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La Bible d’Amiens/Chapitre III

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Traduction par Marcel Proust.
Mercure de France (p. 192-248).


CHAPITRE III

LE DOMPTEUR DE LIONS


1. On a souvent proclamé dans ces derniers temps, comme une découverte toute nouvelle, que l’homme est un produit des circonstances, et on appelle avec insistance notre attention sur ce fait, dans l’espoir, si séduisant aux yeux de certaines personnes, de pouvoir résoudre en une succession de clapotements dans la boue ou de tourbillons de l’air, les circonstances responsables de sa création. Mais le fait plus important que sa nature ne dépend pas comme celle d’un moustique des brouillards d’un marais, ni comme celle d’une taupe des éboulements d’un terrier, mais a été dotée de sens pour discerner, et d’instinct pour adopter les conditions qui lui feront tirer de sa vie le meilleur parti possible est très nécessairement ignoré par les philosophes qui proposent à l’humanité, comme un bel accomplissement de ses destinées, une vie alimentée par le bavardage scientifique dans une cave éclairée par des étincelles électriques, chauffée par des conduites de vapeur, où le drainage est confié à des rivières enfouies, et que l’entremise de races moins instruites, et mieux approvisionnées, nourrit d’extrait de bœuf et de crocodile mis en pot[1].

2. De ces conceptions chimiquement analytiques d’un Paradis dans les catacombes, qui n’est troublé dans ses vertus alcalines ou acides ni par la crainte de la Divinité, ni par l’espoir de la vie future, je ne sais jusqu’à quel point le lecteur moderne pourra consentir à s’abstraire quelque temps pour entendre parler d’hommes qui dans leurs jours les plus sombres et les moins sensés cherchèrent par leur labeur à faire du désert même le jardin du Seigneur et par leur amour à mériter la permission de vivre avec lui pour toujours.

Et pourtant jusqu’ici ce n’est jamais que dans un tel travail et dans une telle espérance que l’homme a pu trouver le bonheur, le talent et la vertu ; et même à la veille de la nouvelle loi et au seuil du Chanaan promis, riche en béatitudes de fer, de vapeur et de feu, il en est çà et là quelques-uns parmi nous qui dans un sentiment de piété filiale s’arrêteront pour jeter un regard en arrière vers cette solitude du Sinaï, où leurs pères adorèrent et moururent.

3. Même en admettant pour le moment que les larges rues de Manchester, le district qui entoure immédiatement la Banque de Londres, la Bourse et les boulevards de Paris, fassent déjà partie du futur royaume du Ciel où la Terre sera tout Bourse et Boulevards, l’Univers dont nos pères nous entretiennent était divisé selon eux, comme vous le savez déjà, à la fois en zones climatériques, en races, en périodes historiques, et les circonstances dans lesquelles une créature humaine a été appelée à la vie devaient être considérées sous ces trois chefs : Sous quel climat est-il né ? De quelle race ? À quelle époque ?

Il ne saurait être autre chose que ce que ces conditions lui permettent d’être. C’est en se référant à celle-ci qu’il doit être entendu — compris, s’il est possible ; — jugé — par notre amour d’abord — par notre pitié, s’il en a besoin, par notre humilité en fin de compte et toujours.

4. Pour en arriver là il est évidemment nécessaire que nous ayons pour commencer des cartes véridiques du monde et pour finir des cartes véridiques de nos propres cœurs ; et ni les unes ni les autres de ces cartes ne sont faciles à tracer en aucun temps et moins que jamais peut-être aujourd’hui où l’objet d’une carte est principalement d’indiquer les hôtels et les chemins de fer, et où des sept péchés mortels l’humilité est tenue pour le plus déplaisant et le plus méprisable.

5. Ainsi au début de l’histoire d’Angleterre de Sir Edward Creasy vous trouvez une carte dont l’objet est de mettre en évidence les possessions de la nation britannique, et qui fait ressortir la conduite extrêmement sage et courtoise de M. Fox envers un Français de la suite de Napoléon, quand, « s’avançant vers un globe terrestre d’une dimension et d’une netteté peu communes et l’entourant de ses bras passés à la fois autour des océans et sur les Indes » il lui fit observer dans cette attitude impressionnante que « tant que les Anglais vivraient, ils s’étendraient sur le monde entier et l’enserreraient dans le cercle de leur puissance ».

6. Enflammé par l’enthousiasme de M. Fox, Sir Edward qui, à cette exception près, se fait rarement remarquer par sa fougue, nous dit alors « que notre home insulaire est la demeure favorite de la liberté, de la domination et de la gloire ».

Il ne se donne pas à lui-même ni à ses lecteurs l’ennui de se demander combien de temps les nations assujetties par le peuple libre que nous sommes et de l’opprobre desquelles est faite notre gloire, pourront trouver leur satisfaction dans cet arrangement du globe et de ses affaires ; ou même si dès à présent la méthode qu’il emploie dans le tracé des cartes, ne peut pas suffir à les convaincre de la situation avilisante qu’elles y occupent.

Car la carte, étant dessinée d’après le système de projection de Mercator, se trouve représenter les possessions britanniques en Amérique comme ayant deux fois la dimension des États-Unis et comme considérablement plus grandes que toute l’Amérique du Sud ensemble, tandis que le cramoisi éclatant dont toute notre propriété foncière est teinte ne peut que graver profondément dans l’esprit de l’innocent lecteur l’impression d’un flux universel de liberté et de gloire s’élançant à travers tous ces champs et de tous ces espaces.

Aussi est-il peu probable qu’il aille chicaner sur des résultats aussi merveilleux et chercher à s’instruire sur la nature et le degré de perfection du gouvernement que nous exerçons dans tel lieu ou dans tel autre, par exemple en Irlande, aux Hébrides ou au Cap.

7. Dans le chapitre qui termine le premier volume des Lois de Fiesole, j’ai posé les principes mathématiques du tracé exact des cartes, — principes que pour beaucoup de raisons il est bon que mes jeunes lecteurs apprennent et dont le plus important est que vous ne pouvez pas rendre plane l’écorce d’une orange sans l’ouvrir et que vous ne devez pas, si vous dessinez des pays sur l’écorce non entamée, les étendre ensuite pour remplir les vides.

L’orgueil britannique qui ne se refuse pas le luxe de Walter Scott et de Shakespeare à un penny, pourra assurément dans sa grandeur future se rendre possesseur d’univers à un penny pirouettant convenablement sur leur axe. Je peux donc supposer que mes lecteurs pourront suivre sur une sphère pendant que je parlerai du globe terrestre ; et sur un tracé convenablement réduit de ses surfaces pendant que je parlerai d’un pays.

8. Si le lecteur peut les avoir maintenant sous les yeux ou au moins recourir à une carte bien dessinée des deux hémisphères avec des méridiens convergents, je le prierai d’abord de remarquer que, bien que l’ancienne division du monde en quatre quartiers soit à peu près effacée aujourd’hui par l’émigration et le cable transatlantique, pourtant la grande question qui domine l’histoire du globe n’est pas de savoir comment il est divisé ici et là, au gré des rentrants et des saillies de terre et de mer mais comment il est divisé en zones de latitude par les lois irrésistibles de la lumière et de l’air. Il n’y a souvent qu’un intérêt très secondaire à savoir si un homme est Américain ou Africain, Européen ou Asiatique ; mais c’est un point d’un intérêt extrême et décisif de savoir s’il est Brésilien ou Patagon, Japonais ou Samoyède.

9. Au cours du dernier chapitre j’ai demandé au lecteur de bien retenir la conception de la grande division climatérique qui séparait les races errantes de Norvège et de Sibérie des nations tranquillement sédentaires de Bretagne, de Gaule, de Germanie et de Dacie.

Fixez maintenant cette division dans votre esprit d’une manière définitive en dessinant même grossièrement le cours de deux fleuves, auxquels habituellement pensent peu les géographes, mais qui sont d’une indicible importance dans l’histoire de l’humanité, la Vistule et le Dniester.

10. Ils prennent leur source à trente milles l’un de l’autre[2] et chacun coule, ses trois cents milles (sans compter les détours) — la Vistule au nord-ouest, le Dniester au sud-est ; les deux ensemble coupent l’Europe au cou pour ainsi dire et séparent, pour examiner la chose d’une manière plus profonde, l’Europe proprement dite (celle même d’Europe et de Jupiter) le petit fragment éducable, civilisable, et d’une mentalité plus ou moins raisonnable du globe, — du grand désert moscovite, tant Cis-Ouralien que Trans-Ouralien ; l’espace chaotique que nous ne pouvons concevoir, occupé depuis des temps indéterminés et sans histoire par des Scythes, des Tartares, des Huns, des Cosaques, des Ours, des Hermines et des Mammouths, avec une épaisseur variable de peau, un engourdissement variable du cerveau et des souffrances diverses selon qu’ils étaient sédentaires ou errants. Aucune histoire valant la peine d’être retracée ne s’y rattache ; car la force de la Scandinavie n’a jamais cherché son issue par l’isthme de Finlande, mais a toujours navigué à grand renfort de barques et de rames à travers la Baltique ou en descendant la côte rocheuse ouest ; et la pression des glaces sibériennes et russes amène simplement les races réellement mémorables à un plus haut degré de concentration, et les pétrit en masses exploratrices rendues par la nécessite plus farouches.

Mais par ces masses exploratrices, de vraie naissance européenne, notre propre histoire fut façonnée pour toujours ; et par conséquent, ces deux fleuves frontière et barrière devront être marqués sur votre carte avec une clarté extrême : la Vistule, avec Varsovie à cheval sur elle à la moitié de son cours, qui se jette, dans la Baltique, le Dniester, dans l’Euxin, le cours de chacun d’eux mesurant en ligne droite une distance égale à celle d’Édimbourg à Londres. Et si on tient compte des méandres[3], la Vistule, 600 milles, le Dniester, 500[4] ; mis bout à bout ils forment un fossé de 1.000 milles entre l’Europe et le désert, allant de Dantzick à Odessa.

11. Votre Europe ainsi enfermée par ce fossé dans un espace clair et distinct, vous aurez ensuite à fixer les frontières qui séparent les quatre contrées gothiques, la Bretagne, la Gaule, la Germanie et la Dacie, des quatre contrées classiques, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, la Lydie. Il n’y a généralement pas d’autre terme opposé à gothique que classique ; je l’emploie volontiers par amour des divisions pratiques et de la clarté, bien que sa signification précise doive rester pour quelque temps encore indéterminée. Mettez bien seulement la géographie dans votre tête et la nomenclature se placera à son heure.

12. En gros, vous avez la mer entre la Bretagne et l’Espagne, les Pyrénées entre la Gaule et l’Espagne, les Alpes entre la Germanie et l’Italie, le Danube entre la Dacie et la Grèce. Vous devez considérer tout ce qui est au sud du Danube comme Grec, diversement influencé par Athènes d’un côté et Byzance de l’autre ; puis de l’autre côté de la mer Egée, vous avez la vaste contrée absurdement appelée Asie Mineure (car nous pourrions tout aussi bien appeler la Grèce, l’Europe Mineure, ou la Cornouailles, l’Angleterre Mineure), mais dont il faut se souvenir comme étant la « Lydie » la contrée qui éveille la passion et tente par la richesse, qui enseigna aux Lydiens la mesure en musique et adoucit le langage grec sur les confins de l’Ionie, qui a donné à l’histoire ancienne tout ce qui se rattache à Troie, et à l’histoire chrétienne, la grandeur et le déclin des sept Églises[5].

13. Placés au sud en face de ces quatre pays, mais séparés d’eux par la mer ou le désert, il y en a quatre autres, dont il est aussi facile de se souvenir — le Maroc, la Libye, l’Égypte et l’Arabie.

Le Maroc consiste essentiellement dans la chaîne de l’Atlas, et dans les côtes qui en dépendent ; le plus simple est de vous le rappeler comme comprenant le Maroc moderne et l’Algérie, avec, comme dépendance, le groupe des îles Canaries.

La Lybie, de même, comprendra la Tunisie moderne, Tripoli : vous la ferez commencer à l’ouest avec Hippone, la ville de saint Augustin ; sa côte colonisée par Tyr et par la Grèce, la partage en deux districts, celui de Carthage et celui de Cyrène. L’Égypte, le pays du fleuve, et l’Arabie, le pays sans fleuve, resteront dans votre esprit comme les deux grands foyers méridionaux de religion non chrétienne.

14. Vous avez ainsi, faciles à se rappeler clairement, douze contrées à jamais distinctes de par les lois naturelles, et formant trois zones du nord au sud, toutes saines et habitées, mais les races de l’extrême nord habituées à supporter le froid, celles de la zone centrale rendues plus parfaites par la jouissance d’un soleil semblable l’été et l’hiver, celles de la zone sud entraînées à supporter la chaleur. En faisant maintenant un tableau de leurs noms :

Bretagne Gaule Germanie Dacie
Espagne Italie Grèce Lydie
Maroc Libye Égypte Arabie

vous aurez sous la forme la plus simple la carte du théâtre de tout ce qui, dans l’histoire profane, est utile à connaître.

Puis finalement vous avez à connaître parfaitement en tant qu’elle a été pour tous ces pays la source d’une inspiration que toutes les âmes qui en ont été douées ont tenue pour un pouvoir sacré et surnaturel, la petite région montagneuse de la Terre Sainte, avec la Philistie et la Syrie sur ses flancs, toutes deux les puissances du châtiment, mais la Syrie étant elle-même au début l’origine de la race élue : « Mon père fut un Syrien prêt à périr[6] » et la Syrienne Rachel devant toujours être regardée comme la véritable mère d’Israël.

15. Et rappelez-vous dans toute étude future des rapports de ces contrées entre elles, que vous ne devez jamais permettre à votre esprit de se préoccuper des variations accidentelles d’une délimitation politique. Peu importe, qui gouverne un pays, peu importe le nom qu’on lui donne officiellement ou ses frontières conventionnelles, des barrières et des portes éternelles y sont placées par les montagnes et les mers, et les nuages et les étoiles les courbent sous le joug de lois éternelles. Le peuple qui y est né est son peuple, fût-il mille et mille fois conquis, exilé ou captif. L’étranger ne peut pas être son roi, l’envahisseur son maître et, bien que des lois justes, qu’elles soient instituées par les peuples ou par ceux qui les ont conquis, aient toujours la vertu et la puissance qui sont l’apanage de la justice, rien ne peut assurer à aucune race, ni à aucune classe d’hommes de bienfaits durables que la flamme qui est dans leur propre cœur, allumée par l’amour du pays natal.

16. Naturellement, en disant que l’envahisseur d’un pays ne pourra jamais le posséder, je parle seulement d’invasions telles que celles des Vandales en Libye ou telle que le nôtre aux Indes ; là où la race conquérante ne peut pas devenir un habitant permanent. Vous ne pourrez pas appeler la Libye Vandalie, ou l’Inde Angleterre, parce que ces pays sont temporairement sous la loi des Vandales et des Anglais, pas plus que vous ne pourrez appeler l’Italie sous les Ostrogoths, Gothie, ou l’Angleterre sous Canut, Danemark. Le caractère national se modifie lorsque l’invasion ou la corruption viennent l’affaiblir, mais si jamais il vient à reprendre son éclat dans une vie nouvelle il faut que cette vie soit façonnée par la terre et le ciel du pays lui-même. Des douze noms de pays donnés à présent dans leur ordre, nous en verrons changer un seul, en avançant dans notre histoire ; la Gaule deviendra exactement la France lorsque les Francs viendront l’habiter pour toujours. Les onze autres noms primitifs nous serviront jusqu’à la fin.

17. Un moment de patience encore pour jeter un coup d’œil vers l’Extrême-Orient, et nous aurons établi les bases de toute la géographie qui nous est nécessaire. De même que les royaumes du nord sont séparés du désert scythe par la Vistule, ceux du sud sont séparés des dynasties « Orientales » proprement dites par l’Euphrate, qui « plongeant pendant une partie de son cours dans le Golfe Persique va des rives du Béloutchistan et de l’Oman aux montagnes d’Arménie, et forme une immense cheminée d’air chaud dont la base » (ou ouverture) « est sur les tropiques tandis que son extrémité atteint le 37e degré de latitude nord.

« C’est pour cela que le Simoun lui-même (le spécifique et gazeux Simoun) rend à l’occasion visite à Mossoul et à Djezeerat Omer, pendant que le baromètre à Bagdad atteint en été une hauteur capable d’ébranler la foi d’un vieil Indien lui-même[7]. »

18. Cette vallée dans les anciens jours formait le royaume d’Assyrie comme la vallée du Nil formait celui d’Égypte. Nous n’avons pas dans cette étude à nous occuper de son peuple qui ne fut vis-à-vis des juifs rien qu’ennemi, la nation même de la captivité, inexorable comme l’argile de ses murailles, ou la pierre de ses statues ; et après la naissance du Christ, la marécageuse vallée n’est plus qu’un champ de bataille entre l’Ouest et l’Est. Au delà du grand fleuve, la Perse, l’Inde et la Chine forment « l’Orient Méridional ». La Perse doit être exactement conçue comme le pays qui s’étend du Golfe Persique aux chaînes de montagnes qui dominent et alimentent l’Indus, elle est la vraie puissance de vie de l’Orient aux jours de Marathon, mais n’a eu d’influence sur l’histoire chrétienne que par l’intermédiaire de l’Arabie ; quant aux tribus asiatiques du nord, Mèdes, Bactres, Parthes et Scythes, devenus plus tard les Turcs et les Tartares, nous n’avons pas à nous en préoccuper avant le jour où ils viennent nous envahir chez nous, dans notre propre territoire historique.

19. Employant les termes « gothique » et « classique » pour séparer simplement des zones septentrionales et centrales notre propre territoire, nous pouvons avec tout autant de justice nous servir du mot arabe[8] pour toute la zone du sud. L’influence de l’Égypte disparaît peu après le ive siècle, tandis que celle de l’Arabie, puissante dès le début, grandit au vie siècle sous la forme d’un empire dont nous n’avons pas encore vu la fin[9]. Et vous pourrez apprécier de la manière la plus juste le principe religieux sur lequel est édifié cet empire en vous souvenant que, tandis que les Juifs prononçaient eux-mêmes la déchéance de leur pouvoir prophétique en exerçant la profession de l’usure sur toute la terre, les Arabes revenaient à la simplicité de la prophétie, telle qu’elle était à ses commencements auprès du puits d’Agar[10] et ne sont pas d’ailleurs des adversaires du Christianisme, mais seulement des fautes ou des folies des chrétiens. Ils gardent encore leur foi en un seul Dieu, celui qui parla à Abraham[11] leur père, et sont dans cette simplicité, bien plus véritablement ses enfants que les chrétiens de nom, qui vécurent et vivent seulement pour discuter dans des conciles vociférants ou dans un schisme furieux les rapports du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

20. Comptant sur mon lecteur pour bien retenir désormais, et sans faire de confusion, la notion des trois zones, Gothique, Classique et Arabe, chacune divisée en quatre pays clairement reconnaissables à travers tous les âges de l’histoire ancienne ou moderne, je dois lui simplifier une autre notion encore, celle de l’Empire Romain (Voyez la note du dernier paragraphe), au point de vue où il a à s’en occuper. Son extension nominale, ses conquêtes temporaires ou ses vices internes n’ont pour ainsi dire pas d’importance historique ; seul, l’empire réel correspond à quelque chose de vrai, est un exemple de loi juste, de discipline militaire, d’art manuel, donné à des races indisciplinées, et comme une traduction de la pensée grecque en un système plus concentré et plus assimilable à elles. La zone classique, du commencement à la fin de son règne effectif, repose sur ces deux éléments : l’imagination grecque avec la règle romaine ; et les divisions ou les dislocations des iiie et ive siècles ne font que laisser paraître d’une manière toute naturelle leurs différences, quand le système politique qui les dissimulait fut mis à l’épreuve par le christianisme.

Les historiens semblent ordinairement aussi avoir presque entièrement perdu de vue que dans les guerres des derniers Romains avec les Goths, les grands capitaines goths étaient tous chrétiens ; et que la forme vigoureuse et naïve que la foi naissante prenait dans leurs esprits est un sujet d’étude plus important à approfondir que les guerres inévitables qui suivirent la retraite de Dioclétien, ou que les schismes confus et les crimes de la cour lascive de Constantin.

Je suis forcé cependant de noter les conditions dans lesquelles les derniers partages arbitraires de l’empire eurent lieu afin qu’ils éclaircissent pour vous au lieu de l’embrouiller, l’ordre des nations que je voudrais fixer dans votre mémoire.

21. Au milieu du ive siècle vous avez politiquement ce que Gibbon appelle « la division finale des empires d’Orient et d’Occident ». Ceci signifie surtout que l’empereur Valentinien, cédant, non sans hésitation, à ce sentiment qui dominait alors dans les légions, que l’empire était trop vaste pour rester dans les mains d’un seul, prend son frère comme collègue, et partage, non pas à proprement parler leur autorité, mais leur attention, entre l’Orient et l’Occident.

À son frère Valens il assigne l’extrêmement vague « Préfecture de l’Est, du Danube inférieur aux confins de la Perse », pendant qu’il réserve à son propre gouvernement immédiat les « préfectures toujours en guerre d’Illyrie, d’Italie et de Gaule, depuis l’extrémité de la Grèce jusqu’au rempart calédonien et du rempart de Calédonie au pied du mont Atlas. » Ceci veut dire, en prose moins poétiquement rythmée (Gibbon eût mieux fait de mettre tout de suite son histoire en hexamètres), que Valentinien garde sous sa propre surveillance toute l’Europe et l’Afrique romaine et laisse la Lydie et le Caucase à son frère. La Lydie et le Caucase ne formèrent jamais et ne pouvaient pas former un empire d’Orient, c’étaient simplement des sortes de colonies, utiles pour l’impôt en temps de paix, dangereuses par le nombre en temps de guerre. Il n’y eut jamais du viie siècle avant au viie siècle après Jésus-Christ qu’un seul empire romain[12], expression du pouvoir sur l’humanité d’hommes tels que Cincinnatus[13] ou Agricola ; il expire quand leur race et leur caractère expirent ; son extension nominale, son éclat à un moment quelconque, n’est rien de plus que le reflet plus ou moins lointain sur les nuages de flammes s’élevant d’un autel où leur aliment était de nobles âmes. Il n’y a aucune date véritable de son partage, il n’y en a pas de sa destruction. Que le Dacien Probus ou le Norique Odoacre soit sur le trône, la force de son principe vivant est seule à considérer, demeurant dans les arts, dans les lois, dans les habitudes de la pensée, régnant encore en Europe jusqu’au XIIe siècle ; régnant encore aujourd’hui comme langue et comme exemple sur tous les hommes cultivés.

22. Mais, pour le partage nominal fait par Valentinien, remarquons la définition que donne Gibbon (je suppose que c’est la sienne et non celle de l’empereur) de l’empire romain d’Europe en « Illyrie, Italie et Gaule ». Je vous ai dit déjà que vous devez tenir tout ce qui est au sud du Danube pour grec. Les deux principales régions situées immédiatement au sud du fleuve sont la Mœsie inférieure et supérieure formées de la pente des montagnes Thraces au nord jusqu’au fleuve, avec les plaines qui les séparent du fleuve. Vous devrez faire attention à cette région à cause de l’importance qu’elle a eue en formant l’alphabet mœso-gothique dans lequel « le grec est de beaucoup l’élément principal[14] », fournissant seize lettres sur vingt-quatre. L’invasion gothique sous le règne de Valens est la première qui établisse une nation teutonne en deçà de la frontière de l’empire ; mais elle ne fait par là que venir se placer plus immédiatement sous son influence spirituelle. Son évêque, Ulphilas, adopte cet alphabet mœsien, aux deux tiers grec, pour sa traduction de la Bible, et cette traduction le répand partout et assure sa durée jusqu’à l’extinction ou l’absorption de la race gothique.

23. Au sud des montagnes thraces, vous avez la Thrace elle-même et les pays confusément appelés Dalmatie et Illyrie, bordant l’Adriatique, et allant à l’intérieur des terres dans la direction de l’est, jusqu’aux montagnes qui servent de ligne de partage des eaux. Je n’ai jamais pu me former par moi-même une notion très claire de ce qu’étaient, à aucune époque déterminée, les peuples de ces régions ; mais ils peuvent tous être considérés en masse comme des Grecs du nord, plus ou moins de sang et de dialecte grec suivant le degré de leur proximité avec la Grèce proprement dite ; bien que ne partageant pas sa philosophie et ne se soumettant pas à sa discipline. Mais il est en tous cas bien plus exact de parler en bloc de toutes ces régions illyriennes, mœsiennes et macédoniennes, comme étant toutes grecques, que de parler avec Gibbon ou Valentinien de la Grèce et de la Macédoine comme étant toutes illyriennes[15].

24. Dans la même généralisation impériale ou poétique nous trouvons l’Angleterre réunie à la France sous le terme de Gaule, et limitée par « le rempart calédonien ». Tandis que, dans nos propres divisions, la Calédonie, l’Hibernie et le pays de Galles sont dès le début considérées comme des parties essentielles de la Bretagne[16] et leur lien avec le continent conçu comme formé par l’établissement des Bretons en Bretagne et pas du tout par l’influence romaine au-delà de l’Humber.

25. Ainsi, repassant encore une fois l’ordre de nos contrées et remarquant seulement que les Îles Britanniques bien que situées pour la plupart, si on regarde les degrés, très au nord de tout le reste de la zone nord, sont placées par l’influence du Gulf Stream sous le même climat, vous avez, à l’époque où commence notre histoire de la chrétienté, la zone gothique pas encore convertie, et n’ayant même encore jamais entendu parler de la foi nouvelle. Vous avez la zone classique qui en a connaissance à des degrés divers et de plus en plus, la discutant et s’efforçant de l’éteindre, et votre zone arabe, qui en est le foyer et le soutien, enveloppant la Terre Sainte de la chaleur de ses propres ailes et chérissant (cendres du Phénix[17] qui s’est consumé pour toute la terre) l’espoir de la Résurrection[18].

26. Ce qu’eût été le cours, ou même le sort, du Christianisme, s’il n’avait été prêché qu’oralement, au lieu d’être soutenu par sa littérature poétique, pourrait être l’objet de spéculations profondément instructives, — si le devoir d’un historien était de réfléchir au lieu de raconter. La puissance de la foi chrétienne fut toujours fondée en effet sur les prophéties écrites et les récits de la Bible ; et sur les interprétations que les grands ordres monastiques donnèrent de leur signification beaucoup plus par leur exemple que par leurs préceptes. La poésie et l’histoire des Testaments Syriens furent fournies à l’Église latine par saint Jérôme pendant que la vertu et l’efficacité de la vie monastique sont résumées dans la règle de saint Benoit. Comprendre la relation de l’œuvre accomplie par ces deux hommes avec l’organisation générale de l’Église, est de première nécessité pour l’intelligence de la suite de son histoire.

Dans son chapitre xxxvii, Gibbon prétend nous donner un aperçu de l’« Institution de la vie monastique » au iiie siècle. Mais la vie monastique a été instituée quelque peu plus tôt et par beaucoup de prophètes et de rois. Par Jacob quand il prit la pierre pour oreiller[19] ; par Moïse quand il se détourna pour contempler le buisson ardent[20] ; par David avant qu’il eût laissé « ce petit troupeau de brebis dans le désert[21] » et par le prophète qui « fut dans les déserts jusqu’au moment de paraître devant Israel[22] ». Nous en voyons la première « institution » pour l’Europe sous Numa, dans ses vierges vestales et son collège des Augures, fondés sur la conception d’origine étrusque et devenue romaine d’une vie pure consacrée au service de Dieu et d’une sagesse pratique conduite par lui[23].

La forme que l’esprit monastique prit plus tard tint beaucoup plus à la corruption du monde dont il était forcé de s’écarter, soit dans l’indignation, soit par épouvante, qu’à un changement amené par le christianisme dans l’idéal de la vertu et du bonheur humains.

27. « L’Égypte » (M. Gibbon commence ainsi à nous rendre compte de la nouvelle institution !), « la mère féconde de ta superstition, fournit le premier exemple de la vie monastique. » L’Égypte eut ses superstitions comme les autres pays ; mais elle fut si peu la mère de la superstition qu’on peut dire que la foi d’aucun peuple — entre les races imaginatives du monde entier — ne connut peut-être aussi peu le prosélytisme que la sienne. Elle ne prévalut pas même sur le plus proche de ses voisins pour lui faire adorer avec elle des chats et des cobras ; et je suis seul, à ce que je crois, parmi les écrivains récents à conserver l’opinion d’Hérodote[24] sur l’influence qu’elle a exercée sur la théologie archaïque de la Grèce. Mais cette influence, si influence il y eut, consista seulement à en ébaucher la forme et non à lui donner des rites ; de sorte que dans aucun cas et pour aucun pays, l’Égypte ne fut la mère de la superstition : tandis que sans discussion possible, elle fut pour tous les peuples, et pour toujours, la mère de la géométrie, de l’astronomie, de l’architecture et de la chevalerie. Elle fut pour les éléments matériels et techniques maîtresse de littérature, enseignant à des auteurs qui auparavant, ne pouvaient qu’écorcher, la cire et le bois, à fabriquer le papier et à graver le porphyre. Elle fut la première à exposer la loi du Jugement du Péché après la Mort. Elle fut l’Éducatrice de Moïse ; et l’Hôtesse du Christ.

28. Il est à la fois probable et naturel que dans un tel pays les disciples de toute nouvelle doctrine spirituelle l’amenèrent à une perfection qu’elle n’eût pas atteinte parmi les guerriers illettrés ou dans les solitudes tourmentées par les tempêtes du Nord. Ce serait pourtant une erreur absurde que d’attribuer à l’ardeur isolée du monachisme égyptien la puissance future de la fraternité des cloîtres. Les anachorètes des trois premiers siècles s’évanouissent comme les spectres de la fièvre, lorsque les lois rationnelles, miséricordieuses et laborieuses des sociétés chrétiennes sont établies ; et les récompenses clairement reconnaissables de la solitude céleste sont accordées à ceux-là seulement qui cherchent le désert pour sa rédemption[25].

29. « La récompense clairement reconnaissable », je le répète et avec une énergie voulue. Aucun homme ne possède d’équivalent pour apprécier, encore moins pour juger d’une manière certaine, jusqu’à ce qu’il ait eu le courage de l’essayer lui-même, les résultats d’une vie de renoncement sincère ; mais je ne crois pas qu’aucune personne raisonnable voulût ou osât nier les avantages à la fois de corps et d’esprit qu’elle a ressentis durant les périodes où elle a été accidentellement privée de luxe, ou exposée au danger. L’extrême vanité de l’Anglais moderne qui fait de lui-même un Stylite momentané sur la pointe d’un Horn[26] ou d’une Aiguille et sa confession occasionnelle du charme de la solitude dans les rochers, dont il modifie néanmoins l’âpreté en ayant son journal dans sa poche et à la prolongation de laquelle il échappe avec reconnaissance grâce à la plus prochaine table d’hôte, devrait nous rendre moins dédaigneux de l’orgueil, et plus compréhensifs de l’état d’âme dans lequel les anachorètes des montagnes d’Arabie et de Palestine se condamnaient à une vie de retraite et de souffrance sans autre réconfort que des visions surnaturelles ou l’espoir céleste. Que des formes pathologiques de l’état mental soient la conséquence nécessaire d’émotions excessives et toutes subjectives, quelles que soient d’ailleurs ces émotions, revient à l’esprit quand on lit les légendes du désert ; mais ni les médecins ni les moralistes n’ont encore essayé de distinguer les états morbides de l’intelligence[27] où vient finir un noble enthousiasme de ceux qui sont les châtiments de l’ambition, de l’avarice ou de la débauche.

30. Laissant de côté pour le moment toute question de cette nature, mes jeunes lecteurs doivent retenir en somme, ce fait que durant tout le ive siècle, des multitudes d’hommes dévoués ont mené des vies de pauvreté et de misère extrême pour s’efforcer d’arriver à une connaissance plus intime de l’Être et de la Volonté de Dieu. Nous n’avons aucune lumière qui nous permette de savoir utilement ni ce qu’ils souffrirent ni ce qu’ils apprirent. Nous ne pouvons pas apprécier l’influence édifiante ou réprobatrice de leurs exemples sur le monde chrétien moins zélé ; et Dieu seul sait jusqu’où leurs prières furent entendues ou leurs personnes agréées. Nous pouvons seulement constater avec respect que dans leur grand nombre pas un seul ne semble s’être repenti d’avoir choisi cette sorte d’existence, aucun n’a péri par mélancolie ou suicide ; les souffrances auxquelles ils se condamnèrent eux-mêmes, ils ne se les infligèrent jamais dans l’espoir d’abréger les vies qu’elles rendent amères ou qu’elles purifient ; et les heures de rêve ou de méditation sur la montagne ou dans la grotte paraissent rarement s’être traînées pour eux aussi lourdement que celles que, sans vision ni réflexion, nous passons nous-mêmes sur le quai et sous le tunnel.

31. Mais quelque jugement qu’on doive porter après un dernier et consciencieux examen, sur les folies ou les vertus de la vie d’anachorète, nous serions injustes envers Jérôme si nous le regardions comme son introducteur dans l’Ouest de l’Europe. Il l’a traversée lui-même comme une phase de la discipline spirituelle ; mais il représente dans sa nature entière et dans son œuvre finale, non pas l’inactivité chagrine de l’Ermite, mais le labeur ardent d’un maître et d’un pasteur bienfaisants. Son cœur est dans une continuelle ferveur d’admiration ou d’espérance — restant jusqu’à la fin non seulement aussi impétueux que celui d’un enfant mais aussi affectueux ; et les contradictions du point de vue protestant qui ont dénaturé ou dissimulé son caractère se reconnaîtront dans un obscur portrait de sa réelle personnalité lorsque nous arriverons à comprendre la simplicité de sa foi, et sympathiser un peu avec la charité ardente qui peut si facilement être froissée jusqu’à l’indignation et n’est jamais contenue par le calcul.

32. Le peu de confiance que doivent nous inspirer les éditions modernes dans lesquelles nous le lisons peut se démontrer en comparant les deux passages dans lesquels Milman a exposé d’une façon entièrement différente les principes dirigeants de sa conduite politique. « Jérôme commence (!) et finit sa carrière en moine de Palestine ; il n’arriva, il n’aspira à aucune dignité dans l’Église. Bien qu’ordonné prêtre contre son gré, il échappa à la dignité épiscopale qui fut imposée aux prêtres les plus distingués de son temps. » (Histoire du Christianisme, liv. III).

« Jérôme chérissait en secret l’espérance si même ce n’était pas l’objet avoué de son ambition, de succéder à Damas comme évêque de Rome. Le refus qui fut opposé à l’aspirant si singulièrement impropre à cette situation par ses passions violentes, sa façon insolente de traiter ses adversaires, son manque absolu d’empire sur soi-même, sa faculté presque sans rivale d’éveiller la haine, doit-il être attribué à la sagesse instinctive et avisée de Rome ? (Histoire du Christianisme latin, liv. I, chap. ii.)

33. Vous pouvez observer comme un caractère très fréquent de la « sagesse avisée » de l’esprit protestant clérical, qu’il suppose instinctivement que le désir du pouvoir et d’une situation n’est pas seulement universel dans le clergé, mais est toujours purement égoïste dans ses motifs. L’idée qu’il soit possible de rechercher l’influence pour l’usage bienfaisant qu’on peut en faire ne se présente pas une fois dans les pages d’un seul historien ecclésiastique d’époque récente. Dans nos études des temps passés nous mettrons tranquillement hors de cause, avec la permission des lecteurs, tous les récits des « espérances chéries en secret » et nous donnerons fort peu d’attention aux raisons de la conduite des hommes du moyen âge qui paraissent logiques aux rationalistes, et probables aux politiciens[28]. Nous nous occuperons seulement de ce que ces singuliers et fantastiques chrétiens du passé dirent d’audible et firent de certain.

La vie de Jérôme ne commence en aucune façon comme celle d’un moine de Palestine ; Dean Milman ne nous a pas expliqué comment celle d’aucun homme le pourrait ; mais l’enfance de Jérôme en tout cas fut tout autre que recluse, ou précocement religieuse. Il était né de riches parents vivant de leur propre bien ; c’est peut-être le nom de sa ville natale au nord de l’Illyrie (Stridon) qui s’est adouci aujourd’hui en Strigi, près d’Aquileja[29]. En tout cas c’était sous le climat vénitien et en vue des Alpes et de la mer. Il avait un frère et une sœur, un bon grand-père, un précepteur désagréable, et était encore un jeune homme faisant ses études de grammaire à la mort de Julien en 363.

Un jeune homme de dix-huit ans qui avait été bien commencé dans tous les établissements d’études classiques, mais très loin d’être un moine, pas encore un chrétien ni même disposé du tout à remplir les charges trop sévères pour lui de la vie romaine elle-même ! et contemplant sans aversion les splendeurs mondaines ou sacrées qui brillaient à ses yeux durant les années de collège qu’il passait dans la capitale.

Car « le prestige et la majesté du paganisme étaient encore concentrés à Rome, les divinités de l’ancienne foi trouvaient leur dernier refuge dans la capitale de l’Empire. Pour un étranger Rome offrait encore l’aspect d’une cité païenne. Elle renfermait 132 temples et 180 plus petites chapelles ou autels encore consacrés à leur Dieu tutélaire et servant à l’exercice public du culte. Le Christianisme ne s’était jamais aventuré à s’emparer de ces quelques monuments qui eussent pu être transformés à son usage, encore moins avait-il le pouvoir de les détruire. Les édifices religieux étaient sous la protection du préfet de la ville et le préfet était habituellement un païen : en tout cas il n’eût souffert aucune atteinte à la paix de la ville, aucune violation de la propriété publique.

« Dominant toute la ville de ses tours, le Capitole, dans sa majesté inattaquée et solennelle, avec ses 30 temples ou autels, qui portaient les noms les plus sacrés des annales religieuses et civiles de Rome, ceux de Jupiter, de Mars, de Romulus, de César, de la Victoire. Quelques années après l’avènement de Théodose à l’empire d’Orient les sacrifices s’accomplissaient encore comme rites nationaux aux frais du public, les pontifes en faisaient l’offrande au nom du genre humain tout entier. L’orateur païen va jusqu’à déclarer que l’Empereur aurait craint en les abolissant, de mettre en danger la sûreté de l’État. L’empereur portait encore le titre et les insignes du Souverain Pontife ; les consuls avant d’entrer en fonctions montaient au Capitole, les processions religieuses passaient à travers les rues encombrées et le peuple se pressait aux fêtes et aux représentations qui faisaient encore partie du culte païen[30]. »

Là Jérôme a dû entendre parler de ce que toutes les sectes chrétiennes tenaient pour le jugement de Dieu entre elles et leur principal ennemi — la mort de l’empereur Julien. Mais nous ne possédons rien qui nous permette de retracer et je ne veux pas conjecturer le cours de ses propres pensées jusqu’au moment où la direction de sa vie tout entière fut changée par le baptême. Nous devons à la candeur qui est la base de son caractère une phrase de lui, relativement à ce changement qui vaut des volumes d’une confession ordinaire. « Je quittai non seulement mes parents et ma famille mais les habitudes luxueuses d’une vie raffinée. »

Ces mots mettent en pleine lumière ce qui, à nos natures moins courageuses semble l’interprétation exagérée par les nouveaux convertis des paroles du Christ : « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi[31]. » Nous nous contentons de quitter pour des intérêts très inférieurs notre père ou notre mère, et ne voyons pas la nécessité d’aucun plus grand sacrifice ; nous connaîtrions plus de nous-mêmes et du christianisme si nous avions plus souvent à soutenir l’épreuve que saint Jérôme trouvait la plus difficile. J’ai vu que ses biographes lui donnaient çà et là des marques de leur mépris parce qu’il est une jouissance à laquelle il ne fut pas capable de renoncer, celle du savoir ; et les railleries habituelles sur l’ignorance et la paresse des moines se reportent dans son cas sur la faiblesse d’un pèlerin assez luxueux pour porter sa bibliothèque dans son havresac. Et il serait curieux de savoir (en mettant comme il est de mode de le faire aujourd’hui l’idée de la Providence entièrement de côté) si, sans cet enthousiasme littéraire qui était dans une certaine mesure une faiblesse du caractère de ce vieillard, la Bible fût jamais devenue la bibliothèque de l’Europe.

Car, c’est, remarquez-le, la signification réelle dans sa vertu première du mot Bible[32] : non pas livre simplement ; mais « Bibliotheca », Trésor de Livres ; et il serait, je le répète, curieux de savoir jusqu’à quel point, — si Jérôme, au moment même où Rome, qui l’avait instruit, était dépossédée de sa puissance matérielle, n’avait pas fait de sa langue l’oracle de la prophétie hébraïque, ne s’en était pas servi pour constituer une littérature originale et une religion dégagée des terreurs de la loi mosaïque, — l’esprit de la Bible eût pénétré dans les cœurs des Goths, des Francs et des Saxons, sous Théodoric, Clovis et Alfred.

Le destin en avait décidé autrement et Jérôme était un instrument si passif dans ses mains qu’il commença l’étude de l’Hébreu seulement comme une discipline et sans aucune conception de la tâche qu’il avait à accomplir[33] encore moins de la portée de cet accomplissement. J’aurais de la joie à croire que les paroles du Christ : « S’ils n’entendent pas Moïse et les Prophètes ils ne seront pas persuadés quand même un mort ressusciterait[34] », hantèrent l’esprit du reclus jusqu’à ce qu’il eût résolu que la voix de Moïse et des Prophètes serait rendue audible aux églises de toute la terre. Mais, autant que nous en avons la preuve, aucune telle volonté ni espérance n’exalta les tranquilles instincts de son naturel studieux. Ce fut moitié par exercice d’écrivain, moitié par récréation de vieillard qu’il se plut à adoucir la sévérité de la langue latine, ainsi qu’un cristal vénitien, au feu changeant de la pensée hébraïque ; et le « Livre des livres » prit la forme immuable dont tout l’art futur des nations de l’Occident devait être une interprétation de jour en jour élargie.

Et à ce sujet vous avez à remarquer que le point capital n’est pas la traduction des Écritures grecques et hébraïques en un langage plus facile et plus général, mais le fait de les avoir présentées à l’Église comme étant d’autorité universelle. Les premiers Gentils parmi les chrétiens avaient naturellement une tendance à développer oralement en l’exagérant ou en l’altérant l’enseignement de l’Apôtre des Gentils jusqu’à ce que leur affranchissement de la servitude de la loi judaïque fît place au doute sur son inspiration ; et même après la chute de Jérusalem, à l’interdiction épouvantée de son observance. De sorte que, peu d’années seulement après que le reste des Juifs exilés à Pella eut élu le Gentil Marcus comme évêque, et obtenu l’autorisation de retourner à l’Oelia Capitolina bâtie par Adrien sur la montagne de Sion, « ce devint un sujet de doute et de controverse que de savoir si un homme qui sincèrement reconnaissait Jésus comme le Messie mais qui continuait à observer la loi de Moise pouvait espérer le salut[35] ». « Pendant que d’un autre côté les plus instruits et les plus riches de ceux qui avaient le nom de chrétiens, désignés généralement par l’appellation de « sachant » (Gnostique), avaient plus insidieusement effacé l’autorité des évangélistes en se séparant pendant le cours du iiie siècle « en plus de cinquante sectes distinctes dont on peut faire le compte, et donnèrent naissance à une multitude d’ouvrages dans lesquels les actes et les discours du Christ et de ses apôtres étaient adaptés à leurs doctrines respectives[36]. »

Ce serait une tâche d’une difficulté très grande et sans profit que de déterminer dans quelle mesure le consentement de l’Église générale et dans quelle mesure la vie et l’influence de Jérôme contribuèrent à fixer dans leur harmonie et dans leur majesté restées depuis intactes, les canons des Écritures Mosaïque et Apostolique. Tout ce que le jeune lecteur a besoin de savoir c’est que, quand Jérôme mourut à Bethléem, ce grand fait était virtuellement accompli ; et les suites de livres historiques et didactiques qui forment notre Bible actuelle (en comptant les apocryphes) régnèrent dès lors sur la pensée naissante des plus nobles races des hommes qui aient vécu sur le globe, comme un message que leur adressait directement leur créateur et qui, — renfermant tout ce qu’il était nécessaire pour eux d’apprendre de ses desseins à leur égard, — leur commandait, ou conseillait, avec une autorité divine et une infaillible sagesse ce qui était pour eux le meilleur à faire et le plus heureux à souhaiter.

41. Et c’est seulement à ceux-là qui ont obéi sincèrement à la loi de dire jusqu’où l’espérance qui leur a été donnée par le dispensateur de la loi a été réalisée. Les pires « enfants de désobéissance[37] » sont ceux qui acceptent de la parole ce qu’ils aiment et rejettent ce qu’ils haïssent ; cette perversité n’est pas toujours consciente chez eux, car la plus grande partie des péchés de l’Église a été engendrée en elle par l’enthousiasme qui dans la méditation et la défense passionnée de parties de l’Écriture facilement saisies, a négligé l’étude et finalement détruit l’équilibre du reste. Quelles formes revêt et quel chemin suit l’esprit d’opiniâtreté avant qu’il arrive à forcer le sens des Écritures pour la perdition d’un homme ? Ceci est à examiner pour ceux qui ont la charge des consciences, pas pour nous. L’histoire que nous avons à apprendre doit absolument être tenue en dehors d’un tel débat, et l’influence de la Bible observée exclusivement sur ceux qui reçoivent la parole avec joie et lui obéissent en vérité.

42. Il y a toujours eu cependant une plus grande difficulté à apprécier l’influence de la Bible qu’à distinguer les lecteurs honnêtes des lecteurs de mauvaise foi. La prise du christianisme sur les âmes des hommes devra être considérée, quand nous viendrons à l’étudier de près, sous trois chefs : il y a d’abord le pouvoir de la croix elle-même, et de la théorie du salut, sur le cœur ; puis l’action des Écritures judaïques et grecques sur l’esprit ; puis l’influence sur la morale, de l’enseignement et de l’exemple de la hiérarchie existante. Et quand on veut comparer les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils pourraient avoir été, ces trois questions doivent se poser séparément dans l’esprit : premièrement qu’eût été le caractère de l’Europe sans la charité et le travail signifiés par « portant la Croix » ; puis, secondement, que serait devenue l’intellectualité de l’Europe sans la littérature biblique ; et enfin que serait devenu l’ordre social de l’Europe sans la hiérarchie de l’Église.

43. Vous voyez que j’ai réuni les mots « charité » et « travail » sous le terme général de « portant la croix ». « Si quelqu’un veut me suivre qu’il renonce à soi-même (par la charité) et porte sa croix (par le labeur) et me suive[38]. »

L’idée a été exactement renversée par le protestantisme moderne qui voit dans la croix non pas un gibet auquel il doit être cloué mais un radeau sur lequel lui et toutes ses propriétés de valeur[39] seront portés, sur les flots jusqu’au paradis.

44. Aussi c’est seulement aux jours où la Croix était reçue avec courage, l’Écriture méditée avec conscience et le Pasteur écouté avec foi, que la pure parole de Dieu, la brillante épée de l’Esprit[40] peuvent être reconnues dans le cœur et dans la main de la Chrétienté. L’effet de la poésie et de la légende bibliques sur sa pensée peut se suivre plus loin à travers les âges de décadence et dans les champs sans limites ; donnant naissance pour nous au Paradis perdu, non moins qu’à la Divine Comédie ; — au Faust de Gœthe et au Caïn de Byron non moins qu’à l’Imitation de Jésus-Christ.

43. Bien plus, l’écrivain qui veut comprendre le plus complètement possible, l’influence de la Bible sur l’humanité, doit être capable de lire les interprétations qui en sont données par les grands arts de l’Europe à leur apogée. Dans chaque province de la chrétienté, proportionnellement au degré de puissance artistique qu’elle possédait, des séries d’illustrations de la Bible parurent progressivement, commençant par les vignettes qui illustraient les manuscrits et, en passant par la sculpture de grandeur naturelle, finissant par atteindre sa pleine puissance dans une peinture pleine de vérité. Ces enseignements et ces prédications de l’Église par le moyen de l’art, ne sont pas seulement une partie des plus importantes de l’action apostolique générale du christianisme, mais leur étude est une partie nécessaire de l’étude biblique, si bien qu’aucun homme ne peut comprendre la pensée profonde de la Bible elle-même tant qu’il n’a pas appris à lire ces commentaires nationaux et n’a pas pris conscience de leur valeur collective. Le lecteur protestant qui croit porter sur la Bible un jugement indépendant et l’étudier par lui-même n’en est pas moins à la merci du premier prédicateur doué d’un organe agréable et d’une ingénieuse imagination[41] ; recevant de lui avec reconnaissance et souvent avec respect quelque interprétation des textes que l’agréable organe ou l’esprit alerte puisse recommander ; mais, en même temps, il ignore entièrement, et, s’il est laissé à sa propre volonté, détruit invariablement comme injurieuses les interprétations profondément méditées de l’Écriture qui, dans leur essence, ont été sanctionnées par le consentement de toute l’Église chrétienne depuis mille ans, et dont la forme a été portée à la perfection la plus haute par l’art traditionnel et l’imagination inspirée des plus nobles âmes qui aient jamais été enfermées dans l’argile humaine.

46. Il y a peu de Pères de l’Église chrétienne dont les commentaires de la Bible ou les théories personnelles de son Évangile n’aient pas été, à l’exultation constante des ennemis de l’Église, altérés et avilis par les fureurs de la controverse ou affaiblis et dénaturés par une irréconciliable hérésie. Au contraire, l’enseignement biblique donné à travers leur art par des hommes tels que Orcagna, Giotto, Angelico, Luca della Robbia et Luini, est littéralement vierge de toute trace terrestre des passions d’un jour. Sa patience, sa douceur et son calme sont incapables des erreurs qui viennent de la crainte ou de la colère ; ils peuvent sans danger dire tout ce qu’ils veulent, ils sont enchaînés par la tradition et dans une sorte de solidarité fraternelle à la représentation par des scènes toujours identiques de doctrines inaltérées ; et ils sont forcés par la nature de leur œuvre à une méditation et à une méthode de composition qui ont pour résultat l’état le plus pur et l’usage le plus franc de toute la puissance intellectuelle.

47. Je puis en une fois et sans avoir besoin de revenir sur cette question faire ressortir la différence de dignité et de sûreté entre l’influence sur l’esprit de la littérature et celle de l’art[42] en vous reportant à une page qui met d’ailleurs merveilleusement en lumière la douceur et la simplicité du caractère de saint Jérôme, bien qu’elle soit citée, là où nous la trouvons, sans aucune intention favorable, — à savoir dans la jolie lettre de la reine Sophie-Charlotte (mère du père de Frédéric le Grand) au jésuite Vota, donnée en partie par Carlyle dans son premier volume, chap. IV.

« Comment saint Jérôme, par exemple, peut-il être une clef pour l’Écriture ? — insinue-t-elle — citant de Jérôme cet aveu remarquable de sa manière de composer un livre, spécialement de composer ce livre, Commentaires sur les Galates, où il accuse saint Pierre et saint Paul tous deux de fausseté et même d’hypocrisie. Le grand saint Augustin a porté contre lui cette fâcheuse accusation (dit Sa Majesté qui donne le chapitre et le paragraphe) et Jérôme répond : « J’ai suivi les commentaires d’Origène, de… » — cinq ou six personnes différentes qui dans la suite devinrent des hérétiques avant que Jérôme en ait fini avec elles. — «Et pour vous confesser l’honnête vérité », continue Jérôme, « j’ai lu tout cela et, après avoir bourré ma tête d’une grande quantité de choses, j’ai envoyé chercher mon secrétaire et je lui ai dicté, tantôt mes propres pensées, tantôt celles des autres sans beaucoup me souvenir de l’ordre, quelquefois des mots, ni même du sens. » Ailleurs (plus loin, dans le même livre[43]) il dit : « Je n’écris pas moi-même : j’ai un secrétaire et je lui dicte ce qui me vient aux lèvres. Si je désire réfléchir un peu, ou exprimer mieux la chose, ou une chose meilleure, il fronce le sourcil et tout son regard me dit assez qu’il ne peut supporter d’attendre. » Voici un vieux gentleman sacré auquel il n’est pas bon de se fier pour interpréter les Écritures, pense Sa Majesté ; mais elle ne dit pas — laissant le père Vota à ses réflexions. » Hélas non, reine Sophie, il ne faut nous en rapporter pour cette sorte de chose ni au vieux saint Jérôme ni à aucune autre lèvre ou esprit humains ; mais seulement à l’Éternelle Sophia[44], à la Puissance de Dieu et à la sagesse de Dieu. Au moins pouvez-vous voir dans votre vieil interprète qu’il est absolument franc, innocent, sincère, et qu’à travers un tel homme, qu’il soit oublieux de son auteur, ou pressé par son scribe, il est plus que probable que vous pourrez entendre ce que Dieu sait être le meilleur pour vous ; et extrêmement improbable que vous vous pervertissiez, si peu que ce soit, tandis que par un maître prudent et exercé aux artifices de l’art littéraire, retirent dans ses doutes, et adroit dans ses paroles, toute espèce de préjugés et d’erreur peut vous être présentée de façon acceptable, ou même être irrémédiablement fixée en vous, bien qu’à aucun moment il ne vous ait le moins du monde demandé de vous fier à son inspiration.

48. Car la seule confiance, à vrai dire, et la seule sécurité que dans de telles matières nous puissions posséder ou espérer, résident dans notre propre désir d’être guidés justement et dans notre bonne volonté à suivre avec simplicité la direction accordée. Mais toutes nos idées et nos raisonnements au sujet de l’inspiration ont été faussées par notre habitude — d’abord de distinguer à tort ou au moins sans nécessité entre l’inspiration des mots et des actes et secondement par ce fait que nous attribuons une force ou une sagesse inspirées à certaines personnes ou certains écrivains seulement au lieu de l’accorder au corps entier des croyants pour autant qu’ils participent à la grâce du Christ, à l’amour de Dieu, à la Communion du Saint-Esprit[45]. Dans la mesure où chaque chrétien reçoit ou refuse les dons multiples exprimés par cette bénédiction générale, il entre dans l’héritage des Saints ou en est rejeté. Dans la mesure exacte où il renie le Christ, courrouce le Père et chagrine le Saint-Esprit, il perd l’inspiration et la sainteté ; et dans la mesure où il croit au Christ, obéit au Père, et se soumet à l’Esprit, il devient inspiré dans le sentiment, dans l’action, dans la parole, dans la réception de la parole, selon les capacités de sa nature. Il ne sera pas doué d’aptitudes plus hautes, ni appelé à une fonction nouvelle, mais rendu capable d’user des facultés naturelles qui lui ont été accordées, là où il le faut, pour la fin la meilleure. Un enfant est inspiré comme un enfant, et une jeune fille comme une jeune fille ; les faibles dans leur faiblesse même, et les sages seulement à leur heure. Ceci est pour l’Église, et telle qu’on peut la dégager avec certitude, la théorie de l’inspiration chez tous ses vrais membres ; sa vérité ne peut être reconnue qu’en la mettant à l’épreuve, mais je crois qu’il n’y a pas souvenir d’un homme qui l’ait éprouvée et déclarée, vaine[46].

49. — Au-delà de cette théorie de l’inspiration générale il y a celle d’un appel et d’un ordre spécial avec la dictée immédiate des actes qui doivent être accomplis ou des paroles qui doivent être prononcées. Je ne veux pas entrer à présent dans l’examen des témoignages d’une si effective élection ; elle n’est pas revendiquée par les Pères de l’Église, ni pour eux-mêmes, ni même pour le corps entier des écrivains sacrés.

Elle est seulement attribuée à certains passages dictés à certains moments en vue de nécessités spéciales ; et il n’est pas possible d’attacher l’idée de vérité infaillible à aucune forme de ce langage humain dans lequel même ces passages exceptionnels nous ont été donnés. Mais du volume entier qui les renferme tel que nous le possédons et le lisons, tel, pour chacun de nous, qu’il peut être rendu dans sa langue natale, on peut affirmer et démontrer que, quoique mêlé d’un mystère qu’on ne nous demande pas d’éclaircir ou de difficultés que nous serions insolents de vouloir résoudre, il contient l’enseignement véritable pour les hommes de tout rang et de toute situation dans la vie, enseignement grâce auquel, autant qu’ils y obéissent honnêtement et implicitement, ils seront heureux et innocents dans la pleine puissance de leur nature, et capables de triompher de toutes les adversités, qu’elles résident dans la tentation ou dans la douleur.

50. En effet le Psautier seul, qui pratiquement fut le livre d’offices de l’Église pendant bien des siècles, contient, simplement dans sa première moitié, la somme de la sagesse individuelle et sociale. Les Ier VIIIe, XIIe, XVe, XIXe, XXIIIe et XXIVe psaumes bien appris et crus sont assez pour toute direction personnelle ; les XLVIIIe, LXXIIe et LXXVe ont en eux la loi et la prophétie de tout gouvernement juste, et chaque découverte de la science naturelle est anticipée dans le CIVe. Quant au contenu du volume entier, considérez si un autre cycle de littérature historique et didactique a une étendue qui lui soit comparable. Il renferme :

I. L’histoire de la Chute et du Déluge, les deux plus grandes traditions humaines fondées sur l’horreur du péché.

II. L’histoire des Patriarches, dont la vérité permanente est encore visible aujourd’hui dans l’histoire des races juive et arabe.

III. L’histoire de Moïse avec ses résultats pour la loi morale de tout l’univers civilisé.

IV. L’histoire des Rois — virtuellement celle de toute royauté, dans David, et de toute la philosophie, dans Salomon, atteignant son point le plus élevé dans les Psaumes et les Proverbes, avec la sagesse encore plus serrée et pratique de l’Ecclésiaste et du fils de Sirach.

V. L’histoire des Prophètes — virtuellement celle du mystère le plus profond, de la tragédie, de la fatalité perpétuellement immanente à une existence nationale.

VI. L’histoire du Christ.

VII. La loi morale de saint Jean qui trouve à la fin dans l’Apocalypse son accomplissement.

Demandez-vous si vous pouvez comparer sa table des matières, je ne dis pas à aucun autre « livre », mais à aucune autre « littérature ». Essayez, autant que cela est possible à chacun de nous, — qu’il soit adversaire ou défenseur de la foi, — de dégager votre intelligence de l’association que l’habitude a formée entre elle et le sentiment moral basé sur la Bible, et demandez-vous quelle littérature pourrait avoir pris sa place ou rempli sa fonction même si toutes les bibliothèques de l’univers étaient restées intactes et si toutes les paroles les plus riches de vérité des maîtres avaient été écrites ?

52. Je ne suis pas contempteur de la littérature profane, si peu que je ne crois pas qu’aucune interprétation de la religion grecque ait été jamais aussi affectueuse, aucune de la religion romaine aussi révérente, que celle qui se trouve à la base de mon enseignement de l’art et qui court à travers le corps entier de mes œuvres. Mais ce fut de la Bible que j’appris les symboles d’Homère et la foi d’Horace[47].

Le devoir qui me fut imposé dans ma première jeunesse[48] de lire chaque mot des évangiles et des prophéties, comme s’il avait été écrit par la main de Dieu, me donna l’habitude d’une attention respectueuse qui, plus tard, rendit bien des passages des auteurs profanes, frivoles pour un lecteur irréligieux, profondément graves pour moi. Jusqu’à quel point mon esprit a été paralysé par les fautes et les chagrins de la vie[49], — jusqu’où ma connaissance de la vie est courte, comparée à ce que j’aurais pu apprendre si j’avais marché plus fidèlement dans la lumière qui m’avait été départie, dépasse ma conjecture ou ma confession. Mais comme je n’ai jamais écrit pour mon propre plaisir ou pour ma renommée, j’ai été préservé, comme les hommes qui écrivent ainsi le seront toujours, des erreurs dangereuses pour les autres[50], et les expressions fragmentaires de sentiments ou les expositions de doctrines, que, de temps en temps, j’ai été capable de donner, apparaîtront maintenant à un lecteur attentif, comme se reliant à un système général d’interprétation de la littérature sacrée, à la fois classique et chrétienne, qui le rendra capable, sans injustice, de sympathiser avec la foi des âmes candides de tous temps et de tous pays.

53. Qu’il y ait une littérature sacrée classique, suivant un cours parallèle à celle des Hébreux et venant s’unir aux légendes symboliques de la chrétienté au moyen âge[51], c’est un fait qui apparaît de la manière la plus tendre et la plus expressive dans l’influence indépendante et cependant similaire de Virgile sur le Dante et l’évêque Gawaine Douglas. À des dates plus anciennes, l’enseignement de chaque maître formé dans les écoles de l’Orient était nécessairement greffé sur la sagesse de la mythologie grecque, et ainsi l’histoire du Lion de Némée[52], vaincu avec l’aide d’Athéné, est la véritable racine de la légende du compagnon de saint Jérôme conquis par la douceur guérissante de l’esprit de vie.

54. Je l’appelle une légende seulement. Qu’Héraklès ait jamais tué, ou saint Jérôme jamais chéri la créature sauvage ou blessée, est sans importance pour nous enseigner ce que les Grecs entendaient nous dire en représentant le grand combat sur leurs vases[53], où les peintres chrétiens faisant leur thème de prédilection de la fermeté de l’Ami du Lion. Une tradition plus ancienne, celle du combat de Samson[54], — le prophète désobéissant, — de la première victoire inspirée de David[55], et finalement du miracle opéré pour la défense du plus favorisé et fidèle des grands prophètes[56], suit son cours symbolique parallèlement à la fable dorienne. Mais la légende de saint Jérôme reprend la prophétie du Millenium et prédit, avec la Sibylle de Cumes[57], et avec Isaïe, un jour où la crainte de l’homme ne sera plus chez les êtres inférieurs de la haine mais s’étendra sur eux comme une bénédiction, où il ne sera plus fait de mal ni de destruction d’aucune sorte dans toute l’étendue de la Montagne sainte[58] et où la paix de la terre sera tirée aussi loin de son présent chagrin, que le glorieux univers animé l’est du désert naissant, dont les profondeurs étaient le séjour des dragons, et les montagnes, des dômes de feu. Ce jour-là aucun homme ne le connaît[59], mais le royaume de Dieu est déjà venu[60] pour ceux qui ont dompté dans leur propre cœur l’ardeur sans frein de la nature inférieure[61] et ont appris à chérir ce qui est charmant et humain dans les enfants errants des nuages et des champs.


Avallon, 28 août 1882.

  1. « On vous a appris que, puisque vous aviez des tapis…, des « kickshaws » au lieu de bœuf pour votre nourriture, des égouts au lieu de puits sacrés pour votre soif, vous étiez la crème de la création et chacun de vous un Salomon » (Pleasures of England, p. 49, cité par M. Bardoux, p. 237).
  2. En prenant la San, bras de la Vistule supérieure. — (Note de l’Auteur.)
  3. Remarquez, toutefois, que généralement, la force d’une rivière, ceteris paribus, doit être estimée d’après son cours direct, les plaines (qui donnent presque toujours naissance aux méandres) ne pouvant leur apporter aucun affluent. (Note de l’Auteur.)
  4. Les considérations sur la Vistule et le Dniester, fleuves-fossés de l’Europe, sont reprises dans Candida Casa (§ 22), quatrième conférence du recueil Vérona et premier chapitre de Valle Crucis. Valle Crucis devait prendre place dans nos Nos Pères nous ont dit. Du reste cette partie de Candida Casa rappelle beaucoup par ses vues historiques et géographiques et par les citations ironiques de Gibbon le chapitre du Drachenfels. — (Note du Traducteur.)
  5. « Elles » (les sept églises d’Éphèse, de Smyrne, de Pergame, de Thyatire, de Sardes, de Philadelphie et de Laodicée) sont bâties le long des collines, et par les plaines de Lydie, dessinant une large courbe comme un vol d’oiseaux ou comme un tourbillon de nuages, toutes en Lydie même ou sur la frontière, toutes de caractère essentiellement lydien, les plus enrichies d’or, les plus délicatement luxueuses, les plus doucement musicales, les plus tendrement sculptées des églises d’alors. En elles s’étaient réunis les talents et les félicités de l’Asiatique et du Grec. Si le dernier message du Christ eût été adressé aux églises de Grèce il n’eût été que pour l’Europe et pour une durée limitée. S’il eût été adressé aux églises de Syrie, il n’eût été que pour l’Asie et pour une durée limitée. Adressé à la Lydie, il est adressé à l’univers et pour toujours » (Fors Clavigere, lettre LXXXIV). Ce message du Christ aux sept églises — qui est longuement commenté dans le reste de la lettre — est contenu, comme l’on sait, dans les trois premiers chapitres de l’Apocalypse de saint Jean ou plus exactement dans le iie et le iiie chapitres. Dans le ier, Jésus ordonne à saint Jean d’écrire aux anges des sept églises. Voir aussi sur les églises d’Asie Mineure, le beau livre de M. de Voguë. — (Note du Traducteur.)
  6. « Puis prenant la parole, tu diras devant l’Éternel ton Dieu mon Père était un pauvre Syrien prêt à périr et il descendit en Égypte avec un petit nombre de gens et il y fit séjour et devint là une nation grande, forte et qui s’est fort multipliée. » (Deutéronome, xxvi, 5). — (Note du Traducteur.)
  7. Sir F. Palgrave, Arabie, vol. II, p. 155. J’adopte avec reconnaissance dans le paragraphe suivant sa division des nations asiatiques (p. 160). — (Note de l’Auteur.)
  8. Le xxxvie chapitre de Gibbon commence par une sentence qui peut être prise comme l’épitome de l’histoire tout entière que nous avons à étudier. « Les trois grandes nations du monde, les Grecs, les Sarrazins, les Francs, se rencontrèrent toutes sur le théâtre de l’Italie. »

    J’emploie le mot plus général de Goths au lieu de Francs et le mot plus précis Arabe au lieu de Sarrasins, mais en dehors de cela le lecteur remarquera que la division est la même que la mienne. Gibbon ne reconnaît pas le peuple romain comme nation, mais seulement la puissance romaine comme empire. — (Note de l’Auteur.)

  9. De récents événements ont montré la force de ces paroles (Note de la révision, mai 1885). — (Note de l’Auteur.)
  10. Mais l’ange de l’Éternel la trouva auprès d’une fontaine d’eau au désert, près de la fontaine qui est au chemin de Sair. Et il lui dit : Agar, servante de Saraï, d’où viens-tu, etc. (Genèse, xvi, 7 et 8.) — (Note du Traducteur.)
  11. Genèse, xii, 1. — (Note du Traducteur.)
  12. Cf. Il n’y eut jamais qu’un seul art grec, des jours d’Homère à ceux du doge Selvo (St-Marks Rest, VIII, § 92). — (Note du Traducteur.)
  13. Dans Crown of wild olive Cincinnatus symbolisait aussi la force de Rome. « Elle fut (l’agriculture), la source de toute la force de Rome et de toute sa tendresse, l’orgueil de Cincinnatus et l’inspiration de Virgile (la Couronne d’olivier sauvage, p. 196). — (Note du Traducteur.)
  14. Milman, Histoire du christianisme, vol. III, p. 36. — (Note de l’Auteur.)
  15. Je trouve la même généralisation fournie à l’étudiant moderne dans le terme « péninsule balkanique » qui éteint à la fois tout rayon et toute trace de l’histoire du passé. — (Note de l’Auteur.)
  16. Gibbon dit plus clairement : « De la côte ou de l’extrémité de Caithness et d’Ulster le souvenir de l’origine celte fut distinctement conservé dans la ressemblance perpétuelle du langage, de la religion et des manières, et le caractère particulier des différentes tribus britanniques peut être naturellement attribué à l’influence de circonstances accidentelles et locales. » Les Écossais des plaines, « mangeurs de froment », ou vagabonds et les Irlandais, sont entièrement identifiés par Gibbon à l’époque où commence notre propre histoire. « Il est certain (l’italique est de lui, non de moi) qu’à l’époque du déclin de l’empire romain la Calédonie, l’Irlande et l’île de Man étaient habitées par les Écossais » (chap. xxv, vol. IV, p. 279). La civilisation plus avancée et le moindre courage des Anglais des plaines faisaient d’eux les victimes de l’Écosse ou les sujets reconnaissants de Rome. Les montagnards, pictes dans les Grampians, ou autochtones dans la Cornouailles et le pays de Galles, n’ont jamais été instruits ni subjugués et restent aujourd’hui la force inculte et sans peur de la race britannique. — (Note de l’Auteur.)
  17. « Le Phénix est, dès la plus haute antiquité chrétienne, le symbole de l’immortalité » (Émile Male, Histoire de l’art religieux au xiiie siècle). — (Note du Traducteur.)
  18. Voir dans On the old road, l’Espoir de la Résurrection, condition nécessaire du Chant pour les chrétiens. Même dans l’antiquité le chant d’Orphée, le chant de Philomèle, le chant du cygne, le chant d’Alcyon, sont inspirés par un espoir obscur de résurrection (On the old road, II, 45 et 46). — (Note du Traducteur.)
  19. Allusion au verset de la Genèse qui précède le Songe de Jacob : « Il prit donc des pierres du lieu et en fit son chevet et s’endormit au même lieu (Genèse, xxviii, 11). — (Note du Traducteur.)
  20. Allusion à la Bible : « Alors Moïse dit : Je me détournerai maintenant et je verrai cette grande vision et pourquoi le buisson ne se consume pas » (Exode, iii, 3). — (Note du Traducteur.)
  21. I Samuel, xvii, 28. — (Note du Traducteur.)
  22. Saint Luc, i, 80. Il s’agit de saint Jean-Baptiste. — (Note du Traducteur.)
  23. Je dois moi-même marquer comme particulièrement fatale dans le déclin de l’empire romain, l’heure où Julien rejette le conseil des augures. « Pour la dernière fois les Aruspices Étrusques accompagnèrent un empereur romain, mais par une singulière fatalité leur interprétation défavorable des signes du ciel fut dédaignée, et Julien suivit l’avis des philosophes qui colorèrent leur prédiction des teintes brillantes de l’ambition de l’empereur ». (Milman, Histoire du christianisme, chap. vi.) — (Note de l’Auteur.)
  24. « Je suis seul, à ce que je crois, à penser encore avec Hérodote. » Toute personne ayant l’esprit assez fin pour être frappée des traits caractéristiques de la physionomie d’un écrivain, et ne s’en tenant pas au sujet de Ruskin à tout ce qu’on a pu lui dire, que c’était un prophète, un voyant, un protestant et autres choses qui n’ont pas grand sens, sentira que de tels traits, bien que certainement secondaires, sont cependant très « ruskiniens ». Ruskin vit dans une espèce de société fraternelle avec tous les grands esprits de tous les temps, et comme il ne s’intéresse à eux que dans la mesure où ils peuvent répondre à des questions éternelles, il n’y a pas pour lui d’anciens et de modernes et il peut parler d’Hérodote comme il ferait d’un contemporain. Comme les anciens n’ont de prix pour lui que dans la mesure où ils sont « actuels », peuvent servir d’illustration à nos méditations quotidiennes, il ne les traite pas du tout en anciens. Mais aussi toutes leurs paroles ne subissant pas le déchet du recul, n’étant plus considérées comme relatives à une époque, ont une plus grande importance pour lui, gardent en quelque sorte la valeur scientifique qu’elles purent avoir, mais que le temps leur avait fait perdre. De la façon dont Horace parle à la Fontaine de Bandusie, Ruskin déduit qu’il était pieux, « à la façon de Milton ». Et déjà à onze ans, apprenant les odes d’Anacréon pour son plaisir, il y apprit « avec certitude, ce qui me fut très utile dans mes études ultérieures sur l’art grec, que les Grecs aimaient les colombes, les hirondelles et les roses tout aussi tendrement que moi » (Præterita, § 81). Évidemment pour un Emerson la « culture » a la même valeur. Mais sans même nous arrêter aux différences qui sont profondes, notons d’abord, pour bien insister sur les traits particuliers de la physionomie de Ruskin, que la science et l’art n’étant pas distincts à ses yeux (Voir l’Introduction, p. 51-57) il parle des anciens comme savants avec la même révérence que des anciens comme artistes. Il invoque le 104e psaume quand il s’agira de découvertes d’histoire naturelle, se range à l’avis d’Hérodote (et l’opposerait volontiers à l’opinion d’un savant contemporain) dans une question d’histoire religieuse, admire une peinture de Carpaccio comme une contribution importante à l’histoire descriptive des perroquets (St-Marks Rest : The Shripe of the Slaves). Évidemment nous rejoindrions vite ici l’idée de l’art sacré classique (Voir plus loin les notes des pages 244, 245, 246 et des pages 338 et 339) « il n’y a qu’un art grec, etc., saint Jérôme et Hercule », etc., chacune de ces idées conduisant aux autres. Mais en ce moment nous n’avons encore qu’un Ruskin aimant tendrement sa bibliothèque, ne faisant pas de différence entre la science et l’art, par conséquent pensant qu’une théorie scientifique peut rester vraie comme une œuvre d’art peut demeurer belle (cette idée n’est jamais explicitement exprimée par lui, mais elle gouverne secrètement, et seule a pu rendre possible toutes les autres) et demandant à une ode antique ou à un bas-relief du moyen âge un renseignement d’histoire naturelle ou de philosophie critique, persuadé que tous les hommes sages de tous les temps et de tous les pays sont plus utiles à consulter que les fous, fussent-ils d’aujourd’hui. Naturellement cette inclination est réprimée par un sens critique si juste que nous pouvons entièrement nous fier à lui, et il l’exagère seulement pour le plaisir de faire de petites plaisanteries sur « l’entomologie du xiiie siècle », etc., etc. — (Note du Traducteur.)
  25. Même les meilleurs historiens catholiques trop habituellement ont fermé les yeux à la connexité inéluctable entre la vertu monastique et la règle bénédictine du travail agricole. — (Note de l’Auteur à la revision de 1885.)
  26. Robert d’Humières me dit qu’il y a ici une allusion aux montagnes de la Suisse, telles que le Matterhorn, etc. — (Note du Traducteur.)
  27. La conclusion hypothétique de Gibbon relativement aux effets de la mortification et la constatation historique qui suit doivent être remarquées comme contenant déjà tous les systèmes des philosophes ou des politiques modernes qui ont, depuis, changé les monastères d’Italie en baraques et les églises de France en magasins. « Ce martyre volontaire a forcément détruit graduellement la sensibilité, aussi bien de l’esprit que du corps ; car on ne peut admettre que les fanatiques qui se torturent eux-mêmes soient capables d’aucune affection vive pour le reste de l’espèce humaine. Une sorte d’insensibilité cruelle a caractérisé les moines de toute époque et de tout pays. »

    Combien de pénétration et de jugement, dénote cette sentence, apparaîtra, j’espère, au lecteur, à mesure que je déroulerai devant lui l’histoire véritable de sa foi ; mais étant moi-même, je crois, un des derniers témoins de la vie recluse telle qu’elle existait encore au commencement de ce siècle, je puis renvoyer au portrait parfait et digne de foi dans la lettre comme dans l’esprit qui en est donné par Scott dans l’introduction du Monastère ; quant à moi je puis dire que les sortes de caractères les plus doux, les plus raffinés, les plus aimables, au sens le plus profond du mot, que j’aie jamais connus, ont été ou ceux de moines, ou ceux de serviteurs ayant été élevés dans la loi catholique. Et quand je formulais ce jugement je ne connaissais pas Mrs Alexander’s Edwige (Note de la révision de 1885). — (Note de l’Auteur.)

  28. L’habitude de supposer à la conduite d’hommes de sens et de cœur des motifs intelligibles aux insensés et probables à ceux qui ont l’âme basse, prévaut, chez tous les historiens vulgaires, en partie par la satisfaction, en partie par l’orgueil qu’ils en ressentent ; et il est horrible de contempler la quantité de faux témoignages contre leurs voisins que portent des écrivains médiocres, simplement pour arrondir leurs jugements superficiels et leur donner plus de force. « Jérôme admet, en effet, avec une humilité spécieuse mais sujette à caution, l’infériorité du moine non ordonné au prêtre ordonné », dit Dean Milman, dans son chapitre xi, faisant suivre son doute gratuit sur l’humilité de Jérôme d’une affirmation non moins gratuite de l’ambition de ses adversaires. « Le clergé, cela est hors de doute, eut la sagesse de deviner le rival dangereux, quant à l’influence et l’autorité, qui apparaissait dans la société chrétienne. — (Note de l’Auteur.)
  29. Le meilleur endroit pour lire ce chapitre est l’église San Giorgio di Schiavoni à Venise. On prend une gondole et dans un calme canal, un peu avant d’arriver à l’infini frémissant et miroitant de la lagune on aborde à cet « Autel des Esclaves » où on peut voir (quand le soleil les éclaire) les peintures que Carpaccio a consacrées à saint Jérôme. Il faut avoir avec soi Saint Marks Rest et lire tout entier le chapitre dont je donne ici un important extrait, non que ce soit un des meilleurs de Ruskin, mais parce qu’il a été visiblement écrit sous l’empire des mêmes préoccupations que le chapitre iii de la Bible d’Amiens, — et pour donner au « Dompteur du lion » une illustration où l’on voit « le lion ». C’est de septembre 1876 à mai 1877, c’est-à-dire deux ou trois ans avant de commencer la Bible d’Amiens que Ruskin était allé étudier Carpaccio à Venise. Voici le passage de Saint-Marks Rest :

    « Mais le tableau suivant ! Comment a-t-on jamais pu permettre que pareille chose fût placée dans une église ! Assurément rien ne pourrait être plus parfait comme art comique ; saint Jérôme, en vérité, introduisant son lion novice dans la vie monastique, et l’effet produit sur l’esprit monastique vulgaire.

    « Ne vous imaginez pas un instant que Carpaccio ne voie pas le comique de tout ceci, aussi bien que vous, peut-être même un peu mieux. « Demandez après lui demain, croyez-moi, et vous le trouverez un homme grave. »

    « Mais aujourd’hui Mercutio lui-même n’est pas plus fantasque ni Shakespeare lui-même plus gai dans sa fantaisie du « doux animal et d’une bonne conscience » que n’est ici le peintre quand il dessine son lion souriant délicatement avec sa tête penchée de côté comme un saint du Pérugin, et sa patte gauche levée, en partie pour montrer la blessure faite par l’épine, en partie en signe de prière :

    Car si je devais, comme lion venir en lutte
    En ce lieu, ce serait pitié pour ma vie.

    « Les moines s’enfuyant sont tout d’abord à peine intelligibles et ne semblent que des masses obliques blanches et bleues ; et il y a eu grande discussion entre M. Muray et moi pendant qu’il dessinait le tableau pour le Musée de Sheffield, pour savoir si l’action de fuir était, en réalité, bien rendue ou non : lui, maintenant que les moines couraient réellement comme des archers olympiques… ; moi, au contraire, estimant que Carpaccio a échoué, n’ayant pas le don de représenter le mouvement rapide. Nous avons probablement raison tous deux, je ne doute pas que l’action de courir, du moment que M. Murray le dit, soit bien dessinée ; mais à cette époque les peintres vénitiens n’avaient appris à représenter qu’un mouvement lent et digne, et ce n’est que cinquante ans plus tard, sous l’influence classique, que vint la puissance impétueuse de Véronèse et du Tintoret.

    « Mais il y a beaucoup de questions bien plus profondes à se poser relativement à ce sujet de saint Jérôme que celle de l’habileté artistique. Le tableau, en effet, est une raillerie ; mais n’est-ce qu’une raillerie ? La tradition elle-même est-elle une raillerie ? ou est-ce seulement par notre faute, et peut-être par celle de Carpaccio, que nous la faisons telle ?

    « En tous cas, veuillez, en premier lieu, vous souvenir que Carpaccio, comme je vous l’ai souvent dit, n’est pas responsable lui-même en cette circonstance. Il commence par se préoccuper de son sujet, comptant, sans aucun doute, l’exécuter très sérieusement. Mais son esprit n’est pas plus tôt fixé dessus que la vision s’en présente à lui comme une plaisanterie et il est forcé de le peindre ainsi. Forcé par les destins… C’est à Atropos et non à Carpaccio que nous devons demander pourquoi ce tableau nous fait rire ; et pourquoi la tradition qu’il rappelle nous paraît purement chimérique et n’est plus qu’un objet de risée. Maintenant que ma vie touche à son déclin il n’est pas un jour qui ne passe sans avoir augmenté mes doutes sur le bien fondé des mépris où nous nous complaisons et mon désir anxieux de découvrir ce qu’il y avait à la racine des récits des hommes de bien, qui sont maintenant la fortune du moqueur.

    « Et j’ai besoin de lire une bonne Vie de saint Jérôme. Et si je vais chez M. Ongania je trouverai, je suppose, l’autobiographie de George Sand, et la vie de M. Sterling peut-être ; et de M. Werner, écrit par mon propre maître et qu’en effet j’ai lu, mais j’oublie maintenant qui furent soit M. Sterling ou M. Werner ; et aussi peut-être j’y trouverai dans la littérature religieuse la vie de M. Wilberforce et de Mrs Fry ; mais non le plus petit renseignement sur saint Jérôme. Auquel néanmoins, toute la charité de George Sand, et toute l’ingénuité de M. Sterling, et toute la bienfaisance de M. Wilberforce, et une grande quantité, sans que nous le sachions, du bonheur quotidien et de la paix de nos propres petites vies de chaque jour, sont véritablement redevables, comme à une charmante vieille paire de lunettes spirituelles sans lesquelles nous n’eussions jamais lu un mot de la Bible protestante. Il est, toutefois, inutile de commencer une vie de saint Jérôme à présent, et de peu d’utilité pourtant de regarder ces tableaux sans avoir une vie de saint Jérôme, mais il faut seulement que vous sachiez clairement ceci sur lui, qui n’est pas le moins du monde douteux ni mythique, mais entièrement vrai, et qui est le commencement de faits d’une importance sans limites pour toute l’Europe moderne — à savoir, qu’il était né de bonne ou du moins de riche famille, en Dalmatie, c’est-à-dire à mi-chemin entre l’Orient et l’Occident ; qu’il rendit le grand livre de l’Orient, la Bible, lisible pour l’Occident, qu’il fut le premier grand maître de la noblesse du savoir et de l’ascétisme affable et cultivé, comme opposés à l’ascétisme barbare ; le fondateur, à proprement dire, de la cellule bien arrangée et du jardin soigné, là où avant il n’y avait que le désert et le bois inculte, — et qu’il mourut dans le monastère qu’il avait fondé à Bethléem.

    « C’est cette union d’une vie douce et raffinée avec une noble continence, cet amour et cette imagination illuminant la caverne de la montagne et en faisant un cloître couvert de fresques, amenant ses bêtes sauvages à devenir des amis domestiques, que Carpaccio a reçu ordre de peindre pour nous, et avec un incessant raffinement d’imagination exquise il remplit ces trois canevas d’incidents qui signifiaient, à ce que je crois, l’histoire de toute la vie monastique, et la mort, et la vie spirituelle pour toujours : le pouvoir de ce grand et sage et bienfaisant esprit régnant à jamais sur toute culture domestique ; et le secours que la société des âmes des créatures inférieures apporte avec elle à la plus haute intelligence et à la vertu de l’homme. Et si au dernier tableau, — saint Jérôme en train de travailler, pendant que son chien blanc » [dans Præterita (iii, ii) Ruskin dit que son chien Wisie était exactement pareil au chien de saint Jérôme dans Carpaccio] « observe d’un air satisfait son visage, — vous voulez comparer, dans votre souvenir, un morceau de chasse par Rubens ou Snyders, où les chiens éventrés roulent sur le sol dans leur sang, vous commencerez peut-être à sentir qu’il y a quelque chose de plus sérieux dans ce kaléidoscope de la chapelle de Saint-Georges que vous ne l’aviez cru d’abord. Et, si vous vous souciez de continuer à le suivre avec moi, pensons à ce sujet risible un peu plus tranquillement.

    « 180. Quel témoignage nous est apporté ici, volontairement ou involontairement, au sujet de la vie monastique, par un homme de la perception la plus subtile, vivant au milieu d’elle ? Que tous les moines qui ont aperçu le lion sont terrifiés à en perdre l’esprit. Quelle preuve curieuse de la timidité du monachisme ! Voici des hommes qui font profession de préférer à la Terre le Ciel — se préparant à passer de l’une à l’autre — comme à la récompense de tout leur sacrifice présent ! Et voilà la façon dont ils reçoivent la première chance qui leur est offerte d’accomplir ce changement d’état.

    « Évidemment l’impression de Carpaccio sur les moines doit être qu’ils étaient plus braves ou meilleurs que les autres hommes, mais qu’ils aimaient les livres, et les jardins, et la paix, et avaient peur de la mort, par conséquent reculaient devant les formes du danger qui étaient l’affaire des guerriers de la chevalerie, d’une façon quelque peu égoïste et mesquine.

    « Il les regarde clairement dans leur rôle de chevaliers. Ce qu’il pourra nous dire ensuite de bien sur eux ne sera pas d’un témoin prévenu en leur faveur. Il nous en dit cependant quelque bien, même ici. L’arrangement, agréable dans la sauvagerie, des arbres ; les bâtiments pour les besoins religieux et agricoles disposés comme dans une exploitation américaine de défrichement, çà et là, comme si le terrain avait été préparé pour eux ; la grâce parfaite d’un art joyeux, pur, illuminant, remplissant chaque petit coin de corniche de la chapelle, d’un portrait de saint (*), enfin, et par-dessus tout, la parfaite bonté, la tendresse pour tous les animaux. N’êtes-vous pas, quand vous contemplez cet heureux spectacle, mieux en état de comprendre quelle sorte d’hommes furent ceux qui mirent à l’abri du tumulte des guerres les doux coins de prairies qu’arrosent vos propres rivières descendues des montagnes, à Bolton et Fountains, Furnest et Tintern ? Mais, du saint lui-même, Carpaccio n’a que du bien à vous dire. Les moines vulgaires étaient, du moins, des créatures inoffensives, mais lui est une créature forte et bienfaisante. « Calme, devant le lion ! » dit le Guide avec sa perspicacité habituelle, comme si, seul, le saint avait le courage d’affronter la bête furieuse, — un Daniel dans la fosse aux lions ! Ils pourraient aussi bien dire de la beauté vénitienne de Carpaccio qu’elle est calme devant le petit chien. Le saint fait entrer son nouveau favori comme il amènerait un agneau, et il exhorte vainement ses frères à ne pas être ridicules.

    « L’herbe sur laquelle ils ont laissé tomber leurs livres est ornée de fleurs ; il n’y a aucun signe de trouble ni d’ascétisme sur le visage du vieillard, il est évidemment tout à fait heureux, sa vie étant complète et la scène entière est le spectacle de la simplicité et de la sécurité idéales de la sagesse céleste :

    « Ses chemins sont des chemins charmants et tous ses sentiers sont la paix. » — (Note du Traducteur.)

    Le verset biblique qui termine cette citation est tiré des Proverbes (iii, 17).

  30. Milman, Histoire du Christianisme, vol. III, p, 162. Remarquez la phrase en italique, car elle relate la vraie origine de la papauté. — (Note de l’Auteur.)
  31. Saint Mathieu, x, 37. Cf. Fors Clavigera : « Il vient une heure pour tous ses vrais disciples où cette parole du Christ doit entrer dans leur cœur : « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » Quitter la maison où est votre paix, être en rivalité avec ceux qui vous sont chers : c’est cela — si les paroles du Christ ont un sens — c’est bien cela qui sera demandé à ses vrais disciples. » — (Note du Traducteur.)
  32. Cf. Sesame and lilies, of Kings Treasuries, 17 : « Quel effet singulier et salutaire cela aurait sur nous qui sommes habitués à prendre l’acception usuelle d’un mot pour le sens véritable de ce mot, si nous gardions la forme grecque biblos ou biblion comme l’expression juste pour « livre », au lieu de l’employer seulement dans le cas particulier où nous désirons donner de la dignité à l’idée et en le traduisant en anglais partout ailleurs. Par exemple, nous traduirions ainsi les Actes des Apôtres (xix, 19). « Beaucoup de ceux qui exerçaient des arts magiques réunirent leurs Bibles et les brûlèrent devant tous les hommes, et en comptèrent le prix et le trouvèrent de cinquante mille pièces d’argent. Et, si au contraire, nous traduisions là où nous la conservons, et parlons toujours du Saint Livre au lieu de la Sainte Bible, etc. » — (Note du Traducteur.)
  33. Cette sorte d’ignorance de ce qui est au fond de leur âme est à la base de l’idée que Ruskin se fait de tous les prophètes, c’est-à-dire de tous les hommes vraiment géniaux. Parlant de lui-même il dit : « Ainsi, d’année en année, j’ai été amené à parler, ne sachant pas, lorsque je dépliais le rouleau où était contenu mon message, ce qui se trouverait plus bas, pas plus qu’un brin d’herbe ne sait quelle sera la forme de son fruit (Fors, IV, lettre LXXVIII, p. 121) et parlant des derniers jours de la vie de Moïse : « Quand il vit se dérouler devant lui l’histoire entière de ces quarante dernières années et quand le mystère de son propre ministère lui fut enfin révélé » (Modern Painters, iv, v, xx, 46, cité par M. Brunhes). Mais cet avenir que les hommes ne voient pas, est déjà contenu dans leur cœur. Et Ruskin me semble ne jamais l’avoir exprimé d’une façon plus mystérieuse et plus belle que dans cette phrase sur Giotto enfant, quand pour la première fois il vit Florence : « Il vit à ses pieds les innombrables tours de la cité des lys ; mais la plus belle de toutes (le Campanile) était encore cachée dans les profondeurs de son propre cœur » (Giotto and his work in Padua, p. 321 de l’édition américaine : The Pœtry of Architecture ; Giotto and his work in Padua). — (Note du Traducteur.)
  34. Saint Luc, xvi, 31. — (Note du Traducteur.)
  35. Gibbon, chap. xv (ii, 277).
  36. Ibid., ii, 283. — Son expression « les plus instruits et les plus riches » doit être retenue comme confirmation de ce fait qui apparaît éternellement dans le christianisme que des cerveaux modestes dans leurs conceptions, et des vies peu soucieuses du gain sont les plus aptes à recevoir ce qu’il y a d’éternel dans les principes chrétiens. — (Note de l’Auteur.)
  37. Saint Paul, Éphésiens, ii, 2, et v, 6 ; — Colossiens, iii, 6. — (Note du Traducteur.)
  38. Saint Matthieu, xvi, 24 ; — Saint Marc, viii, 34, et x, 21. Voir dans le post-scriptum de mon Introduction une phrase des Lectures on Art où cette parole de saint Matthieu est magnifiquement commentée. — (Note du Traducteur.)
  39. Un des plus curieux aspects de la pensée évangélique moderne est l’aimable connexité qu’elle établit entre la vérité de l’Évangile et l’extension du commerce lucratif ! Voyez plus loin la note pages 237, 238, 239. — (Note de l’Auteur.)
  40. « Prenez aussi le casque du salut et l’épée de l’Esprit qui est la parole de Dieu (saint Paul, Éphésiens, vi, 17). Saint Paul développe l’image dans l’Épître aux Hébreux (iv, 12). — (Note du Traducteur.)
  41. Voir les passages de Præterita (III, 34, 39) cités par M. Bardoux, où Ruskin discute sur la Bible avec un protestant « qui ne se fiait qu’à soi pour interpréter tous les sentiments possibles des hommes et des anges » et où à Turin il entre dans un temple où l’on prêche à quinze vieilles femmes « qui sont, à Turin, les seuls enfants de Dieu ». — (Note du Traducteur.)
  42. Ruskin avait dit autrefois (1856) dans un sentiment d’ailleurs différent : « Cet art du dessin qui est de plus d’importance pour la race humaine que l’art d’écrire, car les gens peuvent difficilement dessiner quelque chose sans être de quelque utilité aux autres et à eux-mêmes et peuvent difficilement écrire quelque chose sans perdre leur temps et celui des autres. » (Modern Painters, IV, XVII, 31, cité par M. de la Sizeranne). — (Note du Traducteur).
  43. Commentaires sur les Galates, chap. iii. — (Note de l’Auteur.)
  44. Allusion essentiellement ruskinienne à l’étymologie du mot : Sophie ; ici c’est à peine un calembour, mais le lecteur a pu voir au dernier chapitre à propos de la signification délicatement « Saline » du mot Salien et dans les jeux de mots avec « Salés » et « Saillants » jusqu’ou pouvait aller la manie étymologique de Ruskin. Pour nous en tenir au passage ci-dessus (Sophie-Sagesse), il trouve son explication (et avec lui tous les jeux de mots de Ruskin, même les plus fatigants), dans les lignes suivantes de Sesame and lilies, Of kings treasuries, 15 : Il (l’homme instruit) est savant dans la descendance des mots, distingue d’un coup d’œil les mots de bonne naissance des mots canailles modernes, se souvient de leur généalogie, de leurs alliances, de leurs parentés, de l’extension à laquelle ils ont été admis et des fonctions qu’ils ont tenues parmi la noblesse nationale des mots, en tous temps et en tous pays », etc. Je n’ai pas le temps de montrer qu’il y a là encore une forme d’idolâtrie et de celles à la tentation de qui un homme de goût a le plus de peine à ne pas succomber. — (Note du Traducteur.)
  45. « Tous les dimanches, si ce n’est plus souvent, le plus grand nombre des personnes bien pensantes en Angleterre reçoit avec reconnaissance, de ses maîtres, une bénédiction ainsi formulée : « La grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous. » Maintenant je ne sais pas quel sens est attribué dans l’esprit public anglais à ces expressions. Mais ce que j’ai à vous dire positivement est que les trois choses existent d’une façon réelle et actuelle, peuvent être connues de vous, si vous avez envie de les connaître, et possédées si vous avez envie de les posséder. »

    Suit le commentaire de ces trois mots (Lectures on Art, iv, § 125). — (Note du Traducteur.)

  46. Voyez le dernier paragraphe de la page 45 de l’Autel des Esclaves. Chose curieuse, au moment où je revois cette page pour l’impression, on m’envoie une découpure du journal le Chrétien où il y a un commentaire de l’éditeur évangélique orthodoxe qui pourra, dans l’avenir, servir à définir l’hérésie propre de sa secte ; il oppose actuellement, dans son audace extrême, le pouvoir du Saint-Esprit à l’œuvre du Christ (je voudrais seulement avoir été à Matlock et avoir entendu l’aimable sermon du médecin).

    « On a pu assister, samedi dernier, dans le Derbyshire, à un spectacle intéressant et quelque peu inaccoutumé ; Deux Amis vêtus à l’ancienne mode — dans le costume original des Quakers, — prêchant au bord de la route un vaste et attentif auditoire, à Matlock. L’un d’eux qui a, comme médecin, une bonne clientèle dans le comté, et se nomme le Dr Charles-A. Fox, fit un énergique appel à ses auditeurs, les pressant de veiller à ce que chacun vécût docilement à la lumière du Saint-Esprit qui est en lui. « Le Christ, au dedans de nous, était l’espoir de la gloire, et c’était parce qu’il était suivi dans le ministère du Saint-Esprit que nous étions sauvés par Lui qui devenait ainsi le commencement et la fin de la loi. Il recommanda à ses auditeurs de ne pas bâtir leur maison sur le sable en croyant au libre et facile évangile qu’on prêche habituellement sur les routes, comme si nous devions être sauvés en « croyant ceci ou cela ». Rien, excepté l’action du Saint-Esprit dans l’âme de chacun, ne pourrait nous sauver, et prêcher quoi que ce soit hormis cela était simplement abuser les simples et les crédules de la manière la plus terrible.

    « Il serait déloyal de critiquer un discours d’après un si court extrait, mais nous devons exprimer notre conviction à savoir que c’est l’obéissance du Christ jusqu’à la mort, la mort sur la croix, bien plutôt que l’action du Saint-Esprit en nous, qui constitue la bonne nouvelle pour les pécheurs. — Ed. »

    En regard de ce morceau éditorial de la presse théologique moderne en Angleterre, je placerai simplement le 4e, 6e et 13e versets des Romains (en mettant en italique les expressions qui sont d’une plus haute importance et qui sont toujours négligées) : « afin que la justice de la LOI soit accomplie en nous, qui marchons non selon la chair mais selon l’esprit… Car avoir l’esprit tourné aux choses de la chair, c’est la mort, mais aux choses de l’esprit, c’est la vie, et la paix… Car, si vous vivez pour la chair, vous mourrez ; mais, si c’est par l’esprit que vous mortifiez les actes du corps, vous vivrez. »

    Il serait bon pour la chrétienté que le service baptismal appliquât ce qu’il fait profession d’abjurer. — (Note de l’Auteur.)

  47. Cf. « Vous êtes peut-être surpris d’entendre parler d’Horace comme d’une personne pieuse. Les hommes sages savent qu’il est sage, les hommes sincères qu’il est sincère. Mais les hommes pieux, par défaut d’attention, ne savent pas toujours qu’il est pieux. Un grand obstacle à ce que vous le compreniez est qu’on vous a fait construire des vers latins toujours avec l’introduction forcée du mot « Jupiter » quand vous étiez en peine d’un dactyle. Et il vous semble toujours qu’Horace ne s’en servait que quand il lui manquait un dactyle. Remarquez l’assurance qu’il nous donne de sa piété : Dis pieta mea, et musa, cordi est, etc. » (Val d’Arno, chap. ix, § 218, 219, 220, 221 et suiv.). Voyez aussi : « Horace est exactement aussi sincère dans sa foi religieuse que Wordsworth, mais tout pouvoir de comprendre les honnêtes poètes classiques a été enlevé à la plupart de nos gentlemens par l’exercice mécanique de la versification au collège. Dans tout le cours de leur vie, ils ne peuvent se délivrer complètement de cette idée que tous les vers ont été écrits comme exercices et que Minerve n’était qu’un mot commode à mettre comme avant-dernier dans un hexamètre et Jupiter comme dernier. Rien n’est plus faux… Horace consacre son pin favori à Diane, chante son hymne automnal à Faunus, dirige la noble jeunesse de Rome dans son hymne à Apollon, et dit à la petite-fille du fermier que les Dieux l’aimeront quoiqu’elle n’ait à leur offrir qu’une poignée de sel et de farine, — juste aussi sérieusement que jamais gentleman anglais ait enseigné la foi chrétienne à la jeunesse anglaise, dans ses jours sincères (The Queen of the air, i, 47, 48). Et enfin : « La foi d’Horace en l’esprit de la Fontaine de Brundusium, en le Faune de sa colline et en la protection des grands Dieux est constante, profonde et effective » (Fors Clavigere, lettre XCII, 111.) — (Note du Traducteur.)
  48. Voir Præterita, I. — (Note du Traducteur.)
  49. Cf. Præterita, I, XII : « J’admire ce que j’aurais pu être si à ce moment-là l’amour avait été avec moi au lieu d’être contre moi, si j’avais eu la joie d’un amour permis et l’encouragement incalculable de sa sympathie et de son admiration. » C’est toujours la même idée que le chagrin, sans doute parce qu’il est une forme d’égoïsme, est un obstacle au plein exercice de nos facultés. De même plus haut (page 224 de la Bible): « toutes les adversités, qu’elles résident dans la tentation ou dans la douleur » et dans la préface d’Arrows of the Chace. « J’ai dit à mon pays des paroles dont pas une n’a été altérée par l’intérêt ou affaiblie par la douleur. » Et dans le texte qui nous occupe chagrin est rapproché de faute comme dans ces passages tentation de peine et intérêt de douleur. « Rien n’est frivole comme les mourants, » disait Emerson. À un autre point de vue, celui de la sensibilité de Ruskin, la citation de Præterita : « Que serais-je devenu si l’amour avait été, avec moi au lieu d’être contre moi, » devrait être rapprochée de cette lettre de Ruskin à Rossetti, donnée par M. Bardoux : « Si l’on vous dit que je suis dur et froid, soyez assuré que cela n’est point vrai. Je n’ai point d’amitiés et point d’amours, en effet ; mais avec cela je ne puis lire l’épitaphe des Spartiates aux Thermopyles, sans que mes yeux se mouillent de larmes, et il y a encore, dans un de mes tiroirs, un vieux gant qui s’y trouve depuis dix-huit ans et qui aujourd’hui encore est plein de prix pour moi. Mais si par contre vous vous sentez jamais disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout autant que ceux qui ont de moi l’opinion opposée. Mes seuls plaisirs consistent à voir, à penser, à lire et à rendre les autres hommes heureux, dans la mesure où je puis le faire, sans nuire à mon propre bien. » — (Note du Traducteur.)
  50. Cf. : « Comme j’ai beaucoup aimé — et non dans des fins égoïstes — la lumière du matin est encore visible pour moi sur ces collines, et vous, qui me lisez, vous pouvez croire en mes pensées et en mes paroles, en les livres que j’écrirai pour vous, et vous serez heureux ensuite de m’avoir cru » (The Queen of the air, iii). — (Note du Traducteur.)
  51. Cf. : « Tout grand symbole et oracle du Paganisme est encore compris au moyen âge et au porche d’Avallon qui est du xiie siècle, on voit d’un côté Hérodias et sa fille et de l’autre Nessus et Dejanire (Verona and other Lectures : IV, Mending of the Sieve, § 14). — (Note du Traducteur.)
  52. De même dans Val d’Arno, le lion de saint Marc descend en droite ligne du lion de Némée, et l’aigrette qui le couronne est celle qu’on voit sur la tête de l’Hercule de Camarina (Val d’Arno, I, § 16, p. 13) avec cette différence indiquée ailleurs dans le même ouvrage (Val d’Arno, VIII, § 203, p. 169) « qu’Héraklès assomme la bête et se fait un casque et un vêtement de sa peau, tandis que le grec saint Marc convertit la bête et en fait un évangéliste ».

    Ce n’est pas pour trouver une autre descendance sacrée au Lion de Némée que nous avons cité ce passage, mais pour insister sur toute la pensée de la fin de ce chapitre de la Bible d’Amiens, « qu’il y a un art sacré classique ». Ruskin ne voulait pas (Val d’Arno) qu’on opposât grec à chrétien, mais à gothique (p. 161), « car saint Marc est grec comme Héraklès ». Nous touchons ici à une des idées les plus importantes de Ruskin, ou plus exactement à un des sentiments les plus originaux qu’il ait apportés à la contemplation et à l’étude des œuvres d’art grecques et chrétiennes, et il est nécessaire, pour le faire bien comprendre, de citer un passage de Saint Marks Rest, qui, à notre avis, est un de ceux de toute l’œuvre de Ruskin où ressort le plus nettement, où se voit le mieux à l’œuvre cette disposition particulière de l’esprit qui lui faisait ne pas tenir compte de l’avènement du christianisme, reconnaître déjà une beauté chrétienne dans des œuvres païennes, suivre la persistance d’un idéal hellénique dans des œuvres du moyen âge. Que cette disposition d’esprit à notre avis tout esthétique au moins logiquement en son essence sinon chronologiquement en son origine, se soit systématisée dans l’esprit de Ruskin et qu’il l’ait étendue à la critique historique et religieuse, c’est bien certain. Mais même quand Ruskin compare la royauté grecque et la royauté franque (Val d’Arno, chap. Franchise), quand il déclare dans la Bible d’Amiens que « le christianisme n’a pas apporté un grand changement dans l’idéal de la vertu et du bonheur humains », quand il parle comme nous l’avons vu à la page précédente de la religion d’Horace, il ne fait que tirer des conclusions théoriques du plaisir esthétique qu’il avait éprouvé à retrouver dans une Hérodiade une canéphore, dans un Séraphin une harpie, dans une coupole byzantine un vase grec. Voici le passage de Saint Marks Rest. « Et ceci est vrai non pas seulement de l’art byzantin, mais de tout art grec. Laissons aujourd’hui de côté le mot de byzantin. Il n’y a qu’un art grec, de l’époque d’Homère à celle du doge Selvo » (nous pourrions dire de Theoguis à la comtesse Mathieu de Noailles), « et ces mosaïques de Saint-Marc ont été exécutées dans la puissance même de Dédale avec l’instinct constructif grec, dans la puissance même d’Athéné avec le sentiment religieux grec, aussi certainement que fut jamais coffre de Cypselus ou flèche d’Érechtée ».

    Puis Ruskin entre dans le baptistère de Saint-Marc et dit : « Au-dessus de la porte est le festin d’Hérode. La fille d’Hérodias danse avec la tête de saint Jean-Baptiste dans un panier sur sa tête ; c’est simplement, transportée ici, une jeune fille grecque quelconque d’un vase grec, portant une cruche d’eau sur sa tête… Passons maintenant dans la chapelle sous le sombre dôme. Bien sombre, pour mes vieux yeux à peine déchiffrable, pour les vôtres, s’ils sont jeunes et brillants, cela doit être bien beau, car c’est l’origine de tous les fonds à dômes d’or de Bellini, de Cima et de Carpaccio ; lui-même est un vase grec, mais avec de nouveaux Dieux. Le Chérubin à dix ailes qui est dans le retrait derrière l’autel porte écrit sur sa poitrine « Plénitude de la Sagesse ». Il symbolise la largeur de l’Esprit, mais il n’est qu’une Harpie grecque et sur ses membres bien peu de chair dissimule à peine les griffes d’oiseaux qu’ils étaient. Au-dessus s’élève le Christ porté dans un tourbillon d’anges et de même que les dômes de Bellini et de Carpaccio ne sont que l’amplification du dôme où vous voyez cette Harpie, de même le Paradis de Tintoret n’est que la réalisation finale de la pensée contenue dans cette étroite coupole.

    … Ces mosaïques ne sont pas antérieures au xiiie siècle. Et pourtant elles sont encore absolument grecques dans tous les modes de la pensée et dans toutes les formes de la tradition. Les fontaines de feu et d’eau ont purement la forme de la Chimère et de la Sirène, et la jeune fille dansant, quoique princesse du xiiie siècle à manches d’hermine, est encore le fantôme de quelque douce jeune fille portant l’eau d’une fontaine d’Arcadie.

    Cette page n’a pas seulement pour moi le charme d’avoir été lue dans le baptistère de Saint-Marc, dans ces jours bénis où, avec quelques autres disciples « en esprit et en vérité » du maître, nous allions en gondole dans Venise, écoutant sa prédication au bord des eaux, et abordant à chacun des temples qui semblaient surgir de la mer pour nous offrir l’objet de ses descriptions et l’image même de sa pensée, pour donner la vie à ses livres dont brille aujourd’hui sur eux l’immortel reflet. Mais si ces églises sont la vie des livres de Ruskin, elles en sont l’esprit. (Jamais le vers que redit Fantasio : « Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme » ne fut d’une application plus juste.) Sans doute les livres de Ruskin ont gardé quelque chose de la beauté de ces lieux. Sans doute, si les livres de Ruskin avaient d’abord créé en nous une espèce de fièvre et de désir qui donnaient, dans notre imagination, à Venise, à Amiens, une beauté que, une fois en leur présence, nous ne leur avons pas trouvée d’abord, le soleil tremblant du canal, ou le froid doré d’une matinée d’automne française où ils ont été lus, ont déposé sur ces feuillets un charme que nous ne ressentons que plus tard moins prestigieux que l’autre, mais peut-être plus profond et qu’ils garderont aussi ineffaçablement que s’ils avaient été trempés dans quelque préparation chimique qui laisse après elle de beaux reflets verdâtres sur les pages, et qui, ici, n’est autre que la couleur spéciale d’un passé. Certes si cette page du Repos de saint Marc n’avait pas d’autre charme, nous n’aurions pas eu à la citer ici. Mais il nous semble que, commentant cette fin du chapitre de la Bible d’Amiens, elle en fera comprendre le sens profond et le caractère si spécialement « ruskinien ». Et, rapproché des pages similaires (Voir les notes, pages 213, 214, 338 et 339), il permettra au lecteur de dégager un aspect de la pensée de Ruskin qui aura pour lui, même s’il a lu tout ce qui a été écrit jusqu’à ce jour sur Ruskin, ce charme ou tout au moins ce mérite, d’être, il me semble, montré pour la première fois. — (Note du Traducteur.)

  53. « Le grec lui-même sur ses poteries ou ses amphores mettait un Hercule égorgeant des lions » (la Couronne d’olivier sauvage, traduction Elwall, p. 44). — (Note du traducteur.)
  54. Allusion au XIVe livre des Songes où Samson déchire un jeune lion « comme s’il eût déchiré un chevreau sans avoir rien en sa main ». « Et voici, quelques jours après, il y avait dans le corps du lion un essaim d’abeilles et du miel… Et il leur dit : « De celui qui dévorait est procédée la nourriture, et la douceur est sortie de celui qui est fort » (Songes, XIV, 5-20). — (Note du Traducteur.)
  55. Contre un lion (I Samuel, xvii, 34-38). — (Note du Traducteur.)
  56. Daniel. (Voir Daniel, chap. vi). — (Note du Traducteur.)
  57. Allusion probable à Virgile :

    « Nec magnos metuent armenta leones. »

    (Églogues, IV, 22.) — (Note du Traducteur.)
  58. « On ne nuira point, et on ne fera aucun dommage à personne dans toute la montagne de ma Sainteté » (Isaïe, XI, 9). — (Note du Traducteur.)
  59. « Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, personne ne le sait. » Saint-Mathieu, xxiv, 36). — (Note du Traducteur.)
  60. Voir la même idée dans Renan, Vie de Jésus, et notamment pages 201 et 295. Renan prétend que cette idée est exprimée par Jésus et s’appuie sur saint Matthieu, vi, 10, 33 ; — saint Marc, xii, 34 ; — saint Luc, xi, 2 ; xii, 31 ; xvii, 20, 21. Mais les textes sont bien vagues, excepté peut-être saint Marc, xii, 34, et saint Luc, xvii, 21. — (Note du Traducteur.)
  61. Cf. Bossuet, Élévations sur les mystères, IV, 8 : « Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes, par ce moyen nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel. Empêchons nos pensées de ramper comme font les reptiles sur la terre… Ce sera dompter des lions que d’assujettir notre impétueuse colère. » — (Note du Traducteur.)
*. Voyez la partie du monastère qu’on aperçoit au loin, dans le tableau du lion, avec ses fragments de fresque sur le mur, sa porte couverte de lierre et sa corniche enluminée.