La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 29
CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME
Jean Bernin battit la caisse en conscience. Tout Châtel-Censoir se mit au fenêtres. Les femmes s’élancèrent dans la rue et crièrent : Au feu !
Les enfants se mirent à pleurer.
Les hommes coururent sur la place, devant la fontaine, et s’y rassemblèrent en grand émoi.
Jean Bernin se plaça au milieu d’eux et continua à battre la caisse.
— Mais qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ? demandait-on de toutes parts.
Jean Bernin répondait par des rrra et des fffla savamment et bruyamment exécutés. Cela dura un grand quart d’heure.
Curtius, alourdi, s’était traîné vers le seuil de la porte et regardait dans la rue.
— À la bonne heure, disait-il, je vais avoir une véritable armée.
— Plan-ran-plan ! continuait Jean Bernin.
Cette foule assemblée au clair de lune mit l’eau à la bouche à maître Curtius qui était orateur.
— Voici une belle occasion pour moi de faire un discours, dit-il.
Et il vida un dernier verre de vin et sortit de la maison.
— Ces petits vins, dit-il en titubant un peu, ça vous monte à la tête… Je vais être d’une éloquence achevée… mais ça vous descend un peu dans les jambes, aussi.
En effet, il décrivit quelques arabesques capricieuses en se rendant de la maison du maire à la place publique, un abominable carrefour qui n’avait du Forum antique qu’une fontaine, et, ce jour-là, un orateur.
Le voyant arriver, Jean Bernin battit un roulement d’honneur.
— Mais silence donc ! s’écria Curtius.
— Plan-ran-plan ! plan-ran-plan répondit le maire avec ses baguettes.
— Mais silence donc ! répéta Curtius.
Jean Bernin lui fit signe de venir se placer auprès de lui.
Puis, sans discontinuer son vacarme, il lui dit :
— Est-ce que vous voulez parler au peuple ?
— Mais sans doute, répondit Curtius qui avait déjà la langue épaisse.
— Eh bien ! attendez, dit Bernin, je vais le prévenir !
— Qui ? le peuple ?
— Sans doute.
— C’est inutile, dit Curtius.
— C’est indispensable. Il ne vous recevrait pas… on ne vous écouterait pas… Il faut que je leur dise qui vous êtes…
— Faites donc, dit Curtius.
Jean Bernin acheva son roulement, puis il éleva la voix.
Il se fit alors un grand silence autour de lui, le silence d’une curiosité ardente.
Personne n’avait fait attention à Curtius.
— Citoyens, dit Jean Bernin, il nous est arrivé un grand bonheur !…
— Que va-t-il dire ? pensa Curtius inquiet.
— La République s’est souvenue qu’il existait en Bourgogne un bourg patriote…
— Vive la République ! répondit la foule.
— Et elle lui a envoyé un commissaire.
— Extraordinaire, souffla Curtius.
— Un commissaire extraordinaire, reprit Jean Bernin, qui va avoir la bonté de vous faire un discours.
Parlant ainsi, il démasqua Curtius dont les habitants de Châtel-Censoir purent admirer l’abdomen, la face rubiconde et l’écharpe tricolore.
— Citoyens… commença Curtius.
Mais Bernin lui poussa le coude.
— Attendez, dit-il, je n’ai pas fini.
Et Bernin continua :
— Citoyens, l’honorable commissaire extraordinaire de la République vient vous faire une communication douloureuse : la patrie est en danger.
— Bravo ! souffla Curtius, mais j’eusse si bien prononcé cette phrase moi-même !
— La patrie est en danger, continua Jean Bernin, dans la personne du citoyen chef de brigade Solérol.
— Imbécile ! murmura Curtius, que chantez-vous là.
Jean Bernin continua :
— Qui se trouve assailli dans le château des Soulayes qu’il a volé.
— Mais taisez-vous donc ! exclama Curtius. Vous allez dire des choses inconvenantes.
— Assailli par les Prussiens, mes bons amis, acheva Jean Bernin.
— Vous êtes fou, dit Curtius.
— Ah ! c’est juste, je me trompe… C’est les Autrichiens… mais on n’a pas remarqué…
Et Jean Bernin se remit à battre de la caisse.
Le vin aidant, Curtius ne se posséda plus.
Il donna un coup de poing sur le tambour et le creva.
— Silence ! hurla-t-il. Silence !
Jean Bernin montra son tambour crevé au peuple.
Et le peuple murmura de l’affront qui venait d’être fait à son premier magistrat municipal.
Mais, rouge de colère, enflammant ses poumons, Curtius monta sur le rebord de la fontaine, et du haut de cette tribune improvisée, il apostropha la foule.
— Citoyens ! dit-il, la patrie est en danger ! J’ai recours à vous et je compte sur votre patriotisme… Ce ne sont point les Prussiens…
— Non, interrompit Jean Bernin, ce sont les Autrichiens.
— Citoyen maire, dit Curtius hors de lui, je vous dépose de vos fonctions.
Mais la foule protesta :
— À bas le commissaire ! cria-t-elle.
La peur prit Curtius, il descendit de la fontaine et balbutia :
— Vous me manquez de respect, citoyens… vous en rendrez compte à la République.
— À bas le commissaire ! répéta la foule.
Le brigadier de gendarmerie était toujours dans la caserne, et il ordonnait le pansage.
Curtius, éperdu, le cherchait vainement de l’œil.
Jean Bernin monta à son tour sur la fontaine et fit un signe.
Le peuple se tut.
— Citoyens et chers compatriotes, dit le maire, je vais vous faire mes adieux… puisque M. le commissaire extraordinaire m’a déposé.
— À bas le commissaire !… répéta la foule.
Une pierre, lancée par un enfant, vint tomber aux pieds de Curtius.
— À moi ! à moi ! cria-t-il.
Alors Jean Bernin le prit par le bras et l’entraîna.
— Je vais vous sauver, dit-il, mais il n’est que temps…
Et comme on obéissait aveuglément à Jean Bernin dans Châtel-Censoir, on lui livra passage.
Curtius était plus mort que vif.
De plus, il était ivre, et l’ivresse était loin de lui donner du courage.
Jean le fit entrer dans sa maison.
— Citoyen commissaire, lui dit-il, vous l’avez échappé belle.
— Est-ce qu’ils m’auraient maltraité ? demanda Curtius tout tremblant.
— On vous aurait écharpé si j’avais voulu.
— Ah !
— Mais je suis bonhomme, moi, poursuivit Jean Bernin. Vous m’avez crevé mon tambour, vous me le payerez, et tout sera dit.
— Mais citoyen maire…
— Je ne suis plus maire… vous m’avez destitué.
— Eh bien ! je vous rétablis dans vos fonctions.
— Ah ! non, je ne veux plus.
— Pourquoi ?
— Parce que ça m’embête d’être maire…
— Mais enfin, dit Curtius, qui, ayant mis une bonne porte de chêne entre la foule et lui, sentait renaître son audace… j’ai besoin de vous.
— Pourquoi faire ?
— Pour mettre la garde civique sous les armes.
Jean Bernin cligna de l’œil.
— Tenez, citoyen commissaire, voulez-vous un bon conseil ?
— Parlez…
— Eh bien ! rappelez-vous que le jour on fait des gens de Châtel-Censoir tout ce qu’on veut.
— Et la nuit ?
— Rien. C’est pour ça qu’on a voulu vous lapider.
— Ah !
— Les Bourguignons ont mauvaise tête. Ils n’aiment pas être réveillés.
— Mais le général court un grand danger.
— Bah ! dit Bernin, c’est une canaille, tant pis pour lui !…
— Citoyen maire, prenez garde ! exclama Curtius.
— Encore un conseil, dit froidement Bernin. Il est minuit, il fait froid, couchez-vous… tenez, là… dans cette alcôve.
— Vous refusez donc de m’obéir ?
— Non, mais je n’ai pas à vous obéir, je ne suis plus maire.
— Je vous réintègre dans vos fonctions.
— Oh ! pas ce soir… hein ? je suis trop las… j’ai été à la chasse tout le jour.
Curtius s’aperçut qu’il n’obtiendrait rien de Jean Bernin, et que son entêtement était absolu.
Il se résigna à céder.
— Eh bien ! dit-il, si j’attendais à demain ?
— Oh ! demain, je veux bien être maire.
— Et vous assemblerez la garde civique ?
— Oui.
— Et vous me suivrez ?
— Au bout du monde.
— Partirons-nous au point du jour ?
— Si vous voulez.
Curtius se coucha tout vêtu, et garda son écharpe tricolore.
Le petit vin aidant, il ne s’éveilla qu’à neuf heures du matin.
Le tambour résonnait sous la fenêtre.
Curtius l’ouvrit et vit la garde civique, sous les armes.
L’homme à la chevelure jaune causait à mi-voix avec Jean Bernin.
Jean Bernin était radieux.
À côté de la garde civique, les huit gendarmes du brigadier faisaient piaffer leurs chevaux.
— Allons, monsieur le commissaire ! cria Jean Bernin, qui avait un uniforme des gardes françaises et un casque de pompier, on vous attend.
— Vive le commissaire ! cria la garde civique.
Et la petite armée se mit en route pour le château des Soulayes, où sans doute le citoyen chef de brigade Solérol était prisonnier.
Jean Bernin murmurait :
— Ils sont prévenus… et j’ai gagné les dix heures dont j’avais besoin.