La Bonne aventure (Sue)/6/IV

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 99-123).
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IV


(Le cabinet du duc de Beaupertuis à l’hôtel de Morsenne : casiers vitrés remplis d’une magnifique collection de coléoptères ; bibliothèque composée de livres scientifiques sur cette monographie de l’histoire naturelle ; ça et là, sur une grande table couverte d’un tapis, différentes boîtes garnies de toile métallique dans lesquelles s’agitent des scarabées vivants de différentes espèces ; cadres remplis d’insectes et de papillons pendus le long de la boiserie ; M. le duc de Beaupertuis, en robe de chambre, est assis dans un fauteuil ; d’une main il tient une pince, à l’aide de laquelle il soulève les élytres dorés d’un coléoptère ; de l’autre il tient une loupe dont il se sert pour examiner l’insecte avec une profonde attention ; la pendule commence à sonner lentement.)

LE DUC DE BEAUPERTUIS, toujours l’œil sur sa loupe, écoute et compte les heures à mesure.

Une… deux… trois… quatre… cinq… six… sept… huit… et neuf. (Après un silence.) Neuf heures !!! (Profond soupir d’allègement.)

(Madame la princesse de Morsenne entre avec le chevalier de Saint-Merry. Celui-ci est pâle et semble en proie à une douleur navrante ; ses habits sont négligés comme ceux d’une personne qui vient de parcourir une longue route en voiture. Madame de Morsenne est grave et accablée de tristesse. En entrant dans le cabinet du duc, en le voyant revenu à ses insectes et sa loupe à l’œil, elle le montre du geste au chevalier ; celui-ci hausse les épaules. Au bruit de la porte qui s’est ouverte, le duc se retourne, prend un air abattu, se lève et va au-devant de la princesse ; à la vue du chevalier de Saint-Merry il semble très surpris.)

LA PRINCESSE, au duc.

M. de Saint-Merry arrive à l’instant de Nonancourt. Tout est terminé. (Elle porte son mouchoir à ses yeux humides. Ma fille ma pauvre Diane ! Enfin, ses derniers vœux sont exaucés !

LE DUC DE BEAUPERTUIS, pleurant aussi.

Hélas ! oui, car bien souvent elle m’a répété : « Dès que j’aurai rendu le dernier soupir, promettez-moi, mon ami, de faire transporter mon corps à Nonancourt, où j’ai passé les plus heureux jours de ma vie ! et surtout jurez que mon corps ne sera pas profané par les médecins, puisque l’on sait de quoi je meurs. »

LA PRINCESSE, sanglotant.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LE CHEVALIER DE SAINT-MERRY, au duc, avec amertume.

Ces détails sont navrants ! assez, Monsieur, assez ! (Lui montrant la princesse qui sanglote.) Ménagez donc cette malheureuse mère !

LE DUC, toujours pleurant.

Hélas ! monsieur le chevalier, pardon, mais je n’ai pas la tête à moi quand je pense à cette horrible perte ! Ah ! ma pauvre femme ! Ainsi tout est fini à Nonancourt ?

LE CHEVALIER.

Oui, Monsieur ; selon ses désirs, elle a été enterrée dans la chapelle du château. (Essuyant ses larmes.) À vingt-six ans, si jeune, si belle, si charmante ! mourir ainsi, oh ! c’est affreux !

LE DUC.

Je n’oublierai de ma vie, monsieur le chevalier, le service que vous nous avez rendu en conduisant le corps de ma pauvre et adorée femme à Nonancourt. Moi, je n’aurais jamais eu ce courage-là, je serais mort de douleur en route.

LE CHEVALIER, avec un désespoir contenu.

On ne meurt pas de douleur, Monsieur ; la preuve, c’est que je suis de retour de ce pénible voyage.

LA PRINCESSE.

Ah ! monsieur de Saint-Merry ! des amis comme vous sont seuls capables d’un dévoûment pareil.

LE CHEVALIER.

Diane n’était-elle pas… ma… ma… filleule ? Ne l’avais-je pas vue naître ? Ah ! je ne croyais pas la voir mourir ! (Il sanglote.)

LA PRINCESSE, au chevalier.

Mon pauvre ami, calmez-vous ! du courage !


(Un valet en grand deuil, aiguillettes de rubans bleu et orange sur l’épaule, entre d’un air effaré.)

LE VALET DE PIED.

Monsieur le duc ! Ah ! mon Dieu ! madame la princesse ! Ah ! mon Dieu !

LE DUC, , au valet de pied.

Qu’est-ce qu’il a, celui-là ? qu’est-ce qu’il veut ?

LE VALET DE PIED.

On nous avait tous consignés à l’antichambre, mais j’ai pris le petit escalier de service, et j’ai accouru prévenir M. le duc… Mais les voilà ! les voilà !

(La porte s’ouvre, le docteur Bonaquet entre accompagné d’un commissaire de police et du secrétaire-général du ministère de la justice. Deux agens de police gardent l’issue des deux portes qui donnent dans le cabinet du duc de Beaupertuis.)

LE DOCTEUR BONAQUET, allant droit au duc.

Assassin ! (M. de Beaupertuis devient livide.) Vous avez empoisonné votre femme ! (M. de Beaupertuis paraît foudroyé.)

(Stupeur générale, la princesse tombe à demi évanouie dans un fauteuil ; le chevalier la soutient et jette un regard soupçonneux sur M. de Beaupertuis, dont la lividité devient effrayante ; ses jambes flagellent, et, malgré lui, il est obligé de s’asseoir sur le rebord de la table auprès de laquelle il était debout.)

BONAQUET, au secrétaire-général.

Mon ami, me croyez-vous maintenant ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL, bas au docteur.

Cette pâleur, cet accablement, cette épouvante ! (Avec une profonde anxiété.) Ah ! la justice des hommes frappe souvent en aveugle !

LE DUC, reprenant de l’assurance, mais parlant comme s’il avait le gosier desséché, et avalant, comme on dit vulgairement, sa salive, presque à chaque parole ; de temps à autre, il tousse pour dissimuler l’altération de sa voix.

Hum ! que me veut-on ? Quels sont ces gens-là ? De quel droit vient-on ainsi, hum ! hum ! violer mon domicile et m’outrager ? Hum ! Oui, qu’est-ce que cela veut dire d’oser m’appeler assassin ? moi, hum ! hum ! Voilà qui est, pardieu plaisant ! (Avec un rire effrayant, les traits décomposés et les lèvres violettes.) Ah ! ah ! ah ! très plaisant ! très plaisant ! hum ! hum ! (À la princesse.) Vous entendez, ma chère belle-mère ? vous entendez, mon cher chevalier ?

LE CHEVALIER n’a pas quitté le duc du regard ; il court à lui, le prend par les deux poignets, et le couvant d’un œil terrible.

Oui, j’entends ! (Secouant M. de Beaupertuis avec fureur,) Et moi aussi, en voyant ton épouvante et ta pâleur livide, je dis : Assassin ! assassin !

LE DUC, balbutiant et baissant la tête comme pour dérober sa figure aux regards.

Ce n’est… ce n’est pas vrai ! je ne suis pas pâle !

LE CHEVALIER, le saisissant avec rage par les cheveux, lui relève la tête et le pousse devant la glace de la cheminée.

Mais, regarde-toi donc, monstre !

(M. de Beaupertuis jette malgré lui les yeux sur la glace, et, terrifié lui-même de l’expression de ses traits et de leur lividité, il recule d’un pas, puis il tombe anéanti dans un fauteuil.)

LA PRINCESSE, presque égarée.

Monsieur Saint-Merry, j’en deviendrai folle ! C’est trop horrible ! Ma tête se perd ! Emmenez-moi d’ici ! emmenez-moi ! (Elle veut se lever, mais les forces lui manquent et elle retombe assise.)

LE CHEVALIER, à la princesse.

Je vous en conjure, restez. Il faut confondre l’assassin.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL, au duc, qui peu à peu remis, a tâché de reprendre son sang-froid.

Monsieur, votre trouble évident fait naître dans mon esprit des soupçons de la plus haute gravité. Il est du devoir de la justice de procéder ici, à l’instant, en votre présence, à une minutieuse perquisition.

LE DUC, d’une voix saccadée.

Une perquisition ! pourquoi faire ? Pour trouver ici du poison, probablement ? Pardieu ! belle affaire ! Certainement que l’on trouvera du poison ? est-ce que je n’emploie pas de l’arsenic pour la conservation de mes insectes ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Nous tiendrons acte de cette déclaration, monsieur ; nous allons néanmoins procéder à la perquisition.

LE DUC, simulant l’indifférence.

À votre aise, Monsieur, à votre aise ! et pour vous épargner la peine de chercher longtemps, il y a une fiole d’arsenic dans ce tiroir… là-bas, le troisième de ce casier.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL, au commissaire.

Monsieur le commissaire, veuillez inventorier d’abord ce tiroir, et mettre les’scellés.

(Le commissaire trouve en effet dans le tiroir un flacon d’arsenic à demi rempli. Le docteur Bpnaquet suit attentivement l’investigation judiciaire. M. de Beaupertuis reprend peu à peu de l’assurance. Le chevalier de Saint-Merry échange à voix basse quelques paroles avec la princesse. Plusieurs tiroirs ont été visités, lorsque le commissaire, en fouillant un carton, trouve derrière plusieurs rouleaux de papiers un flacon plat, aux deux tiers plein d’une substance grisâtre. À peine le docteur Bonaquet a-t-il aperçu ce flacon, qu’il fait un mouvement.)

LE DOCTEUR BONAQUET, au commissaire.

Veuillez, monsieur, demander à M. de Beaupertuis ce que contient ce flacon. (Le commissaire prend le flacon et le montre au duc.)

LE DUC, profondément troublé.

Ça ? Eh bien… ça doit être… ça doit être… Attendez donc… c’est de l’arsenic.

LE DOCTEUR BONAQUET.

C’est de l’acétate de morphine, monsieur ! je m’y connais.

LE DUC, d’une voix étranglée.

Ce n’est pas vrai !

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Les experts décideront, monsieur.

LE DUC.

Décideront quoi ? Est-ce que cela me regarde, moi ! Savez-vous ce qui sera arrivé ? C’est que le droguiste se sera trompé et aura donné une chose pour une autre. Voilà-t-il pas une belle affaire.

LE COMMISSAIRE, à M. de Beaupertuis, après avoir attentivement regardé le flacon.

Monsieur, je dois à la vérité une déclaration : c’est moi qui, sur votre réquisition, ai procédé dans cet hôtel à l’arrestation de la malheureuse Maria Fauveau. Or, j’affirme ici que le flacon saisi dans sa commode sur votre indication, (il est encore au greffe) était d’une forme absolument pareille à celui-ci, de cette forme plate et allongée.

LE DUC, de plus en plus troublé.

C’est faux !

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

La comparaison sera facile, monsieur. (Au commissaire.) Veuillez continuer la perquisition.

LE DOCTEUR BONAQUET, après réflexion, s’adresse à M. de Beaupertuis.

Monsieur ; j’ai attentivement lu le compte-rendu du procès criminel intenté à Maria Fauveau. J’ai lu, et le souvenir de cette circonstance me frappe maintenant, qu’à plusieurs reprises, et surtout au moment où l’on demandait à madame de Beaupertuis si elle ne recevait ses breuvages que des mains de Maria Fauveau ; j’ai lu, dis-je, que vous aviez tiré de votre poche un flacon, et que, du contenu de ce flacon, vous aviez imbibé un mouchoir que vous aviez ensuite porté au nez et aux lèvres de madame de Beaupertuis. Pourriez-vous représenter ce flacon ?

LA PRINCESSE, vivement.

C’est un flacon de Venise à fermeture émaillée. Il appartenait à ma fille. Je l’ai remarqué. M. de Beaupertuis s’en est servi plusieurs fois à l’audience.

LE DUC, se levant brusquement, quoique ses jambes tremblent sous lui.

Oui, oui, je sais bien. Ce flacon, je vais aller vous le chercher.

LE DOCTEUR BONAQUET.

M. le commissaire et moi, nous vous accompagnerons, monsieur.

LE DUC, atterré.

Au fait, non, je ne me rappelle plus où je l’ai mis, ce flacon. Où est-ce donc que je l’aurai mis ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Nous le retrouverons, monsieur, dans le cours de notre perquisition. Continuez, monsieur le commissaire.

LE DUC.

Et puis, qu’est-ce que cela veut dire, ce flacon ? Ça ne signifie rien du tout, ça ne prouve rien !

LE DOCTEUR BONAQUET.

Cela prouve beaucoup monsieur. Voici pourquoi : vous avez empoisonné votre femme par vengeance. (Mouvement du duc, de la princesse et du chevalier.) D’abord, vous lui avez donné le poison à petites doses… Une nuit, vous la veilliez avec Maria Fauveau ; quelques paroles étranges sont échappées à cette infortunée pendant son sommeil ; elles vous ont donné une idée infernale, celle de faire tomber sur Maria les soupçons qui, malgré votre habilité d’empoisonneur, pouvaient vous atteindre un jour.

LE DUC.

C’est faux ! arçhifaux !

BONAQUET.

Vous le prouverez, monsieur. On arrête Maria, et, sur votre indication précise, on trouve dans sa commode un flacon de poison mis là par vous.

LE DUC.

Mis là par moi ? allons donc ! c’est stupide !

BONAQUET.

Je dis : Mis là par vous, monsieur ! La preuve, c’est qu’il était absolument pareil à celui que l’on vient de découvrir ici. L’empoisonneuse arrêtée, il fallait, pour confirmer les soupçons élevés contre elle, que l’empoisonnement subît un temps d’arrêt ; cela est arrivé : vous avez diminué momentanément les doses du poison, et, sans s’améliorer, l’état de madame de Beaupertuis n’a pas empiré. Vient le jour de l’audience, l’occasion vous paraît bonne pour en finir avec votre femme ; sa mort, presqu’instantanée, sera attribuée aux violentes émotions de la séance. Vous vous êtes muni d’un poison subtil, et, sous prétexte de réconforter votre victime par un cordial, vous achevez de la tuer, entendez-vous bien, monsieur ! et que le ciel me foudroie si le flacon que vous refusez de représenter ne contient pas ou des restes ou des traces de poison !

LE DUC,’regarde le docteur avec terreur et balbutie.

Quoi ? comment ? qu’en savez-vous ? qui vous a dit ? pourquoi supposer ?

LE CHEVALIER DE SAINT-MERRY, frappé d’une idée subite et au duc.

Misérable ! vous souvenez-vous qu’à la fin de cette audience, la princesse est tombée évanouie ? Je vous ai demandé votre flacon ; vous me l’avez refusé.

LE DUC.

Je ne me rappelle pas cela ; c’est faux !

LE CHEVALIER.

C’est si vrai, que vous m’avez répondu, en ayant l’air de fouiller dans vos poches : Au milieu de tumulte j’aurai égaré mon flacon.

LE DUC.

Mensonge ! erreur !

LE CHEVALIER.

Monsieur le magistrat, il n’y a qu’un instant, cet homme a dit qu’il allait représenter ce flacon ; il s’est levé pour cela, ne croyant pas qu’on l’accompagnerait : il ne pouvait aller le chercher que dans sa chambre à coucher, qui est là. (Il montre une porte.) Veuillez venir avec moi, et, j’en suis certain, nous retrouverons le flacon.

LE COMMISSAIRE.

Je vous suis, Monsieur. (Tous deux sortent.)

LA PRINCESSE, avec horreur.

Ah ! du moins, ma pauvre fille sera vengée de ce monstre d’hypocrisie et de férocité !