La Célestine/Acte 2

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La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 44-50).


ACTE DEUXIÈME


Argument : Calixte, après le départ de Célestine, s’entretient avec Sempronio. Impatient comme le malheureux auquel on a rendu l’espérance, chaque instant lui paraît un siècle. Il envoie Sempronio presser Célestine de s’occuper du projet qu’elle a conçu. Parmeno reste auprès de Calixte et tient conversation avec lui.


CALIXTE, SEMPRONIO, PARMENO.

Calixte. J’ai donné cent pièces d’or à la vieille ; ai-je bien fait, amis ?

Sempronio. Parbleu ! si vous avec bien fait ! Outre que vous avez porté remède à vos maux, vous avez fait une chose méritoire. À quoi est utile la fortune si ce n’est à l’honneur, le premier des biens de ce monde ? L’honneur est la récompense de la vertu ; nous l’adressons à Dieu parce que nous n’avons rien de plus précieux à lui offrir ; la générosité et la libéralité sont ses plus nobles attributs. L’honneur est terni par l’avarice, la magnificence le rehausse et l’accroît. À quoi bon avoir des choses dont on ne veut tirer aucun profit ? Je vous le dis sans hésiter, l’emploi des richesses vaut mieux que leur possession. Qu’il est glorieux de donner ! qu’il est misérable de recevoir ! Autant le don est préférable à la possession, autant celui qui donne est plus noble que celui qui reçoit34. Le feu, le plus actif des éléments, est aussi le plus noble ; il occupe dans l’immensité la place la plus digne. Il est des gens qui prétendent que la noblesse est une gloire qui provient du mérite et de l’ancienneté des ancêtres ; je dis, moi, que la lumière d’autrui ne vous éclaire pas, si vous ne vous éclairer vous-même. Ainsi donc ne soyez pas vain autant de la gloire de votre père, quelque haute qu’elle ait été, que de celle que vous aurez acquise. C’est ainsi que se gagne l’honneur, le plus grand des biens qui soient en dehors de l’homme ; c’est par lui que, non pas le méchant, mais l’homme de bien, comme vous, peut jouir d’une vertu parfaite, et encore la vertu parfaite n’admet pas seulement qu’on agisse avec honneur, il faut y joindre la satisfaction d’être magnifique et libéral. Si vous voulez croire mes conseils, rentrez dans votre chambre et reposez-vous. Votre affaire est en bonnes mains ; le commencement est à souhait ; la fin sera meilleure encore. Hâtons-nous, je veux causer plus longuement avec vous sur toute cette affaire.

Calixte. Sempronio, il ne me paraît pas bien que tu sois avec moi et que nous laissions aller seule celle qui cherche remède à mes maux. Il sera mieux que tu ailles avec elle et que tu la tourmentes un peu ; tu sais que de son activité dépend mon salut ; que sa lenteur peut augmenter ma peine, son oubli causer mon désespoir. Tu es intelligent, je te sais fidèle, je te tiens pour bon serviteur : fais en sorte que rien qu’en te voyant elle comprenne la peine que me cause ce feu qui me brûle, et dont l’ardeur m’a empêché de lui dépeindre le tiers de ce que je souffre, tant il retient et paralyse ma langue et ma pensée ! Toi qui es libre de semblable passion, tu pourras lui parler tout à ton aise.

Sempronio. Seigneur, je voudrais partir pour obéir à vos ordres, je voudrais rester pour adoucir vos peines : votre crainte me chagrine, votre solitude me retient. Je veux prendre conseil de l’obéissance, je pars et je vais presser la vieille. Mais comment m’en irai-je ? car lorsque vous êtes seul, vous parlez à tort et à travers, comme un homme qui a perdu l’esprit : vous soupirez, vous gémissez, vous faites de mauvais vers, vous désirez la solitude et l’obscurité, vous cherchez mille manières de penser à vos tourments. Si vous continuez, vous ne pourrez éviter la mort ou la folie, à moins que vous n’ayez près de vous quelqu’un qui vous égaye, qui vous dise des choses agréables, qui vous chante de joyeuses chansons, des romances, qui vous raconte des histoires, qui écrive des vers, qui imagine des contes, qui joue aux cartes, enfin qui sache chercher quelque genre de doux passe-temps, pour ne pas laisser vos pensées s’arrêter sur le cruel traitement que vous a fait supporter cette dame au premier aveu de vos amours.

Calixte. Homme simple, ne sais-tu pas que les larmes adoucissent la peine ? combien il est doux aux affligés de se plaindre de leur tourment ? quel soulagement procurent les soupirs les plus déchirants ? combien les larmes et les gémissements diminuent la douleur ? Tous ceux qui ont écrit sur les consolations ne disent pas autre chose.

Sempronio. Lisez plus avant, tournez la feuille, vous y verrez qu’ils disent que se fier au temps et chercher matière à la tristesse, c’est un même genre de folie35. Macias, l’idole des amants, se plaignait de l’oubli parce qu’il n’oubliait pas36. La peine d’amour est dans la méditation, le repos se trouve dans l’oubli. Évitez de regimber contre l’éperon, feignez la joie et le calme, vous serez calme et joyeux. Toujours l’imagination rend les choses ce qu’on veut qu’elles soient ; ce n’est pas qu’elle change la vérité, mais elle calme nos pensées et redresse notre jugement.

Calixte. Sempronio, mon ami, puisque tu ne veux pas que je sois seul, appelle Parmeno, il restera avec moi. Sois à l’avenir fidèle comme tu l’es maintenant : c’est dans les bons soins du serviteur que le maître trouve sa récompense… Parmeno ?

Parmeno. Je suis ici, seigneur.

Calixte. Ah ! bien ! je ne te voyais pas. Ne la quitte pas, Sempronio, et ne m’oublie pas ; va, Dieu te conduise ! — Toi, Parmeno, que te semble de ce qui s’est passé aujourd’hui ? Ma peine est grande. Mélibée est fière, Célestine est habile et s’entend à de pareilles affaires. Le succès ne peut nous manquer, tu me l’as prouvé avec toute ton inimitié. Je te crois ; la vérité est si puissante qu’elle oblige ses ennemis eux-mêmes à la proclamer. Puisque Célestine est telle que tu l’as dit, j’aime mieux lui avoir donné cent écus que cinq à un autre.

Parmeno. Les regrettez-vous déjà ? (À part.) Ça va mal ; de semblables générosités nous feront jeûner au logis.

Calixte. Puisque je te demande ton avis, sois-moi agréable, Parmeno. Ne baisse pas la tête en me répondant : l’envie est triste, la tristesse est muette ; le découragement me reviendrait bien vite avec toi, malgré mes craintes et ma volonté. Que disais-tu, fâcheux ?

Parmeno. Je dis, seigneur, que votre générosité serait mieux employée à faire des présents à Mélibée, qu’à donner de l’argent à cette vieille, que je connais, et, ce qui est pis, à vous faire son esclave.

Calixte. Comment, fou, son esclave ?

Parmeno. Celui à qui vous confiez votre secret est maître de votre liberté37.

Calixte. Ce que dit l’imbécile vaut bien quelque chose. — Je veux que tu saches que quand il y a une immense distance de celui qui demande à celui qu’il implore, soit par vénération, soit par supériorité de position, soit par la différence des naissances, comme il existe entre cette dame et moi, il faut un médiateur. Il me faut quelqu’un qui se charge de transmettre mon message aux mains de celle à laquelle je crois impossible de parler une seconde fois. Puisqu’il en est ainsi, dis-moi si tu m’approuves.

Parmeno. Le diable le fasse !

Calixte. Que dis-tu ?

Parmeno. Je dis, seigneur, que jamais une faute ne va seule, qu’une imprudence en amène toujours d’autres.

Calixte. Cette remarque est vraie, mais je n’en comprends pas le motif.

Parmeno. Seigneur, la perte de votre faucon l’autre jour vous a conduit dans le verger de Mélibée ; cette recherche vous a donné occasion de la voir et de lui parler ; la conversation a amené l’amour, l’amour a engendré votre peine, la peine causera la perte de votre corps, de votre âme et de votre fortune, et ce qui m’afflige le plus dans tout cela, c’est que vous soyez la victime de cette trotteuse de couvents38, qui a déjà été emplumée trois fois39.

Calixte. Parle hardiment, j’en suis bien aise ; mais plus tu m’en dis du mal, plus elle me plaît. Qu’elle en finisse avec moi, et qu’on l’emplume une quatrième fois. Tu parles à ton aise, tu juges sans passion, mais tu ne souffres pas comme moi, Parmeno.

Parmeno. Seigneur, j’aime mieux que vous me repreniez avec colère pour vous avoir fâché, que vous entendre me condamner plus tard pour ne vous avoir pas donné de conseil. Vous avez perdu le nom d’homme libre en engageant ainsi votre volonté.

Calixte. Ce traître veut des coups de bâton. Dis-moi, mauvais serviteur, pourquoi dis-tu du mal de ce que j’adore ? Te connais tu en honneur ? Sais-tu ce que c’est que l’amour ? Sais-tu en quoi consistent les bons services, toi qui te donnes pour sensé ? Ignores-tu que le premier degré de folie est de se croire savant ? Si tu comprenais ma douleur, tu emploierais un autre moyen pour calmer cette ardente blessure que m’a faite la flèche de Cupidon. Autant Sempronio m’est secourable avec ses pieds, autant tu m’es fastidieux avec ta langue et tes vaines paroles. Tu feins d’être fidèle, et tu es un amas de tromperies, une confusion de malices, la demeure même de l’envie ; pour diffamer la vieille à tort et à raison, tu cherches à décourager mon amour ; tu sais cependant que ma peine et ma douleur ne peuvent être traitées par la raison, ne veulent pas d’avis, ne peuvent être conseillées. On aura beau faire, on ne pourra les chasser ni les enlever sans m’arracher les entrailles. Sempronio ne savait s’il partirait ou s’il resterait ; je voulais ce qu’il voulait, et maintenant je souffre de son absence et de ta présence. Mieux vaut être seul que mal accompagné.

Parmemo. Seigneur, la fidélité est faible, la crainte d’affliger la change en flatterie, surtout avec un maître que la douleur et la passion privent de son jugement. Le voile qui vous aveugle disparaîtra, ce feu momentané passera ; vous reconnaîtrez que mes rudes paroles valent mieux pour détruire ce cruel cancer que les cajoleries de Sempronio, qui le nourrissent, qui attisent votre feu, animent votre amour, excitent votre flamme, l’irritent, l’alimentent et finiront par vous conduire au tombeau.

Calixte. Tais-toi, homme perdu ; je souffre, et tu philosophes. Je ne t’écoute plus. Qu’on dispose un cheval, qu’on l’étrille bien, qu’il soit bien sellé, je veux passer devant la demeure de celle qui est ma maîtresse et mon dieu.

Parmeno, dans la cour. Garçons ! Il n’y en a pas un à la maison, il faut que j’y aille moi-même ; je ne m’attendais guère à faire l’office de palefrenier. Allons, bon, mes commères ne m’aiment pas parce que je dis la vérité40… Tu hennis, don cheval ? N’est-ce pas assez d’un amoureux dans la maison ? Penses-tu aussi à Mélibée ?

Calixte. Ce cheval arrive-t-il ? Que fais-tu, Parmeno ?

Parmeno. Seigneur, le voici ; Sosie n’était pas là.

Calixte. Alors tiens-moi l’étrier, ouvre davantage cette porte, et si Sempronio vient avec cette vieille, dis-leur d’attendre, je serai bientôt de retour.

Parmeno, seul. Plutôt jamais. Va-t’en au diable ! Dites à ces fous ce qui est dans leur intérêt, ils ne voudront pas vous voir. Sur mon âme ! si on lui donnait maintenant un coup de lance dans le talon, il en sortirait plus de cervelle que de la tête. Va ! Célestine et Sempronio sauront t’éplucher, je t’en réponds. Ô malheureux que je suis ! je suis fidèle et maltraité. D’autres gagnent à être méchants ; moi, je perds à être bon ; ainsi va le monde. Je veux suivre les traces des autres, puisqu’on appelle sensés les traîtres, et imbéciles ceux qui sont fidèles. Si j’avais cru Célestine avec ses six douzaines d’années sur les épaules, Calixte ne me maltraiterait pas. Ceci me servira de leçon pour ma manière d’agir avec lui à l’avenir. S’il dit : « Mangeons », je dirai comme lui, s’il veut abattre la maison, je l’approuverai ; s’il veut brûler ses domaines, j’irai lui chercher du feu. Qu’il détruise, qu’il rompe, qu’il brise, qu’il gaspille, qu’il donne son bien aux entremetteuses, j’en aurai ma part, car on dit : « Il n’est rien comme de pêcher en eau trouble ; » et encore : « Jamais le chien n’est mieux qu’au moulin. »


34, page 45. — « La main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit. »

(Proverbe italien.)


« La main de dessus est préférable à celle de dessous. »

(Proverbe arabe.)

35, page 46. — « Stultius vero nihil est quam famam captare tristitiæ et lacrymas approbare. »

(Sénèque, Epist. xcvi, ad Marullum.)

36, page 46. — Macias était gentilhomme du grand maître don Enrique de Villena. Il conçut pour une dame de la suite de ce seigneur une passion violente dont ne purent le guérir ni le mariage de sa bien-aimée, ni les remontrances du grand maître, ni enfin la prison à laquelle il fut condamné. Le mari, poussé par la jalousie, parvint à séduire le gardien de la tour dans laquelle était enfermé son rival, et lui lança par une fenêtre un javelot qui le perça d’outre en outre. Macias chantait en ce moment une romance qu’il avait composée pour sa dame, et expira en prononçant son nom et celui de l’amour. Les deux qualités de troubadour et d’amant firent de lui l’objet d’un culte solennel et presque religieux pour les poëtes de l’époque ; tous le célébrèrent dans leurs ouvrages, et son nom, auquel se joignit le surnom de el Enamorado, désigna longtemps en Espagne un modèle d’amour et de constance.

Macias vivait vers le milieu du xive siècle ; on n’a connu de lui que quatre romances (canciones). L’une d’elles, qui a été conservée, commence par ces vers :

Cativo de minha tristura
Y a todos prenden espanto
E preguntan que ventura
Foy, que me atormenta tanto.

37, page 47. — Servo d’altrui si fa, chi dice ’l suo secreto a chi no lo sa. (Prov. italien.)

38, page 48. — Trota conventos. « Nos anciens poëtes donnaient ce nom aux entremetteuses, nous ne savons pourquoi. » (Note de l’édition espagnole ; Madrid, 1822.)

39, page 48. — Emplumada. Ancien supplice infligé en Espagne aux hommes et aux femmes de mauvaise vie : on les dépouillait de leurs vêtements, on enduisait leur corps de miel, on les couvrait de plumes, puis on les promenait sur un âne dans toute la ville.

40, page 50. — Mal me quieren mis comadres, porque digo las verdades. (Prov. castillan.)