La Bonne aventure (Sue)/6/VII

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 173-200).
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VII

L’accent et la physionomie de l’étranger qui se présente au salon du pavillon de la Source sont tellement sinistres, menaçants, qu’un moment de profond silence et de stupeur succède à l’arrivée de ce personnage. Ducormier, saisi d’une épouvante involontaire, quoiqu’il ne connaisse pas cet étranger, Ducormier sent la voix lui manquer en voyant tous les assistants attacher leurs regards sur lui, en attendant sa réponse à l’interpellation qui vient de lui être faite.

L’ÉTRANGER, avançant d’un pas et d’une voix forte.

Monsieur Ducormier est ici ! Se montrera-t-il enfin !

LE COLONEL BUTLER, allant vivement à l’étranger, et à demi voix.

Monsieur, ce Salon est à peu près public ; cependant je dois vous apprendre que Son Altesse le prince royal est ici, et que les convenances…

L’ÉTRANGER, brusquement.

Monsieur, je ne demande pas le prince royal : je demande M. Ducormier. Où est-il ?

DUCORMIER, s’avançant.

C’est moi, Monsieur »

L’ÉTRANGER, d’une voix sourde, terrible.

Moi, je suis le père de Clémence Duval !

Ducormier, la figure bouleversée, se rejette vivement en arrière ; il est terrifié, la sueur coule de son front. Tout le monde se lève spontanément ; on pressent quelque explication redoutable. Le prince royal, ne soupçonnant rien encore, car de sa place il n’a pu entendre les paroles du colonel Duval, se rapproche vivement d’Anatole, comme pour le couvrir de sa protection. Madame Ducormier, dont l’étonnement et l’anxiété sont à leur comble, va se placer aussi à côté de son mari. Celui-ci laisse tomber sa tête sur sa poitrine et semble un moment anéanti.

LE COLONEL DUVAL, saisissant Ducormier avec fureur.

Mais regarde-moi donc en face, misérable !


LE PRINCE ROYAL, intervenant.

Monsieur, je ne sais qui vous êtes ; mais moi, comme homme et comme prince, je vous déclaré que je ne souffrirai pas que l’on traite ainsi M. le comte Ducormier, un homme que j’estime et que j’affectionne.

LE COLONEL DUVAL, après un moment de silence.

Au fait, cela peut être, cela doit être. L’hypocrisie de ce monstre égale sa scélératesse. Mais à cette heure, à bas le masque ! (Au prince et d’une voix contenue). Vous me demandez qui je suis, prince ? Je suis le père d’une jeune fille que j’avais laissée pure comme un ange ! (Avec effort.) Elle vient d’être condamnée aux travaux forcés pour avoir tué son enfant !

LE PRINCE ROYAL, avec un accent de surprise et de commisération.

Grand Dieu ! monsieur, vous, seriez le colonel Duval !

(Mouvement prolongé d’étonnement et de pitié, Ducormier semble reprendre ses esprits, et, quoique toujours pâle, il revient peu à peu à son caractère d’assurance habituelle.)

LE COLONEL DUVAL, au prince royal.

Oui, je suis le colonel Duval.

LE PRINCE ROYAL.

Le père de cette malheureuse Clémence ! (D’un ton pénétré.) Ah ! Monsieur, tout à l’heure encore nous déplorions une si grande infortune !

LE COLONEL DUVAL, avec amertume.

Ah ! vous aussi, vous l’avez lu, et l’Europe aussi l’a lu, ce procès où le nom de ma fille est voué à l’infamie ! Et moi aussi, je l’ai lu, ce procès ! Oui, par hasard… il y a six jours, à Marseille, dans un journal, j’ai lu cela, en débarquant d’Afrique, d’où j’arrivais après mille hasards pour embrasser ma femme et mon enfant, et… (Avec un sanglot de douleur et de rage en montrant Ducormier) et l’on sait ce que cet homme en avait fait, de ma fille !

(Nouveau mouvement de stupeur. Le prince royal, qui se trouvait auprès d’Anatole, se recule involontairement et le regarde, partagé entre le doute et l’horreur.)

LE PRINCE ROYAL, d’une voix altérée, au colonel Duval.

Monsieur, vos paroles sont graves ! Vous dites, vous affirmez que…

LE COLONEL DUVAL, éclatant.

Je dis qu’abusée par cet infâme hypocrite, ma femme l’avait, en mourant, fiancé à ma malheureuse enfant, alors pure, confiante, sans défense. Que voulez-vous ! dix-sept ans, orpheline, seule au monde, elle n’a pu résister… (Silence entrecoupé de sanglots.) Et puis après est venu l’abandon, la honte, la misère !… la misère si affreuse, qu’on aime mieux se tuer, soi et son enfant, que de la supporter ! (Sanglots.) Mais la mort n’a pas voulu de ma fille ! Alors ça été l’infamie ! Traînée à l’audience, son déshonneur affiché à la face de tous, sa pauvre chère figure livrée aux regards de cette foule avide ! elle ! elle ! ma Clémence !… Si vous la connaissiez, vous comprendriez les tortures qu’elle a endurées ! {Sanglots déchirants.) Mon Dieu ! mon Dieu ! cet homme, je viens le tuer, mais je ne le tuerai qu’une fois ! et ma fille a souffert mille morts !

LE PRINCE ROYAL, à Ducormier, avec surprise et indignation.

Quoi ! pas un mot, monsieur ! pas un mot à ce père au désespoir ?

DUCORMIER, redevenu impassible.

Monseigneur, il faut tout pardonner à une si respectable douleur.

LE PRINCE ROYAL, avec dégoût et horreur.

Ainsi, cet infâme séducteur dont la barbarie, la lâcheté, me révoltaient, c’était vous, monsieur ! vous, vous, qui applaudissiez à mes paroles indignées ! Ainsi, moi, et tant de personnes honorables, nous étions vos jouets !

(Le vide se fait autour d’Anatole ; on s’éloigne de lui avec mépris ; la comtesse Ducormier paraît près de défaillir ; l’indignation éclate en murmures contre Anatole.)

DUCORMIER, avec audace et hauteur.

Monseigneur, la conduite privée de M. Ducormier peut être diversement interprétée ou même calomniée, mais le caractère officiel de M. le comte Ducormier, ministre de France près la cour de Bade, doit être et sera respecté de tous. M. le ministre de France ne reconnaît à personne le droit de l’incriminer ici ; il ne doit compte de ses actes qu’à son gouvernement. (À Madame Ducormier.) Venez, madame ! (Il se prépare à sortir.)

LE COLONEL DUVAL, se plaçant devant la porte.

Oh ! ce n’est pas tout ! Je te tuerai, misérable ! Mais je veux que tu meures chargé de l’exécration de tous ceux que ton infernale hypocrisie a encore abusés ici ! Il faut qu’on sache ce que tu es ! Je l’ai dit : À bas le masque !

DUCORMIER, au colonel Duval.

Monsieur, prenez garde ! je suis revêtu d’un caractère inviolable. Si vous me refusez la sortie de cette salle, je protesterai contre cette violence auprès de S. A. S. monseigneur le grand-duc, et il saura me défendre contre toute espèce de provocation, moi, ministre accrédité près de Son Altesse Sérénissime par le roi mon maître.

LE PRINCE ROYAL.

Quelle audace !… (Au colonel Duval.) Monsieur, vous venez vous battre contre M. Ducormier : faites-moi l’honneur de m’accepter comme témoin, ainsi que le colonel Butler, un brave soldat. Je vous couvrirai ainsi contre les suites de ce duel.

LE COLONEL DUVAL.

Prince, j’accepte. Je ne connais personne ici. Je comptais prendre pour témoins les deux premiers soldats venus.

LA COMTESSE DUCORMIER, bas et avec un morne désespoir.

Perdu… notre avenir perdu ! au moment où il n’avait jamais été plus radieux ! Honte et humiliation sur nous !

DUCORMIER, au colonel Duval.

Monsieur, une dernière fois, livrez-moi passage !

LE COLONEL DUVAL, toujours devant la porte et les bras croisés.

Plus tard !

DUCORMIER, s’asseyant impassible.

Je proteste, sous toutes réserves.

LE COLONEL DUVAL, d’une voix brève.

Il faut que justice soit faite ! En vengeant ma fille, je vengerai deux autres victimes de cet hypocrite scélérat, la duchesse de Beaupertuis, Maria Fauveau.

(Mouvement général de surprise et d’anxiété.)

LE PRINCE ROYAL.

Que dites-vous, colonel ?

LE COLONEL DUVAL.

Tout le monde a lu la déclaration de cet homme en faveur du prince de Morsenne.

LE PRINCE ROYAL.

Oui, pour le défendre contre les calomnies de Maria Fauveau ; cette déclaration a été écrite ici devant moi.

LE COLONEL DUVAL, montrant Ducormier.

Cet homme, d’abord secrétaire du prince de Morsenne, a profité de cette position pour séduire et perdre madame de Beaupertuis, puis il a accepté du prince l’offre d’être son entremetteur auprès de Maria Fauveau.

LE PRINCE ROYAL, joignant les mains.

Quel abîme d’infamies !

LE COLONEL DUVAL.

Heureusement la vertu de cette jeune femme l’a sauvegardée elle est restée pure. Maintenant comment M. de Morsenne a-t-il au contraire concouru à la scandaleuse fortune du séducteur de sa fille ? C’est un de ces mystères d’ignominie impénétrables aux honnêtes gens. La tombe a ses secrets. Ma malheureuse enfant s’est rencontrée avec Maria Fauveau, et a su d’elle que la mort affreuse de madame de Beaupertuis a été presque le bonheur, la délivrance, auprès de la vie que lui avait faite l’horrible perversité ce de misérable Ducormier, Il m’entend, il me comprend : qu’il me démente, s’il l’ose !

(Ducormier est très pâle, mais il reste impassible, et brave avec une froide audace le dégoût, le mépris et l’aversion qu’il soulève. La comtesse Ducormier est sombre et paraît réfléchir. Le colonel Duval, attachant un regard farouche sur Anatole, jouit de l’éclatante dégradatien du séducteur de Clémence.)


LE PRINCE ROYAL, avec effort et comme s’il pouvait à peine en croire ses yeux et ses oreilles.

Non ! non ! quand on se rappelle l’attitude de sa physionomie, les paroles de ce Ducormier, lorsqu’il assistait ici, comme nous, chaque jour, aux diverses phases de ce lamentable procès, où figuraient ces trois infortunées perdues par lui, perdues pour lui, on se demande si l’on rêve, on recule avec épouvante devant cet abîme de corruption, d’hypocrisie et de scélératesse ! (Au colonel Duval.) Ah ! monsieur, il faut nous pardonner d’avoir été trompés, il est des monstruosités, que l’âme ne soupçonne même pas dans ses plus mauvais jours de doute et de misanthropie.

LA COMTESSE DUCORMIER.

J’ai la douleur de porter le nom de cet homme. (Elle indique Ducormier d’un geste écrasant.) Je serai solidaire de sa honte, cela doit être. Pourtant, par le Dieu qui me voit et m’entend} je m’accuse d’avoir épousé cet homme, non par amour, mais parce que je le croyais fait pour satisfaire mon ambitieux orgueil ; mais que mon âme soit à jamais maudite si je le soupçonnais capable des crimes que j’apprends aujourd’hui ! (Tirant de son doigt son anneau de mariage et le foulant aux pieds avec dédain.) Tous nos liens sont brisés comme je brise cet anneau, et maintenant, malheur à moi ! un nom déshonoré, abhorré, pèsera sur ma vie entière !

LE PRINCE DE LOWESTEIN, à Ducormier.

Monsieur, j’ai l’honneur d’être président du cercle des étrangers réunis à Bade ; vous êtes membre de ce cercle ; je vous déclare exclu de cette réunion comme indigne et comme infâme !

Les assistants répètent avec énergie : — Oui, chassé ! comme indigne et comme infâme ! (Tous sortent, moins Ducormier, le colonel Duval, le prince royal et le colonel Butler.)

LE COLONEL DUVAL, à Anatole.

À cette heure, la porte vous est ouverte ; nous sortirons ensemble : j’ai des armes dans ma voiture. (Au prince royal.) Prince, je suis à vos ordres ; vous avez bien voulu me promettre de me servir de témoin…

LE PRINCE ROYAL.

Monsieur le colonel, je m’en fais un devoir et un honneur. (Au colonel Butler.) Venez, Butler.

LE COLONEL DUVAL, à Ducormier.

Nous prendrons vos témoins en passant. (Avec une ironie amère.) Un homme comme vous ne doit pas manquer d’amis. Allons, sortons.

DUCORMIER, très froid.

Monsieur, il se peut que je consente à me battre avec vous, mais il se peut que je n’y consente pas.

LE COLONEL DUVAL.

Je comprends. Défaite d’un lâche hypocrite ! Vous craignez, allez-vous me dire, de me tuer et que ma fille reste orpheline ? N’ayez pas cette crainte ; je suis l’offensé, nous nous battrons à cinq pas, je tirerai le premier, c’est mon droit, et je vous tuerai. C’est pour cela que je suis venu. Allons, marchons. Sinon…

DUCORMIER, froidement.

Que ferez-vous ?

LE COLONEL DUVAL, avec un geste de menace.

Je te…

DUCORMIER.

Vous me frapperez ou vous me tuerez, n’est-ce pas ? Allons donc, vous n’assassinerez pas un homme sans défense, et si vous me frappez, je respecterai votre âge. Croyez-moi donc, monsieur le colonel, pour le bon succès même de votre vengeance, attendez à ce soir.

LE COLONEL DUVAL, avec une sombre ironie.

Attendre ?

DUCORMIER.

Eh ! mon Dieu ! monsieur, vous êtes impatient de me tuer, je conçois cela. Ma conduite envers votre fille…

LE COLONEL DUVAL, furieux.

Taisez-vous ! oh ! taisez-vous ! (À ce moment le docteur Bonaquet paraît à la porte. À l’aspect du colonel Duval, il s’arrête immobile au seuil, et écoute la suite de l’entretien.)

DUCORMIER.

Ma conduite ne mérite ni merci ni pitié, je le sais, monsieur ; je pourrais dire que je n’ai pas réfléchi aux conséquences douloureuses de ma méchante action ; mais je ne m’excuse pas, je ne me défends pas. Votre droit de vengeance est sacré, je m’incline, et quand vous me tiendrez au bout de votre pistolet, monsieur, vous verrez que je ne pâlis pas devant la mort.

LE COLONEL DUVAL.

Mensonge, défaite, hypocrisie, lâcheté, que tout cela ! Tu veux m’échapper ! (Le saisissant.) Tu ne m’échapperas pas !

BONAQUET, s’avançant et s’adressant au colonel.

Non, colonel, il ne vous échappera pas.

LE COLONEL DUVAL, surpris.

Vous ici, docteur ?

DUCORMIER, stupéfait.

Jérôme !

(Le prince royal et le colonel Butler se tiennent à l’écart.)

BONAQUET, au colonel Duval.

Colonel, vous veniez de quitter mademoiselle Clémence, lorsque j’ai été assez heureux pour lui apporter sa grâce pleine et entière. Cette grâce, on l’accorde à ses malheurs, et à vos éclatants services, colonel. À cette heure, votre pauvre enfant est auprès de ma femme.

LE COLONEL DUVAL, serrant les mains de Bonaquet.

Sa grâce ! sa grâce ! ce mot devrait calmer mon désespoir ; mais, hélas ! on ne gracie que les criminels… et ce souvenir… (À Anatole, avec rage.) À l’instant ! à l’instant !

BONAQUET, au colonel Duval.

Un mot seulement, colonel ; j’ai appris par votre fille votre départ pour Bade. J’ai deviné le motif qui vous amène ici, je suis venu, et (Montrant Ducormier) je vous jure qu’il ne vous échappera pas ; je vous réponds de lui corps pour corps. Ce n’est pas à sa parole que je vous demande de vous fier, colonel, c’est à la mienne, et, vous le savez, on peut y croire ; d’ici à demain je ne le quitterai pas d’une seconde ; demain matin je vous l’amènerai (Avec effort) ; oui, je serai son témoin ! D’ici là, il m’appartient, car moi aussi j’ai de terribles comptes à lui demander.

LE COLONEL DUVAL, après un long silence.

Docteur, je sais ce que vous avez fait pour ma femme et pour ma fille, en des temps plus heureux. Je vous accorde ce que je n’aurais accordé à personne ; j’ai foi dans votre parole : vous me jurez de ne pas quitter cet homme d’ici demain ?

BONAQUET.

Je vous le jure.

LE COLONEL DUVAL.

À demain donc ! C’est long, mais enfin ! (Au prince royal.) Prince, c’est pour demain.

BONAQUET, à Anatole.

Et d’ici à demain, je ne vous quitte pas, entendez-vous ?

DUCORMIER, à Bonaquet.

J’y consens, monsieur, je n’ai nulle envie, ni sujet de fuir, croyez-le bien. (Tous sortent.}