La Belle France/3

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Stock (p. 49-81).


III


En France, ce qu’il y a de plus national, c’est la vanité.
Balzac.

La caricature avait autrefois créé un type bien français, et dont le nom sonnait, aussi, bien français. Mayeux. Monsieur Mayeux, et c’est fort regrettable, a disparu depuis longtemps. Je n’aurai pas la cruauté de dire pourquoi. Mais vous savez que les peuples, comme les individus, surtout lorsqu’ils sont affligés d’une certaine dose de vanité, n’aiment point les miroirs fidèles. Si j’étais caricaturiste, je ressusciterais Mayeux. Je voudrais bien être caricaturiste ; il y a encore une chose que je ferais : le portrait de Forain écoutant un discours de Quesnay de Beaurepaire. Il n’y aurait pas de quoi rire.

Mayeux non plus ne fait pas rire. Au fond, il est terrible. À côté de lui, Prudhomme n’est qu’une lamentable ganache. Prudhomme, du reste, est plutôt cosmopolite ; c’est presque autant le philistin allemand ou anglais que le bourgeois français. Mais Mayeux n’a rien d’international. Il est Français jusqu’aux moelles ; exclusivement Français. Il en est crevé, d’être Français ! Ou plutôt — car il a seulement fait semblant de mourir, et j’ai tort d’en parler au passé, — ou plutôt il aurait pu en crever. Mais un certificat de patriotisme, que lui décerna récemment la Ligue de la Patrie française, l’a fait sortir du cadre étroit des lithographies, où il agonisait, et l’a remis sur ses pieds, en chair et en os. C’est dans la rue que vous pouvez le voir, à présent, lorsque Brunetière se promène ; ou bien dans les salles où il pérore à huis clos devant le dos d’âne de Coppée ; ou bien dans les bureaux des feuilles pornographiques, où il passe sa copie en clignant de l’œil derrière les paupières de Jules Lemaître. C’est son nom qui figure seul, sous des orthographes multiples, sur les listes des ligues du Chauvinisme. Mayeux n’est pas seulement le nationaliste ; c’est le nationalisme. La bosse qu’entamera le couteau de la guillotine qui lui coupera la tête, c’est la bosse du nationalisme.

Vous connaissez le personnage. Grimaçant et biscornu, avec l’air d’avoir été conçu dans un fiacre à numéro impair, aux lanternes éteintes, et d’avoir été mis en nourrice dans une boîte à violon ; cynique et papelard, vorace et sentencieux ; plein de sales convoitises et de moralité intransigeante ; passionné pour les discussions politiques et les racontars graveleux ; impudent et couard ; irréligieux et cagot, portant son athéisme comme un plastron devant les honteuses superstitions qui le farcissent ; menteur, envieux, jaloux surtout de ce qu’il ne peut comprendre ; exclusif, ignare et pédant, sanguinaire et infâme ; ne se souciant pas plus de la parole donnée que des victimes de ses calomnies, et n’ayant jamais eu de poil qu’au bonnet de grenadier qu’il a déshonoré dans toutes les caves ; honnête homme, bien entendu, et homme honnête, et homme honorable, et homme d’honneur, et membre de la Légion d’Honneur, et de toutes les associations de malfaiteurs où l’on a vidé de l’honneur ; à cheval sur les principes, à genoux devant les traditions, et à plat ventre devant ceux que n’effrayent ni ses moulinets ni ses fanfaronnades ; et patriote, patriote, et encore patriote !… Tel apparaissait Mayeux, à l’époque où il n’existait qu’en effigie ; et tel il apparaît encore, aujourd’hui que son nom a disparu de l’affiche — et qu’il joue la pièce.

Ce sont d’autres noms qui s’étalent sur l’affiche, naturellement. Je n’ai pas l’intention de parler des héros qu’on essaye de mettre en vedette, de temps en temps, et qui font ce qu’ils peuvent pour se mettre en vente. Millevoye, très ingrat envers la mémoire du coloré Norton, son vieux complice qui s’est décidé à changer de vie (il a choisi la vie éternelle), fait toute la réclame possible à ces messieurs ; Coppée les gratifie libéralement de vers de sa décomposition ; et perpètre même en leur faveur des complaintes à illustrations, pour la confection desquelles Lavedan, rince-bouche des marcheurs édentés, lui prête son concours. Mais ces héros ne resplendissent pas assez pour attirer et retenir l’admiration des foules ; leur gloire est incontestable ; trop sombre, pourtant ; aussi noire que leurs chevaux, leurs âmes, et leurs victimes. Surtout, ils sont trop nombreux. Depuis qu’il suffit de massacrer quelques douzaines de moricauds pour devenir héroïque, les preux pullulent, et se gênent mutuellement ; ils ne savent réellement plus où donner de la tête (de nègre). Le héros est à vil prix ; même, on le liquide au rabais ; et les maris qui en refusent aux envies de leurs femmes sont vraiment bien pingres.

Mais la France, elle, n’a pas d’envies. Elle est toujours belle, comme autrefois, au grand soleil de messidor ; mais elle a cessé d’être grosse. Les sabres prussiens, à Sedan, lui ont enlevé les ovaires. Elle est prête à se laisser faire par un aventurier, voire par plusieurs ; elle se laisse faire de temps en temps, sans façons, sur le pouce ; parce que ça peut l’amuser, parce que ça fait toujours passer le temps, surtout parce qu’elle sait qu’il n’y a pas de danger que ça prenne. Mayeux avait promis de lui amener quelqu’un de sérieux, ces temps-ci ; mais, à part ses héros-négriers, qui ne sont pas en formes et se dégonflent dans l’escalier, il n’a encore trouvé personne. Il se présenterait bien lui-même, sous une apparence ou sous une autre — peut-être sous celle de Cavaignac — mais il n’ose pas ; il se sent trop vilain, trop marmiteux et trop contemptible. Et même, à vrai dire, je ne sais pas si Mayeux tient beaucoup à jouer en personne le grand premier rôle, à être son propre régisseur ; je crois qu’il préférerait dénicher le protagoniste indispensable, et lui faire la couverture. Car Mayeux, qui fut si souvent procureur, est surtout procureuse.

En attendant que Mayeux ait réussi dans son honnête entreprise, et d’ailleurs sans grande confiance en lui, la France se satisfait par la contemplation béate de héros défunts, convenablement empaillés, mannequins à resplendissantes défroques, que font évoluer fièrement les vieilles ficelles de l’épopée et du lyrisme. On sait jusqu’à quel point Cyrano s’empara de son cœur. Entre le panache du Gascon, évoquant un passé de fantaisie, et la bosse de Mayeux, qui semble renfermer le secret de l’avenir, la France oublia le présent.

Et encore, non. Pourquoi oublier ? Les Français, en général, sont fort satisfaits de leur état actuel, et le croient digne d’envie. Quelque chose, un sentiment secret, les avertit sourdement de leur impuissance ; mais, malgré tout, ils sont convaincus qu’ils dirigent le monde ; au moins moralement. À part de rares exceptions, ils ne s’intéressent à rien en dehors du cercle restreint de leurs préoccupations routinières ; leur horizon intellectuel est limité par l’Ambigu, le Vaudeville, le Sacré-Cœur et la Bourse. Ils s’imaginent ingénument que l’univers est circonscrit par les mêmes bornes. Paris étant, comme ils disent, le cœur et le cerveau de la France, ils en concluent qu’il doit être, nécessairement, le cœur et le cerveau du monde — la Ville-Lumière. — On les étonnerait démesurément en leur disant que cette lumière pourrait être mise pendant fort longtemps sous le boisseau sans que le globe en souffrît, et même s’en aperçût ; on les surprendrait davantage encore en leur apprenant qu’au point de vue de l’étroitesse d’esprit, du bourgeoisisme, du culte du lieu-commun et de la médiocrité, aucune grande ville étrangère ne pourrait lutter avec Paris. On les scandaliserait en leur prouvant — ce que j’ai l’intention de faire ici — que presque toutes leurs opinions sur eux-mêmes sont absolument injustifiées, et que la place qu’ils assignent à leur pays n’est point du tout celle qui lui revient en réalité.

Pour eux, en effet, s’il est une chose qu’on ne peut mettre en doute, c’est que la France est le foyer du progrès, le pivot du monde intellectuel ; qu’elle occupe, à la tête des nations, une situation privilégiée que rien, absolument, ne peut entamer. Ni les vexations de toute nature, indignes d’un peuple libre, qu’ils subissent à l’intérieur avec leur plus gracieux sourire, ni les camouflets de toute espèce qu’ils reçoivent sans interruption à l’extérieur, et qu’ils collectionnent religieusement, ne réussissent à les détromper. Sur d’autres sujets leurs opinions varient…

Et varient-elles ? On peut dire qu’au fond ils sont unanimes, ou peu s’en faut, dans la compréhension des choses. La diversité des convictions n’existe qu’à la surface, les dissensions sont factices. Sur ce qu’ils appellent les principes fondamentaux de leur état politique et social, ils sont tous d’accord, et d’un parti à l’autre il est impossible de découvrir de différence réelle. Écartez les mots, balayez les phrases, ne tenez compte que des faits ; et vous vous apercevrez qu’il y a entente parfaite entre les diverses fractions du corps politique, du corps électoral français. Tous les partis, tous les groupes que créa l’ambition des politiciens, bien plus que la force des circonstances, ont tour à tour exercé le pouvoir. Par quels actes peuvent-ils se différencier les uns des autres ? On pourrait en citer deux ou trois. Le gouvernement de l’Ordre moral, après le 16 mai 1877, le gouvernement de Jules Ferry, en 1881, signèrent des décrets et firent voter des lois d’un caractère bien tranché — mais qui, justement pour cette raison, restèrent lettres mortes. — La seule politique que veuille la France, c’est une politique incolore, insipide, flasque ; elle est prête à payer n’importe quoi pour avoir cette politique-là ; et elle paye, et elle l’a. Moyennant quoi, elle peut dormir et, entre deux sommeils, se trémousser quelque peu afin de donner aux autres et surtout à elle-même l’illusion d’une agitation féconde.

Lorsqu’ils se sont démenés un certain temps sur leurs tréteaux, et que leur danse du ventre commence à attirer l’attention de la galerie, les Français s’arrêtent soudain et s’écrient : « Du calme ! Au nom de ce que nous avons de plus cher au monde, au nom de la patrie, calmons-nous ! Ne nous déchirons pas entre frères ! Rappelons-nous que nous sommes tous les fils de la vieille France. Cessons ces querelles intestines qui ne peuvent que faire le jeu de nos ennemis ! Ne donnons pas à l’étranger, qui nous guette d’un œil jaloux, le spectacle de nos divisions ! » Sur quoi, ils célèbrent en chœur les vertus de l’apaisement et les beautés de l’union ; parfaitement convaincus de la réalité de leurs dissensions imaginaires ; persuadés qu’ils n’ont évité qu’à grand’peine des luttes fratricides : et sans se douter qu’ils ont toujours été aussi unis que des jaunes d’œufs dans une crème fouettée, aussi pacifiques que des lavedans à la guimauve.

Cependant, l’évocation de l’étranger qui guette d’un œil jaloux éveille à demi des inquiétudes vagues, jamais complètement assoupies. « Si cet étranger, non content de diriger sur nous ses regards chargés d’envie… Eh ! eh ! y aurait-il du danger ? Il faut se renseigner. » On va demander l’opinion d’un Hanotaux compétent. Le Hanotaux, après avoir endossé son habit à palmes vertes, donne son avis. « Il n’y a pas de danger. La France peut avoir pleine confiance dans l’avenir. Qu’a-t-elle fait jusqu’ici ? Elle a espéré. Qu’elle continue ! L’espérance, tout est là ! » Les Français se retirent, ravis, saluant très bas le Hanotaux. Et leurs espoirs restent pendus aux affirmations du Hanotaux comme des gringuenaudes aux accessoires d’une chute de reins.

Mais, s’il n’y a pas de danger, pourquoi ne s’amuserait-on pas un peu ? S’il n’y a rien à redouter des voisins, pourquoi ne les tournerait-on pas en ridicule ? « Nous aurions bien tort de nous gêner, disent les Français ; et allez donc ! C’est pas nos pères ! » (Quelquefois, tout de même.) La série des fines moqueries et des spirituelles caricatures commence. Ah ! que nous avons donc d’esprit ! Comme c’est ingénieux, cette déformation outrée, et toujours la même, des traits caractéristiques de voisins qui, certes, n’ont rien à nous envier ! Car, en général, (et aussi en généraux), nous ne sommes pas si jolis en France ; et je ne pense pas que ce soit un spectacle à enthousiasmer un artiste que celui de Coppée en saut de lit, ou de Reinach au déballage. Quant à la beauté féminine, qu’on a eu la purulente imbécillité de nier à l’Angleterre, où on la rencontre à chaque pas, je ne crois point qu’elle ait élu domicile en France où les femmes, d’ordinaire, n’ont rien de remarquable. Il y a, à mon avis, sous ce puéril parti-pris de débinage, une grande somme de jalousie, inconsciente ou non. Tous les peuples, surtout l’Angleterre — mais même le plus jeune, les États-Unis — tous les peuples ont un type national ; la France n’en a pas. On peut retrouver sur les faces des passants, dans une grande ville française, les caractéristiques, plus ou moins abâtardies, de toutes les races ; on n’y peut jamais distinguer un seul trait purement français. C’est ma conviction qu’un type français exista, dans de faibles proportions, mais exista, à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle ; et qu’il a disparu. La petite femme de Paris, pauvre poupée qui prétend elle-même être un type, n’est qu’une créature de néant, à tous les points de vue. Et l’amateur fonctionnaire, avec sa tête de Latin à la détrempe, représente on ne sait quoi ; même pas l’esclave ; l’affranchi. Ce sont, pourtant, les deux seuls êtres dont on ne rencontre pas le prototype hors de France.

Quand les Français ont raillé, caricaturé et diffamé à cœur-joie, leur inquiétude les reprend. N’ont-ils pas été trop loin ? N’ont-ils point dépassé les limites permises, même à des détraqués ? Et les voisins ne vont-ils pas se décider à mettre le holà ? Grave question. Il faut savoir à quoi s’en tenir, à tout prix. Des étrangers passent ; les Français les accostent, se cramponnent à eux, les accablent de questions. « Que dit-on de nous, dans votre pays ? S’est-on trouvé simplement piqué de nos délicieuses plaisanteries ? Ou ont-elles irrité profondément ? Êtes-vous disposés à user de représailles ? Allez-vous nous faire la guerre ? Oui ou non, est-ce la guerre ? » Les étrangers répondent que ce n’est pas la guerre, certainement ; qui voudrait faire la guerre à la France ? Et ils s’en vont, souriant dans leur barbe.

Les Français insèrent dans leurs journaux la réponse des étrangers. « Voilà ce que c’est, disent-ils, que d’être prêts ; ne reculez devant aucun sacrifice pour la défense nationale, et tout le monde vous respecte ; personne n’ose vous attaquer. Mais si nous n’étions pas prêts… » Là-dessus, ils passent, sur le papier, la revue de leurs forces militaires et navales. Au sujet de ces dernières, M. Lockroy, ce ministre de la marine qui vous donne le mal de mer, vient leur annoncer que quelques mécomptes sont à craindre ; mais on l’envoie retrouver son zouave submersible, en bas ; on préfère écouter un entrepreneur de blindages qui affirme que la flotte française, à l’occasion, étonnera le monde. (L’étonnement du monde a été mis à la mode par Kruger). Oui, disent les Français, nous étonnerons le monde ; nous en étonnerons même plusieurs. Et ils exhalent leur haine des races germaniques, qu’ils haïssent parce qu’ils sentent qu’elles aiment la paix. Quant à ces Anglais dans l’Afrique du Sud, ça ne peut pas durer comme ça. « Mieux vaut ne plus garder de ménagements ! s’écrient les Français ; mieux vaut intervenir, envoyer des troupes de Madagascar, du Tonkin, de l’île des Ravageurs et de la caserne de Reuilly ; si nous trouvons seulement moyen de nous saisir de Durban, de Cape Town, et d’envoyer une escadre bloquer Kimberley, l’existence de la perfide Albion touche à sa fin. » Et ils parlent du jour du règlement des comptes, qui doit venir, fatalement.

Quand il viendra, ils seront là, comme d’habitude, pour recueillir le passif. Du reste, contents d’eux.



Il n’est pire disette pour un État que celle des hommes.
Jean-Jacques Rousseau.


La population de la France a cessé d’augmenter. Son énergie morale diminue tous les jours. La chair à canon va lui faire défaut, et elle s’en plaint ; elle ne déplore pas l’absence de caractères, qui lui manquent bien davantage.

Les êtres d’âme virile, doués d’une volonté clairvoyante et tenace qui sait se choisir un but et faire tous ses efforts pour l’atteindre, — les individus, en un mot, — sont rares en France. Quand ils existent, leur situation n’est pas enviable. Je dirais même qu’ils sont fort à plaindre, si je ne savais qu’ils ont le mépris de la pitié et qu’ils refusent d’être plaints. La France a la haine de l’homme qui pense par lui-même, qui veut agir par lui-même, qui n’a pas ramassé ses idées dans la poubelle réglementaire et qui fait fi des statuts des coteries abjectes que patente la sottise envieuse. Cet homme est marqué au front, dès qu’il se montre, d’un signe à la vue duquel tout le monde s’écarte. C’est un pestiféré. Un pestiféré pour lequel il n’y aura pas même d’hôpital. Il faut qu’il disparaisse, et le plus vite possible. Quelquefois il a la vie dure ; quelquefois il parvient, en dépit de tout, à atteindre presque son but, à obliger la foule imbécile à le regarder ou à l’écouter ; mais il est trop tard. Les temps d’épreuves, les années de misère ont fait leur œuvre ; et, en même temps que le succès, voilà le corbillard qui arrive. Car il ne faut pas que l’individu puisse vivre ; il ne faut pas qu’il donne au monde ce qu’il était venu pour donner ; il ne faut pas qu’il trouble le sommeil ou la digestion de la tourbe ignoble qui règne ; et, bien moins, qu’il puisse décider la horde d’esclaves qu’elle asservit à écouter ses paroles de révolte ; ou — plus dangereux encore — à contempler ses chefs-d’œuvre. Il faut qu’il crève. Il crève. Alors Mayeux, avec la bave de Jules Lemaître au coin des lèvres, prononce son oraison funèbre. En l’écoutant, le hideux Coppée ricane derrière le dos du petit épicier, tandis que Prudhomme pisse de l’œil — des larmes sincères souvent, et plus immondes, dix mille fois plus, que si c’étaient des pleurs de crocodile.

S’il n’est pire disette pour un État que celle des hommes, ainsi que l’écrivait Jean-Jacques, la France est pauvre. Elle l’est. Mais elle est satisfaite de l’être. Sa jalousie basse, l’envie abjecte et sans bornes qui la caractérise sont satisfaites aussi. L’envie démocratique ! disent les coquins du Tiers-État, toujours heureux de jeter sur les épaules du peuple le poids et la responsabilité de leurs vices. Non ! Envie bourgeoise, simplement bourgeoise, dont le virus a contaminé la foule mais qui n’en émane pas. Et c’est précisément pourquoi ce sentiment vil, qui s’attaque non moins aux hommes supérieurs qu’aux nations fortes, est si puissant en France ; car la France est, entre tous, le pays où l’esprit bourgeois — si l’on peut donner le nom d’esprit à une pareille saleté — exerce une autorité souveraine. Depuis un siècle, en dépit de toutes transformations superficielles, il n’a pas cessé de régner en maître ; il n’a pas cessé de niveler ; il n’a pas interrompu sa besogne d’assassin. Les noms de ses victimes, vous les connaissez ; elles n’étaient pas toutes révolutionnaires : l’une d’elles, qu’il tua, s’appelait Ernest Hello ; elles n’étaient pas toutes françaises : l’une d’elles, qui put lui échapper à temps, s’appelait Richard Wagner. Combien d’autres !… J’ai parlé de leur mort. Je ne pourrais point parler de leur vie. Cela, c’est indicible. Je ne sais pas dans quelle langue on pourrait exprimer toute l’horreur de l’existence que fait la France, de parti-pris, aux êtres doués d’un caractère. J’ignore comment on pourrait dire ce qu’ils endurent, ce qu’ils souffrent, toutes leurs angoisses et tous leurs désespoirs. Ce sont des parias… Et cependant ce sont des hommes.

La France ne veut pas d’hommes. Ce qu’il lui faut, c’est des castrats. Elle les exige de premier choix, coupe et profil (coupe surtout), rasés de près, tondus à la malcontent ; avec, si faire se peut, ce déhanchement prometteur que Flamidien admire en Jacques Lemaître. (Je ne veux pas toujours l’appeler Jules ; on croirait que je pisse dedans). Pour les plus jolis d’entre eux, la France possède une chapelle Sixtine : l’Académie. C’est là qu’ils opèrent, ces opérés. C’est là qu’ils chantent la gloire du Nationalisme ; et je dois vous dire, ô Seigneur, que celui qui leur a coupé le filet n’a pas volé ses quatre sous. C’est là qu’ils psalmodient les cantiques en l’honneur du bon tyran qu’ils espèrent et qui leur accordera, dans son harem, la place à laquelle ils ont droit. C’est là qu’ils mettent à nu leur âme (une tonsure), et qu’ils combinent l’érection qu’ils appellent de leurs vœux, l’érection d’un nouvel édifice politique dans lequel ils se partageront les culs-de-four. C’est là que les excitations mutuelles produisent tout leur effet, et que les virilités se font voir (dans un bocal). C’est là que les Brunetière, les Lemaître, les Coppée, les Lavedan et la bande de cabotins et de pets-de-loups à leur suite — tous gens de haute naissance et de génie indiscutable, — donnant la main à d’autres vauriens qui descendent des croisés (étymologie : croisements), jurent de renouveler le fil rompu des vieilles traditions françaises et de rendre à leur pays le régime despotique et clérical qu’il réclame évidemment.

La France trouve que c’est beau ; admire ; et paye. Oui, on paye ça ! Il y a des gens qui meurent de faim en France — 90 000 par an, pas plus, — et on paye ça ! On fourre de l’argent dans les poches de ces crapules qui trouvent que la nation n’est pas assez escroquée, et qui cherchent à lui jeter sur le dos une nouvelle bande de pillards ; qui font tout ce qu’ils peuvent pour arracher au peuple les malheureuses libertés qu’il a pu conserver ; qui rêvent de rééditer les tueries de juin 48 et de 71, qu’ils ont applaudies ! On paye ça !… Mais quand est-ce qu’on va commander les tombereaux qui viendront prendre toutes ces ordures pour les jeter au dépotoir ? Quand est-ce qu’on va commander, plutôt, — car, tant qu’il y a des lois, il serait bon qu’on les appliquât — quand est-ce qu’on va commander les paniers à salade qui doivent transporter à la Santé ces filous à dos verts ? Filous, oui ! Et de sales et hypocrites filous, des dévaliseurs de morts, ces quarante voleurs qui ont établi leur caverne sous la coupole de l’Institut. Tout le monde sait qu’ils ont à leur disposition d’énormes sommes qui leur furent léguées afin qu’ils fissent la répartition de leurs revenus, à certaines époques, suivant le vœu des donateurs. Mais tout le monde ne sait pas comment cet argent est distribué, comment la volonté des testateurs est méprisée, bafouée. Personne ne le sait ; personne ne sait tout. Le jour où on l’apprendra, le jour où l’on se décidera à faire la lumière sur la façon dont l’Académie française décerne ses prix et sur de nombreux faits qu’il serait facile de qualifier, ce jour-là un beau scandale éclatera. En attendant, je me permettrai d’affirmer, sans aucune crainte de démenti, que les sacripants à palmes vertes ne cessent de faire le plus malhonnête usage des fonds dont ils disposent ; et que c’est après avoir donné à de honteuses nullités, leurs créatures ou leurs flatteurs, l’argent dont ils frustrent des gens de mérite, après avoir refusé à des hommes comme Élisée Reclus les prix qui leur reviennent de droit, qu’ils osent parler de moralité et poser pour les patriotes.

Il est vrai qu’il faut bien qu’ils posent pour quelque chose, les cuistres ; puisqu’ils sont hors d’état de représenter la littérature et même leurs personnes ; puisque le sire de Vogué lui-même, à quelques efforts qu’il se livre pour faire mourir d’ennui ses lecteurs, n’est qu’un pâle reflet de son aïeul, assassin de soldats français. « L’Académie est un salon. » L’Académie n’est pas un salon ; c’est une bourriche. À part Anatole France, doué d’un haut talent, et deux ou trois autres qui, sans grandes idées, n’écrivent pas positivement mal, il n’y a là qu’une collection d’huîtres ; et d’huîtres contaminées. « Nous sommes des honnêtes gens. » Vous n’êtes pas des honnêtes gens ; vous êtes de glorioleuses canailles. Et ce serait un bonheur pour le pays que la disparition de cet antre de la sottise servile, du pédantisme hypocrite, lâche et féroce — de ce conservatoire de la cruelle et ridicule vanité nationale.

C’est vrai ; la France est descendue à ce point que l’existence d’une institution comme l’Académie est devenue un danger pour elle. Elle a la honte de voir le salon des Dos Verts transformé en quartier général des scélérats qui conspirent contre elle ; peut-être demain elle aura la honte de voir un nouveau coup d’État mené à bien par M. Homais, en uniforme d’académicien. Le plus honteux, c’est qu’elle sait parfaitement à quoi s’en tenir sur la valeur des gens qui la gouvernent aujourd’hui, et encore mieux sur le mérite des fripons qui aspirent à la gouverner demain ; elle sait que les premiers ne valent pas cher, mais que les autres vaudraient beaucoup moins. Elle ne se fait pas la moindre illusion sur le compte de la bande de politiciens qui la grugent depuis trente ans, qui remplissent, à ses dépens, l’escarcelle opportuniste ou la besace radicale ; elle n’ignore point que les Thénardiers du Nationalisme aspirent à ajouter la tuerie au pillage, rêvent de fouilles sinistres au milieu du sang, leurs bissacs gonflés de butin sur le garrot de Coppée, le couteau du grand-père de Vogué à la main pour l’égorgement des blessés. Elle comprend parfaitement que, si elle ne fait pas preuve d’énergie, et d’une grande énergie, elle ne cessera jamais d’être dupe que pour devenir victime. Elle connaît la nullité sanguinaire des Nationalistes de parade, pitres qui ne craignent pas d’exposer sur tous les tréteaux l’ignominie de leurs concupiscences ; elle connaît la nullité plus complète et plus sanguinaire encore des Nationalistes honteux, chacals à bavettes qui font les difficiles, qui ne veulent manger de la chair de pauvre que si on la garnit de cresson d’urinoir : le Deschanel, avorton du crachoir, le Hanotaux, foutriquet du rond-de-cuir ; des Deschanaux sans nombre ; des Hanotel fort nombreux. Elle comprend que tout ça, au fond, c’est la même clique ; elle comprend que, avec de simples différences de ventres vides à panses pleines, elle n’a devant elle que des voleurs et des meurtriers de miséreux, des thuriféraires du Veau d’or. Mais elle aime à voir encenser le dieu du Capital ; elle tient à lui faire hommage de ses génuflexions et de ses offrandes. Elle n’est pas lasse des meurtriers. Elle n’est pas dégoûtée des voleurs. Lasse ? Allons donc ! Elle passera la nuit dehors, au 14 Juillet, pour être sûre de pouvoir applaudir Gallifet et Marchand, à leur passage. Dégoûtée ? Je t’en fiche ! Elle mangerait de la merde dans la gueule à Reinach.

C’est une fameuse camisole de force, que l’apathie. La France en fait l’épreuve. Si elle s’était donné la peine, il y a longtemps déjà, d’exercer l’esprit critique dont elle n’est pas complètement dépourvue, quand elle veut ; si elle avait refusé d’accepter les opinions toutes faites et d’avaler les sentiments tout mâchés ; si elle avait eu le faible courage, seulement, non pas même de raisonner, mais d’avouer franchement ce qu’elle voyait, ce qu’elle était forcée de voir ; elle n’aurait pas connu la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui — situation terrible, qu’elle soupçonne, mais ne veut même pas se donner la peine de regarder en face. — Elle est conduite à l’abîme, elle y sera conduite, par des gens dont le plus grand, le plus épouvantable défaut, est d’être des imbéciles ; tous leurs autres vices, si énormes qu’ils soient, ne sont rien à côté de celui-là ; elle est conduite, elle sera conduite à l’abîme les yeux grands ouverts, mais trop molle, trop flasque pour résister. Sa débilité d’esprit et de cœur est indicible. Ses emballements sont factices. Ses enthousiasmes sont superficiels, proviennent de causes extérieures, quelconques ; n’affectent, pour ainsi dire, que l’épiderme. Je crois qu’il en a toujours été ainsi, au moins depuis longtemps. Le boulangisme, en dépit de son extension, n’eut jamais de racines ; les votes accordés au brave général, et les mandats-poste qu’on lui envoya, ne prouvent rien ; ce qui aurait prouvé quelque chose, c’eût été un mouvement réel, une marche en avant ; on se contenta de la marche des pioupious d’Auvergne. Chacune des personnes attachées au parti boulangiste souhaitait plus ou moins vivement de voir ses confrères monter à l’assaut du pouvoir et réussir le coup d’État ; c’est certain ; mais à ce souhait, souvent peu ardent et surtout peu dicté par la confiance, se bornait tout l’effort. Personne, même parmi les meneurs du parti, ne croyait au succès ; les plus zélés s’efforçaient d’espérer qu’il se produirait tout de même, miraculeusement. Et bien peu de gens furent surpris de la grotesque cacade qui termina l’aventure.

Alors, pourquoi ces partis qui ne doivent vivre qu’un jour, dont l’existence est artificielle et dans l’avenir desquels personne ne croit, recrutent-ils tant d’adhérents ? Parce que, étant nouveaux, ils sont à la mode ; parce qu’ils donnent à leurs fidèles un petit air frondeur qui ne déplaît pas, leur permettent de porter le chapeau sur l’oreille ou sur les yeux, d’affecter des allures provocantes ou mystérieuses ; leur procurent l’occasion de dissimuler derrière des gesticulations stériles l’inertie morale dont, au fond, ils ont honte. Aussi, parce que l’existence d’un nouveau parti est une distraction, sans conséquence, mais qui combat l’énorme ennui qui dévore les âmes infécondes. Souvent, encore, le Français devient partisan de Monsieur Un Tel ou du général Machin simplement parce qu’il lit un journal qui recommande Un Tel, ou prône Machin ; journal qui l’assomme, qu’il déteste, mais auquel il est habitué. Ou bien, même, parce qu’un ami, qui désire se moquer de lui dans quelque temps, le prie instamment de donner son concours à Un Tel ; parce que sa femme, qui trouve que Machin a une belle barbe et qui veut voir « ce qui arrivera », lui demande de s’enrôler dans les troupes de Machin ; — en somme, pour qu’on le laisse tranquille, pour qu’on lui fiche la paix. — Il fait de l’agitation, ou prétend en faire, par amour de la quiétude, par pur besoin de somnolence. Oui, plus encore que par inconscience ou par cabotinage.

Il ne faudrait point se figurer, en effet, qu’il n’y a pas une bonne dose de parti-pris, voire même de machiavélisme, dans la haine que la France professe pour les Individus et dans l’amour qu’elle témoigne aux Médiocres ; elle sait parfaitement qu’elle n’a aucune transformation gênante, si salutaire qu’elle pût être, à redouter des Médiocres ; elle ne veut être dérangée à aucun prix ; par conséquent, elle préfère la situation lamentable que lui font les Médiocres à l’effort, qu’exigeraient les Individus — l’effort dont le résultat, qui semble aléatoire, est toujours mathématique. — Elle se rend compte, beaucoup mieux qu’on ne le croirait, de la nullité de ses grands hommes postiches, en politique, en art, partout. Elle évalue à leur juste prix, ou peu s’en faut, les coryphées des groupes parlementaires, les vibrions politiques et les lumignons littéraires qu’elle fait semblant de prendre pour des phares ; elle a pesé dans la balance du mépris les Méline, les Deschanel, les Sarrien, les Dupuy et la longue kyrielle de zéros que l’électeur plaça à leur gauche ; elle a constaté la castration des hongres de l’Académie ; et n’a aucun doute sur le mérite des héros militaires dont Lemaître, qui voit du jaune dans le drapeau tricolore, narre les prouesses. Oui, elle sait à quoi s’en tenir sur ces messieurs.

Eux, bien entendu, ne s’imaginent pas une chose pareille. Ils sont trop vaniteux, trop sots. Et quand nous les prendrons à la gorge pour les mettre au pied du mur — au pied du mur — ils seront tout étonnés de voir leurs partisans de la veille accourir pour leur cracher au nez.

En attendant, ils pérorent, recueillent tous les applaudissements qu’ils désirent ; quelques huées, aussi, et quelques horions (un prélude). Les thèmes de leurs discours, lorsqu’ils traitent de la politique intérieure, ne sont ni bien variés ni bien nets. Il leur est certainement fort difficile de dire, ce que tout le monde sait, qu’ils ne rêvent que de saigner leur pays aux quatre veines et de le faire crever en puanteur de sainteté. Ils se rabattent donc sur la politique extérieure ; affirment que le croisement des races est une mauvaise chose ; déclarent que l’influence de la littérature allemande, anglaise, russe ou norvégienne est détestable, qu’elle embrume la magnifique inspiration gauloise, le fier génie latin ; prêchent la haine des nations étrangères, et surtout de l’Angleterre.

Alors, leur succès est d’assez bon aloi. D’abord, parce qu’une certaine conviction souligne leurs phrases d’ignorants fielleux : ils désirent tellement être pris au sérieux et craints par l’étranger, et ils sont tellement sûrs d’en être à peine méprisés ! Ensuite, parce que, dans l’état actuel des choses, toute compréhension de l’Anglais par le Français est impossible. La différence entre eux est trop profonde. L’Anglais veut pourvoir à des nécessités ; le Français, satisfaire des concepts chimériques ; l’Anglais a le sens de l’obéissance nécessaire et le goût de la liberté ; le Français a le sens de la domination et le goût de la servitude.

Il n’y a là nulle exagération. Paris sait quels fangeux gredins il a pour maîtres. La province sait que Paris n’est que la caverne des filous qui l’escroquent, avec des clowns devant l’entrée pour faire le boniment, et des putains dans l’arrière-boutique pour activer le service. Paris et la province sont fort satisfaits. Ils ruminent les rognures de vieux rêves imbéciles, sans se rendre compte de la position du pays, même au point de vue géographique ; sans s’apercevoir que la situation territoriale de la France, qui en fait une puissance à la fois militaire et navale, la condamne à la ruine, ou à la paix. Que représente la France, pour les Français ? Aux yeux des gens graves, qui possèdent, et qui réfléchissent profondément et pompeusement, c’est un poids nécessaire à l’équilibre européen ; pour les autres, c’est un hexagone.

De temps en temps, cependant, un certain malaise les envahit, les pénètre ; ils sont comme saisis d’une inquiétude vague, regardent autour d’eux, effarés. Ils voient tout d’un coup, avec terreur, quels fantoches ils ont placés aux postes dangereux, pour les défendre ; et ils distinguent, dans l’ombre, la cohue d’eunuques qui aspirent à leur succéder. Ils flairent le danger. « Qui pourrait-on mettre à leur place ? » demandent-ils, anxieusement. Ils cherchent ; ne trouvent point. Une nouvelle idole, peut-être ? Et ils parlent d’élever une statue à Metz, près de celle de Strasbourg, à l’ombre de l’obélisque. Mais une idole ne suffit pas.

« Qui pourrait-on mettre à leur place ? » continuent à demander les Français. Qui ? Mais vos intérêts ? Votre volonté ?

Ils n’y pensent pas. Ils n’en ont plus. « Nous avons besoin d’un Sauveur. » C’est un Sauveur qu’il leur faut.

Oui, en vérité, il leur en faut un. Eh bien ! ils l’auront !



… Je vois le Sauveur de demain
Faire le salut de l’épée
À toutes les croix du chemin.

F. Coppée.


Coppée va leur en amener un, qu’il a vu dans un rêve d’épopée.

Il le tient en laisse, au bout d’un chapelet, derrière la porte basse de la sacristie qui donne sur l’abattoir. Il n’y a pas besoin d’ouvrir la porte. On le connaît, son sauveur ; on l’a déjà vu ; on l’a assez vu. Il porte une soutane, en guise de chemise, sous son uniforme de capitulard ; et il a dans sa poche un goupillon-casse-tête, dernier modèle approuvé par N. N. S. S. de l’épiscopat national. Il est escorté d’Esterhazy, armé de sa lance de uhlan pontifical et tenant par la main le Père Du Lac, muni de son crucifix à ressort ; alliance qui ne peut surprendre, car comment un Esterhazy mangerait-il du prêtre ? C’est trop noir pour lui. Oui, voilà le sauveur que le Nationalisme tient en réserve. S’il parvient à sortir de l’égrugeoir où l’ont caché les serviteurs de Dieu et où les épouses du Christ viennent lui donner à téter, je vous promets un beau sauvetage, ô Français, Français que vous êtes. Vous devez pourtant savoir ce qu’ils vous ont coûté jusqu’ici, les sauveurs. Vous souvenez-vous ? Avez-vous oublié que ça finit toujours par un sauve-qui-peut, leurs sauvetages ? Coppée, lui, calomniateur des humbles et sangsue des pauvres, ne se le rappelle pas. Le souvenir de la part glorieuse qu’il prit à la guerre de 70 dont ses oraisons furent bien près de modifier le dénouement, la vision des mortiers qu’il sut contempler sans pâlir, des mortiers du pharmacien qui confectionna ses pilules pendant l’année terrible, n’ont pas laissé trace dans son esprit. Le sauveur qu’il rêve, c’est le sauveur légendaire, réglementaire devrais-je dire, qui commence son épopée dans les rues sanglantes de Paris et qui la termine à Waterloo ou à Sedan ; s’il arrive à s’incarner, ce sauveur-là, et si l’on souille d’une croix la tombe de chacune de ses victimes, il aura de quoi saluer de l’épée, le mec ! Et il faudra même qu’il ait un fameux poignet, un poignet de jésuite, un poignet habitué à des batailles spéciales, pour aller jusqu’au bout. Ça ne fait rien, c’est chouette tout de même, de penser qu’on sera salué quand on sera mort. Ça vous fiche l’envie de tourner de l’œil et de donner votre bidoche à bouffer aux asticots de la Bénédiction. Sacré Coppée, va ! Il n’y a que lui pour trouver ça ! — Coppée, faudra que t’écopes !

Si tu n’étais pas la baderne de sacristie et le sacristain de caserne que tu es, misérable, tu aurais probablement vu dans ton rêve un autre sauveur — celui qui viendra. — Il viendra sans qu’on l’attende, et sans parler. Il n’aura pas besoin d’expectorer des discours et de polir des phrases pour se faire comprendre. Son geste muet dira que le temps est passé des lâches mensonges et des hypocrisies meurtrières. Il ne saluera point les croix auxquelles est crucifiée la Misère : il les renversera. Il ne demandera pas de couronne : il exigera la liberté et le bonheur de tous. Il déliera les opprimés et appesantira sa main sur les oppresseurs. Son épée, ce sera la faux qui fauche le cou des tyrans, entre ses deux manches rouges.

Il viendra, oui… mais pas encore, peut-être. Il est possible que l’heure n’ait pas sonné pour la France, pour cette France qui s’aveulit et s’acagnarde chaque jour davantage, d’être tirée de sa léthargie. Il est possible que ce soit l’autre sauveur qui vienne d’abord, celui qui salue les instruments de supplice de son épée d’assassin, l’être immonde béni par le prêtre et chamarré par le soldat. Il est possible que les larbins du Nationalisme n’aient pas tort d’épousseter son plumet et de bassiner son plumard. Il est possible qu’il règne.

Non. Ce n’est pas possible. La couronne qu’il devrait porter, ce ne sont pas des mains françaises qui la tiennent ; elle est entre les mains de l’étranger. Et l’étranger — à moins qu’on ne lui offre ce qu’on n’ose encore lui promettre, parce que la France, tout de même, n’accepterait peut-être pas absolument tout — l’étranger refusera l’investiture ; il l’a refusée. Ce n’est pas sans motif que Gamelle, l’ordure, a exhalé sa colère contre l’Angleterre, n’a pu s’empêcher, en dépit de tout, de la vilipender ; les rebuffades qu’il essuya furent trop amères à sa vanité, et ses rancœurs étaient trop fortes pour qu’il pût les dissimuler, les taire. En voilà un, qui sait à quoi s’en tenir sur la possibilité d’une restauration en France ! À quoi bon se faire poser le diadème sur la tête si vous êtes obligé, en même temps, d’engager une lutte dont l’issue, forcément, doit être fatale ? Monter sur le trône aujourd’hui pour en être chassé demain par les boulets ennemis, ou par le fouet d’une révolution qu’aura provoquée la guerre — ou la paix ! — Triste chose ! Il est vraiment singulier, et c’est d’une ironie énorme, que les prétendants ne puissent atteindre le but de leurs ambitions que lorsque leurs acolytes seront parvenus à réduire le chiffre des effectifs militaires, à transformer l’armée nationale en armée prétorienne ; eux qui passent pour les plus fervents défenseurs du système militaire actuel, pour ses meilleurs soutiens ! C’est un point que je développerai avant peu. Je voulais seulement indiquer ici pourquoi les fourgons de l’étranger, qui doivent encore une fois nous ramener un despote, se refusent à rouler ; et faire remarquer que les souverains en expectative, s’ils veulent être sacrés potentats, doivent se faire casser la petite fiole sur la tête par leurs confrères d’Angleterre ou d’Allemagne.

Aussi, quand les Nationalistes à la Lemaître déclarent qu’ils ne veulent point toucher à la forme du gouvernement, qu’ils désirent seulement en modifier le caractère, ils ne mentent pas complètement. Ils tiennent, en effet, à conserver pendant un certain temps l’étiquette républicaine ; et quand cette république aura subi, dans un sens clérical et prétorien, des transformations agréables aux monarques du voisinage, l’enseigne disparaîtra comme d’elle-même et le changement de régime s’effectuera tout seul, naturellement. Les transformations qu’ils rêvent, ils ne les indiquent pas clairement ; pas plus qu’ils n’exposent leur conception du patriotisme, pas plus qu’ils ne définissent le mot Patrie. C’est dommage ; car ils savent certainement ce qu’ils ne disent point ; et l’on perd, par leur silence, l’occasion d’apprendre des choses qu’il serait très important de savoir, et qu’on ne sait pas.

Qu’est-ce que c’est que le patriotisme ? Qu’est-ce que c’est que la patrie ? Les Nationalistes, dont c’est le métier d’être patriotes, devraient donner des réponses exactes, fournir des formules précises. Ils parlent « d’idées communes que nous avions autrefois ; de vieille civilisation spéciale ; de caractère propre ; des vérités françaises. » Si vous n’êtes point satisfaits, ils vous confient gravement « qu’il y a une conscience nationale, un culte de nos traditions nationales, de nos franchises et de notre drapeau. »

Et si vous vous récriez, si vous demandez quel est le sens de tout ce verbiage idiot, si vous demandez quels mensonges, quelles sottises et quelles saletés il y a derrière ces mots vides et ces phrases creuses, ils vous chuchotent à l’oreille « que la France doit rentrer en possession d’elle-même, se reprendre, » et ils murmurent des choses confidentielles au sujet des « destinées certaines de notre terre, des besoins de notre sol et de nos morts. »

C’est vrai ! Leurs morts ont des besoins. Quels besoins ?… Et d’abord, comment s’appelaient-ils, vos morts ? Quels noms d’assassins, de traîtres et de crapules portent-ils dans l’histoire ? Catherine de Médicis ? Ravaillac ? Jean Chouan ? Cadoudal ? Bourmont ? Bazaine ? Henry ?… Montrez-les, vos morts ! Allons, exhibez-les, vos charognes !…

Et il faudrait prendre ça au sérieux ; il faudrait ne pas rire quand à propos de patriotisme ils vous parlent, avec le cuistre Renan, de « lien moral, de possession commune d’un riche legs de souvenirs » ; il faudrait ne point hausser les épaules lorsqu’ils viennent vous dire, avec le grimaud Brunetière, que ce qui constitue « la supériorité de l’amour de la patrie, c’est qu’il est irraisonné. »

Car, si vous vous permettez de rire, de hausser les épaules ; de penser et de dire que ces coquins fiolants sont non seulement des imbéciles, mais des traîtres ; que toute discussion de leurs prétendues doctrines serait dégradante et que le seul argument à employer contre eux, c’est le couperet de la guillotine ; si vous avez l’audace d’afficher de telles opinions, même de les laisser soupçonner, votre sort est immédiatement réglé. On déclare que vous avez cessé d’être Français ; on vous désigne à la haine de la tourbe tricolore et policière ; et l’on vous stigmatise d’un nom terrible, on vous proclame un Sans-patrie.

Nom terrible, certainement ; si terrible que la plupart des gens auxquels il fut appliqué se sont hâtés de protester, d’affirmer avec indignation qu’ils n’étaient pas des Sans-patrie. À tel point qu’on pourrait supposer que le Sans-patrie est une simple création de l’imagination malade des Nationalistes, qu’il n’y a pas de Sans-patrie.

Je dis qu’il y en a ; que, malheureusement, il y en a même beaucoup. Moi, par exemple, j’en suis un.



En fait, c’est le passé qui triomphe aujourd’hui ; nous voulons l’annihiler dans les idées, dans les pensées, dans les plus profondes convictions de l’humanité.
Herzen.


Je suis un Sans-patrie. Je n’ai pas de patrie. Je voudrais bien en avoir une, mais je n’en ai pas. On me l’a volée, ma patrie !

À tous ceux qui ne possèdent point, à tous les pauvres, à tous ceux qui ne sont ni les laquais des riches ni les bouffons à leur service, on a volé leur patrie. À tous ceux qui sont obligés de travailler pour des salaires dérisoires qui leur permettent à peine de réparer leurs forces ; à tous ceux qui ne trouvent même pas, en retour de la sueur de sang qu’ils offrent, le morceau de pain qu’ils demandent ; à tous ceux que leur cerveau plein désigne à la haine et dont le large front est brisé par l’indigence comme par un casque de torture ; à tous ceux qui errent le long des rues ou des routes en quête d’une pitance et d’un gîte ; à tous ceux qui renoncent à gagner leur vie et se décident à l’empoigner ; à tous ceux qui crèvent dans le fossé du chemin, dans leur taudis, sur le grabat de l’hôpital ou dans la cellule de la prison ; à tous ceux que tue la misère physique ou morale, ou qui se donnent la mort pour lui échapper — on a volé leur patrie.

À toutes celles dont l’immense labeur sans salaire permet à l’abjecte Société de continuer sa route imbécile ; à toutes celles dont les flancs féconds fournissent aux éternels Molochs la chair humaine qu’ils réclament sans trêve ; à toutes celles dont les flancs stériles sont voués aux luxures assoupissantes et dont les baisers mettent le baume du vice sur les plaies vives de l’universelle détresse ; à toutes celles dont l’intelligence, la bonté, la délicatesse et la grandeur d’âme sont étouffées ainsi que des plantes mauvaises ; à toutes celles qui sont victimes, esclaves, damnées — on a volé leur patrie.

Aux tout petits, dont l’âme à peine ouverte est flétrie par les émanations pestilentielles du marécage social ; aux enfants dont l’esprit a conçu des rêves que la liberté aurait fait naître grandioses, et que font avorter les griffes de la misère — on a volé leur patrie.

Aux armées de pauvres, aux hordes de misérables, et même aux bandes de brigands — on a volé leur patrie.

Je crie : Au voleur !

De tous les hommes auxquels on fait croire que le patriotisme est un sentiment abstrait, indéfinissable, qu’il ne faut point tenter d’expliquer, mais pour lequel il est utile et glorieux de souffrir et de mourir — on a chouriné l’esprit afin de les empêcher de voir ce que c’est que la patrie.

De toutes les femmes auxquelles on persuade qu’elles doivent, par patriotisme, mener une existence de dévouement morne et stérile, de noire abnégation, qu’elles doivent sacrifier sans espoir de récompense leur vie, leurs affections, leurs rêves, et les fruits de leurs entrailles — on a étranglé l’âme et arraché le cœur afin de les empêcher de voir ce que c’est que la patrie.

De tous les enfants dont on farcit le cerveau d’abominables et ridicules légendes et des infâmes leçons du catéchisme religioso-civique — on a étouffé l’intelligence afin de les empêcher de voir ce que c’est que la patrie.

De tous ceux qui travaillent, qui peinent, qui souffrent, et qui n’ont rien — on a tué l’énergie afin de les empêcher de voir ce que c’est que la patrie.

Je crie : À l’assassin !

Je crie révolte, et je crie vengeance. Je crie : En voilà assez !

Voleurs et assassins — les Riches — sont parvenus, grâce à la terreur et à l’ignorance qu’ils imposent et entretiennent, à obscurcir complètement la signification du mot : Patrie. Avec l’aide de leurs deux valets, le Prêtre armé du mensonge et le Soldat qui brandit un sabre, ils ont réussi à interdire à ceux qu’ils ont spoliés la compréhension du mot ; et, devant ce vocable qui ne doit avoir pour elles aucun sens précis, les victimes des Possédants ont dû se courber avec respect, jurer de tout sacrifier, existence comprise, aux choses mystérieuses qu’il représente. Mieux encore. Devant les menaces et les murmures des déshérités, las enfin de l’épouvantable servitude qui pèse depuis si longtemps sur leurs épaules, les Riches se sont émus ; non contents d’avoir à leur service le prêtre et le soldat, ils ont enrôlé dans leur garde les pions et les sous-diacres de l’écritoire : et ces drôles, s’emparant du mot qu’il ne faut pas qu’on comprenne, le déguisant davantage encore sous le clinquant des phrases et les oripeaux de la déclamation, sont arrivés à en faire un spectre qu’ils opposent aux plaintes et aux demandes des Pauvres — ce mot, qui doit être la synthèse de toutes les revendications sociales !

La Patrie, aujourd’hui, — et, hélas ! depuis si longtemps ! — la Patrie, c’est la somme des privilèges dont jouissent les richards d’un pays. Les heureux qui monopolisent la fortune ont le monopole de la patrie. Les malheureux n’ont pas de patrie. Quand on leur dit qu’il faut aimer la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut aimer les prérogatives de leurs oppresseurs ; quand on leur dit qu’il faut défendre la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut défendre les apanages de ceux qui les tiennent sous le joug. C’est une farce abjecte. C’est une comédie sinistre.

Un bœuf de Durham est de race anglaise ; un mulet du Poitou est de race française ; (il n’y a de race française que pour les animaux) ; ces bêtes ont-elles une patrie ? Les pauvres n’en ont pas davantage. Quel intérêt les attache au pays dans lequel les fit naître le hasard ? Aucun. Quelle garantie d’existence leur donne leur naissance sur un certain point du globe ? Aucune. Quelle solidarité existe entre eux, qui n’ont rien, et ceux qui possèdent tout ? Aucune. Quels liens, quel contrat moral, même quels efforts communs, voire quelles légendes, les lient les uns aux autres ? Néant. Et réellement, quel antagonisme d’intérêts peut exister entre un pauvre allemand et un pauvre français ? Quelles inimitiés raisonnables peuvent les diviser ? Il est bien certain qu’ils sont frères d’infortune, que les différences que l’on peut constater entre eux ne sont que superficielles. Proudhon avait raison de dire que la nationalité est surtout le résultat d’institutions politiques communes ou de la contrainte exercée par le Pouvoir central. Oui, c’est l’habitude d’une servitude identique ; la marque du même joug sur le cou.

Ces Pauvres, que les Riches arment les uns contre les autres pour les luttes que provoquent les querelles de vanité ou les rivalités commerciales, ces Pauvres eurent, il y a quelque trente-cinq ans, l’idée la plus extraordinaire et la plus touchante qui se puisse concevoir. Ils constatèrent que, quel que fût leur pays d’origine, ils n’avaient pas de patrie ; et ils résolurent de se lier les uns aux autres par une association fraternelle, l’Internationale des Travailleurs. Songez-y ; songez à ce fait formidable : les travailleurs européens, dans le dernier tiers du XIXe siècle, déclarant qu’ils n’ont pas de patrie, et qu’ils n’ont pas de patrie parce qu’ils travaillent. Quel jour jeté sur notre civilisation !

Que les conclusions soient fausses que tirèrent les déshérités de cette triste constatation, je n’en disconviens pas. L’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, certainement ; pourtant, on peut en entreprendre la solution nationalement, pour commencer. Quant à la nécessité de subordonner tout mouvement politique au grand but de l’émancipation économique, elle est plus que discutable ; les événements de 1870, qui suivirent de quatre ans le congrès de Genève, se chargèrent de le prouver. Mais peu importe, pour le moment. Le grand fait subsiste qu’en 1866, les Pauvres affirmaient à l’unanimité qu’ils n’avaient point de patrie.

Ils n’en ont pas ; non. Les rapports de non-possédant à possédant sont pires, souvent, que n’étaient autrefois les rapports d’esclaves à maîtres. L’esclave, d’ailleurs, n’avait pas de patrie ; mais on ne lui disait pas qu’il en avait une. Aujourd’hui, l’on jure aux malheureux qu’ils ont une patrie ; on les engage à en être fiers, et à se montrer dignes d’elle en renonçant à toute autre préoccupation que celle de sa défense. En vérité, ce n’est même point le passé qui triomphe ; c’est quelque chose de plus hideux encore. Jadis, on ne connaissait pas l’immonde hypocrisie qui a cours maintenant. Les vieux spectres n’ont point cessé de hanter notre existence, mais l’imposture nouveau jeu les a drapés dans des linceuls neufs, dont Tartufe tient la queue.

Si les pauvres ont fini par s’apercevoir qu’ils n’avaient pas de patrie, il ne leur est pas encore venu à l’esprit, malheureusement, de chercher à savoir au juste ce que c’est que la Patrie ; et, ayant réussi à le savoir, d’en réclamer une. Car toute la question est là : s’ils admettent, comme le faisait l’Internationale, que les revendications politiques particulières doivent céder le pas aux revendications économiques générales ; s’ils admettent que les déshérités, afin de devenir citoyens du monde, doivent d’abord renoncer à la qualité de citoyens de leur pays (ou, au moins, renoncer à réclamer cette qualité pleine et entière, effective) ; s’ils admettent qu’afin de mettre un terme aux spoliations dont ils sont victimes d’un bout à l’autre du globe ils doivent s’abstenir d’abord de s’attaquer aux filous qui les dépouillent chez eux — ils sont perdus ; ils ne réussiront jamais à briser leurs chaînes ; ou ils n’y parviendront qu’au bout d’un temps très long. — Si, au contraire, ils cherchent à se rendre compte de la cause primordiale de leur sujétion ; si, l’ayant découverte, l’ayant réduite, pour ainsi dire, à son expression la plus nette et la plus simple, ils s’attaquent à cette cause avec énergie, avec ténacité, avec une volonté terrible qui refuse de se laisser détourner de son but — alors, leur succès est assuré ; et s’ils savent faire usage d’une politique très simple, dédaigneuse des vieux rouages de la politique bourgeoise, ce succès se manifestera très rapidement.

Qu’est-ce que c’est que la Patrie ? C’est la portion de la planète qu’occupe un peuple ; c’est cette partie du monde qu’habite chacun de ces groupements d’éléments plus ou moins divers que l’on appelle des nations ; c’est le sol sur lequel vivent ces nations ; c’est la terre sur laquelle chaque peuple a établi sa demeure ; c’est la terre, la terre elle-même. La terre, indépendamment de toute autre chose ; à l’exclusion de tous éléments spirituels, légendes, souvenirs ou aspirations ; à l’exclusion même de la fortune mobilière qu’elle contient, des instruments de production qu’elle porte, des richesses qu’elle a enfantées ou acquises ; à l’exclusion même du langage. C’est la terre, rien que la terre, et toute la terre occupée par une nation. La Patrie, c’est le sol de la Patrie.

La terre française, voilà la patrie française. C’est cette terre qui doit assurer, dans toute la mesure du possible, l’existence de tous les Français. C’est elle, et elle seule, qui doit subvenir à toutes les charges que nécessite la vie des hommes qu’elle porte. Elle ne peut pas être fragmentée, partagée à jamais entre les favorisés du sort au détriment des malheureux ; elle ne peut pas être divisée en parcelles plus ou moins étendues qui sont, chacune, propriété individuelle. Elle ne peut point cesser, quels que soient ceux qui en ont la possession temporaire — individus ou communes —, d’être la propriété de tous les Français. C’est leur domaine inaliénable, intangible. Je ne dis point : cela ne serait pas juste, cela ne devrait pas être. Je ne crois ni à la Justice, ni au Droit. Je dis : cela ne se peut pas. Que cela existe actuellement, c’est pour moi une chose monstrueuse, insensée, à laquelle je crois à peine. La propriété individuelle du sol n’est pas seulement un vol ; c’est de la folie. C’est une preuve d’aberration chez ceux qui en sont exclus, et de démence plus grande encore chez ceux qui détiennent la terre.

Non seulement la propriété individuelle du sol condamne les multitudes à la plus effroyable misère morale et physique, tandis qu’elle fait de l’existence des riches quelque chose de misérable et d’indigne ; non seulement elle rend absolument impossible l’établissement d’une taxation équitable, c’est-à-dire intelligente, et utile — car le seul impôt logique, ou plutôt possible, ne peut peser que sur la terre — ; mais elle livre le pays tout entier aux entreprises de qui veut l’attaquer. Il est inutile de savoir beaucoup d’histoire pour se rendre compte de la façon de plus en plus piètre dont la France, depuis cent vingt ans, s’est défendue lorsqu’elle a été envahie. Il ne faudrait pas citer, une fois de plus, les Volontaires de la légende ; outre que les causes qui déterminèrent leur enthousiasme n’existent plus aujourd’hui, et que les illusions généreuses d’alors ont fait place aux décourageantes certitudes d’à présent, on ne doit pas oublier que ces Volontaires furent intéressés, matériellement, à la défense du territoire. Qu’ils furent volés ; que les Propriétés Nationales passèrent dans d’autres mains que les leurs ; qu’on leur permit, quand ils revinrent de la guerre, de crever de faim à leur aise le long des murs des dites Propriétés, accaparées par l’héroïque Bourgeoisie ; tout cela ne prouve rien. Le fait reste que, pour les engager à combattre pour la Patrie, on leur promit une Patrie. Le principe a donc été admis. Voilà un précédent.

Quant aux invasions de 1814 et de 1815, quant à l’invasion de 1870-71, surtout, mieux vaut n’en point parler. Je préfère ne pas dire ce que fut, à part quelques belles exceptions, la résistance française. En deux mots, les riches ne cherchèrent qu’à sauvegarder leur propriété — ou à l’accroître — et les pauvres prouvèrent, de toute la force de leurs faibles moyens, jusqu’à quel point ils se désintéressaient du conflit. C’est en vain qu’on me parlera de l’héroïsme attribué à la population faubourienne de Paris, pendant le siège ; la capitale était atteinte de ce qu’on a nommé la folie obsidionale, et les gens que n’absorbait point le souci de leurs intérêts étaient la proie d’un état mental qui ne leur permettait plus de considérer la guerre que comme un Jeu. Du reste, on n’ignore pas que les gouvernants civils ou militaires n’eurent alors qu’une préoccupation : empêcher à tout prix cet héroïsme potentiel de se traduire par des actes ; ils redoutaient visiblement d’avoir à payer, plus tard, les services qu’auraient rendus les déshérités. Ils auraient certainement été forcés de leur faire des concessions ; et ils préféraient de beaucoup verser aux Prussiens des milliards dont pas un centime, en réalité, ne sortait de leurs propres poches ; milliards procurés par des emprunts qui constituaient pour les riches une opération financière acceptable ; emprunts que les pauvres ont déjà amortis plusieurs fois sans qu’il y paraisse le moins du monde, et dont ils devront continuer à payer les intérêts jusqu’à ce qu’ils se déterminent à régler le Grand Livre, avec une allumette. Le parti-pris de trahison, la volonté bien arrêtée de décourager la résistance dès qu’elle tenterait de se manifester, furent évidents partout, chez les possédants, durant toute la période. C’est ainsi que des chefs indignes, à l’armée de la Loire — dont la France, malheureusement, ignore l’histoire — faisaient fusiller leurs hommes, par vingt et trente à la fois, pour les infractions les plus futiles à une discipline absurde. Je pourrais citer des milliers de faits. À quoi bon ?…

Je m’en voudrais de ne pas dire exactement ce que je pense. Je crois que si la France était attaquée demain, sa situation politique et sociale demeurant ce qu’elle est aujourd’hui, elle n’offrirait pas même la défense qu’elle a offerte en 70. Je suis convaincu que des transformations profondes, qui rendront une patrie aux déshérités, pourront seules lui permettre de repousser l’agression. Entre la suppression de la propriété individuelle du sol et la défaite irrémédiable, finale, il n’y a place pour aucune hypothèse. La Patrie Française sera constituée, en fait, ou la France périra.

Je ne crois pas qu’une guerre soit absolument nécessaire à la formation d’une Patrie réelle ; mais, vraisemblablement, elle en provoquera la création ; un événement considérable — étant donnée surtout l’apathie régnante — pourra seul amener une modification aussi importante dans l’état général d’un grand pays. Je n’ai pas non plus l’intention, bien entendu, d’opposer la Patrie à l’Humanité ; ce serait aussi absurde que d’user des sophismes démodés de ces rhéteurs qui voulaient qu’à l’Humanité on sacrifiât la Patrie ; la Patrie se fond de plus en plus dans l’intérêt humain, dans le genre humain tout entier ; le patriotisme se transforme en un large sentiment de compréhension universelle. Par la force même des choses, la sphère de l’intelligence de l’Homme — je dirais de ses devoirs et de ses droits, si je croyais aux devoirs et aux droits, — s’étend tous les jours. Mais je pense qu’il est bon, qu’il est nécessaire, que l’homme soit citoyen de son pays, en toute réalité, pour devenir citoyen du monde ; je crois fermement, surtout, que c’est à cause de l’existence d’une immense classe de déshérités, chez toutes les nations, que les guerres, les haines internationales, sont possibles. Ces pauvres qui ont été dépouillés de leur patrimoine ; de l’enfer desquels, ainsi que l’a dit le poète, est fait le paradis des heureux ; ces pauvres qui vivent comme des exilés sur le sol qui les a vus naître, qui sont des étrangers dans leur propre pays ; ces pauvres sont des mercenaires au service des riches. Toutes les Déclarations des Droits de l’Homme, toutes les déclamations possibles n’y feront rien. C’est un fait. Ces pauvres ne deviendront réellement des hommes libres que lorsqu’ils vivront sur une terre libre. Pas avant. Et la suppression de la propriété individuelle du sol, qui tuera l’esclavage déguisé et la misère flagrante, tuera aussi la guerre.

Il y a des gens, cependant, qui ne veulent point que la guerre meure, ni que la terre, principalement, cesse d’être le monopole de quelques-uns. Les possédants ? Oui, certes. Mais surtout les coquins qui se sont institués les chiens de garde de cette hideuse saleté : notre sainte mère l’Église. Ceux-là savent bien que c’est de l’esclavage de la terre que sort, directement, la puissance religieuse. Ils savent bien que l’abominable instrument de supplice qu’ils prétendent vénérer, et dont ils ont décroché le dieu qu’ils mangent afin d’y crucifier l’homme dont ils veulent boire le sang, ne pourrait pas être planté, ne tiendrait pas dans une terre libre. Ils savent peut-être d’autres choses encore ; des choses terribles qu’on n’a point osé soupçonner jusqu’ici ; mais que je sais, moi, et que j’exposerai tout à l’heure. Aussi, dès que les déshérités font mine de vouloir mettre en question les institutions néfastes qui les enserrent comme des carcans, ces gredins se précipitent, l’anathème à la gueule, le sacré-cœur à la boutonnière, la férule au poing. Pions à figures longues et jésuites de robes courtes se mettent à prêcher l’amour de la patrie, la nécessité de la foi ; et Brunetière lui-même apparaît, Bossuet à la main, derrière le canapé sous lequel il se mit à plat ventre pour moucharder Buloz en attendant le moment de lui faire le coup du père François (Coppée). Il ouvre son suçoir à savates, que le porte-tiare, en frémissant de dégoût, effleura de sa semelle auguste ; il nasille, il brait… Ferme ton plomb ! Y a une carotte dedans ! Il n’y a que des carottes, dedans — des blagues, des impostures, des mensonges !

Ce sont tous les monstres du passé que servent et défendent ces scélérats lorsqu’ils prônent le besoin de croire et le patriotisme ; c’est le vieux vampire de l’État et la vieille gouge religieuse ; c’est l’hydre féroce des Anciens Temps, dont les têtes repoussent aussitôt qu’on les a coupées, et qu’on ne pourra tuer qu’en arrachant la terre à ses ignobles griffes. Chacun des mots qu’ils prononcent, chacune des phrases qu’ils écrivent, est une injure aux pauvres, aux éternelles victimes de l’État et de l’Église. C’est comme si nous étions, nous qui ne possédons rien et dont l’existence n’est tolérée par les puissants que parce qu’elle les fait vivre, c’est comme si nous étions attachés au poteau de sacrifice et comme si ces valets de bourreaux et ces mignons d’inquisiteurs, avant de frapper le coup mortel qu’ils aspirent à donner, venaient taillader notre chair de leurs couteaux, la cingler de leurs fouets et la couvrir de leurs crachats.

Ces misérables sont nos persécuteurs ; c’est eux qui ont fait notre misère, c’est eux qui la perpétuent, c’est eux qui rêvent de la rendre plus affreuse encore ; qui rêvent l’esclavage plus cruel de ceux qui acceptent leur domination, qui rêvent la saignée des autres. N’attendons pas qu’ils frappent. Tuons ça. Dès aujourd’hui, vouons-les à la mort, si nous voulons vivre. Nous connaissons nos ennemis, derrière quelques tas d’ordures qu’ils s’embusquent pour tirer sur nous ; nous saurons les trouver. Méline ! on t’appliquera le tarif des raccourcissements protecteurs. Brunetière ! tu feras voir le trou de ton cou par la petite lucarne. Nous montrerons vos têtes au peuple. Il en vaut la peine. Si nous voulons abolir le passé sanguinaire, si nous voulons faire de la France autre chose que le bagne et le couvent qu’elle est devenue, nous devons supprimer tout ça, et vite. Pourtant, si l’on tient à mettre un peu de fantaisie dans l’exécution, pourquoi pas ? Ils en mettraient bien dans la répression, les gredins, s’ils étaient les plus forts et si les Gallifet à leur service pouvaient recommencer leurs carnages à la mode de l’Ambigu. Aussi, par exemple, si l’on propose d’empaler Joseph Reinach sur Millevoye, j’applaudirai.

Oui, nous tuerons le Passé. La France voudrait être cosaque ? Elle ne le sera pas. Elle sera libre. Et son territoire, cessant d’être la propriété d’une bande de coquins, appartiendra à tous ses habitants. La France aux Français. À la lettre. Nous tuerons le Passé ; nous arracherons ses racines du sol, nous le mettrons à mort dans la personne des scélérats qui l’incarnent, et nous le jetterons à la voirie. Voilà ce que nous ferons, nous, les Sans-patrie. Nous prendrons une patrie. Nous reprendrons notre patrie pour la donner à tous. Nous serons ses sauveurs.

On nous traite en étrangers dans notre propre pays. C’est bien. Nous agirons en étrangers. Ce pays, nous le conquerrons.

On nous appelle des Sans-patrie ? Nous l’avons été jusqu’ici, c’est vrai. Mais nous ne voulons plus l’être. Nous voulons être patriotes, comme les riches. Juste autant.

Nous n’avons pas de patrie ! C’est ce cri-là qui résume toutes nos plaintes, toutes nos colères, toutes nos haines, tous nos désespoirs, et toutes nos douleurs. Et voici le cri qui exprime ce que nous voulons, ce qu’il nous faut :

Une patrie !