La Bonne aventure (Sue)/6/V

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 127-142).
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V

(Il se fait un moment de silence, pendant lequel M. de Beaupertuis semble en proie à une terrible perplexité. À chaque instant il essuie avec le revers de sa main la sueur froide dont son front est inondé ; la princesse pleure. M. Bonaquet et le secrétaire général échangent à voix basse quelques paroles en observant le duc. Bientôt le chevalier rentre avec le magistrat. Celui-ci tient un flacon. Le duc est anéanti ; il retombe pesamment sur son siège et cache son visage entre ses mains.)

LA PRINCESSE, vivement au magistrat.

C’est ce flacon-là ! je le reconnais.

LE DOCTEUR, l’examinant.

Il reste quelques gouttes de liquide, en partie évaporé ; mais je jure devant Dieu que c’est là de l’acide prussique, poison si violent, si subtil, que quelques gouttes mises sur les lèvres causent presque instantanément la mort !

LA PRINCESSE.

Oh ! mon Dieu ! mais j’y songe, tout s’éclaire à la fois… Ce monstre nous a répété, avec une insistance dont je suis maintenant frappée, que ma pauvre fille lui avait fait promettre que si elle mourait, les médecins ne profaneraient pas son corps, et qu’aussitôt après sa mort, on la transporterait dans une de nos terres, à Nonancourt ! Jamais de son vivant ma fille ne m’avait dit un mot de ces tristes et dernières volontés ; cependant elles ont été remplies ; M. de Saint-Merry s’est chargé de ce douloureux devoir ; et il arrive ce matin même de l’Anjou.

BONAQUET.

Évidemment le but de ce mensonge était d’empêcher les investigations des médecins, rien n’étant plus facile à constater que l’absorption et les ravages d’un poison récent.

(M. de Beaupertuis ne répond rien ; il reste immobile et la figure cachée ; tout son corps est agité d’un tremblement convulsif.)

LE MAGISTRAT, après avoir réuni les pièces de conviction et s’être entretenu avec le secrétaire général, s’adresse à M. de Beaupertuis.

Monsieur (le duc tressaille), en présence des soupçons de plus en plus graves qui pèsent sur vous, et par suite de ces diverses révélations, je suis obligé de vous mettre à l’instant même en état d’arrestation. Si vous avez quelques dispositions à prendre, veuillez les prendre, je vous attends.

LA PRINCESSE, levant les mains au ciel.

Ah ! Dieu est juste, ma pauvre fille sera vengée !

LE DUC.

(Il est resté jusqu’alors assis et sa tête cachée entre ses mains. Soudain il se lève et redresse la tête ; ses traits décomposés, ont une expression hideuse de méchanceté désespérée. Un rictus sardonique laisse voir ses dents jaunes ; il éclate d’un rire féroce aux dernières paroles de la princesse.)

Ah ! ah ! ah ! l’entendez-vous cette chère belle-mère ? sa fille sera vengée ! Ah ! ah ! ah ! vengée, parce que, avec votre aide, tout m’accable, tout me confond ; parce qu’on me coupera le cou, comme on l’a déjà coupé à cette fille de chambre, n’est-ce pas princesse, n’est-ce pas, chevalier ? Eh bien ! pas du tout, c’est moi, entendez-vous ? c’est moi qui serai vengé de votre fille à tous deux ! Car c’est votre fille, et digne de sa race…

LE CHEVALIER, furieux, s’élance sur le duc.

Misérable !

BONAQUET contient le chevalier.

Monsieur ! ah ! monsieur !

LE DUC, montrant le chevalier et la princesse.

Les voyez-vous ces niais, ces stupides, qui m’envoient à la guillotine ! (Riant) Ah ! ah ! Savez-vous ce que je ferai, moi, avant d’y aller à la guillotine ? Je couvrirai d’infamie et de honte la mémoire de la fille adultérine du chevalier de Saint-Merry et de la princesse de Morsenne ; oui, voilà ce que vous aurez gagné. On s’apitoyait sur le sort de la pauvre duchesse de Beaupertuis ; eh bien ! l’on n’aura plus pour elle que mépris, dégoût et horreur ! Oui réjouissez-vous, chantez votre triomphe, il est beau, car la mémoire de cette Messaline qui croyait dormir en paix dans sa tombe sera traînée dans la fange, que vous aurez remuée, chère belle-mère, cher beau-père à la mode de Cythère, comme disait ma femme !

BONAQUET, à part.

Il m’épouvante !

LA PRINCESSE, au chevalier.

Mais ce monstre tombe en démence.

LE CHEVALIER, au magistrat.

Monsieur, emmenez donc cet assassin.

LE DUC, effrayant.

Un instant, diable ! j’ai à parler. Ces messieurs sont ici pour m’entendre et recueillir mes paroles. Assassin, dites-vous ? Eh bien ! oui, assassin ! oui, j’ai empoisonné votre fille chevalier. Pourquoi ? parce qu’elle allait la nuit, déguisée en grisette courir les aventures !

LA PRINCESSE, au chevalier.

Qu’est-ce qu’il dit ? L’entendez-vous ? Son crime lui porte au cerveau !

LE DUC, avec un rire affreux.

Votre Messaline de fille ! mais vous devriez me remercier à genoux d’avoir voulu enfouir dans le secret du sépulcre et sa honte, et la mienne, et la vôtre ! Vous ne savez donc pas ce qu’elle faisait, votre fille, depuis qu’elle occupait l’appartement de son père ? (Montrant le chevalier.) Pas celui-ci, l’autre qui est à Madrid. Eh bien ! presque tous les soirs, elle sortait déguisée et passait la nuit dehors : (Mouvement de stupeur et de dénégation de la princesse et du chevalier.) Il n’y a pas à dire non, je le sais, je l’ai vu ! Et comment, me direz-vous, ai-je été mis sur la voie de cette infamie ? Par un bruit qui, un instant, a couru. Un homme de notre société a cru reconnaître la duchesse dans un mauvais bal où il était allé par curiosité. (La princesse et le chevalier se regardent de nouveau frappés de stupeur.) Une fois sur la voie, j’ai suivi ma femme dans le monde ou ailleurs, et à force d’épier dans l’ombre j’ai tout découvert. Et vous croyez, vous, princesse, que parce qu’on est laid, ridicule et amateur de scarabées, l’on est ladre ! Vous croyez, vous, que lorsque soi-même, déguisé avec une perruque noire, des lunettes vertes et le collet de son paletot sur le nez, on a vu, ce qui s’appelle vu, sa femme, en jupon court et en bonnet d’ouvrière, s’ébattre dans un bal de guinguette et s’en allant au bras de l’un de ses danseurs ; vous croyez, vous, que ça vous rend la bile couleur de rose ? (Gémissement douloureux de la princesse.) Et pourtant je n’avais pas plus de fiel qu’un pigeon, moi ! Je vivais tranquillement, heureusement, avec mes insectes ; ne faisant de mal à personne, ne gênant la liberté de personne, laissant ma femme maîtresse d’elle-même, de ma fortune et de la sienne. Je ne demandais qu’à vivre à ma guise, dans l’isolement et dans l’étude. Osez donc dire que pendant sept ans de mariage, j’ai causé à cette horrible femme, non pas le plus léger chagrin, mais la moindre contrariété ! J’étais pour elle comme si je n’avais pas existé. Je ne me plaignais pas, je me trouvais heureux, moi ! Mais l’on n’a pas voulu que cela dure ; on m’a poussé à bout. On a tant fait, tant fait, qu’on m’a rendu féroce. (La princesse, à demi suffoquée, ferme les yeux ; le chevalier la soutient.) Dame ! c’est vrai aussi, chère princesse ; avouez qu’en présence des outrageants désordres de ma femme, tout débonnaire amateur de scarabées que l’on soit, on a pourtant un peu de sang dans les veines, ce sang vous monte à la tête, alors, on éprouve une rage féroce, mais l’on sait qu’éclater c’est se couvrir d’un riclicule infâme. Alors, que voulez-vous vénérable belle-mère, ; on arrange sa petite vengeance de son mieux, à seule fin que tout se passe en silence et tranquillement ; on profite du cauchemar d’une femme de chambre, ainsi que l’a parfaitement deviné M. le docteur, pour détourner les soupçons sur elle ; puis, le jour de l’audience, notre amateur de scarabées trouve une excellente occasion d’en finir, comme l’a encore fort judicieusement deviné M. le docteur. Tout va donc pour le mieux : l’honneur de la famille est sauf ; l’on n’a que des larmes pour la pauvre duchesse de Beaupertuis, pour sa famille, pour son mari ; mais voilà que ma belle-mère vient sottement aider à me convaincre du crime, elle qui devrait me défendre à outrance, pour notre honneur à tous. Soit, ce sera d’un bel effet, ce scandale, mais vous l’aurez voulu !… Sur ce, monsieur le commissaire, je suis à vos ordres ; le temps seulement de prendre quelques papiers.

LA PRINCESSE, avec angoisse au magistrat.

Monsieur, je vous en supplie, écoutez-moi : ce que vient de dire ce malheureux est un tissu d’horribles calomnies ; il est en démence. Mais si on l’arrête, il est assez scélérat pour répéter ces indignités : le monde est si méchant qu’on le croirait. Jugez monsieur quelle honte pour notre maison, et surtout quel scandale pour la morale publique ! Aussi, monsieur, je vous en conjure, au nom de l’honneur d’une famille, au nom de la mémoire de ma pauvre fille qui va être souillée par ces affreuses calomnies, abandonnez cet homme à ses remords ! Aujourd’hui même il quittera Paris, la France.

LE DUC, riant.

Ah ! ah ! ah ! voyez-vous, chère belle-mère, voilà déjà les regrets ! Ah ! ah ! je vous l’ai dit, vous pleurerez avec des larmes de sang votre stupidité.

LE MAGISTRAT, à la princesse.

Madame, il m’est impossible de ne pas mettre à l’instant M. de Beaupertuis en état d’arrestation.

LE CHEVALIER, au magistrat.

Monsieur, un mot, de grâce. Ma chaise de poste est en bas, à l’instant, devant vous, j’y monte avec cet homme et nous partons pour la Belgique ; j’ai deux pistolets chargés dans ma voiture, je vous donne ma parole de gentilhomme que s’il tente de s’échapper je lui brûle la cervelle ; mais, pour l’honneur d’une famille dont le chef représente en ce moment la France à l’étranger, laissez-moi emmener cet homme. Je réponds de lui corps pour corps, et il quittera la France mort ou vif.

LE MAGISTRAT.

La justice, monsieur, une fois saisie, doit suivre son cours ; je déplore cruellement le scandale que causera cette malheureuse affaire, mais, encore une fois, je ne puis transiger avec mon devoir, (Au duc.) Monsieur, êtes-vous prêt ?

LE DUC.

À vos ordres, monsieur ; mon valet de chambre m’apportera ce qu’il me faut en prison… Adieu, chère belle-mère ; adieu, chevalier ; je mourrai sur l’échafaud, mais vous mourrez de honte et de désespoir. Nous sommes quittes.

(Le duc sort avec le magistrat et les agents.)