La Bonne aventure (Sue)/6/III

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 77-95).
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III

(Une salle basse dans la prison. Maria est assise sur une chaise, les mains attachées derrière le dos, pendant que l’exécuteur des hautes œuvres lui coupe les cheveux. À côté de Maria, un prêtre tenant un crucifix. Dans le fond, les aides des exécuteurs, gardiens, gendarmes. Maria est d’une pâleur livide ; elle semble inerte, et elle n’a plus conscience de ce qui se passe autour d’elle. De temps à autre, elle baise machinalement le crucifix que lui présente le prêtre.)

L’EXÉCUTEUR, à Maria Fauveau, avec une courtoisie excessive.

Ayez la bonté, Madame, de vouloir bien, s’il vous plaît, baisser la tête un peu davantage. (En disant cela, il pèse doucement du plat de sa main sur le sommet de la tête de Maria et l’incline.) Très bien Madame, parfaitement comme cela ; je vous remercie de votre obligeance. (Les cheveux de Maria continuent de tomber sous les ciseaux. À part.) Les magnifiques cheveux ! le joli cou ! qu’il est blanc ! C’est dommage.)

LE PRÊTRE.

Allons, ma sœur, du courage… Pensez au Rédempteur du monde, qui a aussi porté sa croix… Baisez son image, ma fille.

(Maria fait un mouvement de tête machinal pour approcher ses lèvres du crucifix.)

L’EXÉCUTEUR.

Madame, prenez garde, ne bougez pas, de grâce. Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai failli vous couper. (Au prêtre, d’un ton piqué.) Permettez-moi, monsieur l’abbé, d’achever mes fonctions. À chacun son devoir.

LE PRÊTRE se pince les lèvres, mais ne répond pas, et s’adresse à Maria.

Ma sœur, recommandez votre âme à l’inépuisable miséricorde du Seigneur ; votre crime est grand, mais sa miséricorde est plus grande encore. Baisez son image, ma sœur.

(À ce moment entrent précipitamment le docteur Bonaquet, le directeur de la prison, le greffier et le magistrat chargé de recevoir les révélations, s’il y a lieu, sinon d’assister à l’exécution. À la vue de Maria ayant d’un côté le prêtre, de l’autre le bourreau, le docteur Bonaquet pâlit, chancelle ; un sanglot déchirant s’échappe de sa poitrine ; et il met ses deux mains sur sa figure.)

LE DIRECTEUR, au prêtre.

Monsieur l’abbé, veuillez vous retirer un instant, l’accusée a des révélations à faire. (À l’exécuteur.) Laissez-nous, Monsieur. Que tout le monde sorte.

(Tout ! e monde sort, sauf Bonaquet, le magistrat, le greffier et le directeur de la prison ; Maria reste assise sur sa chaise, les mains liées et les cheveux coupés ; ses lèvres s’agitent convulsivement ; elle paraît complètement étrangère à ce qui se passe autour d’elle. Le docteur Bonaquet s’approche vivement.)

LE DOCTEUR BONAQUET, à Maria.

Mon enfant, courage ; me voilà, vous êtes sauvée ! La vérité va être connue ; M. le magistrat va recevoir vos révélations et faire surseoir à l’arrêt.

(Maria tressaille à la vue de Bonaquet, lève sur lui un regard fixe, puis elle tâche de lui sourire ; et d’une voix éteinte elle murmure : Adieu !)

BONAQUET, épouvanté.

Maria, mon enfant, revenez à vous, reprenez courage ! Vous êtes sauvée ; entendez-vous, sauvée ! sauvée !

LE MAGISTRAT, bas au docteur.

Monsieur le docteur, prenez garde, ne donnez pas une vaine espérance à cette infortunée.


BONAQUET, se mettant à genoux devant Maria dont le regard erre çà et là.

Maria ! mais, mon Dieu ! vous ne me voyez donc pas ? vous ne m’entendez donc pas ? C’est moi, votre ami ; je viens vous sauver. Répétez seulement au magistrat ce que vous m’avez dit à moi tout à l’heure.

LE MAGISTRAT, bas au directeur.

Elle est dans un état déplorable ; la peur de la mort la paralyse… on ne tirera pas un mot d’elle.

LE DIRECTEUR.

Je le crains.

LE DOCTEUR BONAQUET, à Maria, en sanglotant.

Maria ! Maria !… Rien !… La tête n’y est plus, mon Dieu ! mon Dieu ! Maria ! répondez-moi donc ! c’est le salut, c’est la vie que je vous apporte.

MARIA, d’un air égaré et d’une voix éteinte.

Que ma destinée s’accomplisse… L’échafaud, c’est mon sort.

LE MAGISTRAT, à Bonaquet.

Monsieur le docteur, je suis navré de ce qui arrive ; mais, vous le voyez, la pensée n’y est plus. La condamnée m’aurait fait des révélations graves, précises, que j’aurais pu prendre sur moi de faire surseoir à l’arrêt ; mais, vous le voyez, cette infortunée a moralement cessé de vivre.


BONAQUET, avec force.

Et c’est pour cela, Monsieur, qu’il faut la faire revivre, briser ses liens, la reporter dans sa cellule, lui donner des cordiaux ! Rappelons d’abord dans ce pauvre être défaillant la pensée qui lui échappe, et alors, Monsieur, alors vous l’entendrez ! vous arriverez à la connaissance de la vérité, vous découvrirez le coupable ! Vite ! vite, Messieurs (tâtant le pouls de Maria) ; son pouls est à peine sensible, il n’y a pas un moment à perdre… Vite. Il doit y avoir ici une pharmacie… Donnez-moi de l’éther… Approchons-la de cette fenêtre… De l’air ! de l’air !

LE DIRECTEUR, l’arrêtant.

Croyez-moi, Monsieur, laissons cette pauvre femme dans cet état d’anéantissement, c’est un bienfait pour elle.

BONAQUET, avec stupeur.

Comment !

LE MAGISTRAT.

M. le directeur a raison… notre devoir est pénible, Monsieur, mais les arrêts de la justice sont irrévocables… Le temps se passe et l’heure avance.

BONAQUET, avec indignation.

Le temps se passe !… Comment, pour arracher une créature de Dieu à la mort, pour empêcher un assassinat juridique, on ose parler de temps ! Eh ! Monsieur ! pour que cette malheureuse reprît son bon sens, fallût-il huit jours, ne pas les attendre serait un crime aux yeux de Dieu et des hommes !

LE MAGISTRAT.

Cette discussion est douloureuse, Monsieur, mais, dans le procès, la question d’aliénation mentale a été écartée par les médecins… L’arrêt est rendu, et lors même que la condamnée aurait des révélations à faire, et rien ne me le prouve…

BONAQUET.

Et ma parole ? Monsieur !

LE MAGISTRAT.

Si respectable qu’elle soit, Monsieur, votre parole ne peut couvrir ma responsabilité. À peine cette malheureuse femme vous a-t-elle reconnu, elle a été incapable de répondre à vos questions. Or, je vous en conjure de nouveau, monsieur le docteur, laissez la justice suivre son cours ; ne prolongez pas inutilement l’agonie de cette malheureuse.

BONAQUET, désespéré.

Mais c’est un assassinat, Monsieur ; mais je connais le coupable… c’est le duc de Beaupertuis.

LE MAGISTRAT[85, sévèrement.

Monsieur le docteur, par considération pour votre caractère si honorablement connu, je ne veux pas avoir entendu les imprudentes paroles que votre attachement pour la condamnée vous arrache.

BONAQUET.

C’est ma conviction, Monsieur ; donnez-moi une heure et je prouve ce que je dis.

LE MAGISTRAT.

Cette affirmation est bien téméraire, Monsieur ; les seules révélations de l’accusée, si elles semblent précises et dignes de confiance, peuvent autoriser la suspension de l’arrêt ; mais jamais la conviction d’une personne étrangère au procès ne peut, dans un pareil cas, avoir d’autorité. (Au directeur.) Monsieur le directeur, que la loi suive son cours.

BONAQUET, à genoux.

Monsieur… Messieurs !… non ! non ! vous ne ferez pas cela ! C’est un meurtre ! entendez-vous ? un meurtre ! et toute votre vie vous l’expieriez par des larmes de sang ! (Avec un cri déchirant.) Elle est innocente ! elle est innocente !

LE MAGISTRAT.

Oh ! Monsieur, vous êtes sans pitié ! Regardez-la donc !

(Maria est en proie à une sorte de délire ; elle frissonne et tressaille ; des mots interrompus ou inarticulés s’échappent de ses lèvres.)

Mai petite fille !… Je… Ah !… la mort… Pauvre Joseph !… la sorcière !… l’échafaud !…

(Sur un signe du magistrat, le directeur de la prison s’est rendu au fond de la salle, a ouvert la porte, et bientôt l’exécuteur, le prêtre, les gardiens et les gendarmes rentrent.)

BONAQUET, couvrant Maria de larmes et de baisers.

Ils vont l’égorger ! pauvre victime de leur justice, ils vont l’égorger ! Ah ! béni soit Dieu qui du moins t’a retiré la connaissance de ce moment affreux, malheureuse femme mais tu seras vengée ! je le jure par ton sang innocent qui va couler (Le docteur s’arrête soudain comme frappé d’une idée subite ; il court au directeur et s’écrie) : Faites-moi à l’instant ouvrir les portes que je sorte, que je coure !

LE DIRECTEUR, à un gardien.

Conduisez M. le docteur.

(Bonaquet sort en courant.)
LE DIRECTEUR, à l’exécuteur.

Eh bien ! sommes-nous prêts ?

L’EXÉCUTEUR.

Oui, monsieur le directeur ; mais il faut, je crois, soutenir la condamnée jusqu’à la voiture, comme nous avons soutenu celui d’il y a quinze jours. (Il s’approche de Maria ; elle n’a plus la moindre conscience de ce qui se passe ; ses mouvements sont pour ainsi dire automatiques.) Allons, ma petite dame, un peu dé bonne volonté. Croyez-vous pouvoir marcher toute seule ?

LE PRÊTRE, à Maria.

Allons, ma sœur, offrez vos douleurs au Seigneur. Votre crime est grand, sans doute, mais sa miséricorde est plus grande encore. Baisez l’image de son fils qui a porté sa croix pour le salut des hommes, cela vous donnera des forces. (Il approche le crucifix des lèvres de Maria.)

L’EXÉCUTEUR, à Maria.

Allons, ma petite dame, un peu de bonne volonté, tâchons de marcher, voyons, essayons.

(Il fait signe à un de ses aides, qui s’approche ; chacun prend Maria sous un bras. Elle se lève par un mouvement brusque, regarde autour d’elle d’un air égaré, comme si elle cherchait quelqu’un ; puis, obéissant machinalement à l’impulsion que lui donnent l’exécuteur et son aide, elle se met à marcher d’un pas ferme et brusque, et elle monte bientôt dans la voiture cellulaire, qui se dirige vers la barrière Saint-Jacques, lieu habituel des exécutions.