La Célestine/Acte 15
ACTE QUINZIÈME112
Élicie. Qui cause ces cris chez ma cousine ? Si elle a su la triste nouvelle que je lui apporte, je n’aurai pas les étrennes de sa douleur que gagne toujours un tel message. Qu’elle pleure, qu’elle pleure, qu’elle verse des larmes, car on ne trouve pas de tels hommes à chaque coin ; il me plaît qu’elle le sente ainsi. Qu’elle s’arrache les cheveux comme j’ai fait, moi, malheureuse ! qu’elle sache qu’il est plus cruel de perdre une bonne vie que de mourir soi-même. Oh ! combien je l’aime maintenant plus que je ne l’ai aimée ; à cause du grand chagrin qu’elle témoigne !
Areusa. Va-t’en de chez moi, rufian, coquin, menteur, trompeur ! Tu veux te jouer de moi ; tu me crois donc bien sotte, que tu penses me prendre à tes fausses protestations ? C’est avec tes bravades et tes cajoleries que tu m’as volé tout ce que j’avais. Je t’ai donné, coquin, cape et pourpoint, épée et bouclier, chemises deux par deux et mille choses faites de ma main ; je t’ai donné des armes et un cheval ; je t’ai placé près d’un seigneur que tu ne méritais pas de déchausser ; maintenant je te demande de faire une chose pour moi, et tu y trouves mille inconvénients !
Centurion. Ma sœur, fais-moi tuer dix hommes pour ton service, mais ne me fais pas faire une lieue de chemin à pied.
Areusa. Pourquoi as-tu joué ton cheval, escroc, coquin ? Sans moi tu serais déjà pendu. Trois fois je t’ai délivré de la justice, quatre fois je t’ai sauvé des pertes du jeu. Pourquoi l’ai-je fait ? Pourquoi suis-je folle ? Pourquoi suis-je fidèle à ce lâche ? Pourquoi crois-je à ses mensonges ? Pourquoi le laissé-je entrer chez moi ? Qu’a-t-il de bon ? Les cheveux crépus, la figure balafrée ; il a été fouetté deux fois ; il est manchot de la main de l’épée ; il soutient trente femmes au bordel. Sors d’ici bien vite, que je ne te voie plus ; ne me parle pas, ne dis pas que tu me connais, sinon, par les os du père qui m’a engendrée et de la mère qui m’a mise au monde, je te fais donner deux mille coups de bâton sur tes épaules de meunier. Tu sais que j’ai quelqu’un qui saura bien s’en acquitter.
Centurion. Ah ! la folle, l’extravagante ! Si je me fâche, il y aura des pleurs ; je vais partir et te laisser faire ; je ne sais qui vient, je ne veux pas qu’on nous entende.
Élicie. J’entre ; des menaces et de la colère ne sont pas des signes de tristesse.
Areusa. Ah ! malheureuse que je suis ! c’est toi, mon Élicie ? Jésus, Jésus ! je ne le puis croire, qu’est-ce que cela ? Qui t’a ainsi plongée dans la douleur ? Qu’est-ce que ce manteau de tristesse ? Vois donc, tu m’épouvantes, ma sœur. Dis-moi bien vite ce que c’est, car je ne comprends pas ; tu ne m’as pas laissé une goutte de sang dans le corps.
Élicie. Grande douleur, grande perte ! Ce que je montre est peu de chose auprès de ce que je sens et de ce que je cache. J’ai le cœur plus noir que mon manteau, les entrailles plus noires que ma toque. Ah ! ma sœur, ma sœur, je ne puis parler, je n’ai pas la force d’arracher mes paroles de ma poitrine.
Areusa. Ah ! malheureuse ! tu m’effrayes ! Dis-le-moi, ne t’arrache pas les cheveux, ne t’égratigne pas, ne te maltraite pas. Ce mal nous est-il commun à toutes deux ? Me touche-t-il ?
Élicie. Ah ! ma cousine et mon amour ! Sempronio et Parmeno ne vivent plus, ils ne sont plus de ce monde ; leurs âmes sont allées payer pour leur faute ; ils sont libres de cette triste vie.
Areusa. Que me contes-tu ? Ne m’en dis pas davantage, tais-toi, au nom de Dieu, car je tomberais morte.
Élicie. Il y a plus de mal encore que je ne te le dis ; écoute la malheureuse qui va te dire de bien plus pénibles choses. Célestine, celle que tu connaissais bien, celle qui me tenait lieu de mère, celle qui me nourrissait, qui me logeait, celle à l’aide de laquelle je m’honorais au milieu de mes semblables, celle par qui j’étais connue dans toute la ville et dans les faubourgs, est maintenant à rendre compte de ses œuvres. Je lui ai vu donner mille blessures sous mes yeux, ils l’ont tuée dans mes bras.
Areusa. Ô grande douleur ! ô nouvelles déchirantes, chagrin mortel ! ô désastres inattendus ! ô perte irréparable ! comme la fortune a subitement tourné sa roue ! Qui les a tués ? Comment sont-ils morts ? Je suis ébahie, abattue comme quelqu’un qui entend une chose impossible. Il n’y a pas huit jours que je les ai vus vivants, et déjà nous pouvons dire : « Mon Dieu, pardonnez-leur ! » Conte-moi, amie, comment est arrivé un aussi affreux événement.
Élicie. Tu vas le savoir. Tu as entendu parler, sœur, des amours de Calixte et de cette folle de Mélibée. Tu savais bien comment Célestine s’était chargée, à la demande de Sempronio, d’être médiatrice, moyennant payement de ses peines. Elle y mit tant de sollicitude et de diligence, qu’au second coup de pioche l’eau jaillit, et dès que Calixte vit sitôt un bon résultat qu’il n’avait jamais espéré, il donna à ma pauvre tante, outre plusieurs autres choses, une chaîne d’or. Comme ce métal est de telle qualité que plus nous en buvons, plus nous avons soif, elle ressentit un appétit sacrilége, et, se voyant si riche, elle se sauva avec son gain et ne voulut en rien donner ni à Sempronio ni à Parmeno, et il avait été convenu entre eux cependant qu’ils partageraient ce que donnerait Calixte. Ils vinrent un matin, fatigués d’avoir accompagné leur maître toute la nuit, fort irrités de je ne sais quelle dispute qu’ils disaient avoir eue, et demandèrent à Célestine leur part de la chaîne pour réparer des pertes qu’ils avaient faites ; mais celle-ci se mit à nier la convention et sa promesse, à dire que tout le gain était à elle ; elle s’emporta et leur dit mille choses inconvenantes, selon le proverbe : « Les commères se fâchent parce qu’on dit la vérité. » Sempronio et Parmeno, fort irrités, pressés d’un côté par le besoin, qui chasse toute amitié, de l’autre par la fatigue et la mauvaise humeur qu’ils avaient déjà, voyant en outre se perdre l’espoir qu’ils avaient conçu, se fâchèrent sérieusement. La dispute dura un grand moment. Enfin, la voyant si avare, si entêtée dans son refus, ils mirent la main à leurs épées et la frappèrent de mille coups.
Areusa. Ô malheureuse femme ! était-ce donc ainsi que devait finir sa vieillesse ! Et eux, qu’ont-ils fait ? Parle.
Élicie. Après avoir commis le crime, pour fuir la justice, qui par hasard passait par là, ils sautèrent par la fenêtre. On les prit presque morts, et sans plus de retard on les décapita.
Areusa. Ô mon Parmeno et mon amour ! combien ta mort m’afflige ! Je regrette l’amour que j’ai eu pour lui, puisqu’il devait durer si peu. Mais puisque ce malheur est arrivé, puisque cette triste affaire est passée, puisqu’on ne peut racheter leur vie ni les faire revivre avec des larmes, ne te désole pas tant, tu deviendras aveugle à force de pleurer. Je ne crois pas que tu aies plus de sensibilité que moi, et vois cependant avec quelle patience je supporte tout cela.
Élicie. Ah ! quelle colère ! Ah ? malheureuse ! j’en perds la tête ! Hélas ! je ne trouve personne qui sente comme moi ! Il n’y a personne qui perde ce que je perds ! Et cependant je crois que j’aurais plus de larmes et plus de douleur pour les peines d’autrui que pour les miennes. Où irai-je ? car je perds ma mère, mon manteau et mon abri ; je perds un amant qui était presque mon mari ! Ô sage Célestine, femme honorable et respectable ! combien de fautes tu m’épargnais par ton immense savoir ! Tu travaillais, je jouissais ; tu sortais, je restais enfermée ; tu étais déguenillée, j’étais vêtue ; tu entrais à la maison chargée comme une abeille, et moi je détruisais, car je ne savais faire autre chose. Ô biens et joies de ce monde ! quand on vous possède, on ne vous apprécie pas ; jamais vous ne vous faites connaître que quand nous vous avons perdus ! Ô Calixte et Mélibée ! causes de tant de morts, que vos amours aient une mauvaise fin ! Que vos doux plaisirs se changent en amertume ! Que votre gloire devienne du chagrin ; votre repos, de la peine ! Que les plantes gracieuses près desquelles vous prenez vos ébats se changent en couleuvres ! Que vos chants se tournent en gémissements ! Que les arbres touffus du verger se dessèchent à votre vue ! Que les fleurs odorantes deviennent d’une noire couleur !
Areusa. Tais-toi, pour Dieu ! ma sœur, impose silence à tes plaintes, arrête tes larmes, essuie tes yeux, reviens à la vie ; quand une porte se ferme, la fortune en ouvre une autre ; ta peine, quoique cruelle, finira par se calmer. Il est bien des maux auxquels on ne peut remédier et qu’il est impossible de venger ; celui que tu déplores est d’un remède douteux, mais d’une vengeance facile.
Élicie. De qui doit-on avoir réparation ? la morte et ses meurtriers m’en ont laissé le soin. Je ne m’inquiète pas moins de la punition des coupables que du crime qui a été commis. Que veux-tu que je fasse, car tout retombe à ma charge ? Plût à Dieu que je fusse allée avec eux et que je ne fusse pas restée pour les pleurer tous ! Ce qui me donne le plus de douleur, c’est de voir que malgré tout cela cet homme déhonté et de peu de cœur ne cesse pas de visiter son fumier de Mélibée et de festoyer avec elle chaque nuit. Elle est toute fière, elle, de voir que du sang a été versé pour son service.
Areusa. Si cela est vrai, sur qui peut-on mieux se venger ? C’est à celui qui a mangé à payer l’écot. Laisse-moi faire, que je tombe sur leurs traces, que je sache quand ils se voient, comment, à quel endroit et à quelle heure, et renie-moi pour la fille de la vieille pâtissière que tu connaissais bien, si je ne fais pas en sorte de rendre amers leurs amours. Si je fourre dans cette affaire l’homme avec lequel je me querellais quand tu es entrée, tu verras s’il ne sera pas pire bourreau pour Calixte que Sempronio ne l’a été pour Célestine. Quelle joie il éprouverait maintenant si je lui faisais faire quelque chose pour mon service ! Il s’est en allé tout triste de ce que je le maltraitais. Il verrait les cieux ouverts si je retournais lui parler et lui commander quelque chose. Vois, sœur, dis-moi de qui je puis savoir comment se passa cette affaire ; je ferai dresser un piège qui fera pleurer Mélibée autant qu’elle se réjouit maintenant.
Élicie. Je connais, amie, un autre compagnon de Parmeno, un palefrenier nommé Sosie, qui accompagne Calixte chaque nuit ; je veux faire en sorte de lui arracher tout le secret, et ce sera un bon commencement pour ce que tu dis.
Areusa. Fais-moi plutôt le plaisir de m’envoyer ce Sosie, je lui parlerai, je lui ferai mille cajoleries jusqu’à ce qu’il ne lui reste dans le corps rien de bon à connaître, et ensuite je ferai rendre compte à son maître et à lui du plaisir qu’ils ont pris. Et toi, Élicie, mon âme, ne t’afflige pas, apporte dans ma chambre tes robes et tes meubles, et viens avec moi ; tu es trop seule là-bas, et la tristesse est la compagne de la solitude. Avec un nouvel amour tu oublieras les anciens. Un fils qui naît en remplace trois qu’on a perdus ; un nouvel amant ramène les doux souvenirs et les plaisirs du temps passé. D’un pain que j’aurai tu auras la moitié. J’ai plus de chagrin de te voir affligée que je ne regrette ceux qui ne sont plus. En vérité, l’homme éprouve plus de peine de la perte de ce qu’il possède, que ne lui fait de plaisir l’espoir, même certain, d’un bien équivalent.
Mais maintenant le mal est sans remède, les morts ne peuvent revenir, et, comme on dit, qu’ils meurent, puisqu’il le faut ; nous, vivons ! Je me charge des vivants : je te leur ferai boire un breuvage aussi amer que celui qu’ils t’ont donné. Ah ! cousine, je m’entends fort bien, quand je me fâche, à disposer semblables trames, bien que je sois jeune. Que Dieu me venge d’autre chose, aussi bien que Centurion me vengera de Calixte !
Élicie. Je crains que, bien que je fasse venir celui dont tu me parles, il n’en résulte pas l’effet que tu attends. L’exemple de ceux qui sont morts pour avoir découvert le secret imposera silence au vivant pour le garder. Je te remercie de l’offre que tu me fais de venir chez toi. Que Dieu te favorise et te soulage dans tes besoins ! tu me prouves que la parenté et la fraternité ne sont pas du vent et qu’on peut y recourir quand vient l’adversité. Je serais disposée à l’accepter afin de jouir de ta douce compagnie, mais cela ne peut se faire à cause du tort qui en résulterait pour moi. Je n’ai pas besoin de t’en dire la cause, car je parle à qui m’entend ; mais là-bas, sœur, je suis connue. Jamais cette maison ne perdra le nom de Célestine, que Dieu garde ! Toujours arrivent là des jeunes filles connues et qui me sont alliées ; c’est là qu’elles prennent leurs ébats, et il m’en revient toujours quelque chose. Le petit nombre d’amis qui me reste ne me connaît pas d’autre demeure. Tu sais combien il est pénible de quitter ses habitudes ; changer de manière, c’est presque la mort ; d’ailleurs pierre qui roule n’amasse pas mousse. Je resterai là-bas afin du moins que le loyer de la maison, qui est payé pour l’année, ne soit pas inutilement perdu. Bien que chaque chose ne suffise pas par elle-même, ensemble elles aident à vivre.
Il me semble qu’il est temps de m’en aller, je me charge de ce que je t’ai dit.
Dieu te garde, je pars.
112, page 195. — Cet acte a lieu quelques jours après le précédent. Areusa ignore cependant la mort de Sempronio et de Parmeno, ce qui est peu vraisemblable, mais ce qui est nécessaire à l’action. Ce sont là des licences auxquelles on est accoutumé depuis des siècles.