayant supprimé tout stimulant au travail libre, par la confiscation, dans la plupart des districts, des produits naturels qui auraient pu servir de matière commerçable aux indigènes, organisa progressivement un vaste système de contrainte, dont les traits essentiels se trouvent décrits dans le rapport de la Commission d’enquête de 1905.

L’évolution de ce système, d’ailleurs, coïncide avec l’évolution du régime foncier.


§ 1. — Le décret de 1892 et la loi des quarante heures.


Aussi longtemps que dura la période de liberté commerciale, aucune mesure ne fut prise pour contraindre les indigènes au travail. C’est à partir de 1891 seulement que des décrets successifs, ne visant encore que des cas particuliers, établirent soit des redevances domaniales, soit des prestations obligatoires à fournir par les localités ou les chefs indigènes.

Mais, le 5 décembre 1892, un décret du Roi-Souverain (non publié au Bulletin officiel) chargea le Secrétaire d’État Van Eetvelde « de prendre toutes les mesures qu’il jugera utiles ou nécessaires pour assurer la mise en exploitation du Domaine privé », et c’est dans ce décret que, pendant plus de dix ans, l’Administration crut pouvoir puiser le droit d’exiger des prestations en travail et de déléguer ce droit aux Sociétés concessionnaires, sans que la nature ou le taux de ces prestations fussent déterminés et sans que l’on fixât d’une manière quelconque les moyens de contrainte à employer pour leur recouvrement.

Ce régime de complet arbitraire ne tarda pas à entraîner des abus d’autant plus graves que les agents de l’État, aussi bien que ceux des Compagnies, étaient incités par des primes à faire travailler les indigènes le plus possible.

L’existence de ces primes a été longtemps niée par l’État Indépendant.

Par une lettre du 9 décembre 1895, le comte d’Alvensleben, au nom du gouvernement allemand, ayant demandé au Secrétaire d’État, M. Van Eetvelde, de déclarer « sans détours » qu’à l’avenir aucune prime ne serait payée aux agents et aux officiers, sur l’ivoire ou sur le caoutchouc, M. Van Eetvelde répondit :

Comme suite à la communication de votre Excellence, j’ai l’honneur — sans entrer dans l’examen de la question de droit — de vous déclarer qu’il n’existe pas de primes commerciales aux agents de l’État Indépendant du Congo et que le gouvernement n’a pas l’intention d’en établir, pas plus sur le caoutchouc que sur l’ivoire, ou sur tout autre produit.

Dix années s’écoulèrent avant que l’opinion publique fût mise à même d’apprécier la bonne foi de cette déclaration.

Le 9 mars 1905, dans une interpellation adressée au gouvernement belge, celui qui écrit ces lignes affirma que les officiers belges qui se trouvaient alors au Congo étaient pécuniairement intéressés à la production du caoutchouc et de l’ivoire. On lui répondit par des dénégations formelles, mais, au cours même de la discussion, l’interpellateur reçut un pli cacheté, sans indication de provenance, contenant les originaux d’une série de circulaires secrètes, relatives à la question des primes[1].

La première de ces circulaires, datée du 20 juin 1892, et émanant de M. Van Eetvelde lui-même, annonçait qu’à l’avenir il serait accordé aux agents qui s’occuperaient de l’exploitation des forêts de l’État, des gratifications proportionnées aux frais d’exploitation. Ces gratifications étaient d’autant plus fortes que les prix de revient des « produits domaniaux » étaient moindres. Si l’on s’emparait par la force d’un stock d’ivoire, si l’on parvenait, en terrorisant les indigènes, à leur faire produire du caoutchouc à moins de 30 centimes le kilo, les primes atteignaient leur maximum.

Dès l’année suivante, il est vrai, une nouvelle circulaire de M. Fuchs, faisant fonctions de Gouverneur général (9 juin 1893), vint changer, non pas le système, mais le nom qui lui était donné : les gratifications s’appelleraient, à l’avenir, frais de perception, mais les tarifs restaient les mêmes.

Plus tard, après la lettre du comte d’Alvensleben, les « frais de perception » furent remplacés à leur tour par un système nouveau qui consistait (Circulaire du 3 janvier 1896) « à attribuer aux agents qui ont contribué directement ou indirectement aux récoltes, un certain nombre de points, suivant leurs mérites respectifs, la totalité de ces points étant représentée par 10. Il sera inutile de faire figurer sur les états de perception les commissaires de district ou les chefs d’expédition, car le gouvernement pourra, d’après les récoltes effectuées, juger de l’importance de leurs services ». Enfin, dernier avatar, une nouvelle circulaire du 31 décembre 1896 substitua au système les points, qui ressemblait encore trop à l’ancien système des primes, le système des allocations de retraite : le gouvernement se réservait formellement la faculté d’allouer ou ne pas allouer ces « récompenses » et, en principe, une allocation ne pouvait être accordée « au personnel des districts dont la situation ne serait pas, tant sous le rapport humanitaire et politique que sous le rapport économique, dans une voie de progression constante ».

Même sous cette forme atténuée, dont l’hypocrisie était un hommage à l’opinion publique dont l’éveil commençait, la participation des agents de l’État aux bénéfices de l’exploitation des indigènes continuait à présenter des inconvénients graves. Aussi, peu d’années après, le gouvernement fut-il obligé de prendre des mesures — au moins sur le papier — pour rendre moins arbitraire le régime du travail forcé.

Pendant les premiers temps, en effet, les agents avaient eu « carte blanche ». Des crimes abominables étaient restés impunis. L’autorité administrative était même intervenue, en maintes circonstances, pour arrêter des poursuites que le parquet avait entamées[2]. Néanmoins, quelques coupables, particulièrement compromis, furent déférés à la justice, et comme il apparut clairement que, dans la plupart des cas, la cause première des faits qui leur étaient reprochés était le système de contrainte qu’ils étaient chargés de mettre en vigueur, le tribunal de Boma se posa la question de savoir si ce système avait une base légale, et, par deux arrêts successifs, exprima l’opinion que, dans l’état de la législation, nul ne pouvait forcer les indigènes au travail.

Dans ces conditions, le gouvernement comprit la nécessité de réglementer la matière et édicta le décret du 18 novembre 1903.

En vertu de ce décret, dont les dispositions principales ne cesseront entièrement d’être en vigueur que le 1er juillet 1912, tout indigène adulte et valide est soumis à des prestations qui consistent en travaux à effectuer pour l’État. Ces travaux doivent être rémunérés. Ils ne pourront excéder au total une durée de quarante heures effectives par mois. La rémunération ne pourra être inférieure au taux réel des salaires locaux. Un recensement des indigènes doit être fait par les soins des commissaires de district. Le recensement sert de base au rôle des impositions qui doit indiquer nominativement les contribuables des villages.

Il va sans dire que cet impôt rémunéré n’est pas un impôt véritable, mais un moyen de contraindre les indigènes à travailler pour l’État, cinq jours au moins par mois, pour un salaire qui fut toujours, en fait, énormément inférieur à celui qu’eussent exigé des travailleurs libres.

À l’époque où la Commission d’enquête arriva au Congo, ces prestations obligatoires pouvaient être groupées sous les rubriques suivantes : 1° l’imposition les arachides ;  2° les diverses corvées : coupes de bois, travail dans les postes, pagayage, portage ;les impositions en vivres ;la récolte les produits domaniaux.

L’imposition en arachides n’existait que dans la région des cataractes ; elle ne donnait pas lieu à beaucoup de plaintes, mais ne rapportait guère de bénéfices réels à l’État ; aussi a-t-elle été supprimée depuis lors. Les coupes de bois, le travail dans les postes, le pagayage n’étaient que désagréables aux indigènes par l’imprévu des réquisitions et leur durée excessive. Par contre, le portage, les fournitures de vivres, l’obligation de récolter les produits du Domaine, donnaient lieu aux plaintes les plus vives et les plus justifiées.

A. Le portage. Le portage obligatoire, comme les autres formes du travail forcé, n’avait été introduit qu’à partir de 1891. Auparavant, l’État, pour se procurer des porteurs, n’avait recours qu’au travail libre, et, en somme, pendant plusieurs années, le service des transports, dans la région des cataractes — la seule route de portage qui existait alors —, fonctionna sans trop de difficultés, sauf quand il y avait des épidémies de petite vérole ou des guerres entre indigènes[3].

Les débuts, certes, avaient été peu encourageants.

Lorsque Stanley remonta le Congo en 1881, avec l’expédition du Comité d’études, il dut faire de pressantes démarches auprès des chefs des environs de Vivi, pour ajouter à sa caravane quarante porteurs indigènes ; encore désertèrent-ils, jusqu’au dernier, après quelques jours de marche. Mais deux ans après, on transportait mensuellement deux ou trois cents charges du Bas Congo à Léopoldville, avec changement de porteurs à Lukungu, et, en 1887, lorsque les transports à effectuer devinrent beaucoup plus considérables, le lieutenant Francqui, n’ayant avec lui que trois ou quatre Zanzibaristes, parvint, sans aucune contrainte, à engager sept mille hommes et à en faire marcher, pendant le seul mois de mars, plus de cinq mille. Il faut ajouter à ce chiffre trois mille indigènes recrutés par les factoreries, si bien que plus de huit mille hommes sillonnaient à ce moment, la route de Matadi à Léopoldville. En huit mois, plus de trente mille charges, soit 900.000 kilogrammes, furent ainsi transportés, tandis que, sur l’autre rive du fleuve, plus de six cents indigènes transportaient vers le Pool les lourdes pièces des steamers la Ville-de-Bruxelles et le Roi-des-Belges[4].

Pendant les années qui suivirent, le service des transports devint encore plus intensif : on occupait le Kasaï, on consolidait l’occupation des Falls et de l’Ubangi. On créait la station de Basoko. On devait fournir des porteurs à la Société anonyme belge, qui venait d’établir de nombreux postes sur le haut fleuve, et aux maisons française et hollandaise, dont le mouvement d’affaires allait croissant.

À cette époque encore, les enrôlements étaient libres et l’on s’était borné à établir un plus grand nombre de postes de recrutement.

Mais à partir de 1891 commence le nouveau cours. Le portage devient un impôt, et un impôt d’autant plus insupportable que le besoin des porteurs augmente encore : il faut transporter le matériel des expéditions du Katanga ; envoyer des marchandises vers le Haut, pour payer, si peu que ce soit, les récolteurs de caoutchouc. Bref, le nombre des charges dépasse annuellement cent mille, et pour se procurer, en ne les payant presque pas, les porteurs nécessaires, il faut installer dans chaque poste de recrutement, une cinquantaine de soldats et organiser, dans toute la région, des expéditions militaires pour faire la « presse » des hommes valides.

Pendant toute cette période, et jusqu’au moment ou le chemin de fer arriva à Tumba, supprimant la plus pénible moitié de la route des caravanes, la mortalité est effrayante. Beaucoup d’indigènes s’enfuient au Congo français ou au Congo portugais. Toute la région des cataractes donne une impression cruelle de dévastation et de dépeuplement.

Lorsqu’Edmond Picard visite le Bas Congo en 1896, il décrit en ces termes le calvaire qui monte de Tumba jusqu’au Pool :

L’âpre voie, battue à l’infini par les pieds nus des porteurs, durcie comme une aire, étend opiniâtrement son étroit galon jaune, interminable, à travers la brousse… Incessamment nous rencontrons ces porteurs, isolés ou en file indienne, noirs, noirs, noirs, misérables, pour tout vêtement ceinturés d’un pagne horriblement crasseux, tête crépue et nue supportant la charge, caisse, ballot, pointe d’ivoire, manne bourrée de caoutchouc, baril, la plupart chétifs, cédant sous le faix multiplié par la lassitude et l’insuffisance de la nourriture, faite d’une poignée de riz et d’infect poisson sec, pitoyables caricatures ambulantes, bêtes de somme aux grêles jarrets de singes, les traits contractés, les yeux fixes et ronds dans la préoccupation de l’équilibre et l’hébétude de l’épuisement. Ils vont et viennent ainsi par milliers, organisés en un système de transport humain, réquisitionnés par l’État armé de sa force publique irrésistible, livrés par les chefs dont ils sont esclaves et qui raflent leur salaire, trottinant les genoux ployés, le ventre en avant, un bras relevé en soutien, l’autre s’appuyant, poudreux et sudorants, insectes échelonnant par les monts et les vaux leur processionnaire multitude et leur besogne de Sisyphe, crevant au long de la route, ou, la route finie, allant crever de surmenage dans leur village[5].

Ce martyre, il est vrai, touchait à sa fin. Le chemin de fer allait, peu à peu, guérir les plaies que le portage avait faites, et, quelque dix ans après, lors du passage de la Commission d’enquête, la route des caravanes n’était plus qu’un sinistre souvenir.

Seulement, le mal n’avait fait que se déplacer. D’autres indigènes connaissaient, à leur tour, les « bienfaits de la civilisation ». Des routes nouvelles avaient été ouvertes, vers l’Enclave, vers les Grands Lacs, le Katanga, le sud du Kasaï. Des transports considérables devaient être effectués dans des pays où les vivres étaient rares et la population clairsemée. De plus, l’occupation n’étant pas assez avancée pour affecter au portage de nouvelles races, c’était toujours sur les mêmes individus, généralement des esclaves livrés par les chefs, que retombait la corvée.

Quant aux conséquences de pareil régime, cette seule phrase du rapport de la Commission d’enquête[6] suffit, dans sa concision terrible, à les caractériser :

« Il épuise les malheureuses populations qui y sont assujetties et les menace d’une destruction partielle. »

B. Les fournitures de vivres. — Dans les premiers temps de leur occupation, les Européens qui créaient des postes dans le Haut Congo se procuraient les vivres dont ils avaient besoin, pour eux ou pour leur personnel, en les payant aux prix exigés par les indigènes.

Ces prix étaient, en général, très élevés, car, en bons commerçants, les Congolais organisaient de véritables syndicats de vente. Lors du voyage qu’en 1885, Grenfell fit, sur le fleuve, à bord du Peace, il vit, près du village N’Gombé d’Hebo, non loin du Lukolela, le cadavre d’une femme, pendue à un arbre de la rive. Sa première idée fut qu’elle avait été exécutée pour cause d’adultère, mais les natifs lui dirent qu’elle s’était rendue coupable d’un tout autre crime : elle avait enfreint la règle qui prescrivait de ne vendre aux blancs des marchandises, et spécialement des vivres, qu’à un prix beaucoup plus fort que la valeur du marché local. Or, comme elle vendait ses œufs au blanc de Lukolela, au double seulement de leur valeur, on l’avait mise à mort, pour l’exemple[7].

Il va sans dire que si le régime de l’offre et de la demande avait été maintenu, le progrès des moyens de transport, l’organisation meilleure des ravitaillements, le développement des cultures vivrières eussent bientôt contraint les indigènes à se montrer moins avides.

Mais à partir du moment où les « impôts en travail » furent établis, la question des vivres fut résolue par des procédés beaucoup plus sommaires.

On obligea les « contribuables », en fixant les prix d’autorité, à apporter dans les postes de l’État tout ce qui était nécessaire à la nourriture des blancs : gibier, poisson frais, petit bétail, poules et canards.

On les obligea à fournir, pour l’entretien du personnel noir, le poisson séché et les chikwangues (pains de manioc) qui constituent au Congo le fond de l’alimentation des travailleurs et des soldats de la Force publique.

Dans les petites stations, où les soldats et travailleurs n’étaient pas trop nombreux, et le blanc pas trop exigeant, pareil régime n’avait d’autre inconvénient que d’obliger les indigènes à céder leurs denrées au-dessous de la valeur qu’elles eussent atteint sur un marché libre.

Mais lorsqu’il s’agissait de ravitailler une grande station, avec des centaines, ou même des milliers de bouches à nourrir, la corvée des vivres devenait terriblement lourde.

L’exemple de Léopoldville, cité par la Commission d’enquête, est caractéristique.

Au moment où la Commission y passa, en 1904, environ 3.000 travailleurs et soldats y étaient concentrés. Comme les alentours étaient faiblement peuplés, on avait été obligé d’étendre, d’une manière absolument anormale, la région dont les habitants devaient fournir des chikwangues au personnel noir de Léopoldville. Un village situé à 79 kilomètres au sud était encore imposé pour 350 chikwangues ! Afin d’égaliser, dans la mesure du possible, les charges de l’impôt, on avait divisé la région en trois zones à peu près concentriques. Les villages les plus éloignés de la première zone étaient à 30 kilomètres de Léopoldville : la distance maxima pour la seconde zone était de 43 kilomètres, et, pour la troisième, de 79 kilomètres. Les populations comprises dans la zone la plus rapprochée fournissaient leurs chikwangues tous les quatre jours ; ceux de la suivante, tous les huit jours ; ceux de la plus excentrique, tous les douze jours.

Il y avait donc, à cette époque, des imposés qui devaient faire, tous les douze jours, le trajet aller et retour de leur village à Léopoldville, soit plus de 150 kilomètres, pour apporter au lieu de perception une taxe eu nature de la valeur de 1 fr. 50 !

L’absurdité et l’odieux de cette corvée frappèrent la Commission. Certaines atténuations y furent apportées, à la suite de son rapport ; mais, comme nous le verrons plus tard, l’imposition en vivres fut maintenue et subsiste encore jusqu’en 1911 ou 1912 dans la moitié du Congo.

C. La récolte les produits domaniaux. De toutes les formes du travail forcé, c’est incontestablement la récolte des produits domaniaux, la corvée du caoutchouc, imposée aux indigènes par les agents personnellement intéressés à leur faire rendre le plus possible, qui a provoqué le plus de plaintes et engendré le plus d’abus.

À première vue, cependant, il ne semble pas que ce soit chose bien pénible que d’inciser des lianes et d’en recueillir le latex. Mais il faut songer qu’au début surtout — la Commission d’enquête le constate — la loi des quarante heures était absolument lettre morte : que les indigènes devaient rester hors de chez eux quinze jours, trois semaines, séparés de leurs femmes, privés de leur nourriture habituelle, obligés de se contenter d’un abri provisoire ; que, de plus, si le travail du caoutchouc, en lui-même, n’est pas fatigant, il se fait, presque toujours, dans des conditions qui le rendent malsain ou périlleux : la forêt où les récolteurs travaillent est marécageuse, et ils sont souvent dans l’eau jusqu’aux genoux. Ils courent le risque de se casser le cou, en montant aux grands arbres, pour en détacher les lianes. Ils ont peur des fauves. Ils détestent, pendant les pluies de la saison chaude, d’être exposés, presque nus, à des averses diluviennes. Ils regrettent le temps où, libres encore, la guerre, la chasse, la danse, les palabres étaient leur principale occupation.

Encore passeraient-ils, sans doute, sur ces regrets ou ces inconvénients, s’ils étaient convenablement payés. L’expérience d’autres colonies, et même d’autres parties du Congo, comme le Lomami, prouve que les indigènes ne se refusent pas à faire du caoutchouc, quand ils en reçoivent réellement la contre-valeur. Mais, dans les régions soumises à l’impôt en travail, où les corvéables de l’État et des Compagnies n’obtenaient, pour un kilo de caoutchouc, que des marchandises valant à peine quelques centimes, il était inévitable que la contrainte la plus brutale parvienne seule à les faire travailler.

En résumé, après comme avant le décret du 18 novembre 1903, l’État, ses agents ou les agents des Compagnies, à qui le droit de lever des impositions était délégué, recouraient à la fiction de l’impôt pour se procurer tout ce dont ils avaient besoin, depuis le gibier, les volailles, le poisson frais destinés aux blancs, ou les chikwangues nécessaires à l’entretien des travailleurs noirs, jusqu’à la main-d’œuvre requise pour le service des transports, l’exécution des travaux publics et, surtout, l’exploitation du Domaine.

Dans ces divers cas, il est vrai, le travail fourni par les indigènes était rétribué. Mais, nous l’avons vu, le taux de cette rétribution, laissé d’abord à l’appréciation des agents, puis fixé, dans des conditions de contrôle insuffisantes, par les commissaires de district, était dérisoire ; et, de plus, les indigènes, au lieu d’être payés en argent, recevaient pour salaire des marchandises surévaluées[8] dont souvent ils n’avaient pas l’emploi.

Aussi ne faut-il pas s’étonner que pareille rémunération ait été absolument insuffisante pour amener les indigènes à s’acquitter, sans résistance, de leurs prestations et que, pour les y forcer, on ait dû recourir à des procédés de contrainte que le rapport de la Commission d’enquête énumère comme suit :

1° L’application de la chicotte aux récalcitrants ;

2° L’arrestation des chefs ou la détention, comme otages, des habitants pris au hasard, souvent des femmes ;

3° L’institution de sentinelles, ou de capitas armés, chargés de rappeler aux noirs leurs obligations, de veiller à ce qu’ils se rendent en forêt, et d’accompagner les récolteurs qui venaient aux postes ;

4° Les expéditions militaires de l’État ou des Compagnies, qui se terminaient, souvent, par l’incendie des villages et par le massacre d’un nombre plus ou moins grand d’indigènes.

C’est dans l’application de ces procédés de contrainte que furent commises, soit par des blancs, soit par des noirs, agissant avec ou sans ordres, la plupart des atrocités qui ont valu à l’Abir, à la Société Anversoise, à l’État du Congo lui-même, leur sinistre réputation.

Pendant longtemps, au surplus, l’opinion publique belge se refusa à croire que cette réputation fût justifiée. Presque toute la presse était acquise à la défense du régime Léopoldien. Les ministres de Léopold II ne perdaient aucune occasion de faire l’apologie de l’État Indépendant et d’affirmer « qu’aucun État n’avait fait plus que lui, et que bien peu d’États avaient fait autant que lui, pour la protection des indigènes ».[9] Le 2 juillet 1903, répondant à une interpellation de M. Vandervelde, M. de Favereau, ministre des Affaires étrangères, disait : « Ce n’est pas sans un profond regret, sans un sentiment d’indignation que j’ai vu un membre du Parlement belge apporter le concours de son talent à une campagne menée à l’étranger sous l’empire de sentiments que je ne qualifierai pas, au moyen d’accusations qui ont été cent fois démenties et réfutées. Il fallait, Messieurs, que ce fût dans un autre parti que celui de l’ordre que ce langage peu patriotique se produisit[10]. »

Mais, quelques mois après, paraissait le rapport de la Commission d’enquête, dont les constatations officielles rendaient ces dénégations impossibles et obligeaient l’État du Congo à reconnaître que des réformes s’imposaient.


§ 2. — Les décrets du 3 juin 1906.


Si les rapporteurs de la Commission d’enquête eurent le très grand mérite de dénoncer, sans réticences, les abus et les crimes du travail forcé, ils n’allèrent pas, cependant, jusqu’à condamner le régime lui-même et se bornèrent à proposer les palliatifs qui leur paraissaient compatibles avec son maintien

« Nous nous trouvions — me disait un jour l’un d’eux — dans la situation d’un médecin appelé au chevet d’un ouvrier sans ressources, et à qui ce serait une dérision que conseiller du vieux bordeaux, des viandes saignantes et un séjour à la Côte d’azur. Étant donné le malheur des temps, tout ce que nous pouvions faire, c’était d’amorcer les réformes ultérieures, en prescrivant quelques remèdes urgents. »

La Commission se contenta donc de demander que la délégation de l’impôt soit enlevée aux compagnies commerciales, que la loi des quarante heures soit réellement appliquée, que les procédés de contrainte soient adoucis, que l’on supprime les sentinelles armées, que l’on recoure autant que possible à l’intermédiaire des chefs indigènes pour obtenir le paiement de l’impôt, que l’on permette, enfin, aux contribuables de s’af- franchir de l’imposition en travail, par le paiement annuel, ou semestriel, d’une somme d’argent ou d’une quantité déterminée de produits.

C’est à la suite de ces suggestions, dont la plupart furent reprises par la Commission d’examen, dite Commission des réformes, que l’État, par un décret du 3 juin 1906[11], édicta un ensemble de mesures que l’on peut résumer comme suit :

a) Tout indigène adulte et valide est soumis à l’impôt, soit individuel, soit collectif.

b) Le taux de l’impôt, fixé par le Gouverneur général, proportionnellement aux ressources des diverses régions et au degré de développement des indigènes, ne peut être inférieur à 6 francs et supérieur à 24 francs par an.

c) Les indigènes peuvent s’acquitter de l’impôt, soit en argent, soit en produits, soit en travail[12].

d) Le recouvrement des impôts a lieu, soit directement par les chefs de poste ou des agents spéciaux, soit indirectement, à l’intervention des chefferies indigènes. Il est interdit de charger des capitas ou des sentinelles, armes de fusils à piston ou perfectionnés, de faire rentrer les impositions.

e) Sauf les cas de nécessité, et en vertu d’une autorisation du Gouverneur général, les indigènes ne peuvent être admis à fournir comme impôt, du bétail ou des oiseaux de basse-cour, ou des travaux ordinaires à exécuter dans les stations.

f) Pour faire naître chez les indigènes le goût du travail, il leur est accordé, lors de la livraison des produits, ou en échange des journées de travail qu’ils fournissent, une rémunération calculée d’après la valeur des produits ou le taux des salaires locaux. La rémunération est payable en marchandises, au choix des indigènes, ou en bons à valoir sur les magasins de l’État, payables à présentation.

g) L’article 35 du décret du 18 novembre 1903, autorisant le Gouverneur général à commissionner, dans les régions qu’il détermine, des délégués aux fins de percevoir le produit des prestations, est abrogé.

h) La contrainte ne peut plus consister qu’en une détention pendant laquelle les détenus sont astreints au travail, sur l’ordre des commissaires de district, des chefs de zone ou de secteur, et après deux avertissements, de quinze en quinze jours.

Quant aux travaux publics, un autre décret, également du 3 juin 1906[13], divise le contingent de la Force publique en deux sections : les soldats proprement dits et les travailleurs nécessaires à l’exécution des travaux d’utilité publique.

Aux termes du décret, ces travailleurs étaient astreints à une durée maxima de service de cinq ans, pouvant être effectuée en une ou plusieurs périodes, et ils étaient placés sous l’application du règlement de discipline des travailleurs de l’État.

Bref, à partir de 1906, le travail forcé existe au Congo, en tant qu’institution légale, sous deux formes distinctes : l’impôt, pour la fourniture des vivres, le portage ou la récolte des produits du Domaine, et la conscription, pour assurer l’exécution des travaux d’utilité publique, ou soi-disant tels.

Nous allons montrer, successivement, quelles ont été, sous ce régime nouveau, les conséquences de l’un et l’autre de ces modes de contrainte.

I L’impôt. — À l’époque de la reprise du Congo (1908), le Gouvernement belge, répondant à une question de M. Schollaert, président de la Commission parlementaire chargée de l’examen du projet de traité, contestait que l’obligation, pour les indigènes, de payer l’impôt put être considérée comme une forme de travail forcé.

En principe — disait-il —, l’impôt est dû en argent. Il ne peut être inférieur à 6 francs, ni supérieur à 24 francs par an. Mais les indigènes peuvent s’acquitter de l’impôt soit en produits, soit en travail. L’impôt en travail n’est donc exigé et ne peut l’être qu’à défaut de paiements en argent ou en produits[14].

Nous ne savons si le gouvernement, en faisant cette réponse, y croyait lui-même.

Quoi qu’il en soit, la faculté pour les indigènes de choisir entre l’impôt en argent et l’impôt en produits ou en travail, n’existait et ne pouvait nécessairement exister que dans les régions du Bas Congo, où il y avait de l’argent en circulation.

Partout ailleurs, l’alternative prévue par l’article 1er du décret de 1906 était purement théorique, faute de monnaie, et, par conséquent, la masse des « contribuables » demeurait soumise au travail forcé.

Il est vrai que le décret apportait d’incontestables adoucissements au régime antérieur : plus d’impôt en pagayage, plus de fourniture de volailles ou de chèvres aux agents de l’État, plus de délégation aux sociétés commerciales du droit de percevoir l’impôt, plus de sentinelles armées, sauf en contravention de la loi. Mais, pour la fourniture du poisson et de la chikwangue, pour le portage, pour la récolte des produits du Domaine, la loi des quarante heures restait debout et, dans la plupart des régions, les indigènes continuèrent à être contraints au travail, bien au delà des limites fixées par le décret de 1906.

C’est ce qui fut affirmé, notamment, par les rapports des consuls anglais et americain, contenus dans le Livre Blanc anglais présenté au Parlement en février 1908.

Nous nous bornerons à emprunter aux nombreux témoignages qui se trouvent dans ce document quelques constatations relatives, soit à la fourniture de vivres, soit à la récolte du caoutchouc, que nous avons eu, par la suite, l’occasion de vérifier personnellement.

A. L’impôt des vivres. Dans le memorandum concernant l’application de l’impôt en travail dans l’État Indépendant du Congo, qu’il adressa à sir Edward Grey le 31 décembre 1907, le consul général Thesinger déclare que, pour les fournitures de vivres, comme pour la récolte du caoutchouc, le montant des prestations, en dépit de la loi des quarante heures, ne parait limité que par les besoins de l’État et la capacité de production des indigènes.

Voici, par exemple, comment il résume les constatations du vice-consul Armstrong, du consul américain Smith et des missionnaires protestants, pour ce qui concerne le Stanley Pool :

À Léopoldville, l’État emploie environ 1.200 ouvriers, lesquels, avec un détachement de 120 soldats, plus leurs femmes et enfants, forment une population de 2.000 personnes, pour lesquelles on trouve des rations en imposant une taxe en chikwangue sur les femmes vivant dans les villages environnants.

Pour obtenir la quantité nécessaire, la taxe est estimée à 400 kilos par tête et par an, pour laquelle, par « un acte de pure condescendance », l’État paie 6 centimes par kilo en marchandises, rendant ainsi en apparence, en nature, la valeur totale de la taxe de 24 francs imposée.

La vérité est que la valeur marchande de la chikwangue est de 10 centimes par kilogramme, et, de l’autre côté du Stanley Pool, à Brazzaville (Congo français), on obtient 25 centimes par kilogramme. De cette façon, si l’indigène était libre de vendre le produit de ses cultures et de son labeur, les 400 kilos vaudraient au moins 40 francs, laissant un bénéfice de 16 francs à l’indigène, même après avoir payé le maximum d’impôt.

Si ces 6 centimes étaient payés en monnaie, l’injustice serait encore évidente, mais on les paie en étoffe, évaluée à 10 francs par pièce de 7 mètres, ou en autres marchandises commerciales, évaluées de la même façon. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. On pourrait ajouter que les indigènes n’ayant pas l’emploi de l’étoffe ainsi gagnée, s’estiment heureux s’ils peuvent la revendre à 8 francs la pièce, ce qui diminue encore leur rémunération. Or, ce fait est tellement général, que tout un commerce de détail s’est organisé avec ces étoffes.

Quant aux temps et travail nécessaires pour produire ces 400 kilos de chikwangue, les rapports de MM. le vice-consul Armstrong, le consul américain M. Smith et les missionnaires sont tous d’accord que, pour produire le montant nécessaire pour la libérer de toutes ses obligations envers l’État, chaque femme doit, pour ainsi dire, travailler incessamment pendant douze mois par an. Ceci est tellement vrai que M. Armstrong dit « qu’il leur est impossible de quitter leur village, à aucun moment, par crainte des conséquences d’un manquant de fournitures, pour lequel elles sont passibles de punition », tandis que le rév. M. Stonelake et le rev. Hope Morgan disent tous les deux que, par suite du labeur incessant que la taxe leur impose, les femmes ne peuvent pour ainsi dire plus avoir d’enfants. Leur travail est encore augmenté par le fait que la chikwangue doit être amenée tous les quatre, huit ou douze jours, et, quoique ceci soit censé être l’ouvrage des hommes, le transport se fait en réalité, pour la plus grande partie, par les femmes et les enfants[15].

Ces constatations, au surplus, ne furent pas admises sans réserves par l’État Indépendant. Dans les Notes sur les rapports consulaires du Livre Blanc[16], l’Administration prétendit que l’impôt étant de 24 francs, et la valeur marchande du kilogramme de chikwangue de 10 centimes, les prestations imposées ne devraient être que de 240 kilogrammes par an et non de 400 ; que si l’activité des femmes était parfois absorbée par la préparation de la chikwangue, c’est parce qu’elles ne travaillaient pas seulement pour payer l’impôt, mais pour subvenir aux besoins alimentaires de leur famille ; qu’il était absurde de prétendre que, pour ce motif, elles n’avaient pour ainsi dire plus d’enfants ; qu’au surplus, le paiement de l’impôt en chikwangues, comme en tout autre produit, était une faculté pour l’indigène, celui-ci ayant le droit de se libérer en argent

Il est très difficile de dire quel est le nombre réel de kilogrammes de chikwangue qui étaient exigés à titre d’impôt. Il n’est pas douteux, d’autre part, que la chikwangue formant la base de l’alimentation des indigènes, les femmes des villages ne travaillaient pas seulement pour le personnel noir de Bula Matadi. Je dois ajouter qu’en 1908, dans les villages situés aux environs de Léopoldville, j’ai vu beaucoup d’enfants, et que les femmes qui faisaient la chikwangue, assises à croppetons dans leur case, semblaient travailler fort à l’aise, dans des conditions que nos ouvrières de fabrique auraient cent motifs d’envier.

Mais la monnaie était, incontestablement, trop rare dans la région, pour que les indigènes soient en mesure de se libérer de l’impôt en travail par l’impôt en argent ; et, quand on demandait à ceux même qui auraient pu se procurer du numéraire, pourquoi ils continuaient à effectuer leurs prestations en nature, beaucoup répondaient : « Si nous payions en argent, on ne tarderait pas à nous réclamer, en outre, des chikwangues ».

L’année suivante (1909), au contraire, lorsque je revins à Léo, la situation s’était notablement modifiée. L’impôt en travail ne fournissait plus que la moitié des chikwangues. Les autres étaient achetées, à prix d’argent, sur le marché libre. La corvée reculait, de plus en plus, devant le paiement des taxes en numéraire. Elle a, aujourd’hui, complètement pris fin.

B. L’impôt du caoutchouc. — Pour ce qui concerne les « impositions » en caoutchouc, M. Thesiger, s’appuyant sur les témoignages de MM. Armstroug, Smith, Beak, Michell, etc., déclare, dans son mémorandum, que tout tend à démontrer que, dans la plupart des districts, le temps réel employé est de vingt à vingt-cinq jours par mois, la rémunération étant aussi insuffisante que pour la taxe en nourriture.

Voici, par exemple, comment il résume les constatations faites par le consul américain, M. Smith :

Le rapport de M. Smith parle du district tenu autrefois comme concession par la Société Anversoise, au nord d’Upoto. Ce rapport démontre, en résumé, qu’à N’Gali, le centre du district produisant le caoutchouc — un des plus riches du pays —, la taxe est fixée à 3 kilos par mois, la rémunération, de 43 centimes par kilo, payée comme d’habitude en marchandises, le temps mis pour récolter la quotité de caoutchouc étant, en moyenne, de vingt à vingt-cinq jours, car les indigènes doivent voyager quatre ou cinq jours pour atteindre l’endroit ou se trouvent les lianes et mettent dix à quinze jours pour collecter le montant requis. À N’Gali le consul général, américain était présent à la livraison du caoutchouc ; il remarqua que les montants appelés et notés dans les livres n’étaient pas corrects, et, comme il attirait l’attention sur ce fait, on lui répondit que la balance n’était pas juste, qu’elle marquait un kilo et demi de plus que le poids exact. Mais, « en admettant même que ce fût vrai, ajoute-t-il, les indigènes étaient trompés sans merci, car j’ai très bien vu des paniers pesant 6 1/2 à 7 kilos, taxés à 4 ou 5, et, souvent, des paniers de plus de 5 kilos taxés à 3. Je suis resté deux heures à contempler ce spectacle édifiant et, pendant ce temps, vingt ou vingt-cinq hommes avaient été conduits en prison, pour manquants[17]. »

C’était, à cette époque, le lieutenant A…, de l’armée belge, qui était chef de la zone de la Mongala, parcourue par M. Smith. Sous son administration, cette zone produisait mensuellement 60 tonnes de caoutchouc, c’est-à-dire plus qu’à l’époque où elle était exploitée directement par la Société Anversoise. Mais on ne tarda pas à apprendre par quels moyens ces résultats étaient obtenus. À la suite d’une plainte des missionnaires protestants d’Upoto, le parquet ouvrit une instruction contre A… et un grand nombre de ses subordonnés. Cette instruction ne donna pas, d’abord, des résultats bien certains et on autorisa le principal inculpé à rentrer en Europe. Ce ne fut qu’après son départ, que beaucoup de témoins indigènes se décidèrent à parler, et, sur leurs dépositions, A… fut condamné par défaut à douze ans de servitude pénale, pour des faits ayant entraîné la mort de plus de soixante noirs. Le jugement déclarait que le coupable eut dû être condamné à mort, mais qu’il y avait lieu de tenir compte de ce qu’un long séjour parmi les indigènes avait dû lui enlever tout sentiment d’humanité !

Après le départ d’A…, cependant, et à la suite du rapport de M. Smith, des mesures furent prises pour adoucir le régime de corvée qui pesait sur les indigènes.

Le 18 mars 1907, une circulaire de l’inspecteur d’État Gérard réduisit l’impôt à deux kilos par mois. Au mois de mars 1908, une nouvelle réduction intervint : l’impôt fut ramené à un kilo et demi par mois, ou plutôt, trois kilos pour deux mois. D’autre part, la rémunération fut portée de 43 à 53 centimes le kilo, puis réduite à 43, pour être fixée à 80 centimes depuis le mois d’août 1908.

Seulement, il ne faut pas oublier que la rémunération était payée en marchandises. Or, une circulaire du 15 mai 1908 établit une nouvelle évaluation des articles en magasin, qui comportait une majoration de 20 p. 100 pour certaines marchandises de paiement, et, par conséquent, réduisait à fort peu de chose l’accroissement de la rémunération.

Pour ce qui concerne le temps nécessaire à la récolte, on réduisit les distances à parcourir par les indigènes, de manière à les ramener à six ou sept heures au maximum. Néanmoins, à l’époque où nous passâmes dans la Mongala, les prestataires, pour faire leur trois kilos tous les deux mois, devaient rester quinze ou vingt jours dans la forêt. À vrai dire, ils n’y faisaient pas que du caoutchouc ; les incisions terminées, ils chassaient, ils récoltaient des fruits ou du miel sauvage. Le plus souvent, d’ailleurs, ils étaient loin d’apporter les trois kilos pour lesquels ils étaient taxés, et, pour les manquants, on ne leur appliquait plus guère la contrainte.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la production ait diminué dans des proportions énormes. On en jugera par le tableau suivant, que nous avons dressé d’après les livres du poste de N’Gali :

  Juin 1907
  
  
4.864  kilos.
Août
  
  
3.700 ki
Octobre
  
  
1.755 ki
Décembre
  
  
2.361 ki
Février 1908
  
  
2.464 ki
Avril
  
  
2.015 ki
Juin
  
  
0.891 ki
Août
  
  
0.180 ki

On voit que, finalement, les récoltes étaient tombées à presque rien. Aussi les chefs indigènes, dont les hommes commençaient à respirer, ne dissimulaient point leur satisfaction :

« Du temps de la Compagnie — disait l’un d’eux à notre interprète — on nous maltraitait, on nous emprisonnait, ou nous tuait. Depuis que Bula Matadi commande lui-même, ou nous laisse plus tranquilles. Nous sommes contents, surtout, parce que nous ne devons plus faire autant de caoutchouc. »

Mais un autre, intervenant :

« Même comme cela, c’est encore trop, car il n’y a presque plus de caoutchouc dans la forêt. Nous devons encore être absents de nos villages pendant vingt jours tous les deux mois. Nous acceptons de donner à Bula Maladi n’importe quoi : des vivres, des lances, des porteurs, mais plus de caoutchouc. Il faut que le caoutchouc finisse : c’est notre vœu à tous[18]. »

Ce vœu ne tarda point, d’ailleurs, à être exaucé car, quelques mois après notre retour, des instructions ministérielles ordonnèrent la suspension de la récolte dans les territoires de l’Abir et de l’Anversoise.

En somme, pendant la période qui suit la publication du rapport de la Commission d’enquête, jusqu’à l’annexion du Congo par la Belgique, le régime du travail forcé reste en vigueur, mais la contrainte se relâche. Les rapports des consuls anglais, et spécialement le mémorandum Thesiger, constatent « une cessation des terribles atrocités qui étaient si fréquentes avant la visite de la Commission d’enquête ». Les indigènes, n’étant plus terrorisés, se moquent, dans beaucoup de districts, des billets d’avertissement que leur envoient les agents du fisc, et comme, d’autre part, les forêts, dans les régions occupées depuis longtemps, tendent à s’épuiser, la production de caoutchouc diminue dans des proportions telles que l’abolition du système devait nécessairement être mise en question


II. — La réquisition pour les travaux publics.


Antérieurement au voyage de la Commission d’enquête, un grand nombre de travailleurs au service de l’État n’étaient pas des ouvriers libres, mais des réquisitionnaires, engagés de force pour un terme de trois à sept ans, et pour un salaire de 3 à 6 francs par mois, plus la nourriture.

Ce recrutement forcé, qui était plutôt exceptionnel, lorsqu’il s’agissait de faire face aux besoins ordinaires des stations, devenait, au contraire, la règle, lorsqu’une vaste entreprise, telle que la construction d’un chemin de fer ou des travaux de fortifications, obligeait l’État à se procurer un nombre considérable de travailleurs.

Lorsque la Commission d’enquête arriva, par exemple, à Stanleyville, elle y trouva, employés à la construction de la section Stanleyville Ponthierville du chemin de fer des Grands Lacs, trois mille ouvriers recrutés par ordre supérieur dans la Province Orientale et dont quelques-uns seulement étaient en possession d’un contrat régulier. Elle demanda aux autorités locales comment étaient recrutés les autres, et, après des explications embarrassées, obtint cette réponse : « Ce sont des rebelles ».

La Commission d’enquête fit immédiatement observer que la loi congolaise ne prévoyait pas, et n’admettait pas ce régime de travail forcé, sans jugement et, pour mettre fin à cette violation de la loi, tout en assurant l’exécution des grands travaux d’utilité publique, elle suggéra que l’État devrait proclamer l’obligation pour l’indigène de participer à ces travaux : « Dans un pays neuf — disait-elle dans son rapport — ce devoir est aussi impérieux que celui qui incombe à tous les citoyens de concourir à la défense du territoire ».

En conséquence, la Commission proposait de faire deux parts parmi les hommes soumis à la conscription :

Les uns serviraient dans la force publique, les autres seraient employés à de grands travaux d’intérêt public, dont les indigènes eux-mêmes doivent recueillir le bénéfice immédiat, tels que la construction de chemins de fer et de routes. Bien entendu, ces travaux devront être indiqués par la loi d’une façon nette et précise, et il devra être interdit, sous les peines les plus sévères, de donner aux individus, ainsi recrutés un autre emploi que celui qu’elle prévoit, notamment de les utiliser pour l’exploitation du Domaine. Le contingent de ces travailleurs sera également fixé par la loi et ne dépassera pas les limites de la stricte nécessité. Le terme de service obligatoire sera pour eux beaucoup plus court que pour les soldats (3 ans au maximum) et la rétribution sera la même que celle des travailleurs volontaires de la région[19].

C’est à la suite de ces propositions qu’intervint le décret du 3 juin 1906, divisant le contingent annuel de milice en deux sections, comprenant dans la deuxième section les travailleurs nécessaires à l’exécution des travaux décrétés d’utilité publique et astreignant ces travailleurs à une durée maximum de service, non de trois ans, mais de cinq ans, pouvant être effectuée en une ou plusieurs périodes.

À peine ce décret était-il mis en vigueur, que le gouvernement décrétait d’utilité publique, non seulement les travaux du chemin de fer des Grands Lacs, mais ceux des mines d’or de Kilo, appartenant à la Fondation de la Couronne, dont il était difficile, cependant, de prétendre que les indigènes « devaient en recueillir le bénéfice immédiat ».

Il est vrai que lors de la reprise du Congo, en 1908, M. É. Vandervelde ayant demandé comment étaient exploitées les mines de Kilo, le gouvernement belge répondit que ces travaux miniers n’occupaient que la main-d’œuvre volontaire.

Mais, en réponse à cette affirmation. M. Vandervelde produisit une circulaire du Gouverneur général, non publiée, en date du 23 octobre 1906, disant :

J’ai l’honneur de vous faire parvenir copie de mon ordonnance en date de ce jour qui autorise le recrutement forcé des travailleurs nécessaires à l’exécution des travaux d’intérêt public. Vous considérerez comme tels les travaux du chemin de fer des Grands Lacs et ceux des mines de Kilo. (S.) Wahis.

Or, ce recrutement forcé était fait pour cinq ans, et aucune trace n’existant d’un arrêté ou d’une ordonnance annulant celle de baron Wahis, il est malaisé de comprendre comment, deux ans après, les réquisitionnaires de 1906 avaient pu se transformer en travailleurs libres.

Quoi qu’il en soit, le contingent des travailleurs d’utilité publique fut de 2.000 hommes en 1906, de 2.500 en 1907, de 2.000 en 1908, et, comme don de joyeux avènement, au lendemain de la reprise, M. Renkin, ministre des Colonies, soumit à l’avis du Conseil colonial un projet de décret portant le contingent à 2.575 travailleurs, pour les chemins de fer des Grands Lacs et pour la route d’automobiles de l’Uele.

Ce ne fut pas sans une vive opposition que le Conseil colonial émit un avis favorable.

M. Herbert Speyer, qui, depuis son entrée au Conseil colonial, y a toujours défendu, avec une admirable ténacité, les intérêts des populations indigènes, se prononça contre le projet. M. Tournay-Dutilleux l’appuya. D’autres membres ne consentirent à donner leur approbation qu’en annonçant l’intention de réclamer, à bref délai, la réforme complète du système.

Ce fut le cas, par exemple, pour M. Diederich, ancien inspecteur de l’agriculture au Congo, qui s’exprima en ces termes :

Je n’ai pu me résoudre à approuver le décret organisant le recrutement des travailleurs que sous la réserve de saisir le Conseil d’un projet indiquant nettement quelles étaient les réformes les plus urgentes, les plus nécessaires à introduire dans le régime actuellement en vigueur. Cela me paraissait tout naturel. J’entendais ainsi protester autant contre le système de recrutement que contre ses modes d’exécution. Car, vraiment, vous paraissez ne pas savoir que le travail forcé entraîne le recrutement forcé, et c’est, en réalité, la capture de l’indigène, avec tout son cortège d’horreurs. Je sais, pour l’avoir vu, comment les choses se passent.

Il est vrai que d’autres membres soutinrent, au contraire, que, dans beaucoup de districts, la capture des indigènes était inutile parce que les chefs se chargeaient de fournir aux autorités les travailleurs requis.

Le commandant Dubreucq, notamment, ancien commissaire du district de l’Équateur, dit :

« Ce recrutement des travailleurs, pour les travaux des Grands Lacs, c’est moi qui l’ai fait en partie et je tiens à vous dire dans quelles conditions il y a été procédé. Nous avions établi le rôle des prestations à répartir entre les diverses chefferies. Les chefs ont été prévenus du contingent total qu’ils avaient à nous fournir et ce sont eux qui se sont mis à recruter les travailleurs. Ils les ont trouvés dans la troisième catégorie de la population, c’est-à-dire parmi les esclaves ».

Et, immédiatement, un missionnaire, le P. Declercq, corrobora ces explications :

Ce qui vient d’être dit par le commandant Dubreucq pour la région de Coquilhatville, je puis le confirmer pour la région du Kasai. Les travailleurs sont recrutés dans la catégorie des esclaves. Ils n’ont pas de femmes, et sont heureux d’aller travailler, parce qu’ils savent que les blancs leur permettront d’en avoir une et de fonder une famille[20].

De cet ensemble de déclarations, il résulte donc que, pour se procurer des travailleurs par réquisition, le gouvernement faisait procéder directement à leur capture ou, par l’intermédiaire des chefs indigènes, se procurait des esclaves, qui étaient envoyés pour cinq ans sur les chantiers de travaux publics.

Pareil régime pouvait-il être maintenu, après que la Belgique eut repris le Congo ?

C’est la question que posèrent MM. Vandervelde et Royer, par une interpellation adressée au Ministre des Colonies (16 et 31 mars 1909).

Les interpellateurs s’attachèrent, d’une part, à établir que les travaux du chemin de fer des Grands Lacs étant exécutés par l’État, mais pour le compte d’une société particulière, la Compagnie des Grands Lacs, le décret était contraire à la loi coloniale qui interdit le travail forcé pour le compte de particuliers. D’autre part, ils insistèrent sur le fait que le régime en vigueur était en opposition complète avec les idées exprimées en 1905 par la Commission d’enquête.

Le rapport de la Commission, en effet, subordonnait à deux conditions essentielles l’admissibilité de la réquisition en matière de travaux publics :

a) Le terme de service devait être beaucoup plus court que pour les soldats : trois ans au maximum.

b) Les travaux devraient être de nature à procurer aux indigènes un bénéfice immédiat.

Or, sous le régime du décret de 1906, les recrutements se faisaient pour un terme de cinq ans, et, d’autre part, si l’on pouvait soutenir que les travaux de la route d’automobiles de l’Uele ou du chemin de fer des Grands Lacs étaient de nature à procurer un bénéfice immédiat aux indigènes d’alentour, cet argument perdait toute portée lorsque le recrutement — comme c’était le cas — s’effectuait dans tous les districts du Congo.

D’après le texte même du décret, en effet, le contingent pour 1909 était réparti de la manière suivante : Province Orientale (1.000) ; Aruwimi (100) ; Ubangi (100) : Ba’ngala (100) ; Équateur (150) ; Kasaï (325) ; Lac Léopold II (75) ; Stanley Pool et Kwango (100) ; Matadi et Cataractes (150).

Plus de la moitié des réquisitionnaires, donc, étaient recrutés en dehors de la région où s’effectuaient les travaux. Certains d’entre eux, et notamment ceux des districts du Stanley Pool, du Kwango, de Matadi, des Cataractes devaient faire plus d’un mois de voyage à pied, en chemin de fer, puis dans l’entrepont des bateaux du fleuve, avant d’être amenés sur les chantiers ; et, dans une lettre qu’il m’adressait à cette époque, un officier belge, ayant séjourné longtemps au Congo, et y ayant exercé des fonctions importantes, décrivait, en ces termes, la situation des travailleurs ainsi transportés :

« Vous savez, pour l’avoir vu, comment voyagent ces malheureux sur le fleuve. Entassés sur le pont inférieur le jour, jetés parfois parmi les herbes humides, à la rive, le soir — on ne s’arrête pas toujours à un poste —, ils grelottent pendant les heures de nuit et doivent précipitamment se rembarquer à cinq heures du matin. »

Faut-il s’étonner que, dans ces conditions, craignant d’être envoyés pour cinq ans, à 1.500 ou 2.000 kilomètres de chez eux, dans un pays où le climat, les conditions de vie, le régime alimentaire sont très différents du leur, beaucoup d’indigènes, menacés par le recrutement, prenaient la brousse et devaient être capturés par la Force publique !

Le ministre des Colonies, il est vrai, contesta qu’il en fût ainsi, en se fondant sur les discours prononcés au Conseil colonial par MM. Dubreucq et De Clercq ; mais M. Vandervelde produisit, indépendamment de nombreux extraits de rapports consulaires anglais, le passage suivant d’un rapport de M. Grébant de Saint-Germain, alors substitut à Stanleyville, depuis faisant fonctions de procureur général, en date du 2 février 1905, établissant que, même après le passage de la Commission d’enquête, on recourait à la capture des indigènes pour les travaux publics :

De nombreux et importants travaux sont actuellement entrepris par l’État dans la Province Orientale : outre les travaux ordinaires et courants, je citerai le chemin de fer des Grands Lacs, les recherches minières dans le Haut Ituri, les travaux de fortification.

Tout cela demande un formidable personnel. Vouloir le recruter, l’engager avec le décret du 8 novembre 1888 (décret sur les engagements volontaires) serait une utopie. Les appels au travail volontaire ont peu d’écho chez le noir indolent, surtout lorsqu’il doit se rendre loin de ses foyers.

De là la nécessité, si l’on veut voir les travaux s’exécuter, de recourir à des moyens arbitraires. Les gens sont pris de force, amenés sur les travaux, où les maintient la peur du fouet et de la prison. Plus tard, il est vrai, un certain nombre, prenant goût à leur genre de vie, restent librement.

On était d’accord pour admettre, en efïet, que ceux parmi les noirs qui résistaient aux épreuves du voyage et parvenaient à s’adapter au milieu nouveau, étaient convenablement payés, nourris et traités par l’administration du chemin de fer des Grands Lacs. Néanmoins, leurs salaires étaient inférieurs à ceux qu’eussent obtenus des travailleurs libres ; la contrainte restait à la base du système, dans des conditions particulièrement inacceptables, et, sur ce point, le ministre ne put que plaider les circonstances atténuantes. Il prit d’ailleurs l’engagement de réaliser, à titre provisionnel, les réformes suivantes, qui avaient été réclamées par le Conseil colonial : 1° paiement des travailleurs en argent ; 2° double ration, lorsque le travailleur vivrait avec une femme ; 3° réduction à trois ans de la durée du temps de service.

Pour le surplus, le ministre se réservait de prendre des mesures définitives, à son retour du voyage qu’il allait faire au Congo.

En somme, le système du travail forcé, que nous venons de décrire, aura duré vingt ans, et il ne fallut pas moins de dix ans, pour que les horreurs qu’il engendrait, soient portées, avec des preuves irrécusables, à la connaissance du public.

Au Congo même, des voyageurs traversaient le pays, sans rien voir ; des missionnaires, tels que Grenfell, séjournaient sans rien connaître que par ouï-dire, et sans croire à autre chose que des crimes individuels.

Cela serait incompréhensible si, dans toutes les parties du territoire, le système avait été appliqué avec la même rigueur, avec les mêmes excès.

Mais on sait, maintenant, par la mise au jour de certaines circulaires confidentielles, que l’État prenait ses précautions et faisait preuve, dans l’application de ses décrets, d’un ingénieux opportunisme.

Partout où il eût été dangereux de tendre la corde outre mesure — aux frontières, aux alentours des missions, sur les lignes de communication, — ordre était donné aux agents de se bien tenir et de ne pas trop exiger des indigènes.

C’est ainsi qu’une circulaire du gouverneur général Wahis, du 10 novembre 1900, relative aux frontières, disait :

« Il est recommandé d’une façon spéciale aux chefs de postes frontières de traiter avec bienveillance leurs travailleurs et indigènes… Dans les postes frontières, le rôle politique à exercer doit dominer toute autre considération, et il ne faut pas, à l’extrême limite de l’État, lever les impôts en nature. On se bornera aux échanges que les indigènes viendraient volontairement proposer et auxquels il serait nécessaire de consentir, dans l’intérêt des bons rapports réciproques. »

Pareilles instructions s’expliquent d’elles-mêmes : il convenait de se montrer sous un jour favorable aux officiers étrangers, et de ne pas donner aux indigènes la tentation de passer sur le territoire d’autres colonies.

Mais bien plus curieux et plus caractéristiques étaient les ordres donnés, quelque temps après, par le vice-gouverneur général Fuchs, aux agents qui opéraient aux abords d’une mission.

Ce haut fonctionnaire avait, le 14 mars 1903, envoyé à tous les commissaires de district une circulaire confidentielle insistant pour que l’autorité administrative évite, plus encore dans le voisinage des missions, notamment des missions protestantes, que partout ailleurs, tout ce qui pouvait être taxé de procédés violents à l’égard des indigènes.

Mais comprenant, après coup, l’impression que ferait pareil document, s’il venait à être divulgué, M. Fuchs fit une nouvelle circulaire confidentielle, le 23 octobre 1903, disant que le texte de la première pouvant offrir prise à une critique malveillante, il convenait de le rectifier et de lire :

« Si les procédés irréguliers, qui doivent être poursuivis n’importe où ils se produisent, sont fâcheux partout, ils le sont spécialement dans les environs des missions, les missionnaires protestants, particulièrement, étant toujours à l’affût de ce qui pourrait nuire à l’État, et à la recherche de griefs contre lui[21] ».

L’État, au surplus, ne craignait pas seulement l’œil des missionnaires.

Il avait la même attitude et se résignait à filer doux, provisoirement, lorsque les indigènes étaient eux-mêmes en mesure de se faire respecter.

Nous n’en donnerons pour preuve que cet extrait d’une lettre du secrétaire général Liebrechts, datée de Bruxelles 12 septembre 1904, qui est un exemple remarquable de la cautèle du gouvernement congolais, dans ses rapports avec les chefs qu’il ne se croyait pas capable de réduire :

Les intérêts que nous avons à défendre dans l’Enclave et les régions orientales et septentrionales du bassin de l’Uele, exigent impérieusement que nous évitions de nous créer à la base de l’Uele des difficultés qui gêneraient notre action dans les régions susvisées. Nous devons donc continuer à l’égard des sultans Semio, N’Sasa et Djabir, une politique de temporisation, et chercher par une action habile et prévoyante à nous concilier ces sultans. Ce n’est qu’au moment opportun qu’il faudra saisir une bonne occasion pour faire comprendre plus énergiquement qu’il nous a été permis de le faire jusqu’ici, l’obligation de ces sultans de seconder plus largement les efforts du Gouvernement.

Peut-être, en lisant ces lignes, des gens qui n’ont pas l’esprit colonial, se demanderont-ils d’où procédait cette obligation des sultans de seconder les efforts du gouvernement congolais, et trouveront-ils que cette politique fabienne était totalement dépourvue de la plus élémentaire loyauté.

Tout au moins, a-t-elle eu ce résultat que les populations de l’Uele ont échappé, dans une large mesure, au régime du travail forcé et qu’aujourd’hui encore, leur prospérité relative fait contraste avec la misère et la dépopulation des provinces centrales de la colonie.



  1. On trouvera le texte de ces circulaires avec le tarif des primes dans les Annales parlementaires. Chambre des Représentants. Session de 1904-1905, I. pp. 979 et suiv.
  2. Rapport de la Commission d’enquête. (Bulletin officiel, 1905, nos 9 et 10, p. 163.)
  3. C’est ce que m’ont affirmé, notamment, M. Francqui, qui s’occupa pendant plusieurs années du recrutement des porteurs pour la route des caravanes, et M. Camille Janssens, qui était à cette époque Gouverneur général.
  4. Francqui. Historique des transports à dos d’hommes dans le Bas Congo (Le Mouvement géographique, 1889, p. 39.)
  5. Edmond Picard. En Congolie, 3e édition, p. 97. Bruxelles, 1909.
  6. Bulletin officiel, 1905, nos 9 et 10, p. 188.
  7. Johnston, Grenfell, I, p. 136.
  8. M. Stanislas Lefranc écrivait encore en 1908 : « Un kilog. de sel vaut actuellement 2 francs : il se vendait il y a quelques années, 5 et 6 francs, et en avril 1907, il coûtait encore à Lado, 3 fr. 78 ; 250 grammes de tabac de qualité inférieure, 3 fr. 60 ; une brique de savon d’environ 60 grammes, 55 centimes ; des couteaux rouillés, ébréchés, absolument inutilisables, 1 fr 80 ; des perles, 5, 10 et 15 francs le kilog. » (Le Régime congolais, 1er fasc. Opinion d’un magistrat du Congo.) — M. Lefranc m’a montré ces objets, qu’il avait rapportés à titre de spécimens, et j’ai pu faire des constatations analogues quelques mois après, dans la Mongala.
  9. Annales parlementaires, 1902-1903, p. 1739.
  10. Ibid., p. 1741.
  11. Bulletin officiel de l’État Indépendant du Congo, 1905, nos 6, 7, 8, 9, 10 et 11, et Annexes. Bruxelles, Falk.
  12. Le pagayage ne pourra plus être demandé comme impôt. (Circulaire du 28 juillet 1906. Bulletin officiel, 1906, p. 401.)
  13. Bulletin officiel, 1906, p. 254.
  14. Chambre des représentants. Documents parlementaires. Session 1907-1908, p. 565.
  15. Africa, n° 1, 1908.
  16. Bulletin officiel de l’État Indépendant du Congo, mars-avril 1908, p. 63.
  17. Africa, n° 1. 1908. 10.
  18. É. Vandervelde. Les derniers de l’État du Congo, p. 134.
  19. Bulletin officiel, 1905, nos 9 et 10, p. 259.
  20. Voir Annales parlementaires. Chambre des Représentants. Session de 1908-1909. Séances des 6 et 31 mars 1909.
  21. Circulaire confidentielle, n° 4469.