La Célestine/Acte 3
ACTE TROISIÈME
Sempronio. Elle y met le temps, la vieille barbue ! Ses pieds allaient moins tranquillement lorsqu’elle venait. Deniers comptés, bras rompus. Eh ! mère Célestine, tu ne te hâtes guère.
Célesstine. Pourquoi viens-tu, mon garçon ?
Sempronio. Notre malade ne sait que demander ; il ne sait que faire de ses mains ; on ne peut lui cuire de pain à son appétit, il craint ta négligence, il maudit son avarice et sa petitesse ; il pense t’avoir donné trop peu d’argent.
Célesstine. Rien n’est plus naturel à ceux qui aiment que l’impatience, tout retard est un tourment pour eux, aucun délai ne leur plaît ; ils voudraient réaliser leurs projets en un instant ; ils voudraient en voir la fin avant d’en avoir commencé l’exécution, surtout ces amants novices qui s’élancent sans réflexion sur le moindre appât, sans penser au tort que leur passion inquiète et toujours agitée apporte aux négociations de leurs serviteurs.
Sempronio. Que dis-tu des serviteurs ? Il semblerait, à t’entendre, que cette affaire peut nous porter préjudice et que nous pouvons nous brûler aux étincelles qui jaillissent du feu de Calixte. Je donnerais plutôt ses amours à tous les diables. Au premier désordre que j’apercevrai dans tout cela, je cesserai de manger de son pain. Mieux vaut perdre sa place que la vie en la voulant conserver. Le temps me portera conseil avant que tout aille en déroute ; il m’avertira, j’espère, comme fait une maison qui va s’écrouler41. Si tel est ton avis, mère, gardons-nous de tout danger ; qu’il en soit comme il plaira à Dieu ; si Calixte ne réussit pas cette année, ce sera l’année prochaine, sinon plus tard ; il n’y a au monde chose si difficile dans le principe, que le temps ne la rende possible et praticable. Quelque cuisante que soit une plaie, avec le temps elle devient moins douloureuse ; quelque grand que soit un plaisir, l’ancienneté le rend beaucoup moins vif. Le mal et le bien, la prospérité et l’adversité, la gloire et la peine, tout perd à la longue sa force primitive. Les choses qu’on admire, celles qu’on désire ardemment, sont oubliées dès qu’elles ont passé. Chaque jour nous voyons, nous entendons choses nouvelles, nous avançons et les laissons derrière nous, le temps en diminue la valeur et les rend fort ordinaire.
Si on te disait : La terre a tremblé, ou quelque autre événement semblable, tu en serais fort étonnée, puis tu l’oublierais aussitôt. Qu’on te dise : — La rivière est gelée, cet aveugle a recouvré la vue, ton père est mort, la foudre est tombée, Grenade est prise42, le roi vient aujourd’hui, le Turc est vaincu, il y a une éclipse ce matin, le pont s’est écroulé, un tel est évêque, on a volé Pierre, Inès s’est pendue, — eh bien ! trois jours après, ou encore si tu l’apprends une seconde fois, y aura-t-il là de quoi te surprendre ?
Tout est de même, tout passe de semblable manière, tout s’oublie, tout s’en va. Il en sera ainsi de l’amour de mon maître ; plus il ira, plus il diminuera ; la longue habitude apaise la douleur, détruit le plaisir, familiarise avec les merveilles. Hâtons-nous donc, profitons pendant qu’il en est question, et si nous pouvons agir pour Calixte à pied sec, il n’en sera que mieux ; sinon, nous laisserons s’apaiser peu à peu la haine et la colère de Mélibée contre lui. En tout cas, mieux vaut la peine pour le maître, que le danger pour le serviteur.
Célestine. Tu as bien dit, je suis de ton avis, tes pensées me plaisent, nous ne pouvons nous tromper. Mais il faut, mon fils, que tout bon procureur se crée des affaires, des raisons imaginaires, des actes sophistiques ; il faut qu’il aille maintes fois au tribunal, dût-il y être mal reçu du juge, afin que ceux qui le verront ne puissent pas dire qu’il gagne ses honoraires en s’amusant ; de la sorte chacun lui confiera son procès ; de même que chacun confiera ses amours à Célestine.
Sempronio. Fais comme tu voudras ! ce ne sera pas la première affaire dont tu te seras chargée.
Célestine. La première, ami ? Grâce à Dieu, parmi les vierges de notre ville qui ont ouvert boutique, il en est bien peu dont je n’aie fait le courtage des premières œuvres. La jeune fille qui naît est à l’instant même inscrite sur mon registre, car je tiens à savoir combien il m’en échappe. Que pensais-tu donc, Sempronio ? Puis-je me nourrir de l’air du temps ? Ai-je fait quelque héritage ? Ai-je une autre maison ou une autre vigne ? Me connais-tu d’autre revenu que le métier que je fais ? Qui me donne à boire et à manger ? Qui m’habille et me chausse ? Je suis née dans cette ville, j’y ai été élevée, j’y ai vécu honorablement, tout le monde le sait. Je n’y suis certes pas inconnue ; quiconque ignore mon nom ou ma demeure, tu peux le tenir pour étranger.
Sempronio. Dis-moi, mère, que s’est-il passé entre toi et mon camarade Parmeno, quand je suis monté avec Calixte pour chercher de l’argent ?
Célestine. Je lui ai dit le commencement et la fin43, je lui ai fait comprendre qu’il gagnerait plus avec nous, qu’avec les flatteries qu’il dit à son maître ; qu’il vivrait toujours pauvre et honteux s’il ne changeait pas de manière d’agir ; qu’il avait tort de faire le saint avec une vieille chienne comme moi ; je lui rappelai ce qu’était sa mère, afin qu’il ne méprisât pas mon métier et qu’il sût, lorsqu’il voudrait dire du mal de moi, que ce serait aussi bien à elle qu’il s’attaquerait.
Sempronio. Il y a donc bien longtemps que tu le connais, mère ?
Célestine. Voici Célestine qui l’a vu naître, qui l’a aidé à venir au monde ; sa mère et moi, nous étions comme chair et ongles. J’appris d’elle le meilleur de mon métier, nous vivions ensemble, nous dormions ensemble, ensemble nous prenions nos ébats, nos plaisirs, nos décisions et nos résolutions. Dans la maison et hors de la maison nous étions comme deux sœurs, je n’ai pas gagné un blanc44 qu’elle n’en ait eu la moitié ; je serais moins malheureuse si la fortune eût voulu me la conserver. Ô mort ! ô mort ! quelles douces compagnies tu nous enlèves ! Combien de gens tes disgracieuses visites rendent inconsolables ! Pour une victime que tu entraînes quand son temps est venu, il en est mille que tu renverses avant l’heure ! Si elle vivait, je ne serais pas ainsi seule et sans compagne. Que la terre lui soit légère ! c’était une amie fidèle et dévouée. Jamais, elle présente, je ne fis la plus petite chose qu’elle n’y mît la main. Si j’apportais le pain, elle apportait la viande ; si je dressais la table, elle mettait la nappe ; elle n’était ni folle, ni fantasque, ni présomptueuse comme les femmes d’aujourd’hui. Sur mon âme, elle pouvait aller visage découvert jusqu’au bout de la ville, sa cruche à la main, sans que sur son chemin on lui dît autre chose que : « Dame Claudine. » Quand je la croyais bien loin, elle était de retour. Aucune femme mieux qu’elle ne se connaissait en vin ou en toute autre marchandise. Partout on la conviait, tant elle était aimée, et jamais elle ne revenait sans avoir goûté huit ou dix bonnes choses et sans rapporter une mesure de vin dans sa cruche et une autre dans le corps. On lui confiait ainsi deux ou trois arrobes45 à la fois aussi facilement que si elle eût laissé en gage une tasse d’argent. Sa parole valait de l’or dans toutes les tavernes ; si nous allions dans la rue, quand nous avions soif, nous entrions dans le premier cabaret, et à l’instant elle faisait tirer une demi-mesure pour nous mouiller la bouche ; jamais, sur ma parole, on ne lui retint son bonnet en gage pour cela : on faisait un cran sur sa taille et nous partions. Si son fils lui ressemblait, je te réponds que ton maître n’aurait pas une plume et nous pas un désir. Mais je me charge de le dresser, si je vis, et j’en ferai un des miens.
Sempronio. Comment penses-tu y parvenir ? C’est un traître !
Célestine. Nous serons deux contre lui, je lui ferai avoir Areusa, et il sera à nous. Il nous aidera à tendre sans embarras de bons piéges aux doublons de Calixte.
Sempronio. Crois-tu que tu pourras obtenir quelque chose de Mélibée ? As-tu quelque bon moyen de ce côté ?
Célestine. Il n’y a pas de chirurgien qui ne juge une plaie dès le premier appareil ; je puis te dire ce que je vois dès à présent. Mélibée est belle, Calixte est fou et généreux. La dépense ne lui coûtera rien, ni à moi la peine. Vienne l’argent, et le procès durera ce qu’il pourra. L’argent peut tout, il brise les roches, dessèche les rivières ; il n’y a lieu si haut qu’un âne chargé d’or n’y parvienne. L’extravagance et l’ardeur de Calixte suffisent pour le perdre et nous enrichir. Voilà ce que j’ai vu, voilà ce que j’ai deviné, voilà ce que je sais d’elle et de lui, voilà ce qui nous sera profitable. Je vais aller chez Plebère, et, sois tranquille, bien que Mélibée soit fière, elle n’est pas la première, grâce à Dieu, dont j’aie arrêté le caquet. Toutes sont chatouilleuses, mais quand une fois elles ont enduré la selle sur l’échine, elles ne veulent plus qu’on l’enlève. Le champ de bataille leur reste toujours, elles meurent, mais ne se fatiguent jamais ; si elles voyagent de nuit, elles ne voudraient jamais voir venir le jour ; elles maudissent les coqs parce qu’ils annoncent l’aurore, et l’horloge parce qu’elle va trop vite ; elles aiment les Pléiades et le Nord, elles se piquent d’astrologie. Quand elles voient poindre l’aube, elles aimeraient mieux qu’on leur arrachât l’âme : sa clarté leur obscurcit le cœur. C’est là, mon fils, un chemin que j’ai toujours eu plaisir à suivre ; jamais je ne m’y suis trouvée fatiguée, et vieille comme je le suis. Dieu sait ma bonne volonté ; à plus forte raison, doivent-elles désirer bien autre chose, celles-là qui bouillent sans feu. Le premier embrassement les captive, elles implorent celui qui les implorait, elles se passionnent pour celui qui était passionné pour elles, elles se font esclaves de ceux dont elles étaient les maîtresses, elles renoncent à donner des ordres et en reçoivent, elles démolissent les murailles, forcent les fenêtres, feignent des maladies, mettent de l’huile sur les gonds des portes pour les faire tourner sans bruit. Je ne saurais te dire le puissant effet que produit sur elles le doux souvenir qui leur reste des premiers baisers de celui qu’elles aiment. Elles sont ennemies d’un juste milieu et sont toujours lancées dans les extrêmes.
Sempronio. Je ne comprends pas cette expression.
Célestine. Ou bien la femme aime passionnément celui qui la recherche, ou bien elle lui porte une grande haine. Ainsi, si elles cessent d’aimer, elles ne peuvent contenir leur désaffection. Avec ce que je sais, je vais avec plus de confiance chez Mélibée que si je l’avais sous la main, parce que je n’ignore pas que, bien que j’aille maintenant pour la solliciter, elle sollicitera à son tour plus tard ; bien qu’elle me menace d’abord, elle me recherchera à la fin. J’emporte dans ma poche un peu de fil et quelques bagatelles qui ne me quittent jamais ; cela me donne accès, la première fois, dans les maisons où je ne suis pas très-connue ; ce sont des gorgerettes, des voiles, des franges, des tours, des pinces à épiler, de l’alcool, de la céruse, du fard, des aiguilles et des épingles. On choisit ce qu’on veut ; pendant ce temps je prends langue, je me dispose à jeter mes appâts ou bien à lancer ma requête à première vue.
Sempronio. Mère, pense bien à ce que tu fais : quand on se trompe dès le principe, on n’arrive pas à bonne fin. Songe à son père, qui est noble et brave, à sa mère, qui est vertueuse et vigilante ; tu es le soupçon même. Mélibée est leur fille unique ; s’ils la perdent, ils perdent tout leur bien ; je tremble en y pensant. Tu vas pour tondre, prends garde de revenir plumée46.
Célestine. Plumée, mon fils ?
Sempronio. Ou emplumée47, mère ce qui est pis.
Célestine. Au diable ! je n’ai pas besoin de toi pour compagnon ; as-tu envie d’apprendre son métier à Célestine ? Quand tu es né, je mangeais déjà le pain avec sa croûte. Tu serais un bien mauvais capitaine d’armes, avec tes craintes et tes inquiétudes48.
Sempronio. Ne t’étonne pas de mes craintes, mère, il est dans la nature de l’homme de redouter une mauvaise issue pour ce qu’il désire beaucoup, et c’est surtout dans un cas comme celui-ci que je crains ta peine et la mienne. Je souhaite que nous profitions, je voudrais voir cette affaire arriver à bonne fin, non pour que mon maître fût hors d’inquiétude, mais pour que je fusse, moi, hors de misère. Aussi, avec mon peu d’expérience, je vois plus d’inconvénients que toi, qui es maîtresse passée en semblable matière.
Élicie. Sempronio ! Je vais me signer, je vais faire une raie dans l’eau. Qu’y a-t-il donc de nouveau ? venir ici deux fois aujourd’hui.
Célestine. Tais-toi, sotte ; laisse-le, nous avons choses plus importantes à penser. Dis-moi, la chambre est-elle vide ? Est-elle partie cette jeune fille qui attendait le prêtre ?
Élicie. Il en est venu après elle une autre, qui est aussi partie.
Célestine. Non pas sans rien faire ?
Élicie. Non, certes. Dieu ne l’aurait pas voulu ; elle est venue tard ; mais celui que Dieu aide est plus avancé que celui qui se lève matin.
Célestine. Monte vite au grenier au-dessus de la galerie et descends cette fiole d’huile de serpent, que tu trouveras attachée avec ce morceau de corde que j’apportai de la campagne l’autre nuit, quand il pleuvait et faisait si obscur. Ouvre le coffre au linge, et à ta main droite tu trouveras un papier écrit avec du sang de chauve-souris, sous cette aile de dragon dont nous avons arraché les griffes hier. Prends garde de renverser l’eau de mai qu’on m’a donnée à faire.
Élicie. Mère, ce papier n’est pas où tu dis ; tu ne sais jamais où tu serres tout cela.
Célestine. Au nom de Dieu et de ma vieillesse, Élicie, ne me gronde pas et ne me maltraite pas ainsi ; ne t’impatiente pas et ne fais pas la fière ; Sempronio est là, et il aime mieux m’avoir pour conseillère que toi pour amoureuse, bien que tu l’aimes beaucoup. Entre dans la chambre aux ongents, tu le trouveras dans cette peau de chat noir où je t’ai fait mettre les yeux de la louve. Descends aussi le sang du bouc et un peu de la barbe que tu lui as coupée.
Élicie. Tiens, mère, voilà tout. Je remonte ; Sempronio, viens avec moi.
Célestine. Je te conjure, triste Pluton, seigneur des infernales profondeurs, empereur de la cour damnée, orgueilleux capitaine des anges déchus, maître des flammes sulfuriques qui s’échappent des gouffres de l’Etna, gouverneur et inspecteur des tourments, bourreau des âmes pécheresses, directeur des trois Furies, Tisiphone, Mégère et Alecto, administrateur de toutes les noirceurs du royaume du Styx, des lagunes infernales et de l’inextricable Chaos, chef des Harpies ailées et de toute la compagnie des Hydres hideuses et effroyables ; moi, Célestine, ta cliente la plus connue, je te conjure par la vertu et la force de ces lettres vermeilles, par le sang de cet oiseau nocturne avec lequel elles sont tracées, par la gravité des mots et des signes écrits sur ce papier, par le venin de vipère qui compose cette huile et dont ce fil est enduit, viens sans retard, obéis à ma volonté, enveloppe-toi de ce fil, ne t’en sépare pas un moment, jusqu’à ce que Mélibée l’achète lorsque l’occasion sera favorable. Qu’elle soit tellement fascinée par sa puissance, que plus ses yeux le verront, plus son cœur soit disposé à se rendre à ma demande. Pénètre-la du violent amour que ressent Calixte, de telle sorte que, dépouillant toute pudeur, elle s’abandonne à moi et me récompense de mes peines et de mes démarches. Cela fait, parle, ordonne, et je t’obéirai. Si tu ne te rends promptement à ma demande, je me déclarerai ton ennemie mortelle, je frapperai de lumière tes prisons tristes et obscures, je proclamerai hautement tes continuels mensonges, je poursuivrai partout ton horrible nom ; une fois encore je t’adjure et te conjure. J’ai confiance en mon immense pouvoir ; je pars avec ce fil, persuadée que je te porte avec lui.
41, page 52.
- Ni se cae el edificio
- Sin avisar la caida.
42, page 52. — Cette phrase précise l’époque à laquelle la Célestine a été écrite : c’était, comme il a été dit dans la préface, pendant ou peu après le célèbre siége de Grenade par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle, en 1492.
43, page 53. — Dije le el sueño y la soltura, littéralement : « je lui ai dit le songe et l’explication, » expression proverbiale pour dire : je n’ai négligé aucun moyen de le persuader, je lui ai dit tout ce qui m’est venu à l’idée.
44, page 54. — Blanca était le nom de deux très-petites
monnaies espagnoles valant, l’une un demi-maravédis, c’est-à-dire la soixante-sixième partie du réal de vellon, un peu
moins d’un denier de France ; l’autre, la douzième partie du
réal, ou 5 deniers.
- Le blanc était une monnaie française équivalente à cette
dernière ; on dit encore six blancs pour deux sous et demi.
45, page 54. — Le texte que j’ai traduit par « une mesure »
dit un azumbre, mesure de liquides valant deux litres.
- Arroba, mesure de liquides contenant huit azumbres, ou seize
litres. L’arrobe est aussi un poids valant douze kilogrammes et demi.
46, page 57. — No vayas por lana y vengas sin pluma. Cette expression correspond au proverbe italien : Venuto per lana e andato toso. « Il est venu chercher de la laine et il est parti tondu. »
47, page 57. — Emplumada. Voir la note du deuxième acte, n°39 ci-dessus.
48, page 57. — Expression correspondante en français : « Tu ne serais pas bon cheval de trompette. »