La Brute des cavernes (recueil)/La Brute des cavernes

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Traduction par Louis Postif, Paul Gruyer.
Hachette (p. 5-122).
LA BRUTE DES CAVERNES

I


Rapidement, Sam Stubener se mit à dépouiller son courrier.

Ainsi qu’il convient à un manager de boxeurs professionnels, sa correspondance coutumière était aussi bizarre que variée.

Tout imbécile qui, de près ou de loin, touchait aux sports, tout réformateur plus ou moins chimérique des usages du ring n’hésitait pas à prendre sa plume et à lui communiquer ses idées.

Depuis les menaces les plus terribles contre sa vie, si le scripteur n’était pas écouté, jusqu’à celle, plus mignonne, de lui assener, à la première occasion, un bon coup de poing en plein visage ; depuis l’offre des plus modestes paris pour telle ou telle prochaine rencontre, jusqu’aux défis de deux cent cinquante mille dollars proposés par des gens n’ayant pas le sou, il connaissait d’avance la teneur de son courrier.

On lui expédiait également, sous pli fermé, des fétiches divers. Pattes de lièvre, par exemple, ou fers à cheval porte-bonheur.

Il avait, un jour, ainsi reçu un doigt flétri, desséché par le soleil, et qui avait été coupé, disait la notice qui l’accompagnait, sur le cadavre d’un homme blanc trouvé dans la Vallée de la Mort. Et, mieux encore, un cuir à rasoir, fait de la peau d’un nègre lynché.

Depuis lors, Sam Stubener savait d’avance que rien de ce que lui apporterait le facteur ne saurait plus l’étonner.

De toutes les lettres décachetées ce matin-là, une seule retint sérieusement son attention. Car, l’ayant lue, il la relut une seconde fois. Puis il la mit dans sa poche et l’en tira cinq minutes après, pour une tierce lecture.

La lettre en question portait le cachet postal d’un village inconnu du Comté de Siskiyou. Elle était ainsi conçue :

« Cher Sam,

« Tu ne me connais évidemment que de réputation. Car tu es plus jeune que moi et voilà longtemps que j’ai abandonné le ring.

« Ne crois pas, cependant, que dans ma retraite je me sois totalement endormi, sans plus songer désormais à ce qui se passait en ce bas monde.

« C’est ainsi que je t’ai suivi depuis le jour où, pour tes débuts, Kal Aufman t’a mis knock-out, jusqu’à l’époque où tu t’es fait manager. Excellent manager, tout ce qu’il y a de mieux en l’espèce, chacun le proclame.

« Eh bien ! j’ai une proposition à te soumettre. Je possède ici, sache-le, le plus illustre champion, et le plus inconnu qui ait jamais existé. Je te parle sans blague aucune et te dis la pure vérité.

« Que penserais-tu, en effet, d’un gaillard qui, à vingt-deux ans, pèse ses deux cents livres, et qui frappe deux fois plus fort et plus vite que je ne savais le faire moi-même au temps où j’étais le plus en forme ?

« Le phénomène en question est mon propre garçon, Pat Glendon, Pat le jeune. C’est sous ce nom qu’il combattra. J’ai tout réglé d’avance. Le mieux est donc de te mettre immédiatement en route et d’arriver sans tarder.

« C’est moi-même qui l’ai instruit et entraîné. Toute la science acquise par moi au cours de ma carrière, je la lui ai solidement enfoncée dans la tête.

« J’ajouterai, c’est invraisemblable mais rigoureusement exact, qu’il y a encore ajouté du sien. Bref, c’est le boxeur-type. D’ici peu, il deviendra une incomparable merveille. Il frappe, en quelque sorte, automatiquement, sans avoir besoin de réfléchir. La moindre de ses chiquenaudes est, pour l’adversaire, un narcotique plus puissant que le swing à plein bras d’un boxeur ordinaire.

« Ce garçon-là est, on peut le dire sans exagération aucune, le plus magnifique espoir de la race blanche sur le terrain de a boxe. Viens donc, je te le répète, jeter ici un coup d’œil.

« Alors que tu étais le manager de Jeffries, tu adorais la chasse, paraît-il. De chasse et de pêche je te comblerai par-delà tes vœux. Mon garçon t’accompagnera. Moi, je n’en serais plus capable.

« C’est la raison, d’ailleurs, pour laquelle je fais appel à toi. J’avais songé à être personnellement son manager. Mais c’est, hélas ! impossible.

« Je suis au bout de mon rouleau et, d’une heure à l’autre, je ferai mes paquets pour l’autre monde.

« C’est, pour vous deux, la fortune assurée. Ne tarde pas trop, mon cher Sam. Hâte-toi ! Je tiens à rédiger le contrat.

« Cordialement,

« Pat Glendon. »

Sam Stubener était fortement intrigué.

Il avait cru tout d’abord, les gens de la boxe étant des farceurs notoires, à une plaisanterie.

Et, le nez sur la longue lettre qu’il avait devant lui, il tenta d’y repérer l’élégante écriture de Corbett ou la grosse main de Fitzsimmons. Mais non…

S’il s’agissait réellement de Pat Glendon, si la lettre était sincère, la chose valait qu’il y prêtât attention.

Pat Glendon avait, depuis de longues années, quitté le ring. Il était pour lui un ancêtre.

Mais Stubener se souvenait fort bien de l’avoir vu combattre une fois au bénéfice de Jack Dempsey.

Déjà l’appelait-on le « vieux Pat ». Il avait fait ses débuts au temps des anciens règlements anglais régissant la boxe, et avait terminé sa carrière sous les lois nouvelles, édictées par le marquis de Queensbury.

Qui donc, s’intéressant peu ou prou à la boxe, pouvait ignorer Pat Glendon ?

Ceux qui l’avaient connu dans toute sa force étaient peu nombreux aujourd’hui. Pour beaucoup d’autres, il était un homme du passé.

Son nom s’était, cependant, fidèlement conservé dans l’histoire du ring et un annuaire sportif qui eût omis de le mentionner eût été notoirement incomplet.

La gloire qui l’enveloppait était, à première vue, paradoxale. Pat Glendon avait, en effet, été porté aux plus grands honneurs sans avoir jamais décoché le titre de champion.

C’est que la déveine l’avait toujours poursuivi et pour cette raison avait-il été dénommé « le père la Guigne ».

À quatre reprises différentes, il avait été à deux doigts d’emporter le championnat des poids lourds.

La première fois, le combat auquel il prenait part s’était déroulé dans la baie de San-Francisco, sur un chaland aménagé à cet effet. Et, au premier round, il tomba si malheureusement, ayant heurté une inégalité du plancher, qu’il se cassa l’avant-bras.

Une seconde fois, ce fut sur un îlot de la Tamise, où avait lieu la rencontre, qu’il se brisa une jambe.

Une troisième fois, c’était dans le Texas. Au moment précis où il allait avoir son adversaire, la police fît irruption dans la salle et dressa contravention à tous les assistants. Ce fut un coup de théâtre inoubliable.

Ce fut enfin au Pavillon des Machines de San-Francisco qu’eut lieu, avec solennité, la quatrième rencontre.

Pat Glendon, s’il ne subit pas cette fois d’accident, fut vilainement floué par un arbitre malhonnête vendu à un syndicat de parieurs.

Quand Pat eut abattu son homme d’un coup à la joue, de son poing droit, et d’un autre coup au plexus solaire, de son poing gauche, froidement l’arbitre le disqualifia pour déloyauté dans le combat.

Tous les spectateurs du ring, tous les gens de métier avaient pu constater par eux-mêmes que les deux coups portés avaient été parfaitement loyaux. Et personne n’en a jamais douté.

Paf, cependant, qui, comme tous les lutteurs, avait accepté par avance la décision de l’arbitre, se résigna et mit cette nouvelle déception au compte de sa coutumière déveine.

Tel fut Pat Glendon.

Mais avait-il réellement écrit la lettre reçue par Sam Stubener ?

Celui-ci, pour se renseigner, descendit donc à San-Francisco, ayant, dans sa poche, la missive énigmatique.

— Qu’est devenu à cette heure Pat Glendon ? Où niche-t-il ? Et que sait-on de lui ?

Ce sont les questions que Stubener posa, successivement, à tous les sportifs à qui il alla rendre visite.

Mais personne n’était renseigné. Les uns assurèrent que Pat était mort. Les autres eurent un geste vague.

L’éditeur d’un journal de sport consulta ses fiches et, cela fait, fut en mesure d’affirmer à Stubener que si Pat était décédé, personne en ce cas n’avait reçu d’avis officiel.

Tim Donavan fut enfin plus substantiel.

— Non, Pat n’est pas mort, déclara-t-il à son interlocuteur. C’était un homme fortement trempé et qui fut toujours d’une sobriété exemplaire.

« L’argent ne lui manquait pas non plus pour se donner ses aises. Car il avait su se mettre de côté la plus belle part de ses bénéfices et les avait fait habilement fructifier.

« Lui qui ne buvait jamais que de l’eau, il était simultanément propriétaire de trois cabarets bien achalandés, qu’il faisait gérer et qui lui rapportaient gros.

« Quand il les vendit, ce fut encore une meilleure affaire.

« C’est à la suite de cette opération, je me souviens, que je rencontrai Pat pour la dernière fois. Il y a vingt ans.

« Sa femme venait de mourir et il allait prendre le train. Je lui demandai :

« Vieux, où t’en vas-tu ?

« — Dans les bois… me répondit-il. J’ai assez du monde. Adieu, Tim !

« Depuis lors, je ne l’ai pas revu. Mais j’ai la conviction qu’il vit toujours.

— Sa femme était morte, dis-tu. Mais avait-il des enfants ?

— Un seul, car il s’était marié sur le tard. Un bébé encore, qu’il portait sur ses bras ce jour-là.

— Était-ce une fille ou un garçon ?

— Impossible à savoir. L’enfant était en jupon. Son sexe ne m’intéressait point et je ne l’ai pas demandé.

Sam Stubener n’hésita plus et, la nuit même qui suivit, il roulait dans un Pullman vers les sauvages régions de la Californie du Nord.



II


De bonne heure, le lendemain matin, Stubener débarqua à Deer Lick et, pendant une heure, il dut battre la semelle en attendant que l’unique auberge du village ouvrît sa porte.

Non, l’aubergiste ne savait rien de Pat Glendon, n’en avait jamais entendu parler et, si le personnage en question habitait quelque part dans cette contrée, ce devait être assez loin.

Quelques flâneurs, interrogés, ignoraient pareillement Pat Glendon.

Ce fut seulement lorsque s’ouvrirent la factorerie et la poste que la piste cherchée se dessina.

Oui, oui, Pat habitait là-bas. Il fallait prendre la diligence pour Alpine, qui se trouvait à soixante kilomètres et qui était un campement de bûcherons.

À Alpine, on enfourchait un cheval, afin de traverser la Vallée de l’Antilope et la chaîne des montagnes avoisinantes jusqu’au ruisseau de l’Ours.

Pat Glendon habitait dans ces parages. Les gens d’Alpine sauraient dire où.

Oui, il y avait un jeune homme, prénommé Pat, comme son père. Le gérant de la factorerie l’avait vu. Et voilà deux ans qu’il était venu à Deer Lick.

Le vieux Pat ne s’était pas montré depuis cinq ans. Il commandait par écrit les provisions dont il avait besoin et toujours payait par chèques. C’était un vieillard à cheveux blancs, d’allures bizarres.

Voilà tout ce qu’on savait à la factorerie.

Mais les gens d’Alpine pourraient fournir des renseignements complémentaires.

Stubener était satisfait. Ceux qu’il cherchait existaient bien.

Le manager passa la nuit suivante au campement de bûcherons d’Alpine et, dès l’aube, monté sur un cheval de montagne, il s’engageait dans la Vallée de l’Antilope, d’où il gagnait, ayant franchi la haute crête rocheuse, le ruisseau de l’Ours.

Toute la journée il chevaucha à travers la contrée la plus sauvage et la plus rude qu’il eût jamais vue et, au coucher du soleil, il contournait la Vallée du Pinto par un sentier si raide et si étroit que plus d’une fois il préféra descendre de sa monture et continuer à pied.

Il était onze heures du soir quand, la nuit tombée, il s’arrêta devant une cabane de bois, accueilli par les aboiements de deux énormes chiens.

Alors Pat Glendon ouvrit la porte de la cabane, se jeta au cou de Stubener et le fil entrer.

— Je savais bien que tu viendrais, mon cher Sam, dit Pat, tandis qu’en traînant la jambe il construisait et allumait le feu, faisait bouillir le café et frire une côtelette d’ours.

— Le petit n’est pas, cette nuit, à la maison. Il est parti, au coucher du soleil, afin de renouveler notre provision de viande et tuer quelque daim.

« Je ne te dirai rien de lui. Il sera de retour dans la matinée de demain et tu pourras, de tes propres yeux, juger ce qu’il est. C’est préférable ainsi. Voici toujours ses gants…

« En ce qui me concerne, ma carrière est terminée. J’aurai quatre-vingt-un ans en janvier prochain. Ce n’est pas mal pour un ancien boxeur. Mais je n’ai fait d’excès d’aucune sorte, ni brûlé la chandelle par les deux bouts.

« La chandelle était bonne et je l’ai fait durer le plus longtemps possible. Regarde-moi et donne ton avis.

« J’ai élevé le petit dans les mêmes principes. Que penses-tu d’un gamin de vingt-deux ans qui n’a jamais, à son âge, bu une goutte d’alcool ni fumé une pipe ou une cigarette. Épatant, ça ?

C’est un vrai géant, demeuré un enfant de la nature. Tu m’en diras des nouvelles quand il t’emmènera chasser avec lui.

« C’est lui qui portera l’équipement, et le gibier par surcroît, si lourd qu’il soit. Et tu t’essouffleras à le suivre.

« Hiver comme été, il dort en plein air quand la fantaisie lui en prend. Ce qui me tracasse, c’est de savoir comment il s’habituera, dans une ville, à ne jamais passer la nuit dehors.

« Et comment aussi il supportera, sur le ring, la fumée du tabac. C’est terrible, cette fumée qui alourdit l’atmosphère lorsque l’on est en plein combat, et vous empêche de respirer.

« Pour le quart d’heure, je t’en ai assez dit, mon cher Sam. Tu parais fatigué et sûrement tu ne demandes qu’à dormir. Tu le verras, mon garçon. Et quand tu l’auras vu, tu me donneras ton avis.

Mais comme tous les vieillards, le vieux Pat était terriblement loquace. Au bout d’une minute, il reprit de plus belle :

— Il est capable, sais-tu ? d’attraper un daim à la course. La vie de chasseur est, pour les poumons, un entraînement merveilleux.

« Là se borne son éducation, je l’avoue. Ouoiqu’il ait lu quelques livres et qu’il ait un penchant marqué pour la poésie, il y a chez lui, sur ce point, un vieil atavisme irlandais. La chose est indéniable.

« Parfois, quand je le vois rêvasser au crépuscule, je m’imagine qu’il croit aux fées et aux fantômes et autres boniments du même tonneau.

« La vue d’une prairie verte, d’un bouquet de pins derrière lequel émerge la lune, du lever ou du coucher du soleil, qu’il contemple, au souffle de la brise, du haut de la Montagne Chauve, tout cela le transporte de joie.

« Certaines nuits, à la lueur des étoiles, il déclame, sur Lucifer ou la Nuit, des vers qu’il a appris dans un volume que lui a prêté l’institutrice aux cheveux rouges.

« Il a aussi le goût du dessin et il est toujours prêt à crayonner, sur un morceau de papier, ce qu’il voit devant lui.

« Mais ce sont là d’innocentes manies, qui lui passeront, j’en prends Dieu à témoin ! dès qu’il aura pris contact avec le ring. Avec les muscles qu’il possède, il ne s’attardera pas longtemps à ces sornettes.

« Comme je l’ai dit, il s’habituera difficilement à vivre dans les villes.

« Tout ce qu’il a jamais vu, en fait de villes, est Deer Lick. Un fameux trou ! Et il a trouvé que la population y était trop nombreuse. Aussi nombreuse que la mauvaise herbe qui y pousse dans les rues…

« Il y a deux ans de cela. C’est l’unique fois où il ait vu une locomotive et un train.

« Je me demande, parfois, si j’ai eu raison de l’élever ainsi. Toujours est-il qu’à ce système il a pris le souffle et la vigueur des taureaux sauvages.

« Pas un adulte de la ville ne serait capable de lutter contre lui. Jeffries en personne, je ne crains pas de l’affirmer, quand il est le mieux en forme, pourrait le tracasser un peu. Un tout petit peu. Mais le gamin, s’il le voulait, le briserait comme paille. La qualité de ses muscles, voilà qui est incroyable !

« Une bonne chose encore. Il a des femmes une peur bleue.

« Plusieurs années se passeront avant que, comme les autres, il se décide à en tâter. Pour l’instant, il ne comprend rien à ces créatures.

« La seule qu’il ait connue d’un peu près est la maîtresse d’école de Deer Lick. Celle qui lui a fourré dans la tête le goût de la poésie.

« Elle était folle du gamin et il ne s’en doutait pas.

« C’était une fille aux cheveux de flamme, qui lui courait après, ouvertement. Elle lui écrivit, pour se faire comprendre, des lettres désespérées. Il dédaignait même de les lire.

« — Brûle-les, me disait-il.

« Et je les brûlais.

« Deux fois elle vint ici sur un cheval de montagne. J’avais grand-pitié de la pauvre fille. Il était visible qu’elle dépérissait, tant elle désirait le gamin.

« Sais-tu ce que fit celui-ci et ce qu’il comprit à tant d’amour ? Il prit peur comme un lapin et, emportant avec lui fusil, munitions et couvertures, il décampa de la maison pour s’en aller vivre dans les bois.

« Je ne le revis pas un mois durant. Il reparut furtivement, un soir, pareil à un homme traqué, passa la nuit chez nous, après avoir constaté qu’il n’y avait personne, et repartit dès l’aube.

« Pendant trois mois, il renouvela de temps à autre ce petit jeu. Jusqu’au jour où je lui annonçai que, désespérée, son amoureuse avait quitté l’école de Deer Lick pour n’y plus revenir.

« Alors seulement il se rassura et revint au logis.

« Les femmes ont causé la ruine de plus d’un boxeur. Mais cela ne sera pas son cas.

« Le petit rougit jusqu’aux oreilles s’il croise sur un chemin quelque jeunesse en jupons qui tant soit peu le regarde. Et toutes n’ont d’yeux que pour lui.

« Son seul amour est le combat. Alors, bon Dieu ! s’il fait marcher ses poings ! Quel enthousiasme bout en lui !

« Mais ne crois pas qu’il s’emballe et perde la tête. Jamais, dans mon meilleur temps, je ne fus, sur le ring, aussi calme que lui. J’y mettais trop de feu, je m’en rends compte aujourd’hui. Et toutes mes déveines, j’en suis persuadé, proviennent de là.

« Mais le gamin est, dans le même moment, froid et brûlant. C’est un ressort qui se détend dans de la glace. »

Stubener s’était assoupi. Afin de le réveiller, le vieux le tira par le bras. Et vaguement il entendit :

— De mon fils, vois-tu, mon cher Sam, j’ai fait un homme, dans toute la force du terme. Un homme avec des poings, deux jambes bien droites et un clair coup d’œil.

« Non seulement je lui ai enseigné ma façon de me battre, mais je me suis, à son intention, tenu au courant du jeu moderne.

« Le crouch ? Il en connaît à fond le mécanisme et ne se déplacera pas de deux pouces quand un pouce et demi fait l’affaire. Et s’il faut sauter, il sautera comme un kangourou.

« L’in-fighting ? Tu m’attendais là… Eh bien, rassure-toi. Encore meilleur que son out-fighting ! Il y peut battre, sans aucun doute, Jackson et Corbett.

« Je lui ai tout appris, te dis-je. Et il a, de lui-même, amélioré mon enseignement. Il a le génie du ring.

« Tandis que je l’initiais aux moindres subtilités du jeu, il s’est, en ce qui concerne les coups durs, entraîné avec les solides gaillards de la montagne.

« Ces gars sont de vrais bœufs mugissants, de gros ours grizzlies. Oui, voilà ses entraîneurs. Et il joue avec eux comme nous ferions, toi et moi, avec de jeunes chiens.

Une fois encore, Stubener se réveilla, pour entendre le vieux marmotter :

— Le plus curieux, quand il se bat, est qu’il n’a pas l’air de prendre la lutte au sérieux. Tomber l’adversaire lui est si facile qu’il ne voit là qu’un amusement. Mais patience ! Quand il sera sur le ring…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’aube grise et froide, Stubener fut soudain tiré de ses couvertures par le vieux Pat, déjà levé, qui lui cornait dans l’oreille :

— Allons, debout ! Dépêche-toi ! Il vient, là-bas, sur la piste ! Tu vas contempler un phénomène qui n’est visible qu’une fois tous les mille ans.

Frottant ses yeux lourds de sommeil, Sam Stubener se dirigea vers la porte ouverte, comme arrivait justement, devant la cabane, un jeune géant qui tenait d’une main un fusil et portait, jeté sur ses épaules comme un fardeau léger, un énorme daim.

Le nouveau venu était grossièrement vêtu d’un pantalon de toile blanche et d’une chemise de laine ouverte à la gorge. Il n’avait pas de veste et ses pieds étaient chaussés de mocassins.

Souple et féline, sa démarche ne paraissait nullement se ressentir des deux cent vingt livres qu’il pesait, auxquelles s’ajoutait le poids du daim.

L’impression qu’éprouva le manager fut immédiate et incomparable.

Le jeune homme était évidemment formidable. Mais quelque chose de plus se trahissait en lui. C’était un être exceptionnel, une créature du désert, un personnage hors cours au xxe siècle, sorti, de pied en cap, de quelque vieux conte de fées.

Ce dont Stubener ne tarda pas non plus à s’apercevoir, c’est que le jeune Pat n’était pas bavard.

Son père les ayant tous deux présentés l’un à l’autre, le jeune homme tendit la main au manager sans mot dire. Puis il se mit, non moins silencieusement, à préparer le déjeuner.

Aux questions que lui posait son père, il répondait le plus souvent par monosyllabes.

— Où as-tu tué le daim ? demanda le vieux Pat.

— À la Fourche-du-Sud.

Sans un mot de plus.

— Hé ! Hé ! s’exclama fièrement le vieux, à l’adresse de Stubener. À la Fourche-du-Sud… Tu l’entends !

« C’est-à-dire à près de dix-sept kilomètres d’ici, en pleine montagne. Et il a rapporté la bête sur ses épaules. Une piste à vous briser le cœur !

Le déjeuner consista en café noir, en pain aigre, fait sans levure, et en larges tranches de viande d’ours grillées sur des charbons ardents.

De ces grillades le jeune Pat absorba une quantité prodigieuse. Mais de légumes il ne fut point question. Le père et le fils étaient de vrais carnivores.

Tout en mangeant, le vieux Pat parlait pour trois. Ce ne fut, cependant, qu’au terme du repas qu’il aborda le sujet qui, par-dessus tout, l’intéressait.

— Pat, mon fils, prononça-t-il, tu sais qui est notre hôte ?

Le jeune Pat fit un signe de tête affirmatif et cligna de l’œil d’un air entendu.

— Bon ! Il va t’emmener avec lui à San-Francisco.

— Père, je préférerais rester ici.

Stubener se sentit quelque peu désappointé par cette réponse. Puis il réfléchit qu’il s’agissait là d’une chasse à l’oie sauvage et qu’il n’y avait lieu, de prime abord, de se décourager.

La colère du vieux Pat tonna, en effet, et sa voix se fit dure et impérieuse :

— Tu iras à San-Francisco, mon garçon ! Et dans d’autres villes également. Ce n’est pas pour rien que j’ai fait de toi un boxeur. Tu obéiras.

— Bon… répliqua le jeune Pat, d’une voix indifférente, qui roula sourdement dans sa vaste poitrine.

— Et tu te battras comme un diable !

— Bon… Quand partons-nous ?

— Attends un peu. Il faut auparavant que Sam sache exactement ce que tu vaux.

Le manager approuva de la tête.

— Dépouille-toi donc et enfile tes gants.

Incontinent, le jeune Pat se déshabilla et Sam Stubener fut comme médusé par le spécimen superbe d’humanité qu’il avait devant les yeux.

— Regarde, roucoulait le vieux Pat, si ce garçon est bien bâti. Admire-moi la souplesse générale du corps, la courbe harmonieuse des épaules et la puissance du thorax.

« Plus que quiconque, tu es un excellent juge, toi, un ancien poids lourd, qui s’y connaît dans le métier.

« Et pas l’ombre d’une tare ! Pas une déformation d’aucun membre ! Pas un muscle noué !

« L’homme que tu as devant les yeux n’est pas un forain qui soulève des poids sur les places publiques. Ce n’est pas davantage un amateur qui a pratiqué, pour s’amuser, les exercices variés du « Sandow ».

« Ses muscles sont, au repos, pareils à de gros serpents paresseusement endormis. Mais, l’instant venu, ils se tendent, que c’en est étourdissant.

« Le petit est bon pour quarante rounds, pour cinquante, pour cent ! Mets bas tes vêtements et renseigne-toi par toi-même, si le cœur t’en dit.

C’est ce que fit Sam Stubener. Le jeune Pat et lui enfilèrent une paire de gants.

— Vas-y doucement, mon garçon, conseilla Pat à son fils. Sam n’est plus l’homme qu’il a été autrefois.

Piqué au vif, Stubener donna, dans la lutte, tout ce dont il était capable et usa de ses tours les plus réputés. Vainement, d’ailleurs. Car le jeune Pat, l’air rêveur comme s’il était absorbé dans la contemplation du paysage, les parait et les déjouait tous.

— C’est d’inspiration chez lui, commentait le vieux Pat. Sur ce chapitre, je n’ai rien à lui apprendre. Il devine sans le voir le coup qui vient. Il estime d’instinct sa vitesse et sa force. C’est dans sa nature.

Quand il ripostait, le jeune Pat, en revanche, n’y allait pas de main morte.

Dans un corps à corps, Sam Stubener lui appliqua un direct en plein sur la bouche. Et il y avait, dans la manière dont le coup était porté, une nuance de méchanceté.

La riposte ne se fit pas attendre et dans le corps à corps suivant, ce fut Stubener qui écopa d’un coup équivalent.

Le jeune Pat s’était gardé de toute hargne. Mais la pression de son poing fut nonobstant si forte que Stubener en eut la tête renversée, que ses vertèbres craquèrent et qu’il crut, sur le moment, avoir le cœur rompu.

Tant bien que mal, il se redressa, trébucha, laissa tomber ses bras pour indiquer que l’expérience était suffisante, et il balbutia, haletant :

— C’est… bien… Il fera… l’affaire.

Les yeux du vieux Pat étaient humides d’orgueil et de joie.

— Et que penses-tu maintenant, mon cher Sam, demanda-t-il, des mauvais drôles qui, sur le ring, tenteraient de tricher avec lui ?

— Il les tuera, je n’en doute point.

— Non pas… Il a trop de sang-froid pour assassiner son homme. Mais il le corrigera de façon à lui ôter l’envie de recommencer.

— Maintenant, déclara le manager, dressons le contrat.

— Pas encore ! répondit le vieux Pat. Les conditions seront dures, je t’en préviens. Alors il faut que tu apprennes à connaître complètement le gamin.

« Tu iras en sa compagnie chasser le daim dans la montagne. Et tu seras fixé sur la solidité de ses jarrets et de ses poumons.

« Nous rédigerons et signerons ensuite un traité en bonne forme qui ne laissera place à aucune fausse interprétation.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La chasse dura deux jours, Stubener en revint harassé et très humble, pleinement convaincu que le vieux Pat n’avait pas exagéré l’exceptionnelle endurance de son garçon.

Pendant ces deux jours, le manager avait étudié de plus près la mentalité du jeune Pat. Et il avait pu constater que si ce grand gosse était, sur plus d’un point, étonnamment naïf, il était loin pourtant d’être un imbécile.

Son esprit était inculte, soit, mais non dépourvu d’une certaine finesse. Sa sérénité d’âme était surtout extraordinaire.

D’une patience à toute épreuve, il ne se troublait ni ne se tracassait de rien. Jamais il ne proférait un juron, si innocent fût-il.

Et comme Stubener lui en faisait la remarque, il se contenta de répondre :

— Je n’en ai jamais ressenti le besoin. Un temps viendra peut-être où je serai amené à jurer comme les autres hommes. Jusque-là, à quoi bon ?

Le contrat fut finalement signé et l’heure du départ arriva.

— Pat, mon garçon, dit le vieux, j’espère entendre bientôt parler de toi par les journaux.

« J’aurais été heureux de t’accompagner. Mais je ne suis plus d’âge à quitter mes montagnes. Adieu donc et bonne chance !

Puis, tirant à part Stubener, d’un geste quasi sauvage :

— Souviens-toi bien, mon cher Sam, de ce que je t’ai dit et répété. Le petit est pur et honnête. Il ne connaît rien des malhonnêtetés courantes du ring. Je les lui ai toujours soigneusement cachées.

« L’idée de toute tricherie, si profitable soit-elle pour qui l’accepte, lui est totalement étrangère. Il est toute bravoure et toute loyauté.

« Il ignore qu’il y a des hommes qui, pour une somme d’argent, se font battre volontairement. Et je prétends qu’il demeure honnête.

« Lui-même aurait la nausée de pareilles tractations. Ne t’y risque pas avec lui !

« C’est pourquoi j’ai inséré, dans le contrat, la clause prévoyant qu’à la moindre incorrection de ce genre, celui-ci serait rompu d’office.

« Il y a, pour vous deux, de l’or en barre dans cette affaire. Mais joue franc jeu avec mon garçon. Compris ?

Sam Stubener et le jeune homme avaient enfourché déjà leurs chevaux.

— Et toi, fiston, prononça solennellement le vieux Pat qui avait pris dans sa main la bride de la bête, souviens-toi bien de ceci : la femme a été créée pour la damnation de l’homme !

« Il y a femme et femme, entends-moi bien ! Il y a celle qui s’amuse du mâle et qui est infailliblement, un jour ou l’autre, cause de sa perte. De celles-là tu trouveras à foison.

« Mais il y a aussi la vraie femme, la bonne femme, qui est le génie bienfaisant de l’homme.

« Elle est plus rare et si tu la rencontres jamais sur ton chemin, empoigne-la et ne la laisse pas échapper. Plus encore que la fortune et que la gloire, elle constituera pour toi le bonheur.

« Mais attention, je le répète ! Ne te laisse pas séduire par les apparences. C’est mon dernier conseil. Adieu, mon garçon !



III


Dès l’arrivée des deux hommes à San-Francisco, les tracas de Sam Stubener commencèrent.

Non point que le jeune Pat eût mauvais caractère. Il était, au contraire, étonnamment affable et doux.

Mais il ne cessait de gémir sur la perte de ses montagnes bien-aimées et d’exprimer son horreur pour la grande ville, dont il parcourait les rues bruyantes, imperturbable en apparence comme un Indien Peau-Rouge.

Huit jours passèrent et Pat déclara :

— Je suis venu ici pour me battre. Qu’est-ce que nous attendons ? Je veux sans tarder me rencontrer avec Jim Hanford.

Stubener sifflota et répondit :

— Jim Hanford est un des premiers champions de l’heure présente. Il hausserait les épaules devant ton défi et te jetterait au nez :

« Je ne me commets pas avec des inconnus. Commence, mon garçon, par te faire une réputation égale à la mienne et nous pourrons alors utilement causer. »

— Je suis cependant capable de me battre ?

— Je n’en doute pas. Mais, hors moi, qui le sait ? En le battant, tu deviendrais du coup champion du monde. C’est un titre que personne n’a décroché pour ses débuts. Il te faut suivre la filière.

— Je n’en vois pas la nécessité. Je peux. Cela suffit.

— La foule, mon cher Pat, ne raisonne pas ainsi. En admettant même que Jim Hanford consentit à se mesurer avec toi, ce qui est, je le répète, parfaitement invraisemblable, le public n’y comprendrait rien.

« Il ne viendrait pas et j’en serais pour mes frais. Car c’est le public qui fournit la recette.

« En ce moment, d’ailleurs, Jim Hanford paraît chaque soir sur la scène du music-hall avec lequel il a signé un engagement de six mois, à mille dollars par semaine.

« Il ne va pas, pour t’être agréable, rompre son traité. Cela tombe sous le sens.

— Alors, comment faire ?

— Te rencontrer tout d’abord avec des champions de second plan, tels que Chub Collins, Kelly le Démolisseur et le Hollandais Volant.

« Quand tu les auras battus, tu auras gravi le premier échelon. Et tu monteras ensuite comme un ballon.

— Très bien, approuva Pat. C’est l’affaire d’une soirée. Je les battrai tous les trois. Prends sans tarder les dispositions nécessaires.

Stubener ne put s’empêcher de rire.

— Qu’est-ce donc encore qui ne va pas ? demanda Pat. Crois-tu que les trois me font peur ?

— Pas le moins du monde. Mais cela ne peut avoir lieu en une seule soirée.

« Tu les battras à tour de rôle, en trois rencontres différentes.

« Je suis ton manager et il faut, dans notre intérêt commun, me laisser agir selon les usages en cours.

« Je connais mieux que toi les pratiques du ring et ton devoir est de suivre docilement mon avis.

« Ainsi s’établira ta réputation. Si la chance te favorise, en deux ans, pas plus, tu seras au faîte de l’échelle et pour chacun de nous une mine d’or s’ouvrira.

Pat esquissa une moue significative.

— Deux ans !… protesta-t-il. C’est bien long !

Puis son visage s’éclaira soudain.

— Alors, dans deux ans, dit-il, je pourrai m’en retourner chez nous ?

Stubener sursauta.

Il allait répondre que ce n’était pas le jour où la mine d’or s’ouvrirait qu’il conviendrait de la déserter.

Mais il se contint en songeant à part lui que le succès et la renommée qui la suit griseraient Pat, comme il s’était produit avec tant d’autres et, cette heure venue, l’attacheraient pour toujours au ring.

Il faudrait jusque-là faire preuve de patience avec son jeune champion et mener avec habileté une barque particulièrement difficile à conduire.

Tandis que pour exhiber son poulain Stubener poursuivait ses démarches près des managers des différents clubs de la ville, Pat déclara qu’il s’ennuyait de plus en plus.

Il ne sortait même plus, sinon pour se rendre à la Bibliothèque municipale et y emprunter des volumes de vers ou des romans dans la lecture desquels il demeurait plongé du matin au soir.

Si bien que, craignant de le voir dépérir, Stubener décida de l’envoyer à la campagne, sous la surveillance de Spider Walsh, son homme de confiance.

Pat s’en fut donc de l’autre côté de la baie, dans un ranch de Contra-Costa, où il reprit sa vie libre accoutumée, escaladant montagnes et collines, pêchant la truite dans les torrents, chassant la caille et le lièvre, ou s’acharnant, jusqu’à ce qu’il l’eût forcé, un vieil oreillard rusé qui, jusque-là, avait nargué et lassé tous ses poursuivants.

Spider Walsh se faisait du lard et, sans qu’il eût à s’en occuper, son pupille se maintenait en forme.

Stubener, pendant ce temps, n’arrivait pas à convaincre les gens des extraordinaires qualités de son poulain.

Les forêts, lui répondait-on en ricanant, ne regorgeaient-elles pas de phénomènes ignorés, prêts à tout renverser ?

Pat serait admis, un soir, à figurer au programme pour quatre rounds, mêlé au commun de ses congénères. C’était entendu.

Mais l’inscrire comme clou du spectacle… Jamais de la vie !

Néanmoins, Stubener était tenace. Il prétendait que Pat fît un début sensationnel et, grâce à son prestige personnel, il eut gain de cause au bout d’un mois.

Non sans se faire beaucoup prier, le Club de la Mission consentît à ce que Pat Glendon se rencontrât, en quinze rounds, avec Kelly le Démolisseur, sur un enjeu de cent dollars.

Disons en passant que c’était une habitude, chez les jeunes lutteurs, de se parer des noms des vieilles gloires du ring. Si bien que personne ne soupçonnait qu’il pût s’agir du fils du fameux Pat Glendon.

Stubener avait tenu à conserver sur ce point un secret absolu. Après coup seulement, la presse serait informée et reflet produit par cette révélation inattendue en serait décuplé.

Le fameux soir arriva enfin.

L’inquiétude de Stubener était vive. Sa réputation professionnelle était en jeu. Comme il l’avait partout annoncé, les débuts de son poulain devaient être sensationnels.

Aussi son émotion fut-elle grande quand, dans un coin de la coulisse, il trouva Pat mélancoliquement assis sur un tabouret, Pat qui avait perdu la belle couleur de ses joues et dont le visage tournait au jaune livide.

Il lui frappa sur l’épaule.

— Allons, mon ami, du courage ! dit-il. La première fois qu’on va paraître sur le ring, cela produit à quiconque un effet bizarre.

« Et plus se prolonge l’attente, pire est l’énervement éprouvé.

« Aussi est-ce un truc ordinaire de Kelly de faire, de la sorte, languir son adversaire.

— Tu n’y es pas du tout, répondit Pat. Je n’éprouve aucune peur. Mais la fumée de tabac, qui emplit la salle, pénètre jusqu’ici. Voilà ce qui m’écœure. »

Stubener poussa un soupir de soulagement. Si Pat avait eu réellement le trac, il était vaincu d’avance. Samson en personne n’eût pas valu, dans ces conditions, les quatre fers d’un chien.

Il en allait autrement de la fumée de tabac. Pat s’y habituerait, voilà tout.

Lorsque le jeune homme fit son entrée sur le ring, un silence glacial l’accueillit.

Mais quand passa sous la corde Kelly le Démolisseur, il y eut une explosion de cris et d’acclamations enthousiastes.

L’homme était, au surplus, digne de ce nom. Une mine féroce, le poil noir, des muscles énormes et noueux, il pesait bien dans les deux cents livres.

Pat le regarda curieusement. Kelly lui lança, en retour, un coup d’œil oblique et sauvage.

Les deux adversaires échangèrent, selon l’usage, un mutuel shake-hands. Et, lorsque leurs deux mains se touchèrent, Kelly grinça des dents, en marmottant, avec une affreuse grimace :

— Tu en as du culot, camarade !

Puis, avec un sifflement strident, il repoussa lentement la main de Pat, tout en complétant à mi-voix sa pensée :

— Je vais te bouffer, chiot !

Devinant les paroles qui l’accompagnaient, le public éclata de rire devant le geste de Kelly.

Les deux hommes s’écartèrent l’un de l’autre et s’en furent s’asseoir, chacun de son côté, en attendant le coup de gong qui donnerait le signal du combat.

— Pourquoi, demanda Pat à Stubener, est-il en colère contre moi ?

Il n’est pas du tout en colère. C’est une feinte de sa part, un autre truc dont il est coutumier.

— Ce n’est pas de la boxe, cela… observa Pat, dont les yeux bleus avaient conservé leur habituelle sérénité.

Le gong retentit, annonçant le premier round.

— Attention ! jeta Stubener à Pat, qui se levait. Il va se ruer sur toi comme un cannibale.

Comme un cannibale, en effet, Kelly s’élança vers Pat, en une sauvage furie.

Pat, sans se troubler, calcula la longueur du bond de son adversaire et fit simplement deux pas en avant. Puis, à la seconde opportune, s’écartant légèrement, appliqua sur la mâchoire de Kelly un crochet du droit.

Après quoi il attendit.

Le combat était terminé, Kelly avait chu sur le sol, comme un bœuf assommé.

Et il restait étendu, sans un mouvement, tandis que l’arbitre, penché sur lui, comptait très haut à son oreille, sans aucun succès, les dix secondes réglementaires.

Les seconds de Kelly vinrent alors pour le ramasser.

Mais Pat, les écartant, souleva tout seul la lourde masse inerte, qu’il alla porter sur son tabouret, où il la laissa aux mains des soigneurs.

Au bout d’une demi-minute, Kelly releva la tête et ses yeux clignotèrent. Il promena autour de lui un regard stupide et murmura, d’une voix enrouée :

— Que diable m’est-il donc arrivé ? J’ai eu l’impression que le plafond de la salle me tombait dessus.



IV


Comme suite à cette première rencontre, et bien que l’opinion générale fût qu’il avait triomphé de Kelly par un simple coup de chance, Pat fut matché avec Rufe Mason.

Le combat se déroula, au bout de trois semaines, au Club de la Sierra.

Rufe Mason était un poids lourd renommé pour son adresse autant que pour sa force.

Quand le gong annonça le premier round, les deux hommes marchèrent tranquillement l’un vers l’autre et se rencontrèrent en plein milieu du ring.

Aucun d’eux ne cogna. Mais ils se saisirent mutuellement dans un corps à corps étroit, leurs gants se touchant presque.

Ils demeurèrent ainsi de cinq à six secondes. Puis Rufe Mason, dégageant à l’improviste sa main droite, tenta de frapper.

Au même instant, Pat décocha son « punch ».

Les deux adversaires étaient à un tel degré collés l’un à l’autre que son poing n’eut à parcourir qu’une distance infime, quelque huit pouces. Encore une torsion de l’épaule dut-elle lui fournir l’élan nécessaire.

Les spectateurs, au nombre d’une centaine, n’y virent que du feu.

Toujours est-il que le coup vint s’appliquer sur le bout du menton de Rufe Mason, qui flageola sur ses jambes et s’écroula sur le plancher, devant l’assistance ébahie.

L’arbitre compta les dix secondes et Rufe Mason ne se releva pas.

Comme il l’avait fait avec Kelly, Pat le prit dans ses bras et alla le porter sur son tabouret.

Douze minutes furent nécessaires à Rufe Mason pour reprendre ses sens et, les yeux vitreux, ses genoux fléchissant sous lui, quitter le ring avec l’aide de ses soigneurs, qui le soutenaient.

À un reporter qui, dans son vestiaire, vint l’interviewer, il répondit sans plus :

— Maintenant, je comprends comment Kelly le Démolisseur a pu déclarer que le plafond de la salle lui était tombé sur la tête !

Une troisième rencontre eut lieu entre Pat et Chub Collins.

Le combat était de douze rounds. À la quatorzième seconde du premier round, Chub Collins était par terre.

Stubener, du coup, fit à Pat un sérieux sermon.

— Sais-tu, lui demanda-t-il, quel surnom t’est maintenant donné ?

Pat ébaucha un geste vague.

— Eh bien, on ne t’appelle plus que « l’Emporte-pièce ».

Pat Glendon daigna sourire. Mais il riposta que la chose en elle-même ne l’intéressait pas. Il devait accomplir, avant de s’en retourner à ses chères montagnes, une tâche donnée. Il s’en acquittait de son mieux. Un point c’est tout.

— Cela ne peut continuer ainsi, poursuivit Stubener en fronçant les sourcils d’un air soucieux. Tu triomphes trop rapidement de tes adversaires.

« Il convient de les ménager davantage.

Pat parut fort étonné.

— Je ne comprends pas, dit-il. Mon rôle n’est-il pas de les abattre ?

— Nous sommes d’accord, reprit Stubener. Mais, je le répète, il y faut des formes. Sois, envers eux, magnanime et généreux. Sans quoi ils te prendront tous en grippe. Tu leur ficheras la frousse et personne ne voudra plus se mesurer avec toi.

« Puis il faut songer au public. Penses-tu attirer la foule avec des combats de quatorze secondes ?

« Voyons, réfléchis un peu. Payer d’un dollar à cinq dollars pour quatorze secondes d’agrément… Toi, le premier, tu trouverais que c’est trop cher.

— Évidemment, approuva Pat. Je préférerais, en ce qui me concerne, aller à la pêche.

« C’est entendu. Désormais, ils en auront pour leur argent.

Les véritables sportsmen, aurait pu ajouter Stubener, n’étaient pas satisfaits davantage. Des combats si peu disputés ne leur disaient rien qui vaille. Ils s’amusaient du mot, désormais célèbre, de Kelly le Démolisseur et ne voyaient, dans ces surprenants et brefs triomphes de Pat, que reflet d’une veine extraordinaire. Au point de vue du métier, ils refusaient de le coter.

Un nouveau match fut donc, après cette entente, organisé par Stubener avec Pete Sosso, un boxeur portugais fixé en Amérique.

Il fut impossible au jeune Pat de se livrer, en vue de cette rencontre, à un entraînement préalable.

Un triste devoir l’avait, en effet, rappelé chez lui. Le vieux Pat, qui souffrait d’une maladie de cœur, était mort subitement et son fils avait dû partir, pour l’ensevelir.

De cette triste et longue course, et quelque diligence qu’il eût faite, Pat ne revint à San-Francisco que juste à point pour échanger ses vêtements de voyage contre le caleçon de boxeur.

On désespérait de le voir arriver et, le temps qu’il soufflât un peu et se déshabillât, le public dut attendre un bon quart d’heure.

Stubener, durant ce bref délai, avait, d’une façon plus pressante, renouvelé ses recommandations.

— Joue raisonnablement, avait-il dit. Attends, pour le battre, le dixième ou douzième round.

Pat obéit.

Il lui eut, pourtant, été facile de mettre incontinent Sosso hors de combat. Mais il n’en fit rien. Ce fut une jolie exhibition et les spectateurs furent ravis.

Les attaques en tourbillon de Sosso, ses feintes, ses reculs et ses bonds exigeaient de Pat, en se prolongeant, une attention qui ne lui était pas habituelle. Il avait grand mal à ne pas écoper.

Pendant chaque repos, Stubener le félicitait chaudement de la maîtrise dont il faisait preuve, et tout se serait bien passé jusqu’au bout si, au quatrième round, Sosso n’eût mis en œuvre un de ses tours favoris.

Pat ayant, dans la mêlée, appliqué un crochet des plus mesurés sur la mâchoire de Sosso, celui-ci, à sa grande surprise, laissa tomber ses mains, roula des yeux blancs et, fléchissant sur ses jarrets, donna l’impression qu’il était « groggy ».

Quoi ? pensait-il. Son adversaire allait, pour si peu, s’écrouler ? C’était invraisemblable.

Il laissa lui-même tomber ses bras, en observant Sosso, qui trébuchait.

Celui-ci toucha presque le sol, puis se redressa aussitôt et fonça de l’avant, en biaisant.

Pour la première fois et la dernière, dans sa carrière de boxeur, Pat n’était pas sur ses gardes.

Avant qu’il eût pu se garer ou s’écarter, il recevait sur la mâchoire le poing du Portugais. Et le choc fut si formidable qu’il en grinça de toutes ses dents.

Une immense acclamation s’éleva dans la salle. Mais Pat ne l’entendit pas. Il ne vit que Sosso, debout devant lui, insolent et railleur, et nullement battu.

Il comprit alors la supercherie dont il avait été victime et une furieuse colère s’empara de lui.

Le coup reçu, si dur qu’il eût été, ne l’avait pas ébranlé. Il secoua la tête comme pour se débarrasser de la souffrance éprouvée, et rapidement se ressaisit.

La seconde d’après, il laissait s’avancer à nouveau son adversaire, qui se croyait déjà maître de la situation, et lui assenait simultanément un coup de son poing droit sur la mâchoire, un coup de son poing gauche sur le plexus solaire.

Sosso tomba.

Les médecins de service eurent fort à faire pour le ranimer. Une demi-heure y fut nécessaire. Onze points de suture furent alors pratiqués sur sa bouche.

Après quoi Sosso fut enfourné dans une voiture d’ambulance qui l’emporta au plus proche hôpital.

— Je suis navré, expliquait Pat à Stubener, d’avoir ainsi perdu mon sang-froid. Jamais plus, je le jure, cela ne m’arrivera.

« Père m’avait cependant bien mis en garde sur ce chapitre spécial. Pour n’être pas demeuré maître de lui quand il le fallait, il avait, me contait-il, perdu plus d’un combat au cours de sa carrière.

« Je ne m’oublierai plus désormais.

— Puisque tu le dis, je n’en doute point, répondit Stubener. Ma confiance en toi est totale.

« À quoi bon, d’ailleurs, t’irriter, puisque tu tiens d’avance tes adversaires ?

— Je les tiens en effet, affirma Pat, à tout instant, à toute seconde. Je puis les mettre knock-out dès qu’il me plaît.

« C’est une faculté innée et surprenante que je possède, père me le disait bien. Il y a chez moi, d’après lui, un synchronisme complet entre la conception de l’acte et l’acte lui-même, entre l’esprit et le muscle.

« J’en doutais autrefois. Mais le fait, maintenant, n’est plus contestable, »

Stubener buvait les paroles du jeune homme et entrevoyait, dans l’avenir, une accumulation de dollars susceptible de faire dresser, dans sa tombe, le vieux Pat Glendon.

— Très bien ! Parfait ! approuva-t-il. Et nous continuerons à régler d’avance le nombre de reprises de chaque combat.

« Tu te rencontreras, la fois prochaine, avec le Hollandais Volant. Pousse le match jusqu’au quinzième round. Ainsi le public pourra pleinement apprécier tes qualités, qu’il te sera loisible, de ton côté, de mettre en pleine valeur.

« Et tu triompheras, je n’en doute point, à l’heure fixée, exactement.

— Compris. Et si je manque à ma parole, je m’engage à ne plus ouvrir désormais un volume de Longfellow[1]. Pour une punition, c’en sera une !

— À ton aise ! Mais tu sais, ces balivernes me laissent indifférent.

Pat émit un profond soupir. Et il songea à l’institutrice aux cheveux roux qui le pourchassait jadis, jusque dans les bois, un livre de poésie à la main.

V


— Où vas-tu ? interrogea Stubener étonné, en regardant sa montre.

La main déjà posée sur le bouton de la porte, Pat fit halte et se retourna.

— À l’Université, répondit-il. Un des professeurs donne, ce soir, une conférence sur Browning[2].

« Or, Browning est un auteur fort délectable, mais un peu obscur parfois et qui, pour être bien compris, a besoin d’être expliqué.

— Sapristi ! s’exclama Stubener, horrifié. C’est ce soir même que tu te rencontres avec le Hollandais Volant. L’aurais-tu, par hasard, oublié ?

— En aucune façon. Mais je ne parais sur le ring qu’à dix heures. La conférence se termine à neuf heures un quart. J’ai tout le loisir nécessaire.

« Tu peux, d’ailleurs, venir me chercher dans ton auto si tu crains que je ne sois en retard.

Stubener haussa les épaules d’un air désolé, et se résigna.

— Tu devrais, au contraire, observa Pat, être heureux de trouver en moi un homme capable d’assister à une conférence littéraire, le soir même où il se bat.

« Père disait toujours que les heures immédiates qui précèdent une rencontre sont, pour un champion, les plus pénibles à passer.

« L’attente dans le vide est nocive au suprême degré. En se tournant les pouces, on use ses forces et son courage.

— Va, mon garçon. Peut-être as-tu raison.

Et tandis que, ce soir-là, Pat jouait consciencieusement ses quinze rounds, Stubener se demandait, amusé, ce que pourrait bien penser cette salle de sportsmen si on lui apprenait que le jeune et magnifique champion, qui la faisait palpiter, sortait tout chaud d’une conférence sur Browning.

Le Hollandais Volant était renommé pour son ardeur dans la lutte. Sans se lasser jamais, il prenait toujours l’offensive.

Infatigable, il balançait et faisait tournoyer ses bras comme des fléaux, sautait et bondissait de droite et de gauche autour de son adversaire, qu’il enveloppait, en quelque sorte, d’une fusillade ininterrompue de ses poings.

D’où le sobriquet qui lui avait été donné.

Plus encore qu’avec Sosso, Pat éprouvait quelque difficulté à se garer et à retenir ses propres coups.

Mais l’assaut forcené qu’il subissait constituait pour lui un admirable entraînement et, somme toute, ne lui déplaisait pas.

Il encaissait bien un peu de temps à autre, mais des coups sans gravité.

— Penses-tu l’avoir quand l’instant sera venu ? lui murmurait anxieusement à l’oreille Stubener, à chaque repos.

— Maintenant ou tout à l’heure, j’en suis certain.

— Bon. Laisse aller, en ce cas.

Au quatorzième round, encouragé par les applaudissements frénétiques du public, le Hollandais Volant se surpassa.

Sous l’avalanche déchaînée des poings qui s’abattirent sur lui, Pat demeura impassible, sans une riposte, et se contentant de parer si habilement que, pas une seule fois, il ne fut touché.

Les spectateurs du premier rang virent nettement de quoi il retournait et apprécièrent à sa valeur le jeu ironique de Pat.

Mais ceux qui occupaient les travées supérieures ne saisirent point. Pas un instant ils ne doutèrent que Pat reçût une formidable peignée et ils ne cessaient de pousser, en l’honneur du Hollandais, de sauvages hurlements.

Aussi leur stupeur ne connut-elle plus de bornes quand ils virent, au terme du round. Pat, nullement en bouillie, regagner tranquillement son tabouret, d’un pas ferme.

— Maintenant l’heure est venue ! dit Stubener à son poulain. Tu vas l’abattre ?

— En dix secondes.

Le gong résonna et Pat se mit fièrement sur ses pieds.

Il n’y eut personne qui ne comprit, dans la salle, qu’il allait désormais, et pour de bon, s’occuper de son adversaire.

Le Hollandais Volant comprit, lui aussi. Un vague malaise s’empara de lui et, en marchant vers Pat, il parut visiblement hésiter.

Les deux hommes se rencontrèrent au centre du ring, prêts au combat et, pendant une fraction de seconde, mutuellement ils se dévisagèrent.

Puis le Hollandais, en un saut fantastique, bondit sur Pat qui, avec l’exactitude d’un chronomètre, l’arrêta net dans son élan, d’un coup merveilleusement précis, et l’envoya rouler par terre.

C’est de ce jour-là que Pat commença son ascension réelle vers la gloire.

Les sportsmen le prirent en considération. Non, ses précédentes victoires n’avaient pas été de simples coups de chance. Avant de triompher, il s’était longuement et superbement défendu. Avec sa taille de géant, il irait loin.

Les reporters des journaux sportifs affirmèrent qu’il devait maintenant ne plus s’attarder à regarder en arrière, mais se mesurer hardiment avec les grands maîtres du ring.

Avis en était donné à son manager, et qu’il se pressât d’organiser les sensationnelles rencontres que tout le monde attendait ! Un astre nouveau s’était révélé. Ne l’avait-il pas compris ?

C’est à ce moment que Stubener dévoila le fameux secret. Son fameux poulain n’était autre que le propre fils du vieux Pat Glendon, l’ancien héros du ring.

L’admiration universelle pour « Pat le jeune » s’en accrut et les reporters écrivirent, sur cette brillante hérédité, des articles étincelants.

Successivement, Pat combattit et mit knock-out Ben Menzies, Rege Rede, Ernest Lawson et Bill Tarwater.

Ce fut l’affaire de plusieurs mois. Car il fallut beaucoup voyager pour ces quatre rencontres, qui eurent lieu à Goldfield, à Denver, dans le Texas et à New York.

Des combats de cette envergure nécessitaient, en outre, des préliminaires assez compliqués, les champions qui étaient défiés demandant eux-mêmes le temps nécessaire à un entraînement suffisant.

Au cours de la seconde année, ces mêmes voyages se renouvelèrent et Pat battit, l’un après l’autre, la demi-douzaine de boxeurs qui occupaient l’avant-dernier échelon de l’échelle des poids lourds, au sommet de laquelle Jim Hanford se tenait solidement planté.

Ce fut d’abord Will King, que Pat, toujours flanqué de Stubener, dut aller chercher en Angleterre.

Puis Tom Harrison. Les deux hommes firent, à sa poursuite, presque le tour du globe et le joignirent en Australie, où Pat le défit au jour, justement, du Boxing-Day.

Les bourses devenaient de plus en plus fortes.

Pat recevait maintenant de vingt à trente dollars par soirée. Sans compter les grosses sommes que, pour les films pris par elles, versaient les sociétés cinématographiques.

Stubener prélevait, sur ses gains, son pourcentage légal, que lui avait reconnu le contrat rédigé par le vieux Pat.

Et tous deux, malgré les inévitables dépenses qu’il fallait défalquer du bénéfice net, devenaient des gens riches.

Stubener plaçait son argent en immeubles, aux multiples étages, qui faisaient, à San-Francisco, merveilleuse figure. Et Pat s’étonnait de voir croître, au-delà, lui semblait-il, de la sienne propre, la fortune de son manager.

Certains syndicats de parieurs, avec qui Stubener était mystérieusement en rapport d’affaires, auraient pu lui expliquer cette anomalie.

Il y avait aussi les pots-de-vin versés en sous main par les compagnies concurrentes de cinémas et dont Pat ne touchait pas un maravédis.

Le jeune homme ignorait totalement les dessous pourris du ring et Stubener s’appliquait soigneusement à maintenir son innocence.

Ce qui, au surplus, n’était pas bien difficile. Sur toutes les questions d’argent, Pat s’en rapportait entièrement à lui.

Timide de sa nature, il ne se mêlait pas au monde sportif.

Ses entraîneurs avaient, d’autre part, reçu de Stubener l’ordre impérieux de ne point bavarder avec lui de choses étrangères à leurs fonctions. Et si le glorieux champion était interviewé par un reporter, c’était toujours en présence du même Stubener, qui dirigeait à son gré l’entretien.

Il advint pourtant, peu de temps avant sa rencontre avec Henderson, que Pat, tandis qu’il était seul, fut accosté par un inconnu, dans un des couloirs de l’hôtel où il logeait.

Le quidam lui chuchota furtivement à l’oreille une offre de mille dollars s’il consentait à lui révéler à quel round il mettrait son adversaire knock-out.

Heureusement pour son interlocuteur, Pat contint sa colère. Il se contenta de hausser les épaules et passa son chemin.

Puis il alla conter l’histoire à Stubener, qui lui répondit :

— Le type qui t’a interpellé est un farceur. Il a voulu se moquer de toi.

Dans les yeux bleus de Pat, Stubener vit luire un éclair d’indignation. Il poursuivit :

— Se moquer de toi… ou pis, peut-être. Si tu avais écouté le bonhomme, celui-ci n’eût pas manqué d’en faire toute une histoire dans les journaux, et tu étais fini. C’était là un moyen comme un autre de te « tomber ».

« Ces tractations, d’ailleurs, n’ont plus cours aujourd’hui. Jadis, évidemment, de pareilles malpropretés étaient tacitement admises. Mais à cette heure, pas un champion, pas un manager ne les risquerait.

« Les boxeurs sont d’aussi honnêtes gens que les joueurs de tennis ou de football. Leur loyauté est au-dessus de tout soupçon.

Tandis qu’il articulait fortement, avec une apparente conviction, ces belles paroles, Stubener n’ignorait pas que la rencontre en question, réglée entre Pat et lui à douze rounds, de concert avec une société de cinéma, ne saurait de toute façon être poussée au-delà de la quatorzième reprise.

D’énormes paris avaient été clandestinement engagés sur ce dernier chiffre, avec l’approbation intéressée d’Henderson, qui avait promis de ne pas durer plus longtemps.

Pat, demeuré à souhait candide et naïf, ne poussa pas plus loin l’entretien.

Il oublia l’incident qui l’avait provoqué et, à ses moments perdus, s’adonna, en guise de distraction, à une nouvelle marotte : la photographie en couleurs.

C’était, à ses yeux, un compromis avec l’art de peindre, qui le tentait beaucoup, mais qui dépassait ses capacités.

Il acheta un appareil ad hoc, se procura tous les livres qui traitaient des divers procédés en usage et, durant des heures entières, s’enferma dans la chambre noire, en compagnie d’une lanterne rouge.

Jamais champion ne s’était comme lui, tenu à l’écart du monde de la boxe.

Si quelqu’un tentait d’engager avec lui la conversation, un « oui » ou un « non » étaient toutes ses réponses.

Aussi fut-il universellement traité d’homme insociable, incapable d’échanger quatre paroles avec son prochain.

La presse le dépeignit comme un taureau stupide, un animal tout en muscles et sans cerveau, et un reporter, complètement ignorant de sa psychologie intime, beaucoup plus fine et compliquée que ne le supposait le vulgaire, lui conféra spirituellement le sobriquet de « Brute des Cavernes ».

Les confrères applaudirent en riant, firent leur ce nouveau surnom et celui-ci fut, dès lors, manifestement accolé au nom de Pat Glendon.

Souvent même, la Brute des Cavernes, en lettres majuscules, servait de titre unique à un article de journal ou de légende à une photographie. Il n’était personne pour ignorer quelle était cette brute.

Pat s’en irrita secrètement. Mais il garda pour lui ses réflexions, devint, si c’était possible, plus renfrogné encore que par le passé et prit davantage en grippe journaux et journalistes.

En revanche, il commençait à se passionner au métier qu’il exerçait.

Les champions qu’on lui opposait étaient triés sur le volet et constituaient une élite. La victoire n’était plus aussi aisée et chaque combat comportait une part d’inconnu.

Il arriva que, dans certaines rencontres, il lui fut impossible d’abattre son adversaire au round arrêté par Stubener.

Ainsi advint-il avec Sulzberger, un colosse allemand, qu’il ne put avoir au dix-huitième round, qu’il rata encore au dix-neuvième et dont il ne réussit, qu’au vingtième, à briser la garde déconcertante.

Il maintint intacte, cependant, sa supériorité, grâce à la vie sobre, exempte de toute débauche, qu’il continuait à mener, se conservant chaste et ne buvant jamais d’alcool.

Plus heureux que son père, il n’écopa d’aucun accident, ne se foula jamais aucun membre et ne se brisa jamais la moindre phalange.

Stubener continuait à se frotter les mains en voyant la passion du ring croître chez son poulain, qui ne parlait plus maintenant de s’en retourner dans ses montagnes quand il aurait, contre Jim Hanford, décroché le championnat du monde.

VI


Entre Pat et Jim Hanford, il ne restait à éliminer que quatre autres candidats au titre envié : Kid MacGrath et Jack MacBride de Philadelphie, qui furent heureusement battus au cours des six mois qui suivirent ; Nat Powers et Tom Cannam, qui demeuraient les derniers.

Tout aurait continué à marcher droit comme par le passé, si Stubener n’avait accepté de laisser interviewer Pat Glendon par le Courrier-Journal de San-Francisco.

Le reporter envoyé était une femme, une jeune fille du monde, de la meilleure société, qui s’était lancée dans le journalisme et signait ses articles « Maud Sangster ».

Ce n’était point là un pseudonyme, mais son nom véritable.

Les Sangster constituaient une famille fort connue dans la ville et riche à millions.

Celui qui l’avait fondée, le vieux Jacob Sangster, était parti de rien. Il avait, dans sa jeunesse, mis un beau jour sa couverture roulée sur son épaule et, au petit bonheur, s’en était allé droit devant lui.

Il avait, dans le ranch, débuté comme valet de ferme.

Puis, ayant amassé un petit pécule, il s’était remis en route et avait finalement, dans l’État de Nevada, découvert un gisement de borax.

Il en avait, sans tarder, commencé l’exploitation, dont il expédiait le produit à l’aide de chariots tirés par des mules.

Le gisement s’était révélé inépuisable et les bénéfices croissant sans cesse, il construisit ensuite, à ses frais, une ligne de chemin de fer, qui centupla le trafic.

Jacob Sangster gagna des sommes folles et acquit, grâce à elles, pour les exploiter à leur tour, des centaines, puis des milliers de kilomètres de forêts, dans les États d’Oregon et de Washington.

Par la suite encore, il mêla la politique aux affaires, acheta des hommes d’État, des juges et des chefs de parti, et devint un puissant capitaine d’industrie.

Lorsqu’il mourut, gavé d’honneurs et plein de scepticisme sur l’honnêteté qui a cours sur cette terre, il laissait derrière lui un nom qui n’était pas sans tache et, à ses fils, quelque deux cents millions de dollars.

Ces fils étaient au nombre de quatre. Ils se prirent incontinent en une inexplicable haine et s’intentèrent mutuellement, pour la répartition de ce fantastique héritage et concernant la valeur comparée des biens qu’il englobait, des tas de procès, où toutes les influences furent mises en jeu et dont la Californie s’amusa durant toute une génération.

Le plus jeune des fils, Théodore Sangster, était le plus honnête du quatuor. Le plus romanesque, si vous préférez.

Un jour vint où il eut honte de l’infamie paternelle, qu’il tenta de racheter par tous les moyens en son pouvoir.

Il vendit ses écuries de courses et consacra la majeure partie de sa fortune à lutter contre les trusts, les accapareurs et tous les exploiteurs du peuple.

Maud Sangster était sa fille aînée.

Elle était fort jolie, comme tous les spécimens du beau sexe dans cette famille.

Sans doute avait-elle hérité aussi, de sa race, du goût de l’aventure. Car aussitôt devenue femme, elle avait accompli quantité de prouesses réservées d’ordinaire au sexe fort et qui, étant donné sa fortune, ne s’étaient pas autrement imposées à elle.

Parti souhaitable entre dix mille, elle était demeurée célibataire. De ses séjours en Europe elle n’avait rapporté pour mari aucun comte, ni aucun duc et tous les prétendants qui, parmi la riche société qu’elle fréquentait en Amérique, avaient brigué sa main, avaient été pareillement éconduits.

Elle raffolait des sports de plein air, était championne de tennis et les petites gazettes hebdomadaires, qui ont pour spécialité de colporter tous les potins mondains, étaient bourrées de ses excentricités.

C’est ainsi qu’elle avait parié de couvrir à pied, en une seule étape, le long trajet de San-Mateo à San-Francisco. Et elle avait gagné.

Elle avait provoqué encore une notable sensation en prenant part à une partie de polo, mêlée à une équipe d’hommes. Et dans le Quartier Latin de San-Francisco, elle s’était plu, en un contraste original, à ouvrir un studio d’art.

Ces divertissements, de surcroît, n’avaient été chez elle que passagers et ne lui avaient toujours pas fourni l’occasion de rencontrer le mâle auquel on soumet joyeusement son indépendance.

Finalement, elle avait mis le comble à ses méfaits sociaux en quittant, un beau jour, la maison paternelle et en s’engageant comme reporter au Courrier-Journal de San-Francisco.

Elle y débuta à vingt dollars par semaine et ses appointements montèrent rapidement à cinquante dollars.

Elle s’occupait principalement de la rubrique musicale et dramatique, mais ne dédaignait point, parfois, les reportages de presse, s’ils promettaient d’être intéressants.

C’est ainsi qu’elle obtint de Pierpont Morgan une interview fameuse que n’avaient pu décrocher les as les plus réputés du journalisme.

À la Porte d’Or, qui est le goulet donnant accès à la baie de San-Francisco, elle descendit en scaphandre au fond de la mer et s’éleva dans les airs avec Rood, l’homme-oiseau, qui essayait victorieusement une des premières machines volantes.

Pour une sportive, loin de ressembler à quelque cow-boy, Maud Sangster n’en était pas moins demeurée entièrement femme.

Ses traits étaient fins et délicats. Elle avait la peau du visage pareille à du satin, des yeux gris d’une grande douceur, des mains mignonnes, merveilleusement effilées. La taille, moyenne, était onduleuse et souple. Et l’esprit n’était pas moins raffiné.

Ce fut elle-même qui se proposa pour aller interviewer Pat Glendon.

Elle n’avait jamais pris contact avec aucun champion de boxe. Sauf une fois, où elle s’était croisée, dans un bar, avec Bob Fitzsimmons, qui y paradait en habit de soirée. Rencontre totalement dénuée d’intérêt.

La réputation de Pat Glendon, dont tout le monde parlait, éveilla sa curiosité. Quel pouvait bien être cet homme ? La psychologie de la « Brute des Cavernes » valait d’être étudiée de près.

D’après ce que partout on écrivait de lui, ce type étrange ne pouvait être qu’un monstre stupide, quelque animal de la jungle, morose et brutal, qui n’avait pour lui que sa force incomparable.

Les portraits de Pat, qui se voyaient aux vitrines, montraient, en revanche, un visage poupin, qui n’annonçait rien de féroce, bien au contraire. Mais les muscles énormes du torse et des bras répondaient à cette réputation de sauvage bestialité.

Au fond de ces bizarres contradictions, qu’y avait-il exactement ? Voilà ce qu’il était intéressant de tirer au clair.

Accompagnée d’un photographe du Courrier-Journal, Maud Sangster se rendit donc au quartier d’entraînement de Cliff-House, à l’heure indiquée par Stubener.

Pat était enfoncé dans un fauteuil, l’une de ses grandes jambes pendantes sur un des bras du siège. Il tenait d’une main les Sonnets de Shakespeare, retournés sur son genou, et fulminait contre les mœurs inconvenantes des femmes d’aujourd’hui.

L’instant était mal choisi et, lorsque Stubener lui annonça l’arrivée de Maud Sangster, il s’irrita violemment.

— De quoi, demanda-t-il, cette pécore vient-elle se mêler ? Voilà maintenant que les femmes s’occupent de la boxe et des boxeurs. Les hommes sont déjà d’une incompétence totale en la matière.

« Qu’elles aillent donc plutôt tenir leur intérieur. Je ne suis pas un phénomène, une bête curieuse. Qu’elle me fiche la paix !

— Cette femme, expliqua Stubener, n’est pas semblable aux autres. Tu as certainement entendu parler des Sangster ?

Pat fit un signe de tête affirmatif.

— Eh bien, la femme en question appartient à cette riche et célèbre famille. Son vieil homme de père vaut cinquante millions de dollars comme un sou.

« Elle aurait pu, s’il lui avait plu, parader orgueilleusement dans les salons les plus huppés. Pas du tout. Elle a préféré travailler pour gagner sa vie.

— Singulière idée ! Elle a pris, dans le journal où elle opère, la place de quelque pauvre diable. Pourquoi cela ?

— Elle y a été contrainte, car elle s’est brouillée avec son paternel pour des raisons qu’il serait trop long de t’exposer. Elle a quitté le somptueux logis familial et s’est trouvée, du jour au lendemain, sur le pavé.

« Elle a, je t’assure, un réel mérite et c’est quelqu’un de tout à fait intéressant.

— S’il en est ainsi, c’est différent… approuva Pat.

— Elle n’exerce pas seulement le métier de reporter, renchérit Stubener. Elle s’adonne, comme toi, à la poésie et a publié un volume de vers. Ce que tu n’as pas fait.

« Elle écrit également pour le théâtre et une de ses pièces a connu un succès plus qu’honorable.

« C’est pour toi, crois-m’en, un véritable honneur qu’elle ait songé à venir t’interviewer. Elle ne te rasera nullement, j’en suis persuadé.

« Je serai là, d’ailleurs, et t’aiderai dans tes réponses, s’il est nécessaire. Pour une fois, sors de ta coquille et deviens homme du monde !

« Il faut, au surplus, te résigner à ces interviews. C’est pour nous deux une publicité gratuite, que rien ne peut remplacer. Elle aguiche le public, attire la foule, et c’est la foule qui fait les bonnes recettes.

— Je ne veux pas te contrarier, acquiesça Pat. Introduis-la.

Il retira sa jambe du bras du fauteuil, posa sur la table voisine les Sonnets de Shakespeare, prit une pose décente, et lorsque Stubener s’en revint, en compagnie de Maud Sangster, Pat paraissait plongé dans la lecture d’un article de journal, qu’il avait empoigné.

Il leva les yeux vers la jeune femme et leurs regards se croisèrent.

Il y eut un choc mental. Ses yeux gris pénétrèrent au fond des yeux bleus, et les yeux bleus au fond des yeux gris.

Une lueur soudaine et triomphale illumina les quatre prunelles, comme si, longtemps, elles s’étaient cherchées et rencontrées enfin.

Cela dura le temps d’un éclair. Maud Sangster reprit, la première, la maîtrise d’elle-même et ce fut avec simplicité qu’elle tendit la main à Pal, qui s’était mis debout.

Une minute durant, il retint la fine main dans la sienne. Sans qu’il s’en rendît compte exactement, il lui paraissait avoir soudain devant lui la femme idéale dont son père lui avait jadis parlé.

— Celle-là, quand tu la rencontreras, avait dit le vieux Pat Glendon, ne la laisse pas échapper…

Maud Sangster n’était pas moins troublée. Quoi, c’était la « Brute des Cavernes » qu’elle avait devant elle ? Elle ne pouvait le croire.

— Voulez-vous me rendre ma main, monsieur Glendon ? dit-elle en souriant. J’en ai réellement besoin, je vous assure.

Pat laissa tomber, d’un geste brusque et maladroit, cette main qu’il pressait inconsciemment, et son visage s’empourpra.

Mais il continua à fixer, comme en extase, les yeux étranges qui le fascinaient.

Ce fut Stubener qui mit fin, prosaïquement, à cette double béatitude.

— Vous le voyez, dit-il, par vous-même, miss Sangster, mon champion est en excellente forme.

« N’est-il pas vrai, Pat ? Jamais tu ne t’es senti plus sûr de toi.

Dérangé de son rêve, Pat fronça les sourcils d’un air maussade et ne répondit pas.

— Il y a longtemps, déclara gentiment Maud Sangster, que je désirais vous connaître, monsieur Glendon.

« Je n’entends rien, d’ailleurs, je vous le dis franchement, au métier que vous exercez, et si je lâche quelque bourde, il faudra m’excuser.

« C’est promis, n’est-ce pas ?

— Le plus simple serait peut-être, proposa Stubener, que vous le voyiez en action. Je vais faire venir un de ses entraîneurs et, tandis qu’ils se battront, c’est moi qui parlerai.

— Je n’accepte pas, grogna rudement Pat Glendon, d’une voix rauque.

« Miss Sangster peut me poser toutes les questions qui l’intéressent. Je ne suis pas un idiot, j’imagine, et saurai répondre congrûment.

La conversation s’engagea, Stubener s’obstinant à la diriger à son idée, ce qui avait pour unique résultat d’irriter Maud Sangster et Pat pareillement, qui ne répondait que par monosyllabes.

La jeune femme n’en étudiait pas moins, avec une attention passionnée, la physionomie si originale qu’elle avait devant elle, ces yeux d’un bleu clair, d’un écartement si parfait, ce nez légèrement aquilin, où s’esquissait le bec de l’aigle, ces lèvres d’un pur dessin, dont la courbe souple trahissait une douceur virile, exempte, dans son énergie même, de toute bestialité.

Les descriptions, données dans les journaux, de cette déconcertante personnalité, n’étaient incidemment que fantaisie absolue. La « Brute des Cavernes » était inventée de toutes pièces. Voilà qui était certain.

Maud Sangster se trouvait beaucoup plus embarrassée pour engager l’interview proprement dite, ayant trait au jeu du ring. Elle-même n’avait-elle pas avoué que la question était hors de sa compétence ?

Dès qu’elle se risquait sur ce chapitre, Stubener intervenait, pour la reprendre aussitôt et lui couper la parole.

— Simplifions les choses, monsieur Glendon, voulez-vous ? dit-elle enfin, un peu honteuse.

« Pourquoi vous êtes-vous, un jour, adonné à la boxe ? Est-ce l’appât du gain qui a agi sur vous ? Ou cela fut-il, chez vous, une vocation irrésistible ? Éprouvez-vous un réel plaisir à vous battre ?

Le bavard Stubener tenta, une fois encore, de répondre pour Pat. Mais celui-ci ne le laissa pas faire et trancha brusquement :

— Le métier, dit-il, me parut, au début, totalement dénué d’intérêt. Trop facilement je mettais bas les adversaires qui m’étaient opposés.

« Quand je me trouvai aux prises avec des champions dignes de moi, qui exigeaient, pour que j’en vinsse à bout, un sérieux effort, je me sentis… Comment dire ?

— Piqué au jeu… suggéra Maud Sangster.

— C’est bien cela. Piqué au jeu. Alors je m’intéressai vraiment aux luttes engagées. Pas autant, cependant, qu’on pourrait le croire.

« Chaque bataille demeure un jeu, en réalité. Un jeu où je dois conduire avec attention mon esprit et mes muscles. Mais la victoire finale ne fait, pour moi, aucun doute.

— Exact ! Très exact ! s’écria Stubener. Mon poulain est invincible.

— Et c’est justement cette certitude de toujours gagner qui m’enlève le grand frisson du combat.

— Peut-être l’éprouveras-tu un brin quand tu te mesureras avec Jim Hanford, dit le manager.

Pat se contenta de sourire.

— Précisez un peu vos impressions, insista, pressante, Maud Sangster. Elles doivent tout de même varier suivant vos adversaires ?

— Je crois inutile de vous parler de toutes ces choses. Il ne manque pas d’autres sujets sur lesquels vous et moi pourrions nous entretenir avec plus de profit. Par exemple…

— C’est cela ! s’écria-t-elle. Parlons de vous. La personnalité intime de l’homme du jour, voilà ce qui, à mon sens, constitue le côté le plus passionnant d’une interview.

Mais Pat demeura silencieux et Stubener s’égara dans une comparaison de poids et de dimensions entre son champion et Sandow, le terrible Turc, Jeffries, et autres pugilistes modernes.

Ces données ne passionnaient guère Maud Sangster, qui ne tarda pas à manifester son ennui. Ses yeux tombèrent par hasard sur les Sonnets de Shakespeare. Prenant le livre, elle jeta un coup d’œil interrogateur à Stubener,

— Il appartient à Pat, expliqua-t-il. Il raffole de toutes ces balivernes, photographie en couleurs, salons de peinture et tout ce qui touche l’art en général. Mais, pour l’amour de Dieu, n’en soufflez pas un mot dans votre article. Cela suffirait pour ruiner sa réputation.

Elle lança à Glendon un regard étonné qui le mit mal à l’aise. Mais au fond elle trouvait délicieux que ce jeune athlète, au corps de géant, un des rois des cogneurs, s’intéressât à la poésie, à la peinture et à la photographie en couleurs.

Sa timidité même était due non à la stupidité, mais à une extrême sensibilité. Les Sonnets de Shakespeare dans les mains de ce boxeur ! Quel sensationnel sujet d’enquête ! Elle se disposait à l’interroger, mais Stubener lui en enleva l’occasion en débitant de nouveau ses sempiternelles statistiques.

Après la découverte du livre des « Sonnets », l’attraction qu’il avait exercée sur Maud Sangster la troubla de nouveau. La stature magnifique de Pat, son visage régulier, ses lèvres pures, ses yeux au regard clair, son front large et découvert, l’impression de santé physique et morale qui se dégageait de toute sa personne, tout cela attirait la jeune fille vers lui. Jamais un homme n’avait jusque-là produit sur elle une pareille séduction.

Cependant, l’esprit préoccupé par certaines rumeurs circulant la veille encore dans les bureaux de rédaction du Courrier-Journal, elle fît dévier l’entretien sur une question scabreuse.

— Vous avez raison, lui dit-elle. Nous devrions aborder des sujets plus sérieux. Je désirerais précisément connaître votre avis sur un point qui m’a toujours rendue perplexe. Me permettez-vous d’aller jusqu’au bout de ma pensée ?

Pat acquiesça de la tête.

— Même si je suis très franche ? brutalement franche ?

Nouveau geste affirmatif du jeune boxeur.

— Eh bien, voici. J’ai souvent entendu parler de boxe et de paris et, sans m’y passionner outre mesure, j’ai cru discerner qu’on s’y livrait à pas mal de tricheries. Pourtant, quand je vous regarde, il me semble impossible que vous puissiez vous prêter à de telles malhonnêtetés. J’admets qu’on aime le sport pour lui-même et pour le gain qu’il vous rapporte, mais je n’arrive pas à comprendre…

— Ne cherchez pas à comprendre, interrompit Stubener, tandis que Pat esquissait un sourire. Tous ces combats réglés d’avance, tout ce chiqué dont on parle sont de vulgaires histoires de brigands. Il n’y a rien de fondé dans ces racontars, croyez-moi, miss Sangster. Et maintenant, laissezmoi vous raconter comment j’ai découvert M. Glendon. Un jour, je reçus une lettre de son père…

Maud Sangster, s’obstinant à poursuivre son sujet, s’adressa directement à Pat.

― Écoutez-moi, monsieur Glendon. Je veux vous citer un cas particulier, en l’espèce un combat de boxe qui eut lieu voilà quelques mois. Le nom des adversaires m’échappe pour l’instant, mais peu importe. Un des rédacteurs du Courrier-Journal me confia qu’il comptait toucher la forte somme. Remarquez, je vous prie, qu’il n’espérait pas seulement gagner : il en avait la certitude. Il avait l’intention de miser sur le nombre de rounds, à savoir dix-neuf, ajouta-t-il.

« Cette conversation avait lieu la veille du match. Le lendemain, mon confrère m’annonçait triomphalement qu’il avait gagné et appuyait sur le fait que le combat s’était terminé exactement au dix-neuvième round.

« J’avoue que je n’en pensai ni bien ni mal, le ring ne m’intéressant guère à cette époque. N’empêche que mes vagues soupçons sur les louches combinaisons de la boxe se trouvèrent pleinement confirmés. Vous voyez donc qu’il ne s’agit pas là de contes en l’air !

— Je sais à quel combat vous faites allusion, dit Glendon. Le match se disputait entre Owen et Murgweather. En effet, il a duré dix-neuf rounds, n’est-ce pas, Sam ? Mlle Sangster vient de nous dire que ce round final était connu la veille, qu’as-tu à répondre là-dessus, Sam ?

— Comment veux-tu que je t’explique pourquoi un homme tire un bon numéro à la loterie ? répliqua évasivement le manager en se creusant la cervelle pour essayer d’y dénicher des arguments plus convaincants.

« Voici, d’ordinaire, comment la chose se produit : à force d’étudier les méthodes, le tempérament des boxeurs, les qualités des seconds, certains amateurs finissent par déterminer le nombre de rounds, comme d’autres prévoient les chevaux gagnants aux courses.

« Mais n’oubliez pas ceci : pour un homme qui gagne, il y a un perdant qui s’est trompé dans ses calculs. Mademoiselle Sangster, je vous le jure sur mon honneur, le chiqué et la tricherie… n’existent pas dans la boxe.

— Quelle est votre opinion, monsieur Glendon ? demanda-t-elle.

— La même que la mienne, s’empressa d’ajouter Stubener. Il sait que mes paroles expriment la pure vérité. Jamais lui-même n’a livré de combat qui ne fût loyal. N’est-ce pas vrai, Pat ?

— Oui, c’est vrai, affirma Pat.

Chose étrange, Maud Sangster fut convaincue qu’il était sincère.

Elle se passa la main sur son front pour chasser le mauvais soupçon qui, tout à l’heure, avait assombri son cerveau comme d’un nuage.

— Écoutez-moi encore, reprit-elle. Hier soir, le même rédacteur m’a annoncé que, pour votre prochain match, le round final était fixé d’avance.

Stubener commençait à s’affoler, mais son poulain vint à la rescousse.

— Ce type-là est un menteur ! éclata la voix de Pat.

— Il n’a tout de même pas menti en ce qui concerne l’issue de l’autre combat ! répliqua-t-elle d’un petit air de défi.

— Alors, à quel round doit se terminer ma rencontre avec Nat Powers, selon votre journaliste ?

Sans donner à Maud le temps de répondre, le manager intervint comme un bolide :

— Je t’en prie, Pat, n’insiste pas. Ne comprends-tu donc pas qu’il s’agit là d’un ramassis de potins ! S’il fallait croire tout ce qu’on entend dire sur le ring, où en serions-nous, bon Dieu ! Poursuivons plutôt l’interview.

Glendon feignit de ne point prêter attention aux paroles de son manager, dont les yeux, perdant leur bleu tendre, devinrent durs et agressifs.

Maud Sangster venait de provoquer une discussion orageuse dont le résultat dissiperait sûrement tous ses doutes.

Elle frissonna au son de la voix de Pat et devant la force de son regard. Voilà au moins un gaillard capable de maîtriser la vie et d’en tirer la quintessence !

— À quel round doit se terminer mon match ? réitéra Glendon.

— De grâce, Pat, ne fais pas l’imbécile ! supplia Stubener.

― Je vous saurais gré de me laisser placer un mot, monsieur Stubener, dit Maud.

— Et moi je suis assez grand garçon pour parler seul avec Mlle Sangster, protesta Glendon. Fiche-nous la paix, Sam. Occupe-toi plutôt de ce que fait ce photographe de malheur.

Les deux hommes s’entre-regardèrent un instant, puis le manager se dirigea lentement vers la porte, l’ouvrit et se détourna pour écouter.

— Alors, quel nombre de rounds a-t-il dit ?

— Si je ne me trompe, répondit-elle d’une voix frémissante, je crois bien que c’est le seizième round.

La colère et la surprise montèrent au visage de Glendon. Le coup d’œil accusateur qu’il lança à son manager apprit à Maud que le coup avait porté juste.

La rage de Glendon était amplement justifiée. Lui et Stubener avaient décidé de terminer le match au seizième round, afin d’en donner au public pour son argent et de ne pas prolonger inutilement le combat.

Et voici qu’une journaliste, inconnue de lui jusqu’alors, lui citait ce même round !

Stubener se tenait toujours dans l’encadrement de la porte, pâle et prêt à s’écrouler, maintenant avec peine son équilibre.

— Je te reverrai plus tard, lui dit Pat. Sors et ferme la porte derrière toi.

Une fois la porte fermée, Maud et Pat demeurèrent en tête à tête. Pat Glendon, le visage inquiet, se taisait.

— Eh bien ? demanda Maud.

Il se leva de son siège, la domina de sa haute taille, puis se rassit, humectant ses lèvres de sa langue.

— Je vais vous apprendre ceci, prononça-t-il : le combat ne s’achèvera pas au seizième round.

Elle ne dit mot, mais son sourire sceptique et railleur blessa l’amour-propre du boxeur.

— Attendez et vous verrez, mademoiselle Sangster, continua-t-il. Vous ne tarderez pas à reconnaître que votre journaliste s’est fourré le doigt dans l’œil.

— Vous entendez par là qu’il y aura un changement au programme ? interrogea-t-elle, audacieuse.

Il frémit à ces paroles tranchantes.

— Je n’ai point pour habitude de mentir, dit-il sèchement, « même aux femmes ».

— Je l’admets volontiers. N’empêche que vous n’avez pas répondu à ma question. Vous allez peut-être me traiter de sotte, monsieur Glendon, mais que m’importe, à moi, que le match prenne fin à ce round-ci ou à celui-là, du moment qu’il est fixé et connu d’avance ?

— Je vais vous confier, à vous seulement, le numéro de ce round. Personne autre que vous ne le saura.

— On en dit autant d’un tuyau de courses, monsieur Glendon. Sachez que je ne suis pas aussi naïve que je le parais peut-être : je devine qu’il se passe ici quelque chose d’anormal. Pourquoi vous êtes-vous mis en colère au simple énoncé de ce round par moi-même ? Pourquoi vous en êtes-vous pris à votre manager ? Pourquoi, enfin, l’avez-vous prié de sortir ?

Pour toute réponse, Glendon marcha vers la fenêtre, comme pour regarder dehors, puis, se ravisant, il se tourna de profil. Sans même le regarder, Maud sentait qu’il étudiait son visage. Il revint à son siège et se rassit.

— Vous voulez bien m’accorder que je ne vous ai pas menti, mademoiselle Sangster, et vous ne vous trompez pas. Non, je n’ai pas menti !

Il s’interrompit, cherchant péniblement à exposer la situation.

« À présent, allez-vous croire ce que je vais vous dire ? Accepterez-vous la parole d’honneur d’un… boxeur professionnel ? »

Elle inclina gravement la tête, le fixant droit dans les yeux, et convaincue de sa sincérité.

— J’ai toujours combattu loyalement. Jamais je n’ai touché d’argent malhonnêtement gagné, jamais je n’ai essayé de tricher. Cela dit, vos propos de tout à l’heure m’ont profondément ébranlé, et je ne sais que conclure.

« Incapable, pour l’instant, de me former une opinion raisonnable, j’avoue néanmoins que cette histoire me paraît passablement embrouillée, et voilà ce qui m’intrigue, au fond. Stubener et moi avons discuté de ce match et décrété ensemble qu’il se terminerait au seizième round. Or, vous m’avez répété ce même nombre. Comment ce journaliste pouvait-il le savoir ? L’indiscrétion ne vient certes pas de moi. Stubener a dû bavarder… à moins que…

Il se tut quelques instants pour tenter de résoudre le problème.

— À moins que ce rédacteur n’ait réussi à lire dans notre pensée ? Cela me dépasse. En tout cas, j’ouvrirai l’œil, car je veux absolument tirer cette affaire au clair. Tout ce que je viens de vous dire est l’expression de la pure vérité, je vous le jure.

De nouveau il se leva et sa puissante stature domina la jeune fille, qui se mit également debout. Sa menotte fut saisie aussitôt par la vaste main du boxeur. Ils échangèrent tous deux un regard plein de franchise, puis leurs yeux s’abaissèrent inconsciemment sur leurs mains unies.

Jamais, jusque-là, Maud ne s’était si pleinement rendu compte de sa féminité. Le contraste entre ces deux mains — la main fine et fragile de la femme et celle, lourde et musclée, de l’homme — était frappant. Le premier, Glendon reprit la parole.

— On pourrait si facilement briser cette petite main là ! dit-il, et au même instant Maud sentit sa ferme poigne se relâcher avec la douceur d’une caresse.

Elle évoqua en son esprit la prédilection légendaire de ce vieux roi de Prusse pour les géants et, tout en retirant sa main, sourit devant cette association de pensées pour le moins incongrue.

— Je suis heureux que vous soyez venue me voir aujourd’hui, continua-t-il, puis il se hâta de fournir une explication que démentait la chaude admiration de son regard.

« Je veux dire… je vous remercie de m’avoir ouvert les yeux sur ces combinaisons plus ou moins louches.

— Votre ignorance me déconcerte, assura-t-elle. Comment, vous, un de nos plus célèbres champions, vous doutez encore que la boxe soit un vaste chiqué, alors que le dernier des profanes sait à quoi s’en tenir ? Je m’attendais naturellement à ce que vous fussiez au courant de toutes ces tricheries ; or, vous venez de m’en convaincre ; vous êtes aussi innocent à cet égard que l’agneau qui vient de naître. Vous êtes, sans conteste, fait d’une autre pâte que les autres boxeurs.

Pat Glendon hocha la tête.

— Vous venez sans doute de trouver la véritable clef de l’énigme. Voilà ce qui se passe quand on se tient à l’écart des boxeurs, des managers et autres sportifs. Parbleu ! il était si facile de me jeter de la poudre aux yeux ! Toutefois, il reste à savoir si l’on m’a réellement trompé, et j’en aurai d’ici peu le cœur net.

— Et vous supprimerez toutes ces honteuses coutumes ? demanda-t-elle, haletante, à demi persuadée qu’il pouvait décrocher la lune, s’il le voulait.

— Pas du tout. Je quitterai le ring. Si le jeu n’est pas franc, je ne veux plus rien savoir. Un fait reste certain : ma prochaine rencontre avec Nat Powers ne s’achèvera pas au seizième round, tenez-vous-le pour dit. Si le tuyau de votre journaliste contient quelque vérité, je les roulerai tous. Au lieu de mettre mon adversaire knock-out à la seizième reprise, je ferai durer le combat jusqu’à la vingtième, ou davantage. Prenez patience, vous ne perdrez pas pour attendre !

— Et je n’en soufflerai mot à mon confrère ?

Maud s’était levée, prête à partir.

— Gardez-vous-en bien ! S’il se contente de deviner le nombre de rounds, laissons-le courir sa chance. S’il trempe lui-même dans ces combines, eh bien, il méritera de perdre tous ses paris.

« Que ce petit secret demeure entre nous. Écoutez, voici mes intentions : je n’irai pas jusqu’à vingt rounds, je tomberai Nat Powers au dix-huitième.

— Je resterai muette comme un tombeau, assura-t-elle.

— Je voudrais vous demander un service, un immense service.

Les traits de Maud témoignant qu’elle acquiesçait d’avance, il poursuivit :

— Je suis certain que, dans votre article, vous ne ferez pas même allusion à cette histoire de truquage. Mais je désire davantage encore. Je vous prie de ne rien publier du tout.

Elle lui lança un vif coup d’œil de ses yeux gris et pénétrants, puis fut tout éberluée de sa propre réplique :

— Entendu. Non seulement ma copie ne paraîtra point, mais je n’en écrirai pas une ligne.

— Je le savais ! dit-il simplement.

Un instant, Maud fut peinée de ce qu’il n’ajoutât pas un mot de remerciement, puis aussitôt après sa déception se dissipa. Comprenant qu’il attachait un sens particulier à leur entrevue d’une heure, elle risqua cette question :

— Comment le saviez-vous ?

Glendon hocha la tête.

— Il me serait impossible de vous l’expliquer. Cette pensée m’est venue tout naturellement. D’ailleurs, il me semble que nous nous connaissons de longue date.

— Mais pourquoi ne laissez-vous point passer l’interview ? Comme le dit votre manager avec juste raison, cela constitue une publicité excellente !

— Je n’en doute pas, répondit-il lentement. Je crains seulement que cette publication ne brise le charme qui existe déjà entre nous. Je voudrais effacer de mon esprit le fait que je vous ai connue dans l’exercice de votre profession, et ne conserver de notre rencontre que le souvenir d’une conversation amicale entre homme et femme. Je me demande si vous saisissez bien le fond de ma pensée… en tout cas, voilà exactement ce que je ressens.

Tout en parlant, il enveloppait Maud d’un regard de tendresse. Elle se sentait subjuguée et étrangement mal à l’aise devant cet homme qu’on prétendait gauche et timide. Or, il s’exprimait plus nettement et de façon plus persuasive que la plupart des hommes, et Maud discernait dans ses propos une franchise pure et simple plutôt que d’adroits artifices. Il l’accompagna jusqu’à son automobile et, de nouveau, elle frissonna lorsqu’il lui tendit la main et prit congé.

— Je vous reverrai quelque jour prochain, lui dit-il. J’y tiens essentiellement. J’ai l’impression que le dernier mot n’a pas été prononcé entre nous.

Comme la voiture s’éloignait, Maud éprouvait un sentiment identique. Elle reverrait encore ce déconcertant Pat, ce roi des faiseurs de bleus, cette « Brute des Cavernes ».

De retour dans la salle d’entraînement, Glendon y retrouva son manager, tout bouleversé.

— Pourquoi m’as-tu mis à la porte ? demanda Stubener. Mes compliments, mon vieux, tu as fait du propre ! Nous sommes positivement fichus ! Quelle idée d’affronter seul une journaliste ! Tu vas voir ce qui se passera quand sortira ton interview.

Glendon, qui l’observait froidement et d’un regard amusé, avait pris le parti de se taire, mais il se ravisa.

— Il ne se passera rien du tout, annonça-t-il, pour la bonne raison que l’interview ne paraîtra pas.

Stubener le regarda, ahuri.

— J’ai prié cette jeune femme de ne pas la publier.

Alors, Stubener éclata :

— Alors, tu crois cela, toi ? Tu t’imagines que, pour tes beaux yeux, elle va rater une si riche occasion ?

Glendon répondît d’une voix rauque :

— Je te répète que son article ne paraîtra pas. Elle me l’a formellement promis. Et douter de sa parole serait la traiter de menteuse.

Une flamme brillait dans ses yeux et, de colère, il crispait inconsciemment les poings. Stubener, qui en connaissait toute la force, n’insista plus.

VII


Soupçonnant Glendon de vouloir prolonger le combat, Stubener essaya, d’ailleurs en pure perte, de connaître à quel nombre de rounds le jeune champion avait l’intention de battre son adversaire.

En désespoir de cause, il s’entendit secrètement avec Nat Powers et son manager. Powers comptait maints partisans et il ne fallait pour rien au monde que le Syndicat des parieurs fût frustré de ses bénéfices.

Le soir de ce fameux match, Maud Sangster, plus audacieuse que jamais, se rendit coupable d’une nouvelle excentricité, mais tout se passa si bien qu’aucun scandale n’éclata.

Grâce à la complicité du journaliste, elle occupait un fauteuil non loin du ring. Ses cheveux et son visage disparaissaient presque sous un chapeau de feutre rabattu, et un pardessus lui tombait jusqu’aux talons.

Elle s’était mêlée au gros de la foule sans se faire remarquer et ses confrères, installés juste devant elle dans la tribune réservée à la presse, ne la reconnurent même pas.

Ainsi que la coutume commençait à s’en généraliser, il n’y eut pas de combats préliminaires.

À peine Maud avait-elle gagné sa place qu’une salve d’applaudissements annonça l’entrée de Nat Powers, entouré de ses seconds.

La jeune fille fut presque effrayée à la vue de cette masse formidable. Cependant le boxeur sauta par-dessus les cordes aussi légèrement qu’un homme de la moitié de son poids, et grimaça un sourire pour remercier la salle de cette tumultueuse ovation.

Certes, il ne ressemblait guère à un Adonis, avec ses oreilles en chou-fleur qui attestaient la brutalité de sa profession, et son nez cassé avait été tant de fois aplati sur sa figure qu’il défiait l’art de la chirurgie pour lui restituer sa forme primitive.

De nouveaux rugissements saluèrent, cette fois, l’arrivée de Pat Glendon.

Maud, le suivant avidement du regard, le vit passer à travers les cordes et se rendre à son coin.

Après l’intermède fastidieux des présentations au public, les deux adversaires enlevèrent leurs peignoirs et se trouvèrent face à face en costume de ring.

Une clarté éblouissante se déversait sur eux du plafond, pour faciliter la prise de vues cinématographiques. Maud observa le contraste frappant qui existait entre ces deux hommes : Glendon, au visage régulier et aux formes nettes, d’une beauté massive et douce à la fois, lui apparut comme l’athlète parfait ; et Nat Powers, presque asymétrique, raboteux et couvert de poil, lui fit l’effet de la brute des cavernes.

Tandis qu’ils affectaient des poses avantageuses pour les caméras et s’affrontaient dans des attitudes de combat, le regard de Pat Glendon tomba pas hasard sur le visage de Maud. Bien qu’il ne lui fit aucun signe, elle comprit, avec un tressaillement au cœur, qu’il l’avait reconnue.

Peu après le gong résonna et le speaker cria :

— Allez !

Et la bataille commença.

Ce fut une lutte magnifique, sans effusion de sang ni blessures, car les deux boxeurs connaissaient à fond leur métier.

Ils passèrent la moitié du premier round à se tâter, néanmoins Maud Sangster s’intéressa fort au jeu des feintes et des claquements de gants.

Quand ils en vinrent plus tard au corps à corps, l’enthousiasme de la jeune femme était tel que le journaliste, son voisin, dut lui rappeler qui elle était et en quel lieu elle se trouvait.

Powers combattait avec aisance et précision, ainsi qu’il sied au champion d’une cinquantaine de matches de boxe, et une claque d’admirateurs soulignait bruyamment chacun de ses coups d’adresse.

Cependant, il comptait ses mouvements et ne se montrait qu’en certains assauts violents qui soulevaient toute la salle, hurlante de joie à la pensée qu’il tenait déjà son homme.

À ce moment le journaliste, jugeant que l’œil inexpérimenté de Maud l’empêchait de discerner les coups sérieux que parait Glendon, se pencha vers elle et lui dit à voix basse :

— Le jeune Pat gagnera quand même ! En voilà un qui arrivera et personne ne pourra arrêter son élan. Vous allez voir : il tombera l’autre au seizième round, et pas avant.

— Ni après ? demanda-t-elle.

Elle faillit éclater de rire devant l’assurance de son compagnon, qui lui répondit négativement. Car elle savait à quoi s’en tenir.

Powers avait la réputation de n’accorder aucun répit à son adversaire, qu’il harcelait d’un round à l’autre. Glendon se plia à cette tactique et opposa une défense admirable, ne prenant de temps à autre l’offensive que pour aiguiser l’intérêt des spectateurs.

Bien que Powers sût par avance qu’il devait perdre, il possédait une trop grande expérience du ring pour hésiter à mettre son adversaire knock-out si l’occasion s’en présentait. On l’avait si souvent trompé qu’il n’éprouverait pas le moindre scrupule à rendre la pareille aux autres. Pourquoi donc se priverait-il de remporter la palme si la chance le favorisait ? Au diable le Syndicat !

Grâce à une habile publicité dans la presse, l’idée s’était répandue que le jeune Glendon venait enfin de trouver son maître.

Cependant, en son for intérieur, Powers savait pertinemment qu’il avait affaire à forte partie. Maintes fois, dans les rapides corps à corps, il avait encaissé certains coups dont la faiblesse était délibérément voulue, et il n’en était pas dupe.

Plus d’une fois aussi, Glendon s’était rendu compte qu’une faute ou une erreur de jugement auraient pu l’exposer aux coups de massue de son antagoniste et lui faire perdre la victoire. Mais doué de l’instinct miraculeux du temps et de la distance, Pat ne laissa pas ébranler sa confiance par les nombreuses alertes qu’il dut subir dans la suite.

Jamais il n’avait perdu un match, jamais personne ne l’avait mis knock-out et il avait témoigné jusqu’alors d’une telle maîtrise sur ses adversaires que pareille éventualité lui paraissait inadmissible.

À la fin de la quinzième reprise, les deux hommes se trouvaient encore en excellente forme, bien que Powers respirât avec certaine difficulté. Plusieurs spectateurs assis près du ring pariaient déjà qu’il « claquerait ».

Quelques secondes avant que le gong annonçât le seizième round, Stubener, se penchant vers Glendon derrière son coin, lui glissa dans l’oreille :

— Vas-tu l’avoir maintenant ?

Glendon hocha légèrement la tête et considéra avec un rire gouailleur le visage inquiet de son manager.

À peine le dernier coup de gong venait-il de retentir que Powers se précipita sur le ring comme un taureau déchaîné, au point que Glendon dut se démener activement pour éviter de sérieux dommages. Il bloqua, plongea, esquiva, fut rejeté contre les cordes et accueilli par une nouvelle avalanche quand il sauta vers le centre.

À plusieurs reprises, Powers lui fit des avances, mais Glendon refusa d’assener le coup final qui abattrait son adversaire.

Ce coup-là, il le réservait pour plus tard, dans deux rounds.

Pendant deux minutes, Powers revint de plus belle à la charge. Une minute encore, le round allait se terminer et la chance porterait un rude coup au Syndicat des parieurs.

Mais les événements prirent une tournure différente.

Les deux boxeurs se retrouvèrent au centre de l’estrade dans un corps à corps habituel, à cela près que Powers paraissait déployer maintenant des efforts inouïs pour soutenir l’assaut de l’autre.

Glendon lui appliqua de sa main gauche, sur la joue, un léger coup semblable à la vingtaine de chiquenaudes qu’il lui avait données depuis le début de la rencontre.

À son étonnement, il sentit Powers s’affaler dans ses bras et glisser à terre, les jambes vacillantes comme si elles refusaient de supporter son poids. Il frappa le parquet de son pouce, roula à demi sur le côté et demeura étendu, immobile et les veux fermés,

L’arbitre, se penchant sur lui, comptait les secondes à haute voix.

Lorsqu’il cria : « Neuf ! » Powers fît de violents efforts comme s’il cherchait à se relever.

— Dix et hors jeu ! annonça l’arbitre.

Puis il saisit la main de Glendon et la leva en l’air pour proclamer à la salle délirante qu’il était vainqueur.

Depuis ses débuts dans le ring, jamais Glendon n’avait été surpris de la sorte. Il aurait juré sur sa vie que le coup final n’avait pas mis son adversaire knock-out. Glendon n’avait pas frappé à la mâchoire, mais sur la joue, et là seulement.

Cependant, l’homme était à terre, l’arbitre avait compté les dix secondes et joué la farce de main de maître. Ce coup de pouce sur le plancher constituait un chef-d’œuvre de duperie.

Le public n’y avait vu que du feu et dès le lendemain les cinémas propageraient ce mensonge du knock-out.

Le journaliste, somme toute, ne s’était pas trompé.

Glendon jeta un rapide coup d’œil derrière les cordes et chercha Maud Sangster. Leurs regards se croisèrent, mais il discerna une expression sévère dans les yeux de la jeune fille.

Elle tourna la tête d’un air indifférent et feignit d’échanger quelques paroles avec son voisin.

Les soigneurs de Powers l’emportaient à son coin, comme une loque. Ceux de Glendon s’avançaient vers lui pour le féliciter et lui enlever ses gants. Stubener les avait devancés, la face rayonnante. Il serra de ses deux mains le gant droit de Glendon et s’écria :

— Bravo, Pat ! Je n’en attendais pas moins de toi !

Glendon arracha brusquement son gant. Pour la première fois depuis qu’ils travaillaient ensemble, son manager l’entendit jurer.

— Que le diable t’emporte ! s’exclama-t-il, puis il se détourna et tendit la main gauche aux seconds, qui lui retirèrent son autre gant.



VIII


Après avoir entendu le journaliste lui assurer, d’un ton péremptoire, qu’aucun boxeur ne jouait loyalement, Maud Sangster monta chez elle, se prit à sangloter sur le bord de son lit, en proie à une violente colère, et s’endormit enfin, profondément dégoûtée d’elle-même, des boxeurs professionnels et du monde entier.

Le lendemain dans l’après-midi, elle s’attela à la rédaction d’une interview qu’elle avait eue avec Henry Addison, mais il était écrit qu’elle n’achèverait jamais cet article.

La scène se passait dans le bureau particulier que lui accordait l’administrateur du Courrier-Journal.

Elle s’était interrompue dans son travail pour lire un en-tête d’un journal de l’après-midi annonçant que Glendon devait prochainement se rencontrer avec Tom Cannam, quand un des grooms lui apporta une carte, celle de Pat Glendon lui-même.

— Réponds-lui que je ne suis pas visible.

Une minute après le gamin était de retour.

— Ce Monsieur dit que de toute façon il vous verra. Mais il préfère que vous consentiez à le recevoir.

— Lui as-tu bien dit que j’étais occupée ?

— Oui, Mademoiselle, mais il veut entrer quand même

Elle ne répliqua pas et le gosse, les yeux brillant d’admiration pour le visiteur importun, poursuivit :

— Glendon jeune, le gagnant du match d’hier soir. Je le connais, vous savez. C’est un rude costaud, et pas commode, je vous assure. Si on le pousse à bout, en un rien de temps il aura démoli la boutique.

— Très bien, alors, fais-le entrer. Je ne tiens pas à ce que, par ma faute, il démolisse la boutique.

Lorsque Glendon fut introduit, ils n’échangèrent aucune salutation. Froide et renfrognée comme un jour gris, elle ne lui offrit pas de siège et ne lui accorda pas même un regard. À demi tournée vers son bureau, elle attendait qu’il exposât l’objet de sa visite.

Il ne manifesta nullement l’ennui que lui produisait cet accueil glacial, mais alla droit au but.

— Je voudrais seulement vous dire un mot… Le combat… s’est terminé… à ce round…

Elle haussa les épaules.

— Je le savais d’avance.

— Vous ne le saviez pas d’avance ! répliqua-t-il. Non ! non ! et non ! Moi-même je l’ignorais.

Elle se tourna vers lui, affectant un air de lassitude.

— À quoi bon ? prononça-t-elle. La boxe… c’est la boxe, et nous savons tous à quoi nous en tenir. Le match ne s’est-il pas terminé hier soir comme je l’avais annoncé ?

— C’est exact. Mais vous ne le croyiez pas. Seuls, vous et moi savions que Powers ne serait pas mis knock-out au seizième round.

Elle se taisait.

— Je vous le répète : vous saviez cela.

Il parlait d’un ton impératif et, comme Maud s’obstinait dans son mutisme, il avança d’un pas vers elle.

— Répondez-moi ! ordonna-t-il.

Elle hocha la tête.

— Vous n’allez tout de même pas nier que Powers a été mis knock-out au seizième round ?

— Je vous jure que non ! Il n’a pas été mis knock-out du tout. Comprenez-moi bien. Je vous supplie d’écouter mes explications. Je ne vous ai pas menti. Entendez-vous ? Je ne vous ai pas menti ! Je suis un vulgaire imbécile, ils se sont moqués de moi et de vous à la fois. Vous avez cru voir Powers hors de combat ; or, non seulement le coup frappé par moi n’était pas assez fort, mais il n’a pas porté au bon endroit. Powers a tout simplement simulé ce knock-out.

Il fit une pause et la regarda, quêtant sa réponse.

Elle fut convaincue de la sincérité de ses paroles, et une vague de bonheur l’envahit tout entière. Cet homme, orgueilleux et fier, qui ne signifiait rien encore pour elle et qu’elle voyait seulement pour la deuxième fois, n’avait pas craint de s’humilier pour se justifier à ses yeux et regagner son estime.

— Eh bien ? insista-t-il.

Le ton autoritaire de sa question troubla de nouveau la jeune femme jusqu’au fond de son être. Elle se leva et lui tendit la main.

— Je vous crois ! dit-elle. Et vous m’en voyez heureuse, très heureuse.

Pat lui emprisonna longuement la main et l’enveloppa d’un regard brûlant auquel, inconsciemment, les yeux de Maud répondirent.

La première, elle baissa les yeux, son compagnon l’imita et, comme la veille, tous deux considérèrent leurs mains unies. Instinctivement il s’avança vers elle comme pour la saisir dans ses bras, puis refréna son désir avec un visible effort.

À sa grande surprise, Maud fut sur le point de s’abandonner à la forte étreinte de ses bras. Elle éprouva une sorte de vertige quand il recula en pressant davantage ses doigts entre les siens d’un mouvement si brutal qu’il faillit les briser. Puis il lâcha la main de Maud et l’écarta de lui.

— Maud, vous êtes pour moi la femme idéale !

Il se détourna légèrement et se passa la main sur le front.

Au fond d’elle-même, elle redoutait qu’il proférât, en pareil moment, un mot d’excuse ou la moindre explication. Mais Pat garda un silence religieux. Il agissait toujours, semblait-il, suivant ses vœux à elle.

La jeune femme se rassit dans son fauteuil. Lui, en fit autant et plaça son siège de façon qu’ils se trouvèrent séparés par un angle du bureau.

— J’ai passé la nuit dernière dans un bain turc, dit-il. J’ai envoyé chercher un vieux boxeur fini, un ancien ami de mon père. Sachant que rien de ce qui concerne la boxe ne lui était étranger, je le fis parler. Le plus amusant de l’affaire, c’est que j’eus toutes les peines du monde à le convaincre de mon entière ignorance sur les questions que je lui posai. Il me traita de « bébé des bois[3] ». Et, de fait, il ne se trompait pas, car j’ai été élevé dans les bois, et je ne connais pour ainsi dire rien de la vie.

« Eh bien, le bonhomme éclaira ma religion sur le ring, encore plus pourri, paraît-il, que vous le croyez. Tout ce qui y touche de près comme de loin est corrompu. Les fonctionnaires municipaux qui délivrent des permis reçoivent des pots-de-vin des organisateurs de combats ; les promoters, les managers et les boxeurs eux-mêmes s’entendent comme larrons en foire pour duper le public.

« Les révélations du vieux m’ont absolument suffoqué. Et dire que depuis des années j’ai trempé moi-même dans ces combines sans en connaître le premier mot ! C’est exact : j’ai été innocent comme un bébé des bois.

« Hélas ! je comprends un peu trop tard pourquoi ils se sont joués si facilement de moi. Grâce à ma constitution exceptionnelle et à mon entraînement spécial, j’étais à même, dès le début, de venir à bout de n’importe quel adversaire, mais on me fit toujours battre pour les besoins de la cause.

« Vous pensez bien que Stubener, le premier intéressé, se gardait bien de me dévoiler leurs trucs malhonnêtes ! Loin de fréquenter les milieux sportifs, j’employais mes loisirs à la chasse, à la pêche et à faire de la photo en couleurs.

« Devineriez-vous le surnom que m’ont octroyé Spider Walsh, mon premier entraîneur, et Stubener ? Le « puceau » ! Walsh me l’a seulement appris ce matin même, et j’en ai souffert comme d’un arrachage de dent. Pourquoi, après tout, leur donnerais-je tort ? N’étais-je pas, pour eux, le petit agneau qui vient de naître ?

« Au cours de toutes ces années, j’ai donc été, à mon insu, le complice de Stubener. Si je n’ai pas vu clair plus tôt dans ses louches machinations, c’est qu’en réalité je m’intéressais trop peu aux dessous du ring pour y suspecter le moindre mal. Je suis venu au monde avec un corps solide et une tête froide. J’ai constamment vécu en plein air et mon père m’a initié à la boxe, qu’il connaissait mieux que quiconque.

« Ce sport m’était devenu si naturel que jamais les combats proprement dits n’ont accaparé mes efforts. Il faut dire que jamais je n’ai éprouvé non plus le moindre doute quant au résultat d’un match. Mais à présent, c’est fini, je quitte définitivement le ring.

Elle désigna du doigt l’en-tête annonçant sa rencontre avec Tom Cannam.

― Ça, c’est l’œuvre de Stubener, expliqua-t-il. Voilà des mois qu’il a organisé ce match. Mais je m’en moque ! Je regagne mes montagnes. Ma résolution est irrévocable.

Elle parcourut d’un coup d’œil l’article inachevé sur son bureau et poussa un léger soupir.

— La puissance des hommes est incommensurable ! s’exclama-t-elle. Ces maîtres du destin agissent toujours suivant leur bon plaisir.

— Si j’en crois la rumeur, il me semble que vous n’avez personnellement rien à leur envier sur ce chapitre. Mais votre indépendance est une des qualités qui me plaisent en vous, et j’apprécie non moins la façon dont nous nous sommes compris mutuellement dès le premier abord.

Il fit une pause et la considéra avec des yeux ardents.

— Pour quelle raison, d’ailleurs, en voudrais-je au ring ? Ne m’a-t-il pas rendu un fier service en me permettant de vous connaître ? Vous êtes la femme que j’attends depuis toujours. Et maintenant que je vous tiens, je ne veux pas vous laisser échapper. Venez, partons ensemble pour les montagnes !

C’était venu avec la soudaineté d’un coup de tonnerre, et pourtant Maud s’y attendait un peu. Son cœur, battant presque à l’étouffer, lui causait une douleur délicieuse. L’être primitif et simple prenait enfin sa revanche !

Maud semblait nager dans un rêve. Pareils dénouements ne se produisent pas d’ordinaire dans les bureaux de rédaction d’un journal moderne. L’amour n’éclate ainsi que sur la scène ou dans les romans.

Glendon, debout devant elle, lui tendait les mains.

— Je n’ose pas, lui dit-elle dans un murmure. Non, je n’ose pas…

Elle se sentit foudroyée par l’éclair de mépris qui, fulgurant dans les yeux de Glendon, se mua aussitôt en une expression d’incrédulité.

— Vous n’hésitez jamais à faire ce que bon vous semble. Ne me dites pas le contraire. À présent, il ne s’agit pas d’oser, mais de vouloir. Voulez-vous ?

Elle aussi s’était levée et vacillait comme dans une transe. Elle se demanda si elle était le jouet de quelque force magnétique et jeta un regard aux objets familiers de la pièce, essayant de reprendre contact avec la réalité, mais elle ne pouvait détacher ses yeux des siens, ni prononcer une parole,

Il s’était approché d’elle et avait posé sa main sur son bras. Instinctivement elle se pencha vers lui.

Tout cela s’incorporait à son rêve et il ne dépendait plus d’elle de poser d’autres questions. Elle devait passer maintenant aux actes. Pat avait raison : elle savait tout oser pour la réalisation de ses souhaits, et, en ce moment même, Maud ne désirait rien moins que de défier le sort.

Il l’aida à mettre sa jaquette. Elle ajustait son chapeau sur sa tête et, avant même de s’en rendre compte, elle marchait à côté de Pat et franchissait la porte de l’immeuble.

Arrivé sur le trottoir, il héla un taxi, mais elle l’arrêta en lui touchant le bras.

— Où allons-nous ? murmura-t-elle.

— Prendre le bac. Nous avons juste le temps d’attraper le train pour Sacramento.

— Mais je ne puis partir ainsi ! protesta-t-elle. Je n’ai même pas un mouchoir de rechange.

Il leva de nouveau la main avant de répondre.

— Qu’à cela ne tienne ! Vous achèterez tout ce dont vous avez besoin à Sacramento. Nous nous marierons dans cette ville et la nuit même nous nous mettrons en route vers le Nord.

Comme la voiture décrivait une courbe pour s’arrêter devant eux, Maud jeta un regard d’adieu à la rue familière puis, tout à coup alarmée, elle dévisagea son compagnon.

— Mais… je vous connais à peine… balbutia-t-elle.

— Nous nous connaissons parfaitement tous les deux, fut sa réponse.

Il l’invita à monter, et elle posa son pied sur le marchepied. La portière à peine refermée, Pat s’assit à côté de la jeune femme et le taxi se dirigea vers Market Street.

Pat lui passa son bras autour de la taille, l’attira près de lui et l’embrassa. Quand elle releva les yeux, elle crut s’apercevoir que le visage de Pat se teintait d’une légère rougeur.

— J’ai entendu dire… quelque part… qu’il existe… un art… du baiser, murmura-t-il. Personnellement, je n’y connais rien, mais… j’apprendrai. Car, voyez-vous, vous êtes la première femme que j’aie embrassée.



IX


Un homme et une femme se tenaient appuyés contre un pic déchiqueté dominant la vaste forêt vierge. Au-dessous d’eux, à la lisière des arbres, deux chevaux étaient attachés par une longe et on voyait, amarré derrière chaque selle, un petit sac de voyage. Les arbres atteignaient une taille déconcertante : la plupart mesuraient une trentaine de mètres de hauteur sur trois à quatre mètres de diamètre, et certains même dépassaient ces dimensions prodigieuses.

Toute la matinée les deux voyageurs avaient gravi la ligne de partage des eaux à travers la forêt compacte et, arrivés à cette pointe de rocher, ils découvraient pour la première fois le paysage.

À perte de vue leur regard plongeait sur une chaîne de montagnes au sommet desquelles flottait une vapeur pourpre ; elles s’évanouissaient à l’horizon, mais on devinait que leur moutonnement se prolongeait à l’infini. On ne distinguait aucune clairière ; de tous côtés la terre disparaissait sous d’immenses frondaisons.

Les deux jeunes gens, immobiles et se tenant par la main, savouraient des yeux ce spectacle grandiose. Ils se trouvaient dans la forêt de séquoias de Mendocino. Venus à cheval de Shasta, ils avaient parcouru toute la région qui borde la côte de Californie, sans aucun but précis, au gré de leur fantaisie, en jeunes mariés passant leur lune de miel.

Ils portaient des vêtements plutôt grossiers : elle, un costume kaki défraîchi par le voyage, lui un pantalon de toile et une simple chemise de flanelle échancrée sur sa poitrine hâlée par le soleil. Ce rude cavalier semblait tout à fait à sa place parmi les géants de la forêt, et le visage de sa compagne s’épanouissait de bonheur.

— Mon grand homme ! s’exclama-t-elle en se redressant sur un coude pour le regarder. Que tout cela est donc beau ! Plus beau encore que tu me l’avais promis ! Et dire que nous avons le bonheur d’admirer cette merveille l’un tout près de l’autre !

— Tu sais, il nous reste, dans le monde, pas mal de merveilles à voir ensemble ! répondit-il en changeant de position de façon à lui emprisonner sa main dans les siennes.

— Mais pas avant que nous soyons rassasiés de ce pays, supplia-t-elle. Je ne me lasse pas de ces grands bois… ni de toi, mon amour.

Il s’assit sans effort et la prit dans ses bras.

— Chéri adoré ! Songe qu’avant de te connaître j’avais abandonné tout espoir de trouver un homme tel que toi !

— Peuh ! Moi je ne me tracassais même pas à espérer : j’étais sûr de te rencontrer quelque jour. Alors, tu es heureuse ?

Pour toute réponse, elle appuya doucement sa main sur le cou du jeune homme et durant d’interminables minutes ils contemplèrent, perdus dans leurs rêves, la vaste forêt autour d’eux.

— Te rappelles-tu l’histoire de ma fuite pour échapper aux assiduités de cette institutrice aux cheveux roux ? lui dit-il au bout d’un moment. Je voyais alors cette contrée pour la première fois. Je marchais à pied, mais que représentait pour moi, à cette époque, une distance de soixante ou quatre-vingts kilomètres ? Un jeu d’enfant. J’allongeais le pas comme un vrai Indien. Le gibier était plutôt rare dans les séquoias ; en revanche, les truites abondaient dans les rivières. Je campai sur ce même rocher. J’étais loin de m’imaginer qu’un jour je reviendrais ici avec toi, avec toi !

— Et que tu deviendrais champion de boxe ? suggéra-t-elle.

— Quant à cela, je ne m’en souciais pas le moins du monde. Mais papa me le rabâchait si souvent que j’avais fini par en accepter l’idée. Tu comprends, il était avisé et voyait loin.

— Pourtant il ne prévoyait pas qu’un jour tu lâcherais le ring ?

— Je ne sais pas. Peut-être redoutait-il cette éventualité, à en juger par toutes les précautions qu’il prenait pour m’en cacher le côté malhonnête. Je t’ai parlé de mon engagement avec Stubener, mais en oubliant ceci : mon père lui-même fit insérer la clause suivante ; au premier truquage dont se rendrait coupable mon manager, le contrat serait rompu de droit.

— Cependant, tu vas combattre ce Tom Cannam. Est-ce vraiment utile ?

Il la regarda vivement.

— Cela te déplaît ?

— Mon petit chéri, je veux que tu agisses entièrement à ta guise.

Ces paroles lui résonnant encore à l’oreille, elle s’étonna, en son for intérieur, qu’elle, la plus farouchement autoritaire de la race des Sangster, les eût prononcées. Mais comme elles étaient sincères, Maud ne les regretta pas.

— Bah ! C’est histoire de m’amuser, dit-il.

— Mais je ne connais pas les joyeux détails de cette rencontre !

— Je t’avoue que jusqu’ici je n’y ai pas encore songé moi-même. Tu pourrais peut-être m’aider de tes conseils. D’abord je me propose de rouler dans les grandes largeurs Stubener et le Syndicat des parieurs. Mais ce n’est pas tout. Le combat ne sera pas pour rire, je te prie de le croire. Je compte mettre ce pauvre Tom Cannam knock-out dès le premier round. Tant pis s’il est sacrifié dans l’affaire ! L’animal ne vaut, après tout, pas plus cher que les autres ! En outre, j’ai l’intention de prononcer un petit discours sur le ring, en général, chose assez rare en son genre mais qui obtiendra un franc succès, puisque je dévoilerai aux spectateurs les dessous du jeu. Remarquons que ce sport serait en soi excellent, n’était l’exploitation commerciale dont il est l’objet. Voilà ce qui le discrédite ! Mais je m’aperçois que je te débite mon boniment au lieu d’en réserver la primeur au public.

— Que je voudrais donc être là pour t’entendre !

Il la considéra d’un air songeur.

— Je ne demanderais pas mieux que de t’emmener avec moi, mais je crains une soirée orageuse. Qui sait ce qui se produira quand j’aurai proclamé ma profession de foi ? Quoi qu’il en soit, je reviendrai près de toi sitôt la séance terminée. Cette fois-ci est la dernière où Glendon jeune paraît sur le ring !

— Mais, chéri, tu n’as jamais parlé dans une salle. Et si tu allais avoir le trac ?

Il secoua violemment la tête.

— Ne suis-je pas Irlandais ? s’exclama-t-il. As-tu jamais connu un Irlandais qui ne sût s’expliquer en public ?

Il s’interrompit pour rire à son aise.

— Stubener me prend pour un imbécile. Il prétend qu’un homme marié ne peut continuer à s’entraîner pour la boxe. Que sait-il sur le mariage, sur moi, sur toi ou sur toute autre chose ? À part les achats de propriétés et les combats fixés d’avance, il est d’une ignorance crasse. Mais ce soir, je me promets de lui apprendre à vivre, ainsi qu’à ce malheureux Tom. Cela me fait quelque peine pour celui-ci, mais tant pis pour lui, après tout !

— Ma chère brute des cavernes va se déchaîner. Je sens qu’il y aura de la casse. Ne te montre pas trop brutal !

— Je m’évertuerai à demeurer noble jusque dans ma brutalité, lu le sais, c’est ma dernière exhibition sur l’estrade. Après quoi, je ne me consacrerai plus qu’à toi, à toi ! Mais si tu désapprouves cet ultime combat, tu n’as qu’un mot à dire.

— Mais non, je ne le désapprouve pas. J’aime mon grand homme tel qu’il est, et je veux qu’il reste lui-même. Si tu tiens à cette rencontre, eh bien, moi aussi j’y tiens, pour toi-même autant que pour moi. Suppose un instant que je manifeste le désir de paraître sur les planches, d’aller dans les mers du Sud ou au Pôle Nord ?

Il répondit lentement, d’un ton presque solennel.

— Eh bien, je te dirais : « Vas-y ! » Parce que toi aussi tu dois demeurer toi-même et agir à ton gré. Je t’aime précisément parce que tu es toi-même !

— Nous faisons là un couple d’amoureux stupides, dit-elle quand il eut relâché son étreinte.

— N’est-ce pas admirable ? s’écria-t-il.

Il se leva, mesura de l’œil la position du soleil et étendit la main sur les hautes frondaisons qui recouvraient les montagnes pourpres.

— Allons dormir quelque part de ce côté-là. Nous sommes à une cinquantaine de kilomètres du campement le plus proche.



X


Les spectateurs n’oublieront pas de sitôt la fameuse soirée qui eut lieu aux Arènes de la Porte d’Or, à San-Francisco, et au cours de laquelle Glendon jeune mit non seulement hors de combat Tom Cannam mais un personnage d’une autre envergure que ce simple boxeur.

Pendant une heure d’horloge, Pat Glendon souleva l’indignation du nombreux public, qui faillit envahir le ring. Il dénonça les pots-de-vin distribués aux fonctionnaires municipaux, accusa les organisateurs, les contrôleurs, et jeta l’anathème sur tous les combats de boxe en général.

Les gens ne revenaient pas de leur étonnement. Stubener lui-même était loin de s’attendre à pareil coup de théâtre. Évidemment, son poulain, révolté à la suite de l’incident Nat Powers, l’avait quitté pour se marier ensuite ; mais tout cela était de l’histoire ancienne. En fin de compte, le jeune Pat avait fait exactement ce qu’on espérait de lui : après avoir ruminé quelque temps ses rancœurs, il s’estimait trop heureux de remonter sur le ring.

Les Arènes de la Porte d’Or — le plus vaste établissement sportif de San-Francisco — étaient nouvellement construites et on y donnait ce soir-là le combat d’inauguration. La salle, contenant vingt-cinq mille places, était pleine à craquer. Les amateurs de sport, accourus de tous les coins du pays et même de l’étranger, avaient payé cinquante dollars les fauteuils de premier rang. Les places les moins chères s’étaient vendues cinq dollars.

Les applaudissements crépitèrent lorsque Billy Morgan, le vétéran des speakers, passa sous les cordes et découvrit sa tête grise.

Comme il ouvrait la bouche pour parler, un craquement formidable se fit entendre à peu de distance de l’estrade, où plusieurs gradins venaient de s’effondrer. La foule éclata de rire et lança les plaisanteries d’usage aux victimes, dont aucune, fort heureusement, n’était blessée.

Devant cette hilarité bruyante du public, le capitaine de police de service ce soir-là se tourna vers un de ses lieutenants et fronça les sourcils comme pour lui faire comprendre que la séance s’annonçant très mouvementée, ils auraient fort affaire pour maintenir l’ordre.

L’un après l’autre et salués par de frénétiques vivats, sept vieux héros du ring, champions poids lourd du monde, montèrent sur l’estrade pour être présentés à la salle. Billy Morgan les annonçait sous des épithètes ou des surnoms appropriés :

Il appelait celui-ci « l’Honnête John », celui-là « Franc comme l’Or », un autre était « le plus loyal lutteur à deux poings que le ring eût jamais connu ». Et d’autres encore : « le héros de cent batailles qui n’a jamais été mis à terre » ; « le plus brave de la vieille garde » ; « le seul qui en soit revenu » ; « le plus fameux guerrier de tous » ; « le costaud dont on vient difficilement à bout ».

Cet intermède prit quelque temps. On réclamait de tous les boxeurs une allocution qu’ils marmottaient avec maladresse et en rougissant. Le plus long discours, prononcé par le vieux « Franc comme l’Or », dura presque une minute.

Puis il fallut les photographier. Le ring était rempli de célébrités de la boxe : champions, entraîneurs, vétérans du chronomètre et arbitres.

Les poids légers et les poids moyens fourmillaient. On eût dit que chacun cherchait à lancer un défi à son voisin. Nat Powers, présent lui aussi, ainsi que toutes les étoiles de la boxe que Glendon avait fait pâlir, demandaient leur revanche.

Tous défiaient également Jim Hanford. Celui-ci dut déclarer qu’il accorderait le prochain combat au gagnant de l’assaut qui allait se disputer ce soir même. Aussitôt le public se mit à hurler le nom du vainqueur présumé : la moitié de la salle acclamait déjà Glendon, et l’autre moitié se prononçait pour Powers.

Au beau milieu de ce pandémonium, une autre rangée de gradins s’écroula ; des disputes éclatèrent entre les porteurs de billets, frustrés de leurs sièges, et les placeurs, qui avaient fait une abondante recette en laissant entrer des spectateurs en surnombre.

Le capitaine de police crut utile de dépêcher un de ses hommes au quartier général pour demander du renfort. Néanmoins, dans l’ensemble, la foule paraissait d’assez bonne humeur.

Lorsque Cannam et Glendon firent leur entrée, les Arènes ressemblaient à une vaste réunion publique. Chacun des deux champions fut applaudi pendant cinq bonnes minutes.

Une fois le ring évacué, Glendon, entouré de ses seconds, s’assit dans son coin. Comme d’habitude, Stubener se tenait derrière lui.

Cannam fut, le premier, présenté au public. Après avoir fait sa révérence en plongeant la tête à la façon des canards, il dut céder aux vociférations des spectateurs qui exigeaient un discours de lui. Il balbutia, s’arrêta court, mais parvint à sortir quelques idées :

— Je suis fier de me trouver parmi vous ce soir, commença-t-il., et, grâce au tonnerre d’applaudissements qui s’ensuivit, il eut le temps de saisir au vol une autre pensée :

« Toute ma vie j’ai combattu loyalement. Je défie quiconque de me contredire. Et ce soir je vous promets encore de faire de mon mieux !

Des cris s’élevèrent.

— Bravo, Tom ! Nous savons cela ! À la bonne heure, Tom ! À toi la timbale !

Puis vint le tour de Glendon. On lui réclama de même une allocution, encore que, pour un champion, le fait de parler au public sur le ring fût sans précédent. Billv Morgan leva la main pour imposer le silence, et Glendon, d’une voix claironnante, débuta en ces termes :

— Un de mes camarades vient de vous dire qu’il était fier de se trouver parmi vous ce soir. Eh bien, laissez-moi vous apprendre que moi je ne le suis pas du tout !

La foule fut saisie d’étonnement.

Glendon fit une pause pour que ses paroles produisissent leur plein effet.

— Je suis écœuré de ce qui se passe autour de moi. Vous désirez un discours ? Eh bien, vous allez être servis. C’est la dernière fois, ce soir, que je parais sur le ring, que je quitte pour toujours. Pourquoi ? Parce que mon métier me répugne. La boxe est une vaste escroquerie. Tout y est pourri jusqu’à la moelle, depuis les petits clubs professionnels jusqu’aux grandes exhibitions comme celle-ci.

La sourde protestation du public s’enfla soudain en un long rugissement, dominé par les éclats de voix et les sifflements. Certains se mirent à hurler :

— Le combat ! Le combat ! Le combat !

Glendon remarqua que les principaux perturbateurs étaient les managers et les boxeurs. En vain essaya-t-il de se faire entendre. Alors la salle se divisa en deux clans : une moitié criait : « Le combat ! » et l’autre moitié : « Laissez-le parler ! »

Pendant dix minutes régna une démence collective. L’organisateur du match, ainsi que Stubener, arbitre et copropriétaire des Arènes, supplièrent Glendon de commencer l’assaut. Devant son refus, l’arbitre annonça qu’il allait déclarer Tom Cannam vainqueur et Glendon forfait si celui-ci ne commençait la lutte à l’instant même.

— C’est illégal ! rétorqua Glendon. Je vous poursuivrai devant tous les tribunaux du pays si vous violez les règles du jeu. Et je ne vous promets pas que vous sortirez d’ici avec tous vos membres si vous frustrez le public de la sorte. J’ai l’intention de me battre, mais auparavant je tiens à terminer mon discours.

— C’est contraire aux usages ! protesta l’arbitre.

— Erreur ! Pas un mot dans les règlements n’interdit à un boxeur de prendre la parole dans le ring. Les champions présentés ce soir à la salle s’en sont-ils privés ?

— Ils n’ont prononcé que quelques mots ! hurla l’organisateur dans l’oreille de Glendon. Et toi, tu veux nous imposer une conférence !

— Rien ne s’oppose non plus aux conférences. Et vous autres, faites-moi le plaisir de descendre du ring, ou je vous en délogerai moi-même !

L’organisateur du combat, se débattant et soufflant comme un phoque, fut hissé au-dessus des cordes par son faux-col. Malgré la forte stature de l’autre, Glendon effectua l’opération avec une telle aisance que la salle en trépigna de joie.

De nouveau on demandait la parole à cor et à cri.

Stubener et l’autre propriétaire de l’établissement battirent prudemment en retraite. Glendon leva les mains pour réclamer le silence, sur quoi ceux qui exigeaient le combat vociférèrent de plus belle.

Deux ou trois rangs de sièges s’effondrèrent avec fracas. Les spectateurs qui avaient perdu leurs places ajoutèrent au tumulte en envahissant d’autres bancs, et ceux qui se trouvaient derrière, dans l’impossibilité de voir le ring, hurlaient pour faire asseoir les importuns.

Glendon s’approcha des cordes, se pencha vers le capitaine de police et lui cria dans l’oreille :

— Si l’on m’empêche de parler, je vous préviens qu’il y aura du grabuge d’ici peu. La foule une fois déchaînée, vous ne parviendrez pas à la maîtriser. Le mieux serait donc de m’aider. Faites évacuer le ring et je me charge du reste.

Il revint au centre de l’enceinte et, de nouveau, leva la main.

— Voulez-vous que je continue ! hurla-t-il d’une voix tonitruante.

Des centaines de spectateurs, assis près du ring, l’ayant entendu, crièrent :

— Oui ! Oui !

— Alors faites taire les braillards !

Le conseil fut suivi. Chacun de ceux qui désiraient entendre Glendon réduisit au silence le tapageur le plus proche de lui.

Lorsque l’orateur répéta cette phrase, sa voix porta plus loin, si bien que peu à peu le calme se rétablit. Au bout d’un instant, on ne distingua plus qu’un bruit sourd de coups décochés aux récalcitrants par leurs voisins. La salle était à peine apaisée que, pour la troisième fois, une rangée de gradins s’écroula. Cette chute fut saluée de gros éclats de rire. Puis une voix solitaire s’éleva distinctement du dernier rang de fauteuils :

— Vas-y, Glendon ! Nous t’écoutons !

À l’instar d’un Celte, Glendon comprenait par intuition la psychologie de la foule. À présent il tenait en main ce qui, voilà cinq minutes, formait une cohue indescriptible. Afin de produire tout son effet, il attendit quelques instants, juste le temps nécessaire.

Pendant trente secondes, on eût entendu voler une mouche. Tout le monde observait un silence presque religieux. Dès que les premiers signes d’impatience se manifestèrent, Glendon reprit la parole :

— Mon discours terminé, dit-il, je combattrai comme il est prévu au programme. Mais ce soir je vous promets un match pour de bon, un match sans chiqué, comme il vous a été rarement donné d’en voir jusqu’ici. Je me propose de tomber mon compétiteur dans le moins de temps possible. Bill Morgan vous annoncera tout à l’heure que la rencontre comporte quarante-cinq reprises. Eh bien, je vous déclare, moi, qu’elle ne durera peut-être pas quarante-cinq secondes !

« Lorsqu’on m’a interrompu voilà un instant, je vous déclarais que le ring était pourri. Il l’est, en effet, du haut en bas de l’échelle. On le réduit à une simple affaire commerciale et vous savez, comme moi, ce que vaut l’honnêteté mercantile. Ceux d’entre vous qui ne tirent pas profit de la boxe peuvent se considérer comme des victimes ou, si vous préférez, les dindons de la farce. Pourquoi les gradins se sont-ils effondrés ce soir ? Parce qu’il y a eu corruption de fonctionnaires. Tout comme le combat de boxe, les sièges ont été fournis par de vulgaires marchands.

Plus que jamais, Glendon possédait maintenant son public, et il le savait.

— Je vois un peu partout autour de moi des spectateurs qui s’écrasent les uns contre les autres. Pourquoi ? En voici la réponse : Corruption ! Les placeurs ne recevant aucun salaire s’ingénient à loger le plus de monde possible moyennant pourboires.

« Qui fait les frais de toutes ces combines ? Vous mêmes, cela va sans dire. Comment les organisateurs obtiennent-ils leurs permis ? En offrant des pots-de-vin. Maintenant, permettez-moi de vous poser une question : si les fabricants de sièges réalisent des bénéfices illicites, si les placeurs se laissent graisser la patte, si les autorités acceptent des « cadeaux », pour quelle raison les hommes planant dans les hautes sphères n’en feraient-ils pas autant ? D’ailleurs, ils ne s’en gênent pas, et c’est toujours vous qui payez.

« Et surtout n’accusez pas les boxeurs. Ce n’est pas eux qui tiennent les ficelles, mais les promoters, véritables hommes d’affaires agissant dans la coulisse. Les boxeurs ne sont, après tout, que des boxeurs. Ils débutent assez loyalement ; s’ils refusent de se plier aux règles en usage, on les y oblige ou bien c’est la porte.

« Il existe, certes, des boxeurs incorruptibles, mais leur nombre diminue de plus en plus et il est rare qu’ils s’enrichissent. Peut-être y a-t-il également des managers intègres. Autant que je sache, le mien serait encore le meilleur de la bande. Mais demandez-lui donc à combien s’élève la somme placée par lui en propriétés et en immeubles de rapport ?

À ce moment le vacarme menaça de couvrir la voix de l’orateur.

— Que ceux qui désirent m’entendre fassent taire leurs voisins ! hurla-t-il.

De nouveau, tel le murmure des vagues, monta un bruit étouffé de gifles, de coups de poings et de bourrades, puis le silence régna.

— Pourquoi chaque boxeur est-il monté ici même pour protester de sa loyauté ? Pourquoi les nomme-t-on Honnête Johns, Honnête Bills, Honnêtes Blacksmiths et ainsi de suite ? Croyez-vous que ces gens-là aient la conscience tout à fait tranquille ? Lorsque Pierre ou Paul s’avisent de vous crier dans les oreilles qu’ils sont honnêtes, votre méfiance s’éveille aussitôt à leur égard. Mais si un boxeur professionnel vous rabâche le même boniment, vous y mordez sans broncher.

« Que la victoire appartienne au meilleur ! » Combien de fois avez-vous entendu Bill Morgan prononcer cette phrase rituelle ? Laissez-moi vous dire que le meilleur champion ne gagne pas souvent et, quand il gagne, ne vous détrompez pas : le programme est fixé d’avance.

« La plupart des championnats auxquels vous avez assisté ou dont vous avez entendu parler ont été truqués de cette façon. Je vous le répète : toute la boxe n’est qu’un formidable chiqué. Vous imaginez-vous que promoters et managers viennent ici en partie de plaisir ? Que non pas ! Ce sont, avant tout, des hommes d’affaires.

« Tom, Dick et Harry sont trois boxeurs. Dick, le plus qualifié d’entre eux, pourrait démontrer sa valeur en trois assauts. Mais que se passe-t-il d’ordinaire ? Tom bat Harry, Dick met Tom knock-out et Harry tombe Dick. Le public n’est pas plus avancé.

« Aux matches de revanche, Harry possède Tom, Tom, à son tour, vient à bout de Dick et Dick triomphe d’Harrv. Les spectateurs restent Gros-Jean comme devant. Alors les adversaires remettent la partie. Dick proteste : il tient absolument à remporter une victoire. Cette fois-ci, Dick met Tom à terre et Dick flanque une peignée à Harry,

« En résumé, il faut huit combats pour attester la supériorité de Dick, alors que deux auraient suffi. Tout cela est cuisiné d’avance, et vous payez. Estimez-vous encore très heureux de ne point vous casser la figure quand vos sièges dégringolent.

« S’il était conduit loyalement, ce sport serait certes magnifique. Les boxeurs ne demanderaient d’ailleurs pas mieux que d’être honnêtes si on leur en fournissait l’occasion. Mais le truquage règne sur une trop grande échelle. Songez donc qu’une poignée d’individus sont parvenus à se partager un million de dollars pour trois combats…

Des cris sauvages noyèrent la voix de Glendon. Au milieu de ce tumulte, il parvint à distinguer ces questions :

— Explique-toi ! De quel million de dollars s’agit-il ? Et de quels combats ? Dis-nous-le !

Puis une avalanche de coups de sifflets et d’insultes.

— Voulez-vous m’entendre ? tonitrua Glendon. Alors, faites silence !

Une fois de plus, il ramena le calme.

— Connaissez-vous le programme de Jim Hanford ? Et celui de mon clan et du sien ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, le voici.

« Ils savent que je puis battre Jim Hanford, et lui-même n’ignore pas davantage que je suis capable de le tomber en un seul combat. Mais il est champion du monde et si je ne me soumets pas à leurs exigences, ils ne me permettront jamais de me rencontrer avec lui. Le match prévoit trois combats et je dois gagner le premier. S’il est impossible de le donner à San-Francisco, il aura lieu quelque part dans le Nevada.

« Nous allons soi-disant livrer un combat sensationnel et, afin de mettre le public en confiance, chacun de nous s’inscrira pour un enjeu fictif de vingt mille dollars. Nous verserons effectivement l’argent, mais il rentrera en notre possession aussitôt après le match.

« Quant à la bourse, nous en recevrons chacun la moitié, bien que le gagnant soit censé en toucher soixante-cinq pour cent et l’autre trente-cinq.

« La bourse, les droits de cinéma, la publicité et autre profits n’atteindront pas moins de deux-cent cinquante mille dollars, que nous partagerons en frères. Ensuite, nous nous entraînerons pour un match de revanche. Cette fois-là, Hanford remportera la victoire et nous diviserons en deux les bénéfices,

« Au troisième combat » je serai proclamé vainqueur à mon tour. En résumé, nous vous aurons soutiré, Messieurs, la coquette somme de 750.000 dollars.

« Maintenant, vous connaissez le programme aussi bien que moi. Mais cet argent me semble si malpropre que j’ai pris la résolution de quitter définitivement le ring ce soir même.

À ce moment Jim Hanford, repoussant d’un coup de pied un policeman qui cherchait à le retenir, haussa son énorme stature à travers les cordes et beugla :

— Tout cela est faux ! Il en a menti !

Puis il s’élança comme un taureau furieux sur Glendon, qui sauta en arrière et évita ainsi le coup. Dans son élan, Hanford alla buter contre les cordes qui, agissant à la manière d’un ressort, le firent rebondir.

Comme il se retournait pour attaquer de nouveau Glendon, celui-ci, le regard froid et calculateur, lui porta un coup terrible à la mâchoire, le plus violent qu’il eût assené de toute sa carrière.

Hanford perdit connaissance à l’instant où le poing de Glendon prenait contact avec sa mâchoire. Ses pieds quittèrent le plancher, il fut projeté en l’air et retomba sur la corde supérieure. Son corps inerte se balança quelques fractions de secondes et tomba sur la tête des représentants de la presse.

Déjà des spectateurs quittaient la salle, amplement satisfaits. Jim Hanford, le célèbre champion du monde, ne venait-il pas d’être mis knock-out du premier coup ? Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu pareil spectacle.

Glendon, furieux, regarda ses phalanges endolories et jeta un coup d’œil à travers les cordes sur Hanford qui, lentement, revenait à lui, puis il leva de nouveau la main pour se faire entendre.

— À mes débuts dans le ring, continua-t-il, on me surnommait « Glendon l’Emporte-pièce ». Vous avez vu ce « punch » donné par moi voilà un instant ? Eh bien, je poursuivais mes adversaires et les abattais de cette façon, en évitant toutefois d’employer toute ma force.

« C’est alors que mon manager entreprit de faire mon éducation. Selon lui, je décevais le public. Il me faudrait désormais faire durer les assauts et lui en donner pour son argent. J’étais un niais à cette époque. Fraîchement débarqué de mes montagnes, je pris tous ses conseils pour paroles d’Évangile.

« À partir de ce jour, Stubener arrêta avant chaque match, de concert avec moi, le nombre de rounds auquel je mettrais mon adversaire hors de combat, puis il communiqua le précieux renseignement au Syndicat des parieurs, qui misait en conséquence.

« À vous autres, Messieurs, on demandait simplement de payer. Mais je m’honore de n’avoir jamais touché un centime de cet argent. Ils n’ont pas osé m’en offrir, persuadés d’avance que je vendrais la mèche.

« Vous vous souvenez sans doute de ma rencontre avec Nat Powers ? Eh bien, sachez que je ne l’ai jamais mis knock-out. Toute la bande était de connivence avec lui, à mon insu. Mais comme je flairais quelque louche combinaison, je décidai secrètement de prolonger de deux reprises le combat fixé par eux à seize rounds.

« Le dernier punch au seizième round l’ébranla à peine, mais il simula si bien le knock-out que personne dans le public ne s’est aperçu de la supercherie.

— Et le combat de ce soir ? cria quelqu’un. Est-ce encore un coup monté ?

— Oui ! répondit Glendon. Savez-vous ce qu’à parié le Syndicat ? Eh bien, je vais vous le dire. Il a parié que Cannam tomberait à la quatorzième reprise.

Des hurlements s’élevèrent. Pour la dernière fois, Glendon réclama e silence.

— C’est à peu près tout ce que j’avais à vous dire. Cependant, je tiens à ajouter ceci : ce soir, le Syndicat en sera pour ses frais. Non seulement Tom Cannam ne durera pas jusqu’au quatorzième round, mais il ne dépassera pas même le premier.

Cannam se leva dans son coin et s’écria, frémissant de colère :

— Je t’en défie ! L’homme n’est pas né qui peut me battre en un round !

Feignant de ne pas l’avoir entendu, Glendon poursuivit :

— Je n’ai frappé de toute ma force qu’une seule fois dans ma vie. Vous m’avez vu à l’œuvre il y a un instant lorsque j’ai cogné sur Hanford. Ce soir, je recommencerai pour la deuxième fois, à moins que Cannam ne saute immédiatement pardessus les cordes et ne disparaisse de ma vue. Et maintenant, je suis prêt !

Il regagna son coin et on se précipita pour lui enfiler ses gants.

Dans le coin opposé, Cannam fulminait de rage et ses soigneurs essayaient en vain de le calmer.

Enfin, Billy Morgan réussit à annoncer au public :

— Ce combat comportera quarante-cinq rounds. Règlements du marquis de Queensbury ! Et gagne le meilleur homme ! Allez-y !

Le gong retentit et les deux adversaires s’avancèrent l’un vers l’autre, Glendon la main droite tendue pour le shake-hands, mais Cannam, secouant rageusement la tête, refusa de serrer la main de l’autre.

À la surprise générale, il ne fonça pas sur Glendon. Malgré sa colère, il combattait avec prudence, préoccupé surtout de prolonger le match au-delà du premier round. Il décocha plusieurs coups adroitement calculés, mais sans quitter la défensive.

Glendon le poursuivait sans cesse autour du ring et de son pied gauche tambourinait impitoyablement le sol. Non seulement il ne cherchait pas à attaquer, mais il laissa tomber ses mains le long de son corps et harcela l’autre pour l’inciter à frapper. Cannant, grimaçant d’un air de défi, refusait néanmoins de profiter de ses avantages.

Deux minutes passèrent, puis Glendon changea soudain d’attitude. Chacun de ses muscles, chaque ligne de son visage annonçaient que l’heure venait de sonner pour lui de tomber son homme. Implacable comme une machine d’acier, il jouait admirablement son rôle.

Cannam, dès lors, redoubla sa défense.

Brusquement Glendon l’accula dans un coin, sans lui décocher le moindre coup. Cette nouvelle période de suspens décupla l’inquiétude de Cannam : il tenta vainement de se dégager, mais il hésitait à se jeter dans un corps à corps, qui eût pourtant apporté quelque répit à ses nerfs surexcités.

Puis l’inévitable se produisit : une rapide série de simples feintes qui aveuglèrent Cannam, de même que le public. Aucun spectateur n’aurait pu ensuite expliquer exactement ce qui s’était passé.

Cannam évita une feinte et au même moment para une autre feinte à sa mâchoire, après quoi il essaya de changer de position sur ses jambes. Des témoins jurèrent avoir vu Glendon, le coude droit à la hauteur de la hanche, bondir en avant comme un tigre pour ajouter au coup donné par lui le poids de son corps. Toujours est-il que le coup atteignit Cannam à la pointe du menton à l’instant même où il se retournait. Tout comme Hanford, il fut projeté en l’air sans connaissance, alla heurter les cordes et choir sur la tête des reporters.

Les policiers parvinrent à dégager le ring, mais demeurèrent impuissants à rétablir l’ordre.

Dans le branle-bas général, pas un siège ne resta debout. La foule, prise de folie furieuse, arracha les planches et mit la salle sens dessus dessous.

Les champions demandèrent protection à la police, mais les agents n’étaient pas assez nombreux pour les escorter dehors. Le public tomba à bras raccourcis sur les boxeurs, les managers et les organisateurs du match.

Seul Jim Hanford fut épargné, grâce à sa mâchoire prodigieusement enflée, qui inspirait pitié.

L’établissement enfin évacué, les spectateurs s’acharnèrent, dans la rue, sur une automobile toute neuve, d’une valeur de sept mille dollars, appartenant à un organisateur de boxe bien connu. En un instant ils réduisirent la voiture à l’état de ferraille.

Après le pillage des vestiaires, Glendon, incapable de s’habiller, gagna son automobile en costume de boxe et enveloppé d’un peignoir, mais il ne réussit pas à s’échapper. Une foule nombreuse entoura aussitôt la voiture et l’empêcha d’avancer, malgré tous les efforts des policiers. Enfin on parvint à s’entendre : l’auto roula au pas, escortée par cinq mille individus poussant des acclamations frénétiques.

Il était minuit lorsque cette tempête humaine passa sur Union Square et envahit la place de Saint-Francis. À cor et à cri, on exigeait que Glendon prit de nouveau la parole. Bien qu’il fût arrivé à la porte de son hôtel, les gens lui en barrèrent l’entrée. Il tenta de s’esquiver en sautant par-dessus la tête de ses admirateurs enthousiastes, mais ses pieds ne purent toucher terre.

Porté en triomphe, il fut ramené à son automobile, où il dut prononcer une allocution.

D’une fenêtre de l’hôtel, Maud Glendon contemplait son jeune Hercule debout sur le siège de la voiture et dominant la foule.

Jamais elle n’avait douté de son intention lorsqu’il lui répétait qu’après ce dernier combat, il quitterait le ring pour toujours.

  1. Poète américain, renommé pour sa grâce et sa délicatesse, 1807-1882.
  2. Robert Browning, poète anglais, né à Londres, 1812-1889.
  3. Se dit des gens simples, qu’on peut tromper facilement ; cette expression provient de la légendaire ballade anglaise Babes in the woods, de Percy.