La Belle libertine/03

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(p. 95-129).



TROISIEME PARTIE.

Je ſuis grugée par des comédiens, &
réduite à faire le commerce en détail.


En arrivant chez Théodore, je ne lui avois pas dit, non plus qu’à ſon mari, que j’étois brouillée avec M. Belval, auſſi m’avoient-ils reçue à bras ouverts : mais lorſqu’ils virent Roſette arriver chez eux avec mes malles, leurs mines commencérent à s’allonger, & Dumarſan m’adreſſant la parole avec un ſourire faux : — Que veut dire cela, ma charmante, me dit-il, eſt-ce qu’il y auroit de la querelle dans le petit ménage ? on peut ſe bouder, mais il ne faut jamais ſe quitter ; fi donc ! M. Belval eſt un homme eſſentiel, un homme à ménager ; il a quarante-cinq ans à la vérité, il ne b..de plus comme un ſous-lieutenant, mais il paie bien, voilà l’eſſentiel : allons, point d’étourderie, point d’enfantillage, continua-t-il, en me prenant la main, je me charge de vous raccommoder, & vous m’en aurez tous deux obligation ; en même-tems il m’entraînoit vers la porte pour me ramener chez Belval : Je fus donc obligée de lui avouer ma rupture : on ſent bien que tous les torts étoient du côté de l’entreteneur, & que la petite impure étoit blanche comme colombe ; mais j’avois affaire à des connoiſſeurs qui ne prenoient pas le change : quand Dumarſan ſe fut aſſuré, par les informations qu’il prit chez Belval, que notre réconciliation étoit impoſſible, il changea de batteries & forma, avec Théodore, le plan de m’arracher juſqu’à la derniere plume.

D’abord on m’accabla de careſſes ; Théodore me fit coucher avec elle, & me fit paſſer une nuit aſſez agréable par ſes agaceries libertines ; je n’ai jamais connu de coquine plus vive & plus lubrique ; je lui en fis mon compliment. — Si toutes les femmes, me dit-elle, me reſſembloient, elles ne ſeroient jamais la dupe des hommes, & ſe paſſeroient aiſément d’eux. Comme je n’étois pas, à beaucoup près, de ſon avis, je la laiſſai dire pour ne pas trop lui faire connoître mes goûts, & pour jouir, en attendant mieux, de ce genre de plaiſir qui ne peut convenir qu’à une femme dont les reſſorts ſont uſés. J’ai épouſé, me dit-elle, ce roué de Dumarſan, je ne ſais trop pourquoi, car il étoit rongé de vé..le & ne dé....geoit plus ; mais je voulois avoir le nom de dame, & n’ayant pu être la ſervante de J. J. Rouſſeau, je m’en conſolai en devenant la femme d’un danſeur : je ne fus pas plutôt mariée avec lui, que je m’apperçus qu’il étoit brutal, ivrogne, joueur & putaſſier ; je ne fus pas aſſez ſa dupe pour m’en chagriner : je fis avec lui aſſaut de gourmandiſe & de lubricité ; je br..le toutes les filles qu’il f..t, & elles ne ſortent du lit de Dumarſan, que pour paſſer dans le mien : je bois, je mange, je médis, je danſe, je me br..le & je dé....ge ; voilà ma vie : ſi tu m’en crois, Adeline, tu feras de même, & je t’initierai à nos plus ſecrets myſtères.

Cet aveu en méritoit un autre ; je la remerciai de ſa bonne volonté, en lui avouant enfin que, telle charmante que me parut une femme, je trouvois toujours qu’il lui manquoit quelque choſe, & que j’aimois mieux un v.t qu’un doigt. — Mais ce v.t, b....eſſe, me dit-elle en riant, ne b..de pas à volonté. — On ne s’en tient pas à un ſeul, on en prend quatre, ſix, douze, s’il le faut. — A merveille ; mais tous ces v.ts-là peuvent te donner la v...le. — Hé-bien, l’on s’en f..t. — Oh ! voilà une réponſe ſans réplique ; avec de pareils principes, tu ſeras bientôt auſſi pu..in qu’Adeline ta patrone, & Dugazon ſon émule. — J’eſpère bien les ſurpaſſer. En nous entretenant ainſi, le jour vint ; nous nous levâmes : alors Théodore fit la revue de tous mes effets, & en faiſant l’éloge de pluſieurs de mes bijoux, elle me força de lui en donner au moins pour cent louis, qu’elle eut l’air de recevoir par complaiſance : j’en connoiſſois peu la valeur alors, & j’étois généreuſe comme une p..in, c’eſt tout dire. Tandis que nous étions à cet examen, Dumarſan vint nous ſurprendre, & je ne pus m’empêcher de lui offrir une boîte d’or émaillée, qu’il vouloit m’acheter ; ce petit examen me coûta au moins mille écus : ce ne fut pas tout : Dumarſan s’étant informé de l’état de mes finances, ſut aiſément qu’elles montoient à environ trois cens louis ; auſſi-tôt il forma le projet de ſe les approprier, & dès le ſoir même il me dit : Ma charmante, je vais jouer cette nuit chez le duc, je ſuis heureux, donne-moi dix louis, je te mettrai de moitié dans mon jeu ; j’acceptai ſa propoſition ; je lui donnai dix louis ; il y fut le ſoir, & Théodore m’emmena coucher avec elle, voulant abſolument, diſoit-elle, me convertir ; elle fit pour cela l’impoſſible, mais elle n’en vint pas à bout : vainement, elle épuiſa les reſſources des plus ſavantes tribades ; je dé...geai, mais ſans plaiſir ; je ſentois un vuide affreux ; elle allumoit l’incendie, mais elle ne pouvoit l’éteindre, & je lui dis que je ne me prêterois à ſes folies qu’autant qu’elle ſe muniroit d’un bon v.t pour m’achever.

Nous étions encore au lit quand Dumarſan revint du jeu : — Nous n’avons pas été heureux, me dit-il, ma charmante ; j’ai ſué ſang & eau toute la nuit, & je n’ai pu que tripler notre argent ; en même-tems il jetta trente louis ſur le lit ; Théodore ſe jetta deſſus en riant, diſant qu’elle étoit auſſi de moitié in-petto ; nous nous amusâmes à nous arracher ces louis, & quand ce jeu finit, elle en avoit au moins vingt.

Dumarſan répéta ſa petite ruſe pendant trois ou quatre jours, & ſe diſant toujours malheureux, il gagnoit toujours au point que ſi je n’avois pas joué à la petite bataille avec Théodore, je me ſerois trouvée en gain de cent louis au moins ; tout cela me donnoit grande confiance dans le jeu de Dumarſan, c’étoit où il m’attendoit. Un matin qu’il m’apportoit cinquante louis de bénéfice. — Il y a ce ſoir, nous dit-il, un coup ſuperbe à faire, le fils du premier préſident donne un ſouper ſuperbe à Caderan, il y aura un Pharaon, c’est le duc qui taillera ; la banque ſera de deux mille louis, & le duc m’a offert de prendre un quart ; veux-tu, ma charmante, être de moitié avec moi ; j’acceptai bien volontiers la propoſition ; je lui comptai deux cents cinquante louis qu’il me promit bien de me doubler, & le ſoir il partit d’un air triomphant ; mais hélas ! le lendemain il étoit déjà dix heures du matin, qu’il n’étoit pas encore rentré, lui qui venoit tous les jours nous éveiller avant huit heures. Nous nous levons, Théodore & moi, aſſez froidement, elle ſonne ſon domeſtique, & demande des nouvelles de ſon mari : on lui annonce qu’il eſt rentré à trois heures du matin, & qu’il eſt incommodé ; nous paſſons auſſi-tôt dans ſa chambre ; nous le trouvons pâle, défait, jouant le déſespéré ; il m’annonce qu’au bout d’une heure la banque a ſauté, qu’ils en ont ſur-le-champ refait une ſeconde, qui a ſauté de même, dans laquelle il m’avoit également intéreſſée pour moitié, & finit ſa complainte par me demander deux cent cinquante louis qu’il faut qu’il renvoye ſur l’heure, parce qu’on les lui a prêté ſur ſa parole ; je lui dis que je ne les avois pas ; il s’emporte, me parle de procédés, & finit ainſi que ſa femme, par me traiter de petite ſalope : — Voila, lui dit-il, ce que c’eſt que de recevoir chez vous une petite pu.tin qui n’eſt bonne qu’à barboter au pont de la Motte. Théodore renchérit encore ſur les horreurs que me dit ſon mari, & cette ſcène finit par me tirer cent louis comptant, & un billet de cent cinquante, pour l’aſſurance duquel Théodore ſe nantit de deux bracelets ſuperbes que m’avoit donné Belval, & qui valoient au moins deux mille écus. Déſeſpérée d’avoir été traitée auſſi durement, je ſortis de chez Théodore, chez laquelle une penſion de huit jours, & la peine de br...ler cette vilaine petite boſſue, me coûta plus de vingt mille livres ; ce qu’il y eut pour moi de plus affreux, c’eſt que j’appris depuis qu’il n’y avoit eu ni ſouper, ni banque à Caderan, & que Dumarſan avoit été coucher cette nuit même avec une petite danſeuſe nommée Aſpaſie, celle à laquelle un de nos roués titrés, neveu d’un miniſtre, avoit eſcroqué pour douze mille livres de diamans.

Voilà le tour que me fit Dumarſan ; j’ai ſu depuis que c’étoit une de ſes plus légères gueuſeries : faut-il s’étonner après cela ſi ce miſérable ſauteur a cinquante mille livres de rente, après s’être fait payer deux fois ſes dettes par la Dubarry ?

Je ſortis de chez Dumarſan, avec cinquante louis dans ma bourſe, & dépouillée de mes bijoux les plus précieux ; je fus me loger à l’hôtel de l’Empereur, chez Fidele, & je m’y abandonnois à ma douleur, ne ſachant comment réparer mes ſotiſes, lorſque ma bonne Roſette, que la Théodore avoit eu ſoin d’écarter, revint me trouver : elle avoit été inſtruite de ma ſcène & de ma ſortie de chez Dumarſan : je pleurois quand elle entra chez moi ; cette bonne fille me ſauta au col, & employa tous les moyens de conſolations qui étoient en ſon pouvoir : je fus ſenſible à ce témoignage d’attachement : Hé quoi ! ma petite maîtreſſe, me dit-elle, vous avez été dupe de deux ſcélérats, faut-il donc pour cela vous chagriner : ils vous ont volé, mais ils n’ont pu vous ravir cette charmante tête qui en fera tourner tant d’autres ; vous avez perdu quelques centaines de louis, mais un peu de complaiſance & une demi-douzaine de coups de c.ls répareront tout cela ; ne nous ſéparons plus, laiſſez-moi le ſoin de faire venir l’eau au moulin, & je vous réponds qu’il ne chommera pas.

Roſette parvint à me conſoler : je lui remis l’intendance générale de ma maiſon & même de mes charmes, & j’eus bientôt lieu de m’applaudir de la confiance ſans borne que je lui donnai.

Au bout de deux jours, elle entre dans ma chambre en riant comme une folle, tire mes rideaux, me réveille, & ſaute dans ma chambre en criant : — Victoire, ma petite maîtreſſe, victoire ! je le tiens, le vieux coquin !

— Auras-tu bientôt fini toutes ces folies, lui dis-je, & veux-tu bien t’expliquer ?

— C’eſt ce que je m’en vais faire, me dit-elle, en s’aſſeyant ſur mon lit ; écoutez-moi bien.

Il y a dans cette ville, un vieux cuiſtre bien laid, bien ladre, bien fripon, & encore plus paillard ; c’eſt un notaire, que l’archevêque a voulu faire pendre pour avoir, d’un ſeul coup de filet, volé cent mille livres à l’archevêché dont il étoit le receveur ; il a une fortune immenſe dont il jouit impunément, parce qu’il paie largement la protection du commandant, dont il eſt l’âme-damnée ; il y a long-tems qu’il vous lorgne, & qu’il eſt amoureux-fou de vous ; vous viviez encore avec Belval, que déjà il vouloit vous avoir ; il s’eſt adreſſé à moi, & a commencé par offrir dix louis pour une heure d’entretien : vous devinez bien comment j’ai reçu cette propoſition, mais le vieux coquin eſt tenace, il n’a pas lâché priſe, & chaque fois qu’il me voyoit, il augmentoit ſeulement de cinq louis ; enfin je l’avois amené ſans vous en parler juſqu’à cent, lorſque ce matin, en allant chez lui, j’ai vu ſur ſon bureau une paire de bracelets, que j’ai reconnu pour être les vôtres ; j’ai voulu ſavoir par quel hasard ils étoient entre ſes mains, & j’ai appris que Dumarſan ſe trouvant dans un moment de beſoin, les avoit mis en gage chez lui pour cent louis : l’idée m’eſt venue ſur-le-champ de vous faire rentrer dans votre bien : Ces bracelets, ai-je dit au notaire, appartiennent à ma maîtreſſe, & je lui ai raconté la manière dont Dumarſan vous les avoit escroqués ; rendez-les lui, & je vous promets qu’elle viendra paſſer un acte chez vous ce ſoir même : — Comment veux-tu que je faſſe, m’a-t-il répondu ? ces bracelets ne ſont pas à moi : je ne les ai en nantiſſement que pour cent louis & l’intérêt, & ils valent plus de deux mille écus, Dumarſan me les feroit payer. — Ecoutez-moi, lui dis-je, tout ceci peut s’arranger aiſément ; ma maîtreſſe a donné à Dumarſan ces bracelets en nantiſſement d’un billet de cent cinquante louis qu’elle lui a fait ; en lui payant ces cent cinquante louis, il faut qu’il lui-rende ſes bracelets : donnez-nous cette ſomme, nous irons payer Dumarſan, & les bracelets nous reviendront. — Tu arranges fort bien tout cela ; m’a-t-il dit, mais je t’ai offert cent louis, & non pas cent cinquante ; — Bon, ai-je répondu, n’allez-vous pas chicaner pour cinquante louis ; ſongez que vous n’auriez pas mademoiſelle Adeline pour mille, & que ce n’eſt que l’envie de ravoir ſes bracelets, auxquels elle eſt fort attachée, qui peut la décider à avoir pour vous un peu de complaiſance ; enfin, j’ai ſi bien péroré, qu’il a conſenti à tout ; donnez-moi la reconnoiſſance de Dumarſan, je vais la lui porter, & ce ſoir nous irons chercher vos bracelets & votre billet.

Je donnai à Roſette la reconnoiſſance ; elle la porta à Duprat, & le ſoir, au ſoleil tombant, je me fis conduire chez lui, après m’être coſtumée le plus modeſtement poſſible, pour éviter d’être remarquée.

Roſette m’accompagnoit en qualité de tante ; on nous introduiſit dans le cabinet du vieux paillard, qui ne ſe fit pas attendre long-tems. Je vis paroître un grand homme décharné, vieux, laid & dégoûtant, tel que me l’avoit peint Roſette ; ſa bouche toujours pleine de tabac qu’il mâchoit, ſe ſentoit de dix pas ; quelques dents noires étoient enchâſſées dans des gencives rongées par le ſcorbut ; je penſai vomir à la ſeule idée que cette bouche infecte alloit s’approcher de la mienne ; j’étois prête à regagner la porte, lorſque Roſette me raſſura, en me diſant tout bas : Ne craignez rien, il ne baiſe pas.

Effectivement, après quelques complimens d’uſage le vieux ſatyre vint au fait, & me dit que je n’aurois pas grand’peine à gagner mes bracelets & à acquitter mon billet qu’il me préſenta, puiſqu’il n’étoit ni b..gre ni f..teur, qu’il n’encul..t ni n’enco....t, mais qu’il ſe contentoit de la vue & de quelques petites complaiſances, dans leſquelles il étoit ſeul patient ; en même-tems il me plaça ſur une chaiſe, les bras appuyés ſur le dos, une jambe pliée & l’autre droite ; quand je fus dans cette attitude, il pria Roſette de me relever mes jupons juſqu’aux reins ; elle le fit, & lui découvrit, ſans vanité, le plus joli de tous les culs paſſés, préſens & futurs : mon vieux bouc étoit en extaſe, il ſe mit à genoux devant ſes deux globes d’ivoire ; d’une main il tenoit ſa lorgnette pour mieux en ſaiſir les contours, de l’autre il tira de ſa culote un v.t flaſque & deux c....les pendantes ; il agitoit ſans ceſſe ce triſte engin, en s’écriant à chaque ſecouſſe : Oh ! le beau cul ! oh ! le ſuperbe cul !

Roſette promenoit ſur ma croupe & ſur mes feſſes une main complaiſante, elle lui en faiſoit admirer les formes divines & les deux foſſettes charmantes ; curieuſe de voir la figure hétéroclite, je détournai un peu la tête, & voyant mon vilain qui ſecouoit avec force ſon lâche Priape, que rien ne pouvoit roidir, tandis que ſes deux c....les ſuſpendues dans une longue bourſe ridée, faiſoient des ſauts & des bonds, je ne pus m’empêcher de partir d’un éclat de rire, le plus franc peut-être qui me ſoit échappé de ma vie ; il valut à mon cul un tendre baiſer, après lequel il ſe releva, & la ſcène changea.

Il me fit mettre à genoux devant lui, la gorge abſolument découverte, & ayant armé Roſette d’une grande poignée de verges qu’il cachoit derrière ſes livres, il fit tomber ſa culote, & nous livra à diſcrétion, à moi ſon v.t, à Roſette ſon derrière, ſur lequel elle appliquoit de tout ſon cœur & de toute ſa force, cent coups de verges, tandis que d’une main je lui b...lois le v.t, & de l’autre je lui chatouillois les c....les, pour tâcher de rallumer ce tiſon éteint ; enfin, au bout d’un grand quart-d’heure de peines & de ſecouſſes, le vieux coquin leva les yeux au ciel, croiſa ſes mains ſur ſa poitrine, & s’écria : Ah ! mon Dieu !… quel plaiſir !… je dé....ge ! en même-tems quelques goutes de f..tre tombérent ſur mes mains, mais froides, mais claires, & ne reſſemblent en rien à cette liqueur divine, à ce baume brûlant qui nous donne la vie, & qui eſt celle de l’univers.

Le notaire, enchanté de cette libation, ne ſavoit comment m’exprimer toute ſa reconnoiſſance ; s’il eût joint les effets aux paroles, j’aurois pu prolonger la ſéance ; mais comme je vis qu’il s’en tenoit à des mots, je me hâtai de le quitter, en lui promettant cependant de revenir le voir quand il voudroit à pareil prix ; je ne croyois pas être priſe au mot, & je fus fort étonnée quand il me dit, en me ſerrant bien fort la main : Eh bien, divine enfant, à demain à la même heure. Je lui fis une grande révérence, & Roſette, à laquelle il donna un double louis, lui aſſura que je me rendrois à ſa galante & généreuſe invitation : Ce n’eſt pas cela que j’entends, nous dit-il, je veux aller demain ſouper avec vous ; Roſette lui dit qu’il ſeroit le bien venu, & nous nous retirâmes.

Ma complaiſance doit ſans doute être admirée par mes lecteurs ; mais elle devoit encore être miſe le lendemain à une bien plus rude épreuve : je ſemblois préſager mon malheur ; le matin je dis à Roſette que j’en avois aſſez de ſon maudit notaire, & que j’étois décidée à ne pas lui donner à ſouper ; mais elle me prêcha ſi bien, qu’elle m’y fit conſentir, à condition qu’elle iroit faire le marché avec le vieux ſcélérat ; elle y fut en effet, & il fut convenu qu’il me compteroit cent louis, & qu’il ne coucheroit pas, mais qu’il me ferait tout ce qu’il voudroit.

Le marché fait, il vint le ſoir dans ſon habit de bonne fortune, qui étoit brun, avec un petit galon d’or ; nous ſoupâmes en poſte, car je ne pouvois le regarder, ni le voir manger, ſans éprouver des maux de cœur affreux ; quand nous eûmes quitté la table, nous paſſâmes dans mon ſalon ; alors il compta à Roſette cent louis, fit bien exactement fermer les fenêtres & les ſourdines qui étoient en dehors, après quoi il me pria de me mettre nue comme la main ; je n’y conſentis qu’à condition qu’il donneroit cinq louis à Roſette, ce qu’il fit ſans héſiter ; quand je fus abſolument nue, il fit retirer Roſette ; auſſi-tôt qu’elle fut ſortie, il mit les verroux, ferma la porte à double tour, & prit la clef dans ſa poche : j’avoue que tous ces préparatifs & tant de précautions commençoient à m’inquiéter ; ce fut bien pis quand je le vis tirer de deſſous ſa veſte une longue poignée de verges qu’il ne me préſenta pas, mais dont il ſe diſpoſa à me frapper ; je lui dis en vain que je n’entendois pas cette plaiſanterie ; il me répondit ſéchement que je m’y ferois, & qu’il vouloit avoir du plaiſir pour ſon argent : en même-tems il prit d’une main ſon v.t qu’il ſecouoit tant qu’il pouvoit, & de l’autre il ſe mit à me pourſuivre dans tous les coins de la chambre, me frappant ſans pitié : je criois, je pleurois, je jurois, mais toujours inutilement ; le ſcélérat ſembloit prendre plaiſir à mes larmes, & chaque coup qu’il m’appliquoit faiſoit hauſſer ſon thermometre d’un degré ; je voulus tenter de lui arracher

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Je poussois cependant des cris si aigus, que bientôt
la porte fut enfoncée, et on m’apporta des secours…
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ſes funeſtes verges ; mais quand il me voyoit prête à m’élancer ſur lui, il me les préſentoit au viſage & la crainte d’être défigurée me faiſoit lui abandonner mon pauvre derrière qu’il mit tout en ſang.

Je pouſſois cependant des cris ſi aigus, que bientôt toute la maiſon fut à la porte ; il fallut l’enfoncer, car le ſcélérat ne voulut jamais ouvrir : qu’on juge de l’étonnement des ſpectateurs de trouver, d’un côté, une jeune fille toute nue, & dont le ſang couloit à grands flots, qui, ſans ſonger à cacher ſes charmes à des yeux avides & curieux qui les dévoroient, ne s’occupoit qu’à pleurer, & de l’autre côté, un vieillard furieux haletant de luxure, tenant encore d’une main ſon v.t qu’il ſecouoit encore involontairement, & de l’autre une énorme poignée de verges teintes de ſang.

A ce ſpectacle Roſette ne ſe poſſéde plus, elle s’élance comme une lionne ſur ce bourreau ; mais ce ne ſont pas ſes verges qu’elle veut lui arracher, c’eſt ſon v.t même qu’elle empoigne & qu’elle tortille, au point de le faire tomber évanoui ſur le parquet : cependant les ſpectateurs parvinrent à l’arracher de deſſus ſa proie, & à faire revenir à lui le maudit vieillard honteux & déſeſpéré d’avoir manqué ſon coup. Roſette avoit paſſé rapidement de la rage à la pitié, & pendant qu’elle m’aidoit à me r’habiller & à me ſouſtraire à ſa vue & aux queſtions des curieux, on fit paſſer Duprat dans un cabinet, & je rentrai dans ma chambre. Le bruit de cette ſcène étoit déjà parvenu aux oreilles du duc de D***, qui demeuroit à deux pas de mon hôtel ; il me connoiſſoit beaucoup & me protégeoit ; il vint chez moi, ſuivi d’une meute de comédiens, qui ne le quittent jamais ; ils furent tous enchantés de trouver Duprat dans cet état ; car s’il étoit généralement mépriſé de tout Bordeaux, il étoit encore plus abhorré des comédiens dont il étoit le caiſſier pour le compte du commandant de la ville, qui s’étoit fait donner la régie du ſpectacle, & qui l’exploitoit à ſon profit ſous le nom de Duprat, qui mangeoit également les directeurs, les créanciers & les comédiens.

Le duc de D***, qui haïſſoit & mépriſoit également Duprat & ſon protecteur, fut enchanté de trouver l’occaſion de perdre l’un & d’humilier l’autre ; il fit ſur-le-champ. venir un jurat qui reçut ma plainte criminelle ; le drôle étoit un vieux paillard qui conſtata après un examen très-approfondi, l’état affreux dans lequel Duprat m’avoit miſe. Le duc vouloit qu’on le conduisît en priſon ; mais la protection ouverte du commandant lui ſauva ce ſurcroît d’avanie.

Je paſſai une nuit très-agitée. & très-douloureuſe ; cependant, grâces aux ſoins & aux attentions de Roſette, qui eut le courage de ſucer mes écorchures les plus graves, je n’eus point de fièvre, & je commençois à m’endormir, lorſque je fus réveillée, par un vieux vilain, petit homme, vêtu, d’un habit bleu galonné en or, portant une croix de Saint-Louis, qui avoit forcé Roſette de m’éveiller & de lui ouvrir ma chambre, s’annonçant comme porteur d’ordres ſupérieurs.

Je ſuis, me dit-il en barbouillant & en me jettant ſa ſalive au viſage, monſieur le chevalier B*** de F***, lieutenant de meſſieurs les maréchaux de France ; le vicomte de H***, lieutenant de maire, eſt mon gendre ; il a la haute-police ſur toutes les coquines de la ville, & il ne tient qu’à lui de vous faire mettre au cachot & de vous y faire pourrir, pour la ſcène ſcandaleuſe qui eſt arrivée chez vous ; il convient bien à une drôleſſe comme vous de compromettre un honnête homme qui a la foibleſſe de s’amuſer avec vous. — Comment, s’amuſer, monſieur, il m’a aſſaſſinée. — Taiſez-vous, je ſais tout ; il vous a donné quelques coups de verges, mais il vous avoit donné cent louis, il vous en avoit donné cent cinquante la veille, & vous l’aviez fouetté ; ce n’eſt donc qu’un prêté pour un rendu, & encore avez-vous deux cens cinquante louis de bon. Le comte de F***, qui eſt ſon ami, eſt inſtruit de tout, & vous ordonne non-ſeulement, de retirer la plainte criminelle que vous avez eu l’audace de faire hier, contre lui, mais encore de ſortir ſous deux heures de Bordeaux, & ſous vingt-quatre heures de la province. — Monſieur le chevalier, lui dis-je je ſortirai de Bordeaux, de la province même, mais ma plainte ſubſiſtera ; c’eſt monſieur le duc de D*** qui me l’a fait faire, il la ſuivra ; c’eſt mon protecteur ; & Roſette va l’aller prier de paſſer ici. Le petit B*** pâlit au nom du duc ; il arrêta Roſette, & prenant un ton plus radouci, il s’aſſied auprès de mon lit, & me dit : Ecoute-moi, mon enfant, je ſuis bon, moi, j’aime les jolies filles, tout le monde le ſait ; j’entretiens même la Piccini en tout bien tout honneur ; car, quoiqu’on diſe ; qu’elle a donné la v...le à trois ou quatre perſonnes, elle n’en a pas moins ſon pucelage, & j’en ſuis certain, puiſque je la g...uche, mais voilà tout : eh bien, mon enfant, je veux te rendre ſervice, ton hiſtoire d’hier eſt diabolique ; mais que feras-tu quand tu plaideras contre ce coquin de Duprat, qui eſt le plus grand ſcélérat de toute la ville, & qui a dans ſa manche le commandant & le parlement entier ; ce ſera le pot de terre contre le pot de fer : tu comptes ſur ton duc ; mais une fille qu’on lui lâchera, ou cent louis que Duprat lui prêtera, lui fermeront la bouche ; ne vaut-il pas mieux tirer parti de cette aventure ; voilà cinq cens louis, ajouta-t-il en jettant ſur mon lit dix rouleaux, prens-les ; dans une heure, j’enverrai à ta porte une chaiſe de poſte bien conditionnée, que tu garderas pour aller où bon te ſemblera : ſigne-moi ſeulement ce papier, me dit-il, en me préſentant un déſiſtement de ma plainte.

J’héſitois ; mais il me repréſenta le pouvoir abſolu du commandant, le crédit du notaire, la foibleſſe du duc, le danger que je courois en reſtant à Bordeaux ; il defit devant moi les rouleaux de louis, me les compta ; enfin, il fit tant, que je ſignai & fis mes paquets : au bout d’une heure, je vis arriver à ma porte une très-belle chaiſe attelée de trois chevaux qui appartenoient au commandant, & conduits par un de ſes poſtillons ; j’y montai avec Roſette, & je quittai ainſi Bordeaux avec ſix cens louis en or, & pour près de vingt mille livres en bijoux, robes & linge : j’avois été bien fouettée, mais les verges furent bien payées, & malgré quelques douleurs que j’éprouvois de tems-en-tems, nous ne pouvions nous regarder, Roſette & moi, ſans étouffer de rire.


Fin de la troiſieme partie.