La Célestine/Acte 16
ACTE SEIZIÈME113
Plebère. Alisa, ma mie, il me semble que le temps, comme on dit, nous coule dans les mains ; les jours passent comme l’eau du fleuve, il n’y a chose au monde plus légère à la fuite que la vie : la mort nous suit, tourne autour de nous, ne nous quitte pas un instant : nous dormons sous sa bannière, selon les lois de la nature. Tout cela est bien évident si nous regardons auprès de nous nos frères et nos parents : la terre les mange tous, tous sont dans leurs éternelles demeures. Nous ne savons quand nous serons appelés, mais, en voyant des signes aussi positifs, nous devons nous tenir sur nos gardes et disposer nos besaces pour faire ce chemin obligé, afin que la voix cruelle de la mort ne nous prenne pas à l’improviste et en sursaut. Préparons nos âmes peu à peu, car il vaut mieux prévenir qu’être prévenus ; donnons notre bien à un doux successeur, donnons à notre fille unique la compagnie d’un mari tel que le veut notre position, afin que nous quittions ce monde avec tranquillité et sans aucun regret.
Mettons-nous donc activement à l’œuvre dès à présent, mettons à exécution ce que nous avons tant de fois commencé ; que notre fille ne soit pas par notre faute abandonnée à des tuteurs ; elle se trouvera mieux dans sa maison que dans la nôtre. Nous devons l’arracher aux langues du vulgaire, car il n’y a aucune vertu, si parfaite qu’elle soit, qui n’ait des envieux et des médisants114. Il n’y a rien qui conserve mieux la pureté de la réputation chez les jeunes filles qu’un mariage fait de bonne heure. Qui refusera notre parenté dans toute la ville ? Qui ne se trouvera joyeux de recevoir un tel joyau en sa compagnie ? Un joyau qui réunit les quatre principales conditions qu’on recherche dans un mariage : d’abord, savoir, honnêteté et virginité ; secondement, beauté ; en troisième lieu, haute origine et nobles parents ; enfin, richesse. La nature l’a douée de tout cela ; quelque qualité qu’on lui demande, on la trouvera accomplie chez elle.
Alisa. Dieu la conserve, mon seigneur Plebère ! que nos désirs se réalisent pendant que nous vivons ! Je pense qu’il ne se trouvera guère personne d’égal à notre fille en vertu et en noblesse ; nous trouverons peu de cavaliers qui la méritent. Mais c’est là l’affaire des pères, c’est fort étranger aux femmes ; je serai joyeuse de ce que tu ordonneras ; notre fille obéira, car elle est soumise, humble et honnête.
Lucrèce, à part. Ah ! si tu savais tout, comme tu te désolerais ! le meilleur est déjà perdu, de tristes soucis attendent votre vieillesse : Calixte a pris pour lui ce qu’il y avait de mieux. Il n’y a plus personne pour refaire les virginités, car Célestine est morte. Vous y pensez tard, il fallait vous lever plus tôt. (Haut.) Écoutez, écoutez, madame Mélibée.
Mélibée. Que fais-tu ainsi cachée, folle ?
Lucrèce. Approchez, madame, vous entendrez vos parents qui sont pressés de vous marier.
Mélibée. Tais-toi, pour Dieu ! ils t’apercevront ; laisse-les parler, laisse-les divaguer ; il y a un mois qu’ils ne font que cela et qu’ils ne s’occupent pas d’autre chose. Il semblerait que leur cœur leur dit le grand amour que je porte à Calixte et tout ce qui s’est passé entre lui et moi. Je ne sais s’ils m’ont vue, je ne sais ce que c’est, ce souci les tourmente maintenant plus que jamais. Mais leur ai-je dit de travailler pour rien ? Le claquet est-il au moulin pour ne rien faire ?
Qui donc viendra m’ôter ma gloire ! Qui voudra m’arracher à mes plaisirs ? Calixte est mon âme, ma vie, mon seigneur, il est toute mon espérance, je vois en lui que je ne suis point abusée. Il m’aime, comment puis-je l’en payer autrement ? Toutes les dettes en ce monde s’acquittent de diverses manières, l’amour ne reçoit que l’amour en payement. À penser à lui, je me réjouis ; à le voir, je ressens du bonheur ; à l’entendre, je me glorifie. Qu’il fasse et qu’il ordonne de moi à sa fantaisie. S’il veut traverser les mers, j’irai avec lui ; s’il veut parcourir le monde, qu’il m’emmène ; s’il veut me vendre sur une terre d’ennemis, je ne résisterai pas à sa volonté. Que mes parents me laissent jouir de lui, s’ils veulent jouir de moi ; qu’ils ne pensent pas à ces vanités, à ces mariages : mieux vaut être bonne amante que mauvaise épouse. Qu’ils me laissent profiter joyeusement de ma jeunesse s’ils veulent jouir avec calme de leur vieillesse, sinon ils prononceront ma perte et ma mort. Depuis que je me connais, je ne regrette pas autre chose que le temps que j’ai perdu sans jouir de lui, sans le voir. Je ne veux pas de mari, je ne veux pas souiller les nœuds du mariage ni mettre un époux sur les traces d’un autre homme, comme ont fait beaucoup de femmes plus discrètes, plus nobles d’état et de naissance que moi (si j’en crois les livres que j’ai lus). Les unes étaient regardées comme déesses par les païens, comme Vénus, mère d’Énée et de Cupidon, le dieu de l’amour, qui, étant mariée, manqua à la foi promise à son mari. Les autres, dévorées par des flammes ardentes, commirent des crimes détestables et incestueux : ainsi Myrrha avec son père115, Sémiramis avec son fils, Canacé avec son frère116, et aussi cette malheureuse Thamar, fille du roi David117. D’autres enfreignirent plus cruellement encore les lois de la nature, comme Pasiphae, femme du roi Minos, avec un taureau. Mais elles étaient reines et grandes dames, et auprès de pareilles fautes la mienne, qui est raisonnable, pourra passer sans honte.
Mon amour a eu une juste cause ; recherchée, priée, captivée par le mérite de Calixte, sollicitée par une maîtresse aussi rusée que Célestine, déjà entraînée par ses dangereuses visites, j’ai fini par céder entièrement à mon amour. Et depuis un mois, comme tu as vu, jamais nuit ne s’est passée sans que notre verger n’ait été escaladé comme une forteresse ; bien des fois il est venu en vain, et pour cela il ne m’a pas témoigné plus de peine et de mécontentement. Ses serviteurs sont morts à cause de moi, sa fortune s’est perdue, il s’est fait absent pour tous ceux de la ville, et s’est enfermé des jours entiers dans sa maison avec l’espérance de me voir la nuit. Loin de moi l’ingratitude, loin de moi les flatteries et la fausseté avec un amant aussi sincère ! Je ne veux ni mari, ni père, ni parents. Si Calixte me manque, ma vie s’en va : elle ne me plaît que parce que je suis toute à lui.
Lucrèce. Taisez-vous, madame, écoutez : ils parlent encore.
Plebère. Or donc, que te semble, femme ? devons-nous parler à notre fille ? Devons-nous lui faire connaître tous ceux qui me la demandent, afin qu’elle nous dise librement quel est celui qui lui plaît ? Nos lois permettent aux hommes et aux femmes de choisir, bien qu’ils soient sous l’autorité paternelle.
Alisa. Que dis-tu ? À quoi perds-tu ton temps ? Une telle nouvelle ne va-t-elle pas effrayer notre fille Mélibée ? Crois-tu donc qu’elle sache ce que sont les hommes, s’ils se marient et comment ils se marient ? Sait-elle donc que de la réunion de la femme et du mari naissent les enfants ? Penses-tu que son innocente virginité puisse concevoir un honteux désir de ce qu’elle ne connaît pas, de ce dont elle n’a jamais entendu parler ? Penses-tu qu’elle sache même pécher par la pensée ? Ne le crois pas, seigneur Plebère ; si tu lui ordonnes de prendre homme de haute ou basse extraction, de joli ou de vilain visage, celui-là sera à son goût, celui-là elle le tiendra pour bon ; je sais bien comment j’ai élevé et surveillé ma fille.
Mélibée. Lucrèce ! Lucrèce ! cours bien vite, entre dans la chambre par la petite porte et interromps leur conversation ; arrête leurs louanges sous quelque prétexte, si tu ne veux pas que je me mette à crier comme une folle, tant je suis fâchée de la trompeuse opinion qu’ils ont conçue sur mon ignorance.
Lucrèce. J’y vais, madame.
113, page 202. — Cet acte a lieu après la première entrevue de Calixte et de Mélibée.
114, page 203.
- Ni falta quien a Lucrecia
- La arguya que no fue casta,
- (Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
115, page 205. — Myrrha était fille de Cynire, roi de Chypre. Ovide (Mét. x) dit qu’éprise d’un amour criminel pour son propre père, elle parvint au but de ses désirs à la faveur de la nuit, dans le temps qu’une fête séparait la reine de son mari ; que Cynire, ayant fait apporter de la lumière, la reconnut et voulut la tuer. Myrrha se réfugia dans les déserts de l’Arabie, où les dieux la changèrent en l’arbre qui produit la myrrhe.
116, page 205. — Canacé, fille d’Éole, ayant secrètement épousé son frère Macarée, mit au monde un fils qu’Éole, indigné, fit manger à ses chiens. Elle se tua avec un poignard que lui envoya son père.
117, page 205. — Thamar était fille de David et de Maacha. Amnon, son frère, conçut pour elle une passion criminelle ; désespérant de la satisfaire, il feignit d’être malade et lui fit violence lorsqu’elle vint le voir.