La Célestine/Acte 10
ACTE DIXIÈME
Mélibée, seule. Malheureuse et imprudente que je suis ! n’aurais-je pas mieux fait d’accorder hier à Célestine ce qu’elle me demandait quand elle vint me prier au nom de ce seigneur (dont la vue m’a captivée) ? N’aurais-je pas mieux fait de le satisfaire et, par ce moyen, de me guérir moi-même, plutôt que d’être obligée de lui découvrir maintenant ma passion, ce dont il ne me saura plus gré ? Peut-être, n’espérant plus de moi une réponse favorable, aura-t-il porté ses regards et son amour vers une autre ? N’aurait-il pas éprouvé plus de plaisir si je me fusse rendue à sa prière, qu’il n’en ressentira maintenant que je me sens forcée de m’offrir à lui ? Ô Lucrèce, ma fidèle servante ! que diras-tu de moi ? que penseras-tu de ma raison quand tu me verras publier ce que je n’ai jamais voulu te découvrir ? Comme tu t’épouvanteras de me voir ainsi jouer mon honnêteté et ma pudeur, que j’ai toujours conservées comme doit faire une jeune fille bien surveillée ! Je ne sais si tu auras deviné le sujet de ma douleur. Oh ! que je voudrais te voir arriver avec cette médiatrice de mon salut ! Ô Dieu puissant ! toi que les malheureux implorent ! toi à qui les gens passionnés demandent guérison, à qui les blessés demandent soins et secours ! toi à qui obéissent les cieux, la mer, la terre et les profondeurs infernales ! toi qui as soumis aux hommes toutes les choses ici-bas ! je te supplie humblement de donner à mon cœur ulcéré assez de force et de patience pour que je puisse dissimuler ma terrible passion. Ne permets pas que se déchire ce voile de chasteté qui couvre mes amoureux désirs ; que je puisse cacher ma douleur ou du moins lui donner une autre cause. Mais comment pourrai-je le faire, souffrant aussi cruellement que je souffre de la morsure venimeuse que m’ont faite la vue et la présence de ce cavalier ? Ô femmes ! que vous êtes faibles et fragiles ! pourquoi ne vous a-t-il pas été permis aussi bien qu’aux hommes de découvrir votre amour ardent et douloureux ! S’il en était ainsi, Calixte ne se plaindrait pas et je ne souffrirais pas.
Lucrèce, en dehors. Mère, attends un peu près de la porte, je vais entrer voir à qui parle ma maîtresse. Entre, entre, elle est seule.
Mélibée Lucrèce, laisse tomber la portière. Sois la bienvenue, bonne et honorable vieille. Vois, le sort et mon bonheur ont décidé que j’aurais besoin de ton savoir ; ils ont voulu que tu vinsses me payer en même monnaie le bienfait que tu as réclamé de moi pour ce gentilhomme que tu voulais guérir par la vertu de mon cordon.
Célestine. Quel est votre mal, madame ? Les vives couleurs de votre visage m’indiquent déjà que vous souffrez.
Mélibée. Mère, je sens des serpents qui me dévorent le cœur.
Célestine Voilà qui va bien, c’est ainsi que je le voulais ; tu me payeras, folle, ta ridicule colère.
Mélibée. Que dis-tu ? As-tu deviné en me voyant d’où peut provenir mon mal ?
Célestine. Vous ne m’avez pas déclaré, madame, quel en est le genre ; comment voulez-vous que j’en devine la cause ? Je ne puis dire en ce moment autre chose, sinon que j’éprouve une grande peine de voir votre gracieuse figure tout attristée.
Mélibée. Rends-lui la gaieté, bonne vieille ; tu m’as déjà donné de grandes preuves de ton savoir.
Célestine. Madame, Dieu seul sait tout ; mais pour le remède et la guérison des infirmités, les hommes ont eu la grâce de trouver la médecine : les uns la pratiquent par expérience, les autres par étude, d’autres par instinct naturel. La pauvre vieille que vous voyez a obtenu quelques parcelles de cette grâce ; elle se met dès ce moment à votre disposition.
Mélibée. Oh ! qu’il m’est gracieux et agréable de t’entendre ! Le joyeux visage chez le médecin est déjà commencement de salut pour le malade. Il me semble que je vois mon cœur par morceaux entre tes mains, et si tu voulais, par la vertu de ta langue, tu les réunirais tous sans peine. Il en est de toi comme d’Alexandre le Grand, roi de Macédoine, qui vit en songe, dans la bouche d’un dragon, la plante salutaire avec laquelle son ami Ptolémée fut guéri de la piqûre d’une vipère93. Pour l’amour de Dieu, quitte ta mante, afin de pouvoir plus à l’aise t’occuper de mon mal, et indique-moi quelque remède.
Célestine. Désirer guérir est déjà une grande partie de la guérison ; c’est ce qui me fait croire que votre douleur n’est pas bien dangereuse. Mais afin que je puisse vous donner, avec l’aide de Dieu, des soins convenables et salutaires, il faut que je sache de vous trois choses : la première, à quelle partie de votre corps la sensation est plus tenace et plus douloureuse ; la seconde, s’il y a peu de temps que vous l’éprouvez, parce que les maladies légères se guérissent plus facilement dès leur principe, que lorsqu’elles ont eu leur cours et leur effet. On dompte mieux les animaux dans leur jeune-âge que lorsque leur cuir a durci et est devenu moins sensible à l’aiguillon ; les plantes qu’on transporte tendres et nouvelles viennent mieux que celles qu’on déplace lorsque déjà elles portent leurs fruits ; on se corrige mieux d’un péché nouveau que de celui dont on s’est fait une habitude de chaque jour. Enfin, comme troisième question, veuillez me dire si cette douleur provient de quelque cruelle pensée qui vous serait venue en cet endroit ; cela su, vous me verrez agir. N’oubliez pas surtout qu’au médecin comme au confesseur il faut tout dire à cœur ouvert.
Mélibée. Amie Célestine, femme habile autant que sage, tu m’indiques on ne peut mieux le chemin par lequel je puis t’expliquer mon mal. En me demandant ces détails, tu parles comme une femme habituée à soigner de telles maladies. C’est du cœur que vient mon mal, le sein gauche est sa demeure, il étend ses rayons de tous côtés. En second lieu, il est nouvellement né dans mon corps ; je n’avais jamais pensé que la douleur pût chasser la raison comme fait celle-là ; elle me trouble la figure, m’ôte l’appétit, je ne puis dormir, je ne puis supporter aucune espèce de gaieté. La cause ou la pensée, car c’est là la dernière question que tu m’as posée, je ne saurais te la dire ; je sais cependant que ce n’est ni mort de parent, ni perte de biens temporels, ni soubresaut de vision, ni mauvais rêve, ni autre chose. Ce ne peut être que le trouble que je ressentis lorsque je soupçonnai que la demande que tu me faisais de cette prière pouvait bien cacher quelque démarche en faveur de ce cavalier.
Célestine. Comment, madame, est-il donc un si méchant homme ? Son nom a-t-il quelque chose de si redoutable, qu’il soit mortel de l’entendre prononcer ? Ne croyez pas que ce soit là la cause de votre douleur, il en est une autre que je soupçonne, et si vous me le permettez, madame, je vous la dirai.
Mélibée. Comment, Célestine, quelle nouvelle permission demandes-tu ? As-tu donc besoin d’autorisation pour me donner la santé ? Quel médecin a jamais pris une telle précaution pour guérir un malade ? Parle, parle, je te permets tout, pourvu que tes paroles n’offensent pas mon honneur.
Célestine. Je vois, madame, que d’un côté vous vous plaignez de la douleur et de l’autre vous redoutez la médecine. Votre hésitation me donne de la crainte, la crainte m’impose silence, le silence met une trêve entre votre mal et ma médecine. Tout cela sera cause que votre douleur ne cessera pas et que ma venue sera sans résultat.
Mélibée. Plus tu retardes tes soins, plus tu accrois et multiplies ma peine et ma passion. Ou bien tes remèdes sont poudres d’infamie et liqueurs de corruption qui causent une douleur bien plus cruelle que celle qu’éprouve le patient, ou bien ta science est nulle. Si l’un ou l’autre cas ne t’arrêtait pas, tu m’indiquerais sans crainte un remède quelconque ; je te conjure d’agir et ne te demande que de ménager mon honneur.
Célestine. Madame, vous n’ignorez pas qu’il faut plus de force au blessé pour souffrir l’ardente térébenthine et les points de couture qui déchirent la plaie et doublent la souffrance, qu’il ne lui a fallu de courage pour supporter le premier coup qui le frappa lorsqu’il était en santé. Or donc, si vous voulez que je vous guérisse et que je vous découvre sans hésiter la pointe aiguë de mon aiguille, entourez vos pieds et vos mains d’une ligature de tranquillité ; mettez sur vos yeux une couverture de pitié, sur votre langue un frein de silence, dans vos oreilles un bouchon de calme et de patience, et vous verrez agir une femme pour laquelle semblables blessures n’ont rien de nouveau.
Mélibée Oh ! comme ta lenteur me fait mourir ! Dis, pour Dieu, ce que tu voudras ; fais ce que tu sauras ; ton remède ne saura être si cruel qu’il égale ma peine et mon tourment. Soit qu’il touche à mon honneur, soit qu’il attaque ma réputation, soit qu’il blesse mon corps, lors même qu’il déchirerait ma chair pour arracher mon cœur endolori, je te donne ma foi d’être tranquille et de te bien récompenser si j’éprouve du soulagement.
Lucrèce, à part. Ma maîtresse a perdu le bon sens, elle est bien mal ; cette maudite vieille l’a ensorcelée.
Célestine, à part. Jamais il ne me manquera un démon ni d’un côté ni de l’autre ; Dieu m’a débarrassée de Parmeno, il m’envoie maintenant Lucrèce.
Mélibée Que dis-tu, mère ? que disait cette fille ?
Célestine Je ne l’ai pas entendue ; mais qu’elle dise ce qu’elle voudra. Sachez qu’il n’y a pas dans les grandes cures de chose plus désagréable aux chirurgiens zélés que les cœurs faibles ; leurs soupirs, leurs douloureuses paroles, leurs mouvements de sensibilité donnent de la crainte au malade, lui ôtent la confiance en sa guérison, ennuient et troublent le médecin ; le trouble fait hésiter la main, et l’aiguille va sans ordre. Il résulte évidemment de ce que je vous dis qu’il est fort nécessaire pour votre salut qu’il n’y ait personne devant nous ; ainsi vous devez lui ordonner de sortir ; toi, ma fille Lucrèce, pardonne-moi.
Mélibée. Sortez d’ici promptement.
Lucrèce. Hélas ! tout est perdu ! Je sors, madame.
Célestine. Malgré vos craintes et vos soupçons, vous avez déjà accepté une partie de mes conseils, cela me donne du courage ; mais il me faudra tirer mes soins les plus positifs, mon remède le plus efficace de la maison de ce cavalier, de Calixte.
Mélibée. Tais-toi, mère ; au nom de Dieu, ne tire pas la moindre chose de sa maison pour mon utilité et ne le nomme pas ici.
Célestine. Souffrez avec patience, madame, c’est là le point le plus important ; ne vous emportez pas, sinon toute notre peine sera perdue. Votre douleur est grande, il lui faut une cure sévère ; aux grands maux les grands remèdes. Les sages disent que les soins d’un médecin brutal ont le meilleur résultat et que jamais on n’évite un péril sans un autre péril. Ayez patience, rarement ce qui est ennuyeux se guérit sans ennui ; un clou chasse l’autre, une douleur remplace une autre douleur. N’ayez ni haine ni dédain ; ne permettez pas à votre langue de dire du mal d’une personne aussi vertueuse que Calixte. Si vous le connaissiez…
Mélibée. Oh ! pour Dieu ! tu me tues ! Ne t’ai-je pas dit de ne pas louer cet homme, de ne me le nommer ni en bien ni en mal ?
Célestine. Madame, c’est là un second point important. Si votre peu de patience ne me l’accorde pas, ma venue vous sera peu profitable ; si vous restez calme, comme vous me l’avez promis, vous vous trouverez guérie et sans dette : Calixte sera sans reproche et payé. Je vous ai prévenue d’avance, je vous ai parlé de cette aiguille invisible que vous ressentez sans que je vous touche, rien qu’à m’entendre le nommer.
Mélibée. Tu me parles tant de fois de ce cavalier que, malgré ma promesse, malgré la parole que je t’ai donnée, il me devient difficile de supporter tes discours. De quoi doit-il être payé ? Que lui dois-je ? À quoi suis-je obligée envers lui ? Qu’a-t-il fait pour moi ? Qu’ai-je besoin de lui pour ce qui regarde mon mal ? J’aimerais mieux que tu me déchirasses la chair, que tu m’arrachasses le cœur que de t’entendre dire pareilles choses.
Célestine. L’amour s’est introduit dans votre cœur sans déchirer vos vêtements ; je n’ai pas besoin de déchirer votre corps pour vous guérir.
Mélibée. Comment nommes-tu cette douleur qui s’est ainsi emparée du meilleur de mon corps ?
Célestine. Le doux amour.
Mélibée. À ce seul mot je devine ce que c’est, je me sens réjouie rien qu’à l’entendre prononcer.
Célestine. C’est un feu caché, une plaie agréable, un poison savoureux, une agréable amertume, une souffrance délectable, un joyeux tourment, une blessure douce et cruelle à la fois, une douce mort.
Mélibée. Ah ! malheureuse que je suis ! Si ce que tu dis est vrai, mon salut sera douteux, car, à en juger par l’opposition qui règne entre toutes ces qualités, ce qui peut être utile à l’une peut être pernicieux à l’autre.
Célestine. Que votre noble jeunesse, madame, ne désespère pas du salut. Quand le Très-Haut donne la blessure, il place auprès d’elle le remède : je connais au monde une fleur qui plus que toute chose sera utile à votre salut.
Mélibée. Comment se nomme-t-elle ?
Célestine. Je n’ose vous le dire.
Mélibée. Dis, ne crains rien.
Célestine. Calixte. Oh ! pour Dieu ! madame Mélibée ! quel est ce peu de courage ? quelle est cette faiblesse ? Oh ! malheureuse que je suis ! Levez la tête. Ô maudite vieille ! voilà donc le résultat de mes démarches ! Si elle meurt, on me tuera ; si elle résiste à cette vive émotion, je serai entendue, elle ne pourra s’empêcher de faire connaître son mal et le moyen que j’ai employé. Madame Mélibée, mon ange, qu’avez-vous éprouvé ? Qu’est devenue votre gracieuse parole ? Que sont devenues vos riantes couleurs ? Ouvrez vos beaux yeux. Lucrèce ! Lucrèce ! viens vite, tu verras ta maîtresse mourante entre mes mains, va vite chercher un vase plein d’eau.
Mélibée. Doucement, doucement, je vais reprendre force, ne scandalise pas la maison.
Célestine. Ô pitié pour moi ! Ne vous évanouissez pas, madame, parlez-moi comme de coutume.
Mélibée.. Je suis mieux, tais-toi, ne me fatigue pas.
Célestine. Que voulez-vous que je fasse, perle précieuse ? Qu’avez-vous éprouvé ? Je crois que mes points de suture se rompent.
Mélibée. C’est mon honneur qui s’est rompu, c’est ma modestie qui s’est brisée, ma pudeur qui s’est relâchée ; et comme ils m’étaient naturels, comme ils tenaient à toute mon existence, ils n’ont pu si rapidement abandonner mon visage, sans en emporter pour quelques instants la couleur et l’animation, sans emporter ma force, ma langue et presque toutes mes facultés. Et maintenant, ma bonne maîtresse, ma fidèle confidente, puisque tu connais si bien tout ce que j’éprouve, ce serait en vain que je chercherais à te le cacher. Il y a bien des jours que ce noble cavalier me parla d’amour ; ses paroles m’offensèrent tout autant que depuis il m’a été doux et agréable de t’entendre le nommer. Tes soins ont fermé ma blessure, me voici soumise à ta volonté. Tu t’es emparée de ma liberté, tu l’as emportée garrottée avec ma ceinture. La douleur de dents de Calixte était ma plus grande douleur, sa souffrance était ma souffrance la plus cruelle. Je loue et j’approuve ta grande résignation, ta courageuse audace, ta généreuse activité, tes courses empressées, tes bonnes paroles, ton extrême savoir, ton active sollicitude, ta profitable importunité. Ce seigneur te doit beaucoup, et moi encore davantage ; car mes reproches n’ont pu décourager tes efforts et ta persévérance. Il a eu raison de mettre sa confiance en ton extrême habileté. Servante fidèle et dévouée, plus j’étais irritée, plus tu étais diligente ; plus je témoignais de dédain, plus tu montrais de courage ; plus ma réponse était cruelle, plus tu faisais bon visage ; plus j’étais colère, plus tu étais soumise. Tu agissais sans crainte et tu es parvenue à arracher de ma poitrine une chose que je ne pensais découvrir ni à toi ni à aucun autre.
Célestine. N’en soyez pas surprise, madame et mon amie, car le seul espoir de réussir me donne le courage de supporter les mépris cruels et scrupuleux des demoiselles aussi étroitement surveillées que vous l’êtes. Je dois vous avouer qu’en venant le long du chemin, aussi bien que lorsque j’ai été introduite dans votre maison, j’hésitais grandement et je ne savais si j’oserais vous faire ma requête. J’avais peur quand je réfléchissais à la grande puissance de votre père ; je prenais courage en pensant à la gentillesse de Calixte ; votre discrétion me faisait hésiter ; votre bonté, votre humanité, me rendaient de l’assurance. D’un côté parlait la crainte, de l’autre la confiance. Et maintenant, madame, puisque vous avez bien voulu me faire connaître la grande faveur que vous nous faites, déclarez-moi votre volonté, versez vos secrets dans mon sein, abandonnez-moi la direction de cette affaire ; j’aviserai à ce que votre désir et celui de Calixte soient promptement accomplis.
Mélibée. Ô mon Calixte et mon seigneur, ma douce et agréable joie ! si ton cœur éprouve ce que ressent le mien en ce moment, je suis étonnée que l’absence te permette de vivre ! Ô bonne mère ! fais en sorte que je le puisse voir bientôt, si tu tiens à ma vie.
Célestine. Le voir et lui parler.
Mélibée. Lui parler est impossible.
Célestine. Rien n’est impossible à qui le veut bien.
Mélibée. Dis-moi comment.
Célestine. J’y ai pensé et je vais vous le dire : entre les portes de votre maison.
Mélibée. Quand ?
Célestine. Cette nuit.
Mélibée. Combien je t’aimerai si tu le fais ! Dis-moi à quelle heure.
Célestine. À minuit.
Mélibée. Va donc, ma bonne, ma fidèle amie, parle à ce seigneur, qu’il vienne sans bruit, et s’il le veut bien, nous nous rencontrerons où tu as dit et à l’heure que tu as indiquée.
Célestine. Adieu, car voici votre mère. (Elle sort.)
Mélibée. Amie Lucrèce, ma fidèle suivante, ma zélée confidente, tu as vu que je n’ai pu faire autrement. L’amour de ce cavalier m’a captivée ; au nom de Dieu, je t’en conjure, que tout cela reste sous le sceau du secret, afin que je puisse jouir sans inquiétude d’un bonheur aussi parfait. Je te serai aussi reconnaissante que le méritent tes fidèles services.
Lucrèce. Madame, je me suis aperçue de ce que vous éprouviez bien avant ce jour, et j’ai prévu d’avance ce que vous désiriez. J’ai ressenti une vive peine de vous voir ainsi en péril. Plus vous cherchiez à étouffer et à cacher à ma vue la flamme qui vous consumait, plus il m’était facile de la reconnaître à la couleur de votre visage, aux battements de votre cœur, à l’agitation de vos membres, à votre peu d’appétit, à vos continuelles insomnies. À chaque instant vous laissiez échapper comme de vos mains les preuves les plus évidentes de votre peine. Mais lorsqu’un désir que rien ne peut contraindre s’empare de la volonté des maîtres, les serviteurs ne peuvent qu’obéir avec empressement et ne doivent pas essayer des conseils inutiles. Je me soumettais donc, quoique avec peine, je me taisais par crainte, je dissimulais par fidélité ; et, en vérité, un conseil donné avec fermeté eût mieux valu qu’une plate flatterie. Mais puisque votre grâce ne veut d’autre remède qu’aimer et mourir, il est fort raisonnable qu’elle agisse selon les dispositions de son cœur.
Alisa. Que viens-tu faire ici chaque jour, voisine ?
Célestine. Madame, il manquait hier un peu de fil pour compléter le poids, et je suis venue l’apporter ; j’ai donné ma parole, je devais la tenir, et maintenant je m’en vais. Dieu soit avec vous !
Alisa. Qu’il t’accompagne !
Alisa. Mélibée, ma fille, que voulait la vieille ?
Mélibée. Me vendre un peu de fard.
Alisa. Je crois cela plutôt que ce que me disait la mauvaise sorcière. Elle a pensé que cela me ferait de la peine, et elle a menti. Méfie-toi d’elle, ma fille, c’est une grande traîtresse ; le voleur rôde toujours autour des riches demeures. Avec ses trahisons, ses fausses marchandises, elle sait corrompre les meilleures intentions, elle perd les réputations ; si elle entre une fois dans un logis, elle y fait naître le soupçon.
Lucrèce. Notre maîtresse y avise un peu tard.
Alisa. Par amour pour moi, ma fille, si elle revient ici sans que je la voie, ne la reçois pas bien et ne lui souhaite pas la bienvenue. Cherche ta réponse dans ton honnêteté, et jamais elle ne reviendra ; la véritable vertu est plus redoutable que l’épée.
Mélibée. Est-ce ainsi qu’elle agit ? Je ne la verrai plus. Je suis ravie, ma mère, d’être prévenue et de savoir de qui je dois me garder.
93, page 143. — …Per quietem vidisse se exponit speciem draconis oblatam herbam ferentis ore, quam veneni remedium esse monstrasset… Inventam deindè, vulneri imposuit protinùsque dolore finito, intra breve spatium cicatrix quoque obducta est.