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La Célestine/Acte 9

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La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 127-141).


ACTE NEUVIÈME


Argument : Sempronio et Parmena vont chez Célestine en causant. Arrivés là, ils trouvent Élicie et Areusa. Ils se mettent à table, et pendant le repas Élicie se querelle avec Sempronio ; elle quitte la table et tous cherchent à l’apaiser. Pendant ce temps, Lucrèce, servante de Mélibée, vient prier Célestine d’aller trouver sa maîtresse.


SEMPRONIO, PARMENO, CÉLESTINE, ÉLICIE, AREUSA, LUCRÈCE.

Sempronio. Parmeno, descends nos capes et nos épées, s’il te semble à propos ; il est l’heure d’aller dîner.

Parmeno. Hâtons-nous, car elles se plaindraient de notre retard. Ne passons pas par cette rue, mais par l’autre, parce que nous entrerons à l’église et nous verrons si Célestine a achevé ses dévotions ; nous l’accompagnerons en chemin.

Sempronio. Il n’est pas temps ; crois-tu donc qu’à cette heure elle soit en prières ?

Parmeno. On ne peut pas dire qu’il n’est pas temps de faire une chose qui peut se faire en tout temps.

Sempronio. C’est vrai, mais tu connais mal Célestine ; quand elle a quelque chose à traiter, elle ne se souvient pas de Dieu et ne s’occupe pas de saintetés. Tant qu’il y a de quoi ronger à la maison, les saints sont sains, elle les laisse en repos ; quand elle va à l’église avec son rosaire à la main, c’est qu’il n’y a pas de quoi manger au logis. Bien qu’elle t’ait élevé, je connais mieux que toi ses habitudes. Les prières de son chapelet sont pour les virginités dont elle répond, pour tous les amoureux qu’il y a dans la ville, pour les jeunes filles qui lui sont recommandées, pour que les sommeliers lui donnent bonne ration et du meilleur, pour qu’ils la connaissent tous par son nom, afin que, lorsqu’elle les rencontre, ils ne la prennent pas pour étrangère ; enfin pour que le chanoine soit toujours jeune et généreux. Quand elle remue les lèvres, c’est pour préparer des mensonges, pour méditer des finesses qui puissent lui faire gagner de l’argent : j’entrerai par ici, il me répondra ceci, je lui répliquerai cela. C’est ainsi que vit celle à laquelle nous rendons honneur.

Parmeno. J’en sais bien davantage, mais je ne veux pas parler, car je t’ai fâché l’autre jour quand je l’ai dit à Calixte.

Sempronio. Nous le savons pour notre bien, ne le publions pas, de peur qu’il nous en advienne du mal. Si notre maître vient à connaître tout cela, il la prendra pour ce qu’elle est et n’en voudra pas. S’il ne l’emploie pas, il faudra qu’il en vienne une autre, et nous n’aurons pas notre part du bénéfice comme avec celle-ci, car enfin, de gré ou de force, il faudra bien qu’elle partage avec nous ce qu’elle recevra.

Parmeno. Tu as bien dit, tais-toi, car la porte est ouverte. Elle est chez elle, appelle avant d’entrer, peut-être sont-elles déshabillées et ne voudront-elles pas être vues ainsi.

Sempronio. Entre, ne crains rien, nous sommes tous de la maison ; elles mettent déjà la table.


Célestine. Ô mes amoureux ! mes perles d’or ! que l’année me soit aussi heureuse que votre visite m’est agréable !

Parmeno, à part. Quels discours tient la vieille ? Vois-tu, frère, ces feintes caresses ?

Sempronio. Laisse-la, elle ne vit que de cela, je ne sais qui diable lui a enseigné tant de méchanceté.

Parmeno. Nécessité et pauvreté, la faim surtout ; il n’y a pas de meilleure conseillère au monde, il n’y a pas de meilleur excitant pour l’esprit. Qui a enseigné aux pies et aux perroquets à imiter avec leurs langues habiles notre voix, notre organe et nos paroles, si ce n’est la faim ?

Célestine. Fillettes, follettes, descendez vite, il y a ici deux hommes qui veulent me faire violence.

Élicie. Je croyais qu’ils ne viendraient pas ; ils y mettent le temps, il y a trois heures que ma cousine est ici. Ce paresseux de Sempronio aura été cause du retard ; il n’a pas d’yeux pour me voir.

Sempronio. Tais-toi, ma reine, ma vie, mes amours ; qui sert n’est pas libre ; ma dépendance me préserve de toute accusation. Ne nous fâchons pas et mettons-nous à table.

Élicie. C’est cela, tu es toujours prêt en pareil cas ; te voilà assis, les mains propres et sans honte.

Sempronio. Nous nous fâcherons plus tard, mangeons. Assieds-toi la première, mère Célestine,

Célestine. Asseyez-vous, mes enfants, il y a place pour tous ; qu’on nous en donne autant en paradis quand nous irons. Mettez-vous en ordre, chacun près de son amie ; moi, qui suis seule, je mettrai à côté de moi cette cruche et cette tasse ; toute ma vie maintenant est de causer avec elles. Depuis que je me fais vieille, je ne sais rien de mieux à faire à table que de verser à boire : qui touche le miel, il lui en reste toujours aux mains86. La nuit en hiver, il n’y a pas pareille bassinoire ; avec deux semblables cruches, que je bois avant de me coucher, je ne sens pas le froid de la nuit. J’en double mes vêtements quand Noël approche ; cela me réchauffe le sang, cela me soutient sans cesse, cela me tient toujours en gaîté, cela entretient la fraîcheur du teint. Puissé-je en voir une bonne provision dans mon logis ! je ne craindrais pas la mauvaise année, car un croûton de pain rongé par les souris me suffit pour trois jours. Le vin ôte la tristesse du cœur mieux que l’or et le corail : il donne du courage au jeune homme et de la force au vieillard, des couleurs à qui n’en a pas, du cœur au lâche, du zèle au paresseux : il raffermit le cerveau, chasse le froid de l’estomac, enlève la mauvaise haleine, donne de l’énergie aux gens froids, fait supporter les fatigues du travail, procure une sueur salutaire aux moissonneurs fatigués, guérit les rhumatismes et les maux de dents, se conserve sur la mer sans se corrompre, ce que l’eau ne fait pas. Il a plus de propriétés que vous n’avez de cheveux ; je ne sais en vérité qui ne serait pas heureux d’en parler. Il n’a qu’un défaut, c’est qu’il coûte cher lorsqu’il est bon et qu’il nuit lorsqu’il est mauvais ; ainsi ce qui fait du bien au corps fait du mal à la bourse. Malgré tout cela, je recherche le meilleur, j’en bois si peu, rien qu’une douzaine de coups à chaque repas ; on ne m’en fera jamais boire davantage, à moins que je ne sois invitée comme aujourd’hui.

Parmeno. Mère, tous ceux qui en ont parlé disent que trois coups seulement c’est fort honnête et suffisant87.

Célestine. Mon fils, on s’est trompé de chiffre, on a dit trois pour treize88.

Sempronio. Bonne tante, il nous semble bon à tous ; parlons et mangeons, car après nous aurons à peine le temps de causer des amours de notre pauvre maître et de sa gracieuse et gentille Mélibée.

Élicie. Va-t’en d’ici, homme insipide et ennuyeux ! mauvais profit te fasse ce que tu manges et ce repas auquel tu m’as conviée ! Sur mon âme, tu me donnes des nausées, je me sens tentée de rendre ce que j’ai dans le corps à t’entendre appeler cette femme gentille. Voyez la gentille personne ! Jésus ! Jésus ! quel ennui et quel dégoût de voir ton peu de pudeur ! Qui cela gentille ? Dieu me damne si elle l’est ou si elle en a l’air ! elle a les yeux chassieux. Dieu te pardonne tant de sottise et d’impudence ! Qui aura jamais l’envie de perdre son temps à discuter avec toi sur sa beauté et sa gentillesse ? Mélibée est gentille ? Elle le sera et tu diras vrai quand les dix commandements iront deux à deux. Cette beauté-là s’achète pour un écu à la boutique. En vérité, je connais dans la rue où elle demeure quatre demoiselles sur lesquelles Dieu a réparti ses grâces plus que sur Mélibée ; si elle a quelque beauté, c’est par les beaux ornements qu’elle porte ; mets-les sur un bâton, tu diras aussi qu’il est gentil. Sur ma vie, je ne le dis pas pour me vanter, je suis aussi belle que votre Mélibée.

Areusa. Et tu ne l’as pas vue comme moi, sœur. Dieu me le pardonne ! si tu la rencontrais à jeun, ce jour-là le cœur te lèverait et tu ne pourrais manger. Toute l’année elle s’enferme et se couvre de mille saletés ; pour une fois qu’elle aura à sortir et qu’elle pourra être vue, elle se frottera la figure de fiel et de miel, de rôties et de figues sèches et d’autres choses que je ne dis pas parce que nous sommes à table. Ce sont les richesses qui embellissent et font courtiser ces dames et non pas les grâces du corps ; en vérité, pour une demoiselle, elle a une gorge aussi grosse que si elle avait fait trois enfants : on dirait deux énormes calebasses. Je ne lui ai pas vu le ventre ; cependant, si j’en juge par le reste, je crois qu’elle l’a aussi flasque qu’une vieille de cinquante ans. Je ne sais de quelle manière Calixte l’a vue ; il en néglige d’autres qu’il pourrait avoir plus facilement et avec lesquelles il aurait plus de plaisir. Mais voilà, quand le goût est usé, il lui arrive souvent de trouver doux ce qui est amer.

Sempronio. Il me semble qu’ici chacun vante sa marchandise ; on dit le contraire de tout cela dans la ville.

Areusa. Rien n’est plus loin de la vérité que l’opinion du vulgaire ; jamais tu ne vivras heureux si tu te soumets à plusieurs volontés, parce qu’il est positif et vrai que tout ce que le vulgaire pense est vanité ; ce qu’il dit, fausseté ; ce qu’il réprouve est bon ; ce qu’il approuve, mauvais. Et dès que ce que je viens de dire est sa plus certaine habitude, ne juge pas de la bonté et de la beauté de Mélibée par ce qu’on en dit.

Sempronio. Amie, le vulgaire ne se tait jamais sur les défauts des seigneur ; aussi je crois que si Mélibée en avait quelqu’un, il aurait été promptement découvert par ceux qui la voient plus souvent que nous. Et lors même que je reconnaîtrais ce que tu dis, Calixte est un noble cavalier, Mélibée est fille de gentilhomme ; il est juste que ceux qui sont de haute naissance se recherchent entre eux. Il n’est donc nullement étonnant que Calixte aime Mélibée plutôt qu’une autre.

Areusa. Vilain soit celui qui croit l’être ! les œuvres font la naissance, car, après tout, nous sommes les uns et les autres enfants d’Adam et d’Ève. Que chacun cherche à être bon par lui-même et ne demande pas son mérite à la noblesse de ses ancêtres.

Célestine. Sur mon âme, mes enfants, cessez ces discussions, et toi, Élicie, reviens à table et laisse là ta bouderie.

Élicie. C’est à celui qui m’a mise en colère que tu dois adresser tes reproches. Puis-je manger à côté de ce maudit, qui vient me dire en face que son haillon de Mélibée est plus joli que moi !

Sempronio. Tais-toi, ma vie, c’est toi qui as fait la comparaison ; toute comparaison est odieuse ; c’est à toi que revient la faute et non à moi.

Areusa. Sœur, viens manger et ne fais pas à ces fous, à ces entêtés l’honneur de les bouder, ou bien je me lève aussi de table.

Élicie. Ce n’est que pour te plaire que je vais contenter ce maudit et user de patience avec tous.

Sempronio. Hé, hé, hé.

Élicie. De quoi ris-tu ? Qu’un méchant cancer puisse dévorer cette bouche disgracieuse et méchante !

Célestine. Ne lui réponds pas, ami, nous n’en finirions jamais. Occupons-nous de ce qui nous regarde. Dites-moi, comment avez-vous laissé Calixte ? Comment l’avez-vous quitté ? Comment avez-vous pu tous deux vous échapper d’auprès de lui ?

Parmeno. Il est comme un homme frappé de malédiction, jetant feu et flamme, désespéré, perdu, à moitié fou ; il est allé à la messe à la Madeleine prier Dieu de te faire la grâce de pouvoir ronger les os de ces poulets et jurant de ne rentrer chez lui qu’il ne sache que tu en es venue à tes fins avec Mélibée. Ta robe, ta mante et mon pourpoint, voilà le positif ; que le reste aille et vienne, je ne sais quand il le donnera.

Célestine. Quand il voudra ; après Pâques les bons cadeaux89. Tout ce qui se gagne avec peu de peine se reçoit avec plaisir, surtout quand cela vient d’un point où cela fait si petite brèche, de chez un homme si riche qu’avec les balayures qui sortent de sa maison je pourrais sortir de misère, tant il y en a. Ce qui fait souffrir ces gens-là, ce n’est pas ce qu’ils donnent, mais la cause pour laquelle ils donnent. L’amour les étourdit de telle manière qu’ils ne sentent pas ce qu’ils font, ils n’en éprouvent aucune peine, ils ne voient et n’entendent pas. Je puis juger de tout cela par ce que j’ai remarqué chez des hommes moins passionnés, moins dévorés des flammes d’amour que Calixte. Ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne rient pas, ne pleurent pas, ne dorment pas, ne veillent pas, ne parlent pas, ne se taisent pas, ne souffrent pas, ne se reposent pas, ne sont ni contents ni mécontents, tant les agite cette douce flamme qui remplit leurs cœurs. Si la force de la nature les oblige à faire quelqu’une de ces choses, ils y pensent si peu que lorsqu’ils mangent, la main oublie de porter la nourriture à la bouche : si on leur parle, on ne peut en obtenir une réponse convenable ; leurs corps sont avec eux, leurs cœurs et tous leurs sens sont avec leurs maîtresses. L’amour a une force immense ; il traverse non-seulement la terre, mais encore les mers, tant il est puissant. Il domine également toutes les classes d’hommes, il surmonte toutes les difficultés. C’est une chose chagrine, redoutable, une source d’inquiétudes ; elle porte à voir toutes choses sous leur plus mauvais côté. Si vous avez été de bons amoureux, mes enfants, vous reconnaîtrez que je dis vrai.

Sempronio. Mère, en toutes choses tu as raison. Ici est une femme qui a fait de moi un autre Calixte : je perdais l’esprit, j’avais le corps fatigué, la tête vide ; je sommeillais le jour, je veillais la nuit, attendant toujours l’aurore avec impatience ; je faisais des folies, j’escaladais les murs, je risquais ma vie à chaque instant ; j’allais au-devant des taureaux, je faisais courir les chevaux, je lançais le disque, je joutais à la lance, je me brouillais avec tous mes amis, je brisais des épées, je faisais des échelles, je mettais des armures ; je faisais mille sottises dignes d’un amoureux, des vers, des jeux de mots ; j’inventais mille choses galantes ; tout cela du reste a été on ne peut mieux placé, puisque j’ai gagné un tel joyau.

Élicie. Tu es donc bien persuadé que tu m’as gagnée ; mais je te certifie que tu n’as pas plus tôt tourné la tête que je trouve en cette maison un autre que j’aime mieux, qui est plus gracieux que toi et qui ne cherche pas sans cesse l’occasion de me mettre en colère comme toi, qui restes un an sans me venir voir, qui arrives tard et de mauvaise humeur.

Célestine. Mon fils, laisse-la dire, elle extravague ; plus tu l’entendras parler de la sorte, plus tu verras s’accroître son amour pour toi. Tout ce qui t’arrive, c’est pour avoir fait l’éloge de Mélibée ; elle ne connaît pas de meilleur moyen de te le faire payer que de te traiter comme elle te traite ; et je suis persuadée qu’elle attend impatiemment la fin du dîner pour ce que je sais bien. Quant à sa cousine, je la connais. Jouissez de votre fraîche jeunesse ; quiconque tient et mieux attend, plus tard se repent. C’est ce que je fais aujourd’hui pour quelques heures que j’ai laissées se perdre quand j’étais jeune, quand on m’appréciait, quand on m’aimait ; et maintenant, pour mes péchés, je deviens vieille, personne ne me veut, et Dieu sait ce que je voudrais encore bien ! Baisez-vous, embrassez-vous, je ne puis plus avoir d’autre plaisir que celui de vous voir. Tant que vous êtes à table, tout se pardonne de la ceinture à la tête ; quand vous en serez sortis, je ne vous gênerai pas, en pareil cas le roi ne le fait jamais ; vous serez libres. Je sais que les fillettes ne vous accuseront pas d’importunité ; pendant ce temps, la vieille Célestine mâchera avec ses gencives dégarnies les miettes de la table. Dieu vous bénisse ! Oh ! comme vous riez, comme vous vous amusez, lapins, fous, enragés. Voilà ce qu’il fallait pour dissiper le nuage de vos querelles ; prenez garde de renverser la table.

Élicie. Mère, on frappe à la porte, voilà notre plaisir perdu.

Célestine. Vois, ma fille, qui est là, peut-être est-ce quelqu’un qui vient l’augmenter.

Élicie. Ou la voix me trompe, ou c’est ma cousine Lucrèce.

Célestine. Ouvre-lui, fais-la entrer, qu’elle soit la bienvenue ; elle aussi comprend quelque chose à ce que nous disons ici, bien que le peu de liberté dont elle jouit l’empêche de profiter de sa jeunesse.

Areusa. C’est bien vrai, sur ma foi, celles qui servent des dames n’ont pas de plaisirs et ne connaissent pas les doux bénéfices de l’amour. Elles ne voient jamais parentes ni égales avec qui elles puissent parler à leur aise, à qui elles puissent dire : « Qu’as-tu mangé à souper ? Es-tu enceinte ? Combien de poules élèves-tu ? Emmène-moi dîner chez toi ; fais-moi voir ton amoureux ; combien y a-t-il qu’il ne t’a vue ? Comment es-tu avec lui ? Quelles sont tes voisines ? » et autres choses semblables. Ô tante ! quel mot rude, grave et superbe que ce madame qu’il faut toujours avoir à la bouche. C’est pour cela que je vis seule depuis que je me connais, je puis me vanter que jamais on ne m’a appelée autrement que mon Areusa. Près de ces dames d’aujourd’hui, on perd le meilleur de sa jeunesse ; avec une robe trouée qu’elles mettent au rebut, elles payent le service de dix années. Elles injurient leurs suivantes, les maltraitent, les bousculent de telle sorte que celles-ci n’osent parler en leur présence ; quand vient le temps de les marier, elles leur font une querelle, leur reprochent de coucher avec le domestique ou le fils de la maison, de faire les coquettes avec leurs maris, d’amener des hommes au logis ; elles se plaignent qu’on leur a volé une tasse ou perdu une bague, elles leur donnent une centaine de coups de bâton, les mettent à la porte, leurs jupons par-dessus la tête, en leur disant : « Sors d’ici, voleuse, fille de mauvaise vie ; hors de chez moi, tu ne porteras atteinte ni à mon honneur ni à la sûreté de ma maison. » Ainsi, qui attend une récompense reçoit des reproches ; elles comptent sortir mariées et sortent déshonorées ; elles espèrent des vêtements et des bijoux de noce, on les renvoie nues et outragées. Voilà leurs profits, leurs bénéfices et leurs salaires. On leur promet des maris, et on leur ôte leurs habits. Le meilleur honneur qu’elles puissent rencontrer dans ces maisons, c’est de devenir batteuses de pavé et de courir de duègne en duègne chargées de messages. Jamais elles n’entendent leurs noms dans la bouche de leurs maîtresses, mais toujours : « Drôlesse par-ci, carogne par-là. Où vas-tu, teigneuse ? Qu’as-tu fait, mauvaise ? Pourquoi as-tu mangé cela, goulue ? Comment as-tu nettoyé la poêle, cochonne ? Pourquoi n’as-tu pas essuyé ma robe, sale ? Comment as-tu dit cela, sotte ? Qui a brisé ce plat, maladroite ? Qui a perdu l’essuie-main, négligente ? Tu l’auras donné à ton amant, voleuse ! Viens ici, mauvaise fille ; je ne vois plus la poule mouchetée, cherche-la vite, sinon je te la fais payer sur tes premiers gages. » Puis par-dessus tout cela, des claques, des égratignures, des coups de bâton, des coups de poing. Rien ne peut les contenter, rien n’est à leur goût. Leur plaisir est de crier, leur bonheur de se mettre en colère ; le mieux fait les contente le moins. C’est pour cela, mère, que j’ai mieux aimé vivre dans ma petite maison seule et maîtresse, que dans ces riches palais soumise et captive.

Célestine Tu fais bien, tu sais ce que tu fais. Les sages disent que mieux vaut une miette de pain avec la paix, qu’une maison pleine de provisions avec des querelles90. N’en disons pas davantage, voici Lucrèce.

Lucrèce. Grand bien vous fasse, ma tante et la compagnie. Dieu bénisse des gens tels et si honorables !

Célestine Tels gens, ma fille ? Est-ce beaucoup que tu as voulu dire ? Il paraît bien que tu ne m’as pas connue à l’époque de ma prospérité, il y a aujourd’hui vingt ans. Hélas ! qui m’a vue alors et me voit maintenant doit avoir le cœur déchiré de douleur. J’ai vu, mon amour, à cette table où sont assises en ce moment tes cousines, neuf jeunes filles de ton âge, car l’aînée n’avait pas plus de dix-huit ans et aucune n’en avait moins de quatorze. Voilà le monde, il passe, il suit le chemin qui lui est tracé ; ses sources, ses canaux coulent au hasard, les uns pleins, les autres vides. Voilà la loi de la fortune, aucune chose ne reste longtemps dans la même position, elle n’a d’autre règle que le changement. Je ne puis redire sans larmes combien j’étais honorée alors ; pour mes péchés et pour mon malheur, tout cela a diminué peu à peu, et à mesure que déclinaient mes jours, mon profit diminuait et s’amoindrissait. C’est là un bien vieux proverbe : « Tout ce qui est en ce monde croît et décroît, tout a ses limites, tout a ses degrés. » Mon honneur arriva au comble, eu égard à ce que j’étais ; il faut bien qu’il baisse et qu’il décroisse, puisque j’approche de ma fin. Je juge à cela qu’il me reste peu à vivre ; car je sais bien que je suis montée pour descendre, que j’ai fleuri pour me faner, que je me suis réjouie pour m’attrister, que je suis née pour vivre, que j’ai vécu pour croître, que j’ai crû pour vieillir, que j’ai vieilli pour mourir. Et puisque je suis certaine de cela depuis longtemps, je supporterai mon mal avec patience, bien que je ne puisse entièrement chasser le chagrin ; car, après tout, je suis de chair et d’os comme tout autre.

Lucrèce. Tu devais avoir de la peine, mère, avec tant de jeunes filles : c’est un troupeau bien difficile à garder.

Célestine. De la peine, mon amour ? plutôt du plaisir et de la joie. Toutes m’obéissaient, toutes m’honoraient, toutes me respectaient, aucune ne manquait à ma volonté. Tout ce que je disais était bien, à chacune je remettais ce qui lui revenait. Elles ne prenaient pas plus que je ne leur disais ; boiteux, tortu ou manchot, elles acceptaient volontiers celui qui me donnait le plus d’argent. Le profit était pour moi, la fatigue pour elles. Des serviteurs ? je n’en manquais pas par leur moyen : des cavaliers, des vieillards, des jeunes gens, des abbés, des dignitaires de tout genre, depuis l’évêque jusqu’au sacristain91. En entrant dans l’église, je voyais tomber les bonnets en mon honneur comme si j’eusse été une duchesse ; celui qui avait le moins à négocier avec moi, on le regardait comme le plus indigne. S’ils m’apercevaient d’une demi-lieue, ils quittaient tout, un à un, deux à deux ; ils venaient où j’étais, voir si je voulais quelque chose et me demander chacun des nouvelles de la sienne. En me voyant entrer, tous se troublaient tellement qu’ils ne faisaient et ne disaient rien à propos. Les uns m’appelaient madame, d’autres ma tante, d’autres mon amoureuse, ceux-là bonne vieille. Ici on concertait les visites chez moi, là les rendez-vous chez eux. Ici on m’offrait de l’argent, ailleurs des cadeaux d’un autre genre. Ceux-ci baisaient le bord de mon manteau, ceux-là m’embrassaient au visage pour me faire honneur. Aujourd’hui la fortune m’a mise dans un tel état que tu peux me dire : « Grand bien te fassent tes savates ! »

Sempronio. Tu nous épouvantes avec toutes les choses que tu nous contes de ces hommes religieux et de ces couronnes bénites. Ils n’étaient pas tous ainsi.

Célestine. Non, mon fils, Dieu ne me permettrait pas de dire une telle chose ; il y avait beaucoup de vieux dévots avec lesquels je gagnais peu et même qui ne voulaient pas me regarder ; mais je crois plutôt que c’était par jalousie de voir les autres causer avec moi. Comme le clergé était grand, il y avait de tout, les uns très-chastes, les autres qui se chargeaient d’entretenir les femmes de mon métier, et je crois qu’il n’en manque pas encore aujourd’hui. Ils envoyaient leurs écuyers et leurs serviteurs pour m’accompagner, et à peine étais-je arrivée qu’entraient par ma porte des poules, des poulets, des oies, des perdrix, des tourterelles, des jambons, des tourtes de froment, des cochons de lait ; chacun m’envoyait ces provisions telles qu’il les recevait pour la dîme de Dieu ; puis ils venaient me prier de les accepter et de les manger avec leurs bonnes amies. Et du vin ? Je ne manquais jamais du meilleur qui se buvait dans la ville ; il venait de divers pays, de Murviedro, de Luque, de Toro, de Madrigal, de Saint-Martin et de tant d’autres lieux, que bien que ma bouche se souvienne encore de la diversité des goûts et des saveurs, ma mémoire ne retient pas les noms de tous les terroirs ; c’est beaucoup qu’une vieille comme moi, en goûtant un vin, puisse dire d’où il est92. Puis venaient des curés sans casuel ; on n’offrait pas plus tôt le pain bénit que, lorsque le paroissien baisait l’étole, son offrande était du premier coup dans ma maison. Des garçons, drus et pressés comme pierres à bâtir, entraient par ma porte chargés de provisions. Je ne sais comment je puis vivre après être tombée d’un tel état.

Areusa. Pour Dieu ! puisque nous sommes venus pour prendre du plaisir, ne pleure pas, mère, ne te désole pas, Dieu remédiera à tout.

Célestine. J’ai assez de sujets de larmes, ma fille, quand je me souviens d’un temps si heureux et d’une vie telle que celle que je menais ; j’étais tellement choyée par tout le monde, qu’il n’y eut jamais fruits nouveaux dont je ne goûtasse avant que les autres sussent s’il en était déjà venu. On était sûr d’en trouver chez moi si on en cherchait pour quelque envie de femme grosse.

Sempronio. Mère, le souvenir du bon temps n’est d’aucun profit ; on ne peut le faire revenir, on n’y gagne que de la tristesse ; c’est là ce qui t’arrive, et tu viens de nous ôter le plaisir des mains. Quittons la table, allons nous réjouir, et toi, mère, donne réponse à cette demoiselle qui est venue ici.

(Ils sortent.)

Célestine. Lucrèce, ma fille, laissons là ces bavardages et dis-moi ce qui me procure ta bonne visite.

Lucrèce. En vérité, j’avais déjà oublié le but principal de mon message en t’écoutant parler de cet heureux temps. Je passerais sans manger une année entière à t’entendre, à penser à la joyeuse vie que menaient ces jeunes filles ; il me semble presque que j’y suis en ce moment. Le but de ma venue, bonne mère, puisqu’il faut que tu le saches, est de te demander la ceinture. De plus, ma maîtresse te prie d’aller la voir sans aucun retard, parce qu’elle se sent très-fatiguée de faiblesses et de douleurs de cœur.

Célestine. Ma fille, de semblables petites maladies font plus de bruit que de mal. Je suis étonnée qu’une personne aussi jeune souffre déjà du cœur.

Lucrèce, à part. Le démon t’emporte, traîtresse, comme tu ne sais pas ce que c’est ! La vieille fait ses coups, s’en va, et puis fait l’ignorante.

Célestine. Que dis-tu, ma fille ?

Lucrèce. Mère, hâtons-nous et donne-moi le cordon.

Célestine. Partons, je l’ai sur moi.



86, page 130. — Le proverbe français dit : « Qui manie le miel s’en lèche les doigts. »

87, page 130. — Les anciens fixaient à trois verres de vin les limites de la tempérance : le premier était pour la santé, le second pour le plaisir, et le troisième pour le sommeil. Mais cette opinion n’était pas générale, et Ausone a dit (Idyll, xi) : Ter bibe, vel toties ternos sic mystica lex est.

Sapientis viri super mensam celebre dictum est. Prima, inquit,

cratera at sitim pertinet, secunda ad hilaritatem, tertia ad voluptatem, quarta ad insaniam. (Apuleius Floridis.)

88, page 131. — Il y a ici un jeu de mots intraduisible, trois et treize s’expriment en espagnol d’une manière à peu près semblable : tres, trece.

89, page 133. — Buenas son mangas pasada la Pascua. On appelait mangas les cadeaux qui se faisaient aux grandes fêtes de l’année, comme Pâques et Noël, aux réjouissances publiques ou à l’avénement d’un nouveau roi.

90, page 137. — « Ou le dormir sur la dure en repos d’esprit qu’en un lict d’or avec ennuy. » (Traduction et Commentaires de Lavardin.)

91, page 138. — Il est presque inutile de dire que la dévote pudeur du sire de Lavardin ne lui a pas permis de conserver les expressions injurieuses que l’auteur a mises ici en profusion dans la bouche de Célestine. Il a fait à sa conscience et à la puissance religieuse le sacrifice de tout ce passage et de ceux qui suivent, qu’il a entièrement changés, et traduits dans un sens tout à fait opposé à l’original.

92, page 140. — « J’ai un instinct si grand pour connaître les vins, qu’il me suffit d’en sentir un du nez pour dire son pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances et dépendances. »

(Sancho à l’écuyer du Bocage, Don Quichotte, IIe partie, ch. xiii.)