La Bonne aventure (Sue)/6/VI

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 145-169).
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VI

Le prince royal, Anatole Ducormier, le colonel Butler et les autres personnes qui assistaient à la lecture de l’Observateur des Tribunaux, lors du compte rendu de la première séance du procès de Maria-Fauveau, se trouvent réunis dans le salon du Pavillon de la Source.

Chaque matin, la même société, après avoir été prendre les eaux, s’est rassemblée pour entendre en commun la lecture du journal judiciaire, qui a continué, jour par jour, de rendre compte des assises, jusques et y compris la condamnation de Maria Fauveau à la peine de mort, comme empoisonneuse, et la condamnation de Clémence Duval aux travaux forcés à perpétuité, comme convaincue, du crime d’infanticide (la question de complicité d’empoisonnement ayant été écartée.)

Tout le monde vient de s’asseoir ; le colonel Butler, placé derrière la table, ouvre l’Observateur des Tribunaux et lit ce qui suit :

EXÉCUTION DE MARIA FAUVEAU.

« Nous avons assisté ce matin à une scène indescriptible, et sous l’émotion, de laquelle nous sommes en écrivant ces lignes…

« Afin d’accomplir jusqu’au bout la tâche que nous nous étions imposée, celle de faire pour ainsi dire assister nos lecteurs à toutes les péripéties et au dénouement du terrible drame qui vient de se dérouler devant la cour d’assises de la Seine, nous ayons eu le courage de nous rendre ce matin, avant huit heures, à la barrière Saint-Jacques, afin d’assister à l’expiation du crime dont Maria Fauveau avait été accusée et convaincue.

« Nous avons annoncé à nos lecteurs, que la condamnée ayant refusé de se pourvoir en cassation, l’arrêt devait être exécuté aujourd’hui.

« Ce matin donc, à sept heures et demie du matin, nous nous trouvions à la barrière Saint-Jacques. Le temps était froid et humide ; une pluie fine tombait depuis le point du jour, et pourtant une foule considérable, attirée par le retentissement du procès, envahissait déjà les abords de la fatale machine. Disons-le avec regret, des dames, malgré l’heure matinale, étaient déjà établies à quelques fenêtres voisines de la place, et, munies de lorgnettes, attendaient l’arrivée de la condamnée.

« Après des peine infinies, nous sommes parvenus à arriver jusqu’au premier rang des spectateurs rangés à peu de distance de l’échafaud. Nous avons remarqué que l’énormité de l’attentat excitait parmi les assistants une vive indignation, et nous craignions que des huées ou des cris menaçants de la foule ne vinssent ajouter encore à la terrible expiation que la condamnée allait subir.

« L’heure avançait ; bientôt huit heures sonnèrent à une église voisine, et pourtant le sinistre cortège n’arrivait pas.

La justice est ordinairement si ponctuelle, que ce retard commençait à devenir le texte de mille commentaires, et, nous le disons avec chagrin, parmi les personnes dont nous étions entourés, beaucoup se montraient presque courroucées à la pensée que ce qu’ils regardaient comme un spectacle légitimement attendu allait leur manquer.

« Enfin, à huit heures un quart, une grande rumeur se fit d’un côté de la place, et ces mots circulèrent dé bouche en bouche :

« La voilà ! la voilà !

« En effet, une voiture cellulaire arrivait au grand trot, escortée d’un piquet de gendarmerie à cheval. Nous vîmes la voiture s’arrêter à quelques pas de nous ; mais avant que la condamnée en descendît, l’exécuteur et ses aides, sortant d’un fiacre qui les avait amenés, montèrent sur la plateforme de l’échafaud, afin de s’occuper des derniers préparatifs, après quoi l’un des aides alla parler au greffier, resté auprès de la portière de la voiture de la condamnée. Le vénérable abbé Siroteau descendit le premier, et tendit sa main à Maria Fauveau ; celle-ci mit pied à terre d’un pas assez ferme ; mais comme elle avait les mains liées derrière le dos, le prêtre et l’exécuteur durent offrir leur soutien à la condamnée, pour l’aider à gravir les marches de l’échafaud et arriver sur la plate-forme.

« Maria Fauveau portait une robe brune et un petit châle bleu ; elle était nu-tête et d’une pâleur extrême ; son regard errait çà et là comme si elle eut été privée de raison ou de connaissance. Elle semblait ne plus obéir qu’à un mouvement automatique. Ses lèvres s’agitaient parfois, et à deux reprises elle baisa le crucifix que lui présenta le vénérable abbé Siroteau en lui disant ces paroles que nous avons entendues : « Ma sœur, baisez l’image du Sauveur des hommes ; cela vous donnera du courage. »

« Lorsque la condamnée eut monté sur la plate-forme, l’exécuteur lui enleva son petit châle, mit son cou bien à nu, et la fit approcher de la fatale planche dressée devant elle ; puis les aides y attachèrent Maria Fauveau en bouclant les courroies qui fixent le supplicié sur cette planche de sorte qu’il s’y trouve lié à plat ventre lorsqu’elle a basculé.

« De notre place, douloureux spectacle ! nous voyions alors au-dessus de cette planche rouge, à ce moment perpendiculairement dressée, nous voyions la tête livide, mais encore charmante, de Maria Fauveau encadrée dans l’échancrure demi-circulaire qui terminait la planche. Soudain cette planche bascula ; déjà l’exécuteur portait la main au cordeau qui maintient le lourd couperet dans la rainure de l’échafaud, lorsque la foule reflua pour laisser place à un garde municipal accourant au galop et qui criait en agitant une dépêche au-dessus de son casque :

« — Arrêtez ! arrêtez ! suspendez l’exécution !

« Aussitôt le greffier s’élança sur la plate-forme et dit à l’exécuteur, qui semblait indécis et tenait toujours à la main le cordeau du couperet :

« — Au nom de la loi, monsieur, suspendez l’exécution ; je vois là-bas une voiture arrivant à toute bride.

« L’exécuteur obéit à cet ordre ; la planche d’horizontale redevint perpendiculaire, et nous revîmes alors la figure de Maria Fauveau : ses yeux étaient à demi-clos ; elle semblait morte.

« — Mais détachez-la donc, monsieur ! — s’écria l’abbé Siroteau en s’adressant à l’exécuteur ; — vous voyez bien qu’elle se meurt !

« — Je ne reçois de commandement que de M. le greffier, répondit sèchement l’exécuteur.

Bientôt, grâce, à l’intervention du magistrat, la condamnée fut détachée de la fatale machine et transportée sans connaissance dans la voiture qui l’avait amenée.

« À ce moment la foule reflua de nouveau devant une voiture dont les chevaux étaient blancs d’écume ; à côté du cocher se trouvait un homme nu-tête, d’une pâleur extrême, et dont les traits exprimaient une violente anxiété. À peine la voiture fut-elle arrêtée près de la plateforme, que d’un bond cet homme sauta du siège, et s’écria, parlant sans doute de la condamnée :

« — Où est-elle ? où est-elle ?

« — On l’a transportée dans la voiture, Monsieur ! — dit le greffier ; — elle est sans connaissance.

« Le personnage assis sur le siège de la voiture, et que nous avons su plus tard être l’illustre docteur Bonaquet, courut à la voiture où se trouvait la condamnée. Pendant ce temps-là nous avons vu M. le secrétaire général du ministère de la justice descendre du coupé qui venait d’arriver, et s’approcher du greffier en lui disant :

« — Par ordre de M. le procureur général, l’exécution de l’arrêt est suspendue ; la condamnée sera reconduite dans sa prison.

« En effet, la voiture qui avait amené Maria Fauveau repartit avec son escorte, et bientôt la foule se retira en se livrant à mille conjectures sur la cause de la suspension de l’arrêt.

« S’agit-il de révélations tardives ou d’un supplément d’instruction ? Nous l’ignorons ; mais, après la scène à laquelle nous avons assisté, nous espérons, au nom de l’humanité, que, quels que soient les motifs de la suspension de l’exécution, la coupable aura suffisamment expié son crime par son horrible agonie.

Post-scriptum. — Voici ce que nous avons appris dans la journée sur l’arrêt de surséance relatif à l’exécution de Maria Fauveau. M. le docteur Bonaquet, après un long entretien avec la condamnée, peu de temps avant qu’elle partît pour le lieu du supplice, avait acquis la conviction qu’elle était innocente ; mais le magistrat chargé de recevoir les révélations de la condamnée n’ayant pu tirer d’elle un seul mot à l’appui des assertions du docteur Bonaquet, car l’infortunée semblait paralysée par les approches de la mort, ce magistrat crut devoir faire passer outre à l’exécution et la condamnée fut conduite au lieu du supplice. Le docteur Bonaquet, désespéré, courut au ministère de la justice, se rendit auprès du secrétaire général, et telle fut l’autorité de la conviction de l’illustre docteur au sujet de l’innocence de Maria Fauveau, que M. le secrétaire général prit sur lui de dépêcher à l’instant une estafette à toute bride, afin de faire surseoir à l’exécution, s’il en était temps encore.

« Il accourut lui-même, accompagné du docteur Bonaquet, sur le lieu du supplice. On sait le reste.

« Après avoir rempli ce premier devoir, M. le secrétaire général, le docteur Bonaquet et un commissaire de police assistés de plusieurs agents se rendirent à l’hôtel de Morsenne, chez M. le duc de Beaupertuis, pour s’y livrer à une nouvelle instruction de cette terrible affaire. Nous n’osons encore reproduire les bruits étranges qui courent en ce moment sur le résultat de cette démarche.

« Onze heures du soir. — Nous apprenons, de source certaine, une nouvelle qui nous frappe de stupeur et d’épouvante. M.le duc de Beaupertuis a été arrêté aujourd’hui à son domicile. Il est accusé d’être le seul auteur de l’empoisonnement auquel sa femme a succombé. On dit qu’il a fait des aveux complets ; on parle de détails horribles et des révélations les plus douloureusement scandaleuses.

« Ainsi, Maria Fauveau était innocente.

« Ah ! l’on reste épouvanté, quand on songe aux égarements possibles de la justice des hommes.

« À demain de nouveaux détails.

« Minuit un quart. — Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que M. le duc de Beaupertuis s’est pendu dans sa prison : tous les moyens employés pour le rappeler à la vie ont été impuissants. »

Le post-scriptum de l’Observateur des Tribunaux, lu par le colonel Butler, a été écouté avec une surprise inexprimable et un profond saisissement qui règne encore parmi les auditeurs quelques instants après que le colonel Butler eut terminé sa lecture.

LE PRINCE ROYAL.

Maria Fauveau… innocente !… Ah ! ce journal a raison ; c’est à frémir d’épouvante quand on songe aux erreurs possibles de la justice humaine.

LA DUCHESSE DE SPINOLA.

Innocente ! malgré les preuves trouvées contre elle ?

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Innocente ! malgré ses aveux ? On le dit, il faut le croire.

L’AMIRAL SIR CHARLES HUMPHREY.

Eh bien ! Monseigneur, avais-je tort quand je disais : cette malheureuse femme est innocente ou folle ?…

LE PRINCE ROYAL.

Vous aviez raison, monsieur l’amiral, votre instinct de justice était plus certain que le nôtre. (À Ducormier.) Eh bien ! mon pauvre comte, qu’en dites-vous ?

DUCORMIER.

Il est toujours heureux, Monseigneur, de voir un innocent échapper à une juste punition.

LE PRINCE ROYAL.

Et ce duc de Beaupertuis ! quel monstre d’hypocrisie ! Lui qui à l’audience pleurait toujours et semblait entourer sa femme des soins les plus tendres !

LA PRINCESSE DE LOWESTEIN.

Il est du reste fort heureux qu’il se soit fait justice lui-même,

LE PRINCE ROYAL, bas à madame Ducormier.

Ce pauvre comte ! il est accablé. Je n’espère pas le consoler d’un si terrible malheur. Cependant j’ai à lui apprendre… (Il se tait.)

LA COMTESSE DUCORMIER.

Votre Altesse Royale n’achève pas.

LE PRINCE ROYAL, d’un air bienveillant et mystérieux.

Non, je veux laisser à ce cher comte le plaisir de vous apprendre, Madame ; ce dont je vais l’instruire, (Le prince se rapproche du cercle formé autour de Ducormier.)

LA DUCHESSE DE SPINOLA, à Ducormier.

En vérité, quoi qu’en dise ce journal, j’ai de la peine à croire M. de Beaupertuis coupable, surtout lorsque je me rappelle ce que vous nous disiez de lui, monsieur le comte : vous nous parliez toujours de ses goûts simples, studieux, qui lui faisaient rechercher une solitude tout occupée de science.

DUCORMIER.

Que vous dirai-je, madame la duchesse ? mon erreur a été partagée par tant de gens honorables, qu’il faut me la pardonner ; et d’ailleurs, à l’époque où j’ai eu l’honneur de connaître M. le duc de Beaupertuis, rien ne faisait soupçonner, ni dans sa conduite ni dans ses excellents rapports avec sa malheureuse femme, qu’il dût un jour s’égarer à ce point… s’il l’a commis, ce crime… car nous venons de voir, par l’exemple même de Maria Fauveau, combien est incertaine la justice des hommes.

L’AMIRAL SIR CHARLES HUMPHREY.

Douteriez-vous du crime de M. de Beaupértuis, monsieur le comte ? Et ses aveux ?

DUCORMIER.

Eh ! mon Dieu ! monsieur l’amiral, j’aime toujours à douter du mal ; et puis, enfin, Maria Fauveau avait aussi fait des aveux, et cependant, maintenant, son innocence est reconnue. Je ne veux certes pas atténuer l’horreur du crime de M. de Beaupertuis, car ce crime est un nouveau et terrible coup pour mon vénérable protecteur M. le prince de Morsenne.

LE PRINCE ROYAL.

Ah ! cher comte… je crains que votre généreux et tendre attachement pour cette malheureuse famille ne soit encore exposé à de cruelles épreuves…

DUCORMIER, avec abattement.

Je le crains, Monseigneur.

( Pendant que la conversation continue dans une partie du salon, le prince royal prend le bras de Ducormier et l’emmène près d’une fenêtre.)

LE PRINCE ROYAL, à demi voix à Ducormier.

Allons, pauvre cher comte, du courage ; nous tâcherons de vous consoler ; oui, car maintenant je suis à peu près certain de vous voir accréditer près de notre cour.

ANATOLE.

Que dites-vous, Monseigneur !

LE PRINCE.

Ce matin au moment de me rendre à la Source, j’ai reçu une longue dépêche du baron de Sublow. Les renseignements si précieux sur l’affaire du duché de Schleswig, que vous avez obtenus de la comtesse Mimeska depuis l’arrivée de M. de Herder à Bade, ont fait merveille. Le roi mon frère a écrit directement au roi votre maître, pour lui demander en grâce de vous accréditer près de nous.

DUCORMIER, enivré d’orgueil.

Ah ! Monseigneur, pourquoi ne puis-je être tout entier au bonheur, au ravissement que me cause une faveur si inespérée !

À ce moment, la porte du salon s’ouvre violemment.

Toutes les personnes de la réunion se retournent avec surprise et voient entrer un homme de haute stature, à la tournure militaire, au teint basané, aux longues moustaches grises. Il porte une redingote bleue couverte de poussière. La figure de cet étranger est sinistre.

Un moment il s’arrête au seuil de la porte, comme pour calmer l’émotion qui l’agite ; puis, s’avançant d’un pas et interrogeant l’assemblée d’un regard sombre, il s’écrie d’une voix sourde et menaçante :

— Monsieur Ducormier est ici, je le sais !… Qu’il se montre !…