La Célestine/Acte 4
ACTE QUATRIÈME
Célestine. Maintenant que je suis seule, je veux penser longuement à ce que Sempronio craignait de ma démarche : les choses qu’on n’examine pas suffisamment, bien qu’elles arrivent quelquefois à bonne fin, ont plus souvent de mauvais résultats ; c’est ainsi que le succès manque rarement à une spéculation bien dirigée. Je n’en ai pas parlé à Sempronio, mais il se pourrait bien que si on connaissait le but de ma visite à Mélibée, on me la fît payer d’une peine qui ne me coûterait pas moins que la vie, et si on voulait bien ne pas me tuer, on ne me ferait toujours pas grâce de quelque traitement ignominieux, tel que le fouet ou un voyage sur la couverture49. Oh ! qu’alors ces cent pièces d’or me seraient amères ! Malheureuse que je suis ! dans quel piège me suis-je mise ! j’ai voulu montrer du zèle et du dévouement, et je vais me donner en spectacle ! Que ferai-je, pauvre femme que je suis ? Il ne m’est pas avantageux de retourner en arrière, et la persévérance ne manque pas de dangers. Irai-je ou m’en retournerai-je ? Ô dure et terrible perplexité ! je ne sais que choisir pour mieux faire. À oser il y a danger manifeste ; à reculer il y a perte évidente. Où ira le bœuf s’il ne travaille plus ? Sur chacun des deux chemins je découvre des fondrières profondes et dangereuses. Si je suis prise sur le fait, je ne manquerai pas sans aucun doute d’être tuée ou mitrée50. Si je n’y vais pas, que dira Sempronio ? Que là sans doute se bornaient toutes mes forces, mon savoir et mon courage, ma ruse et mes promesses, mon astuce et ma sollicitude. Et son maître Calixte, que dira-t-il ? que fera-t-il ? que pensera-t-il ? Qu’il n’y a que fausseté dans mes engagements, que j’ai découvert le complot pour avoir plus de profit de l’autre côté, que je ne suis que ruse et malice. Ou bien, s’il ne lui vient pas une pensée aussi odieuse, il criera comme un fou, il me jettera au visage de violentes injures, il me reprochera tous les embarras dans lesquels l’aura mis mon indécision ; il me dira : « Pourquoi, vieille putain, as-tu excité ma passion avec tes promesses ? Fausse maquerelle, tu as des pieds pour tout le monde, tu n’as pour moi qu’une langue ; pour tous tu as des œuvres, pour moi tu n’as que des paroles ; pour tous le remède, pour moi seul la peine ; pour tous du zèle, pour moi seul de la nonchalance : tu trouves pour tous la lumière, il n’y a pour moi que ténèbres. Pourquoi, vieille traîtresse, es-tu venue t’offrir à moi ? Tes offres m’ont donné de l’espoir, l’espoir a retardé ma mort, soutenu mon existence ; je suis devenu heureux et gai ; tes offres sont restées sans effet ; la peine ne te manquera pas, ni à moi le sombre désespoir. » Hélas ! hélas ! le mal d’une part, le mal d’autre part, des deux côtés la désolation.
Lorsqu’entre deux extrêmes il n’y a pas de milieu, il est du devoir de l’homme de choisir le plus sage. J’aime mieux offenser Plebère que fâcher Calixte. J’irai donc. Il y aurait pour moi plus de honte à passer pour lâche qu’il n’y aura de peine à accomplir avec audace ce que j’ai promis : jamais la fortune n’abandonne le courage. Je vois déjà sa porte ; je me suis vue en de plus grands dangers. Du cœur, du cœur, Célestine, ne faiblis pas ; il y a toujours des gens disposés à intercéder en faveur des patients. Tous les augures se montrent favorables, ou je ne m’y connais pas. Sur quatre hommes que j’ai rencontrés, trois se nomment Jean, et deux sont cornards. La première parole que j’ai entendue dans la rue était une parole d’amour. Je n’ai pas fait un faux pas comme les autres fois. Il semble que les pierres s’écartent et me livrent passage ; mes jupes ne m’arrêtent pas, je ne me sens pas de fatigue en marchant. Tout le monde me salue ; pas un chien n’a aboyé après moi ; je n’ai vu ni un oiseau noir, ni une grive, ni un corbeau, ni d’autres oiseaux sinistres ; et le mieux de tout cela, c’est que j’aperçois Lucrèce, la cousine d’Élicie, sur la porte de Mélibée. Elle ne me sera pas contraire.
Lucrèce. Quelle est cette vieille qui vient en tortillant ?
Célestine. La paix soit dans cette maison !
Lucrèce. Célestine, la mère, sois la bienvenue ! Quel dieu t’amène dans ce quartier, que tu parcours si rarement ?
Célestine. Ma fille, mon amour, c’est le désir de vous voir toutes ; je t’apporte des complimens d’Élicie, et je viens voir tes deux maîtresses, jeune et vieille, que je n’ai pas visitées depuis que j’ai changé de quartier.
Lucrèce. C’est pour cela seulement que tu es sortie de chez toi ? J’en suis surprise, ce n’est pas là ton habitude ; tu n’as pas coutume de faire un pas sans qu’il doive te profiter.
Célestine. Quel profit vaut mieux, folle, qu’accomplir ses désirs ? Après cela, comme nous autres vieilles nous ne manquons jamais de besoins, moi surtout qui dois soutenir les filles d’autrui, je viens vendre un peu de fil.
Lucrèce. Ce que je dis vaut bien quelque chose ; je suis dans mon bon sens, tu n’es pas femme à donner un œuf sans retirer un bœuf51. Ma maîtresse, la vieille, fait de la toile, elle a besoin de fil, et toi, tu as besoin d’en vendre. Entre et attends ici, vous vous accorderez bientôt.
Alisa, survenant. Avec qui parles-tu, Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, avec cette vieille à la balafre, qui demeurait ici à la Tannerie, sur la côte, près du fleuve.
Alisa. Je ne la connais pas ; si tu veux m’apprendre ce que j’ignore à l’aide de ce que je sais encore moins, c’est comme si tu prenais de l’eau avec un panier.
Lucrèce. Jésus ! madame, cette vieille est plus connue que la rue52. Je ne sais comment vous ne vous souvenez pas de cette femme qu’on mit au pilori comme sorcière, qui vendait les jeunes filles aux abbés53 et démariait les gens mariés.
Alisa. Quel métier fait-elle ? Peut-être ainsi m’en souviendrai-je mieux.
Lucrèce. Madame, elle parfume des coiffes, fait du sublimé et compte une trentaine de métiers ; elle se connaît beaucoup en herbes ; elle soigne les petits enfants, et enfin on la nomme la vieille lapidaire.
Alisa. Tout cela ne me la fait pas connaître. Dis-moi son nom si tu le sais.
Lucrèce. Si je le sais, madame ! Il n’y a enfant ni vieillard dans la ville entière qui ne le sache ; pourrais-je l’ignorer ?
Alisa. Alors pourquoi ne le dis-tu pas ?
Lucrèce. J’ai honte.
Alisa. Allons donc, sotte, dis-le, ne m’impatiente pas par ces retards.
Lucrèce. Sauf votre respect, madame, son nom est Célestine.
Alisa. Hi, hi, hi ! la fièvre te tue si je puis m’empêcher de rire, en pensant à la haine que tu dois porter à cette vieille, puisque tu as honte de prononcer son nom ! Maintenant je me souviens d’elle !… Une bonne pièce ! Ne m’en dis pas davantage. Elle vient sans doute me demander quelque chose ; dis-lui de monter.
Lucrèce. Monte, tante.
Célestine. Bonne dame, la paix de Dieu soit avec vous et avec votre noble fille ! Mes occupations et mes infirmités m’ont empêchée de visiter votre maison comme je l’aurais dû ; mais Dieu connaît la pureté de mes entrailles, mon véritable amour ; il sait que la distance des demeures ne chasse pas l’amour des cœurs. Ce que je désirais beaucoup, la nécessité me l’a fait faire. Avec mes chagrins et mes malheurs, il m’est survenu pénurie d’argent ; je n’ai pas trouvé de meilleur remède que de vendre un peu de fil que j’avais préparé pour faire quelque tissu ; j’ai su de votre servante que vous en aviez besoin. Bien que je sois pauvre (et non grâces à Dieu), le voici, disposez de lui et de moi.
Alisa. Honorable voisine, tes raisonnements et ton offre me donnent compassion ; j’aimerais mieux pouvoir satisfaire à tes besoins que te priver de ta toile. J’accepte ce que tu me proposes ; si ce fil est bon, il te sera bien payé.
Célestine. Bon, madame ! Telles soient ma vie et ma vieillesse, telles soient la vie et la vieillesse de quiconque voudra bien me croire ! il est fin comme le poil de la tête, fort comme une corde de guitare, blanc comme un flocon de neige. Ces doigts l’ont dévidé et arrangé tout entier. Le voici en petits écheveaux, et aussi bien cette âme pécheresse puisse-t-elle être reçue en grâce, comme on m’en donnait hier trois écus de l’once !
Alisa. Mélibée, ma fille, retiens cette brave femme avec toi ; il est grand temps que j’aille visiter ma sœur, la femme de Cremès, que je n’ai pas vue depuis hier soir ; son page est venu me chercher ; son mal s’est accru depuis un instant.
Célestine, à part. Voilà le diable qui prend le bon moment et qui augmente le mal de l’autre. Allons, brave ami, tiens bon, il est temps ; courage, ne la quitte pas, emporte-la-moi où je voudrais bien.
Alisa. Que dis-tu, amie ?
Célestine. Madame, maudit soit le diable et mon péché de ce que le mal de votre sœur augmente dans un tel moment ! Le temps va nous manquer pour traiter notre affaire. Quel est donc ce mal ?
Alisa. Une douleur au côté, telle que, selon ce que dit le garçon qui était là, je crains qu’elle ne soit mortelle. Prie Dieu, ma voisine, par amour pour moi, pense à elle dans tes prières.
Célestine. Je vous le promets, madame. En sortant d’ici, je vais aller dans les monastères où j’ai des moines à ma dévotion et je les chargerai de la mission que vous me donnez. De plus, avant mon déjeuner, je ferai quatre fois le tour de mon chapelet.
Alisa. Vois, Mélibée ; contente la voisine pour ce qu’il sera raisonnable de lui donner de son fil. Et toi, mère, pardonne-moi ; un autre jour nous nous verrons plus longtemps. (Elle sort.)
Célestine. Madame, où il n’y a pas d’offense, il n’est pas besoin de pardon. Dieu vous soit favorable, car vous me laissez en bonne compagnie. Que le Seigneur lui conserve longtemps sa noble jeunesse et sa gracieuse beauté, c’est le temps des plaisirs et des jouissances, et en vérité la vieillesse n’est que l’hôtellerie des infirmités, l’auberge des soucis, l’amie des querelles, une continuelle angoisse, une plaie incurable, une tache pour le passé, une peine pour le présent, une triste inquiétude pour l’avenir, elle est voisine de la mort, c’est une baraque mal couverte dans laquelle il pleut de toutes parts, une baguette d’osier qui se courbe sous le moindre poids.
Mélibée. Pourquoi dis-tu, mère, tant de mal de ce que tout le monde désire ou recherche avec tant d’impatience ?
Célestine. Ceux-là désirent le mal, ceux-là recherchent la peine ; ils veulent arriver à la vieillesse parce qu’on vit en y arrivant ; vivre est une douce chose et on vieillit en vivant. C’est ainsi que l’enfant désire être jeune homme, que le jeune homme veut être vieux, et que le vieillard veut vieillir encore plus, bien qu’avec douleur. Tout pour vivre, car on dit : « La poule ne demande qu’à vivre avec sa pépie. » Mais qui pourra vous conter, madame, les inconvénients de la vieillesse, ses malheurs, ses fatigues, ses inquiétudes, ses infirmités, son froid, sa chaleur, son mécontentement, ses soucis ? Puis les rides du visage, la chute des cheveux et leur changement de couleur, la faiblesse de l’ouïe et de la vue, les yeux qui se renfoncent, la bouche qui se resserre, les dents qui tombent, les forces qui s’en vont, cette démarche hésitante, cette lenteur pour manger ? Hélas ! hélas ! madame, si avec cela vient la pauvreté, vous verrez se taire toutes les autres peines. Quand il y a beaucoup d’appétit, il n’y a pas de provisions ; je n’ai jamais ressenti pire indigestion que celle que cause la faim54.
Mélibée. Je vois bien que tu parles de la foire selon que tu t’y trouves, mais probablement les riches diront une autre chanson.
Célestine. Madame ma fille, à chaque bout de champ, il y a trois lieues de cruelle lassitude. Les riches voient s’en aller la joie et le repos par d’autres conduits souterrains que personne ne devine, car la maçonnerie qui les recouvre est une masse de flatteries et de faussetés. Celui-là est riche qui est bien avec Dieu ; c’est une chose plus sûre d’être déprécié que craint ; le pauvre dort d’un meilleur sommeil que celui qui doit garder avec une continuelle inquiétude ce qu’il a gagné par son travail, ce qu’il perdrait avec douleur. Mon ami ne sera pas dissimulé, celui du riche le sera. Je suis aimée pour moi, le riche pour ses biens ; jamais il n’entend la vérité, tous lui disent des flatteries selon sa fantaisie, tous lui portent envie. Vous trouverez à peine un riche qui n’avoue qu’il se trouverait mieux dans la médiocrité ou dans une honnête pauvreté55. Les richesses ne rendent pas riche, mais occupé ; elles ne rendent pas maître, mais majordome ; il y a plus de gens possédés par les richesses qu’il n’y en a qui les possèdent56. Elles ont donné la mort à un grand nombre ; à tous elles ôtent le plaisir ; aucune chose n’est plus contraire aux bonnes mœurs. N’avez-vous pas entendu dire : « Ces hommes riches et puissants ont longtemps dormi, et quand ils se sont réveillés, ils n’ont plus rien trouvé dans leurs mains ? » Chaque riche a une douzaine de fils et de petits-fils qui ne font pas d’autre prière que de conjurer Dieu de l’enlever d’au milieu d’eux, qui ne voient jamais venir assez tôt l’heure de le déposer dans la terre, de s’emparer de ses biens et de lui donner à peu de frais son éternelle demeure.
Mélibée. Mère, tu sembles bien regretter l’âge que tu as perdu ; voudrais-tu donc recommencer ?
Célestine. Il serait bien fou le voyageur qui, fatigué de son chemin, voudrait recommencer la journée pour revenir au lieu où il se trouve. Toutes les choses dont la possession n’est pas agréable, il vaut mieux les tenir que les attendre, car plus la fin s’approche, plus on s’éloigne du commencement. Il n’est rien de plus agréable que l’hôtellerie à l’homme bien fatigué ; aussi, quoique la jeunesse soit un joyeux temps, le véritable vieillard ne la désire pas ; celui qui manque de raison et de tête n’aime jamais autre chose que ce qu’il a perdu.
Mélibée. Quand ce ne serait que pour vivre plus longtemps, il est bon de désirer ce que je dis.
Célestine. L’agneau s’en va aussi vite que le mouton. Nul n’est si vieux qu’il ne puisse vivre encore une année, nul n’est si jeune qu’il ne puisse mourir aujourd’hui. En cela, vous avez peu d’avantages sur nous.
Mélibée. Tu me surprends avec tout ce que tu m’as dit ; tes raisonnements me font penser que j’ai dû te voir en d’autres temps. Dis-moi, mère, es-tu cette Célestine qui demeurait aux Tanneries, près de la rivière ?
Célestine. Tant qu’il plaira à Dieu.
Mélibée. Tu es devenue vieille ; on a bien raison de dire que les jours ne s’en vont pas en vain. En vérité, je ne t’aurais pas reconnue sans ce petit signe que tu as sur la figure. Je m’imaginais que tu étais belle ; tu es tout autre, tu es bien changée.
Lucrèce. Hi, hi, hi ! Il est bien changé, le diable ; elle était belle, oui, avec ce Dieu vous garde57 qui lui traverse le visage.
Mélibée. Que dis-tu, folle ? De qui parles-tu ? De quoi ris-tu ?
Lucrèce. De ce que vous ne reconnaissiez pas la mère Célestine.
Célestine. Madame, empêchez le temps de marcher et je saurai bien m’empêcher de changer. N’avez-vous pas lu cette sentence : « Le jour viendra où tu ne te reconnaîtras plus dans ton miroir ? » Mais aussi j’ai grisonné avant l’heure et je parais le double de mon âge ; aussi vrai que je suis pécheresse et que votre corps est gracieux, je suis la plus jeune de quatre filles que ma mère mit au monde. Voyez que je ne suis pas aussi vieille qu’on le croit.
Mélibée. Amie Célestine, je me réjouis beaucoup de t’avoir vue et d’avoir fait connaissance avec toi ; tes raisonnements m’ont fait grand plaisir. Prends ton argent et va avec Dieu ; il me semble que tu ne dois pas encore avoir mangé.
Célestine. Ô image angélique, ô perle précieuse, comme vous parlez ! Je me sens toute joyeuse de vous entendre. Ne savez-vous pas que la bouche de Dieu a dit au tentateur infernal : « Nous ne vivrons pas que de pain ? » En vérité, ce n’est pas seulement la nourriture qui soutient, moi, surtout, qui passe quelquefois un et deux jours à jeun, à négocier les affaires des autres ; je ne sais pas autre chose que faire mon salut à l’aide des gens de bien et mourir pour eux. J’ai toujours mieux aimé travailler en servant les autres que jouir en ne contentant que moi. Or, si vous me le permettez, je vous dirai la cause et le but de ma venue, qui sont autres que ce que vous avez entendu jusqu’à ce moment, et tels que nous y perdrions tous si je m’en allais sans vous les faire connaître.
Mélibée. Parle, mère, dis-moi tous tes besoins ; si je puis y remédier, je le ferai de bon gré en souvenir de notre vieille connaissance et de notre voisinage. Le voisinage oblige aux bons services.
Célestine. Mes besoins, madame ? Ce sont plutôt ceux des autres, comme je vous l’ai dit. Les miens restent en dedans de ma porte sans que la terre les sente. Je mange quand je puis, je bois quand j’ai de quoi ; avec ma pauvreté, jamais, grâce à Dieu, il ne m’a manqué un blanc pour du pain et quatre pour du vin, depuis que je suis veuve ; car avant je ne me donnais pas la peine de le chercher ; il y avait toujours un sac à vin au logis, toujours une outre pleine et une autre vide. Jamais je ne me suis couchée sans prendre une rôtie dans du vin et deux douzaines de gorgées après chaque bouchée pour calmer mes douleurs d’entrailles. À présent, comme je suis seule maîtresse, on me l’apporte (mauvais sort) dans un petit pot qui ne tient pas deux mesures58 ; six fois le jour, pour mon malheur, je suis obligée d’aller, avec mes cheveux blancs sur les épaules, le remplir à la taverne. Mais que je ne meure pas de ma belle mort avant d’avoir vu une outre ou une belle et bonne cruche en dedans de ma porte ; sur mon âme, il n’y a pas de meilleure provision, et, comme on dit, bon vin et bon pain entretiennent le chemin. Où il n’y a pas d’homme, on manque de tout ce qui est bien ; malade est le fuseau s’il n’y a pas de barbe en haut. Tout cela m’est venu, madame, à propos de ce que je disais des besoins des autres et non des miens.
Mélibée. Demande ce que tu voudras et pour qui que ce soit.
Célestine. Gracieuse et noble demoiselle, votre douce parole et votre riante figure, jointes à la bienveillante libéralité que vous témoignez à cette pauvre vieille, lui donnent le courage de tout vous dire. Je quitte un malade qui est à deux doigts de la mort ; il est persuadé qu’une seule parole sortie de votre noble bouche et que j’emporterai dans mon sein pourra le guérir, tant il a de dévotion en votre bonté.
Mélibée. Honorable vieille, je ne puis te comprendre, si tu ne m’expliques pas mieux ta demande. D’un côté tu me fatigues et m’ennuies, de l’autre tu excites ma compassion. Je ne puis te donner une réponse convenable, car j’ai à peine compris ce que tu m’as dit. Je m’estime heureuse si ma parole peut être utile à la santé de quelque chrétien. Faire le bien, c’est ressembler à Dieu ; bien plus, le bienfait revient à son auteur quand il s’adresse à une personne qui le mérite. Quiconque peut guérir celui qui souffre est coupable de sa mort s’il ne le tente pas. Continue donc, et parle sans embarras ni crainte.
Célestine. J’ai perdu toute crainte, madame, en voyant votre beauté, et je ne puis croire que Dieu ait fait des traits plus parfaits, plus beaux et plus gracieux que d’autres, si ce n’est pour y réunir toutes les vertus, la miséricorde et la compassion, pour en faire les ministres de ses faveurs et de ses bienfaits, et tout cela se trouve en vous. Or, comme nous sommes tous nés pour mourir, on ne peut pas dire qu’il jouit de la vie celui-là qui est né pour lui seul, car c’est être semblable aux brutes59. Parmi les brutes, cependant, il en est qui ont bon cœur, comme la licorne, qui, dit-on, se prosterne devant les damoiselles. Voyez le chien avec toute son impétuosité et sa bravoure ; quand il veut mordre, si on se jette à terre devant lui, il ne fait point de mal par pitié. Parmi les oiseaux : le coq ne mange rien sans appeler les poules et sans partager avec elles ; le pélican déchire sa poitrine pour nourrir ses enfants avec ses entrailles ; les cigognes soignent leurs pères dans leur nid aussi longtemps que ceux-ci les y ont nourries quand elles étaient petites. Puisque la nature a donné tant d’intelligence aux animaux et aux oiseaux, pourquoi nous autres hommes serions-nous plus cruels ? Pourquoi ne prêterions-nous pas secours à notre prochain par nous-mêmes ou par les biens dont nous pouvons disposer, surtout quand il est affecté d’infirmités secrètes, telles que la cause du mal est venue du lieu où se trouve le remède ?
Mélibée. Pour Dieu, sans plus tarder, dis-moi quel est ce malade qui souffrre un mal si cruel que maladie et remède proviennent d’une même source.
Célestine. Vous devez avoir entendu parler, madame, d’un jeu ne cavalier de cette ville, gentilhomme, de noble naissance, qu’on appelle Calixte ?
Mélibée. Bien, bien, bien. Bonne vieille, ne m’en dis pas davantage, ne va pas plus loin. Est-ce là le malade pour lequel tu fais tant de détours ? Est-ce à cause de lui que tu viens ici au-devant de ta mort ? Est-ce pour lui que tu as fait tant de pas damnables, honteuse femme, vieille barbue ? Voyons, qu’éprouve donc ce perdu pour que tu sois venue si à la hâte ? Il est fou, sans doute ! En vérité, si je n’eusse été prévenue sur le compte de cet extravagant, avec quelles paroles tu pénétrais jusqu’à moi ! On n’a pas tort de dire que le membre le plus nuisible d’un méchant homme ou d’une femme, c’est la langue60. Puisses-tu être brûlée vive, entremetteuse, traîtresse, sorcière, ennemie de l’honnêteté, cause de mille fautes secrètes ! Jésus ! Jésus ! Lucrèce, emmène-la de devant moi ; je me meurs ; il ne me reste pas une goutte de sang dans les veines. Quiconque écoute de semblables femmes mérite bien ce qui m’arrive et plus encore. En vérité, si je ne craignais pour mon honneur, si je n’avais pitié de rendre publique l’effronterie de cette audacieuse, je ferais en sorte, maudite, que tes discours et ta vie finissent en même temps.
Célestine, à part. Mon malheur m’a conduite ici si ma conjuration ne réussit pas. Hélas ! il n’est que trop vrai, frère diable, tout est perdu.
Mélibée. Parles-tu encore entre tes dents devant moi pour accroître ma colère et doubler ta peine ? Voudrais-tu sacrifier mon honneur pour donner la vie à un fou ; me laisser triste pour lui porter la joie ? Veux-tu donc tirer profit de ma perte et demander récompense pour ma faute ; perdre et détruire la maison et l’honneur de mon père pour enrichir une vieille damnée comme toi ? Penses-tu que je n’aie pas compris ton but et deviné ton maudit message ? Mais je te certifie que les étrennes que tu trouveras ici t’empêcheront de plus offenser Dieu, car elles mettront fin à tes jours. Réponds, traîtresse, comment as-tu osé tant faire ?
Célestine. La crainte que vous m’inspirez, madame, empêche ma justification. Mon innocence me donne du courage, mais je suis troublée de vous voir irritée, et ce dont je souffre le plus, ce qui me fait le plus de peine, c’est de recevoir votre colère sans qu’il y ait aucun motif. Pour Dieu ! madame, laissez-moi terminer ce que j’ai commencé à vous dire, il me sera facile de justifier mes paroles et de m’épargner toute accusation de votre part. Vous verrez que tout ce que j’ai fait était pour le service de Dieu, plutôt que pour une démarche déshonnête ; plutôt pour donner la santé au malade, que pour perdre la réputation du médecin. Si j’avais cru, madame, que vous dussiez concevoir aussi légèrement, d’après ce qui s’est passé, de pernicieux soupçons, votre permission n’eût pas suffi pour me donner l’audace de parler de quelque chose qui eût trait à Calixte ou à un autre homme.
Mélibée. Jésus ! que je n’entende pas davantage le nom de ce fou, de ce sauteur de murailles, de ce fantôme de nuit, long comme une cigogne, de cette figure de paravent mal peinte, sinon je tombe morte à l’instant. C’est lui qui me rencontra l’autre jour et se mit à me dire des sornettes en se donnant des airs de galant. Tu lui diras, bonne vieille, qu’il a eu un grand tort s’il s’est cru maître du champ de bataille, parce que je me suis amusée à écouter ses sottises plutôt que de le faire repentir de sa faute ; j’ai mieux aimé le tenir pour fou que publier son audace. Conseille-lui de renoncer à ses projets, ce sera acte de prudence, sinon il se pourrait qu’il n’eût pas acheté parole si chère en sa vie. Sache qu’il n’y a de vaincu que celui qui croit l’être. Il ne perdit pas son arrogance, mais je conservai ma fierté. C’est le propre des fous que de juger les autres d’après eux-mêmes. Va, retourne-t’en avec la mission qu’il t’a donnée, tu n’auras de moi aucune réponse, ne l’attends pas ; il est inutile de prier qui ne peut avoir de miséricorde. Et remercie Dieu si tu sors d’ici aussi libre. On m’avait bien dit qui tu étais, on m’avait avertie de tes qualités, mais je ne te connaissais pas encore.
Célestine, à part. Troie était plus forte ; j’en ai apprivoisé de plus sauvages ; aucune tempête ne dure longtemps.
Mélibée. Que dis-tu, ennemie ? Parle de manière que je puisse t’entendre. As-tu quelque excuse à donner à ma colère ? Peux-tu justifier ta faute et ton audace ?
Célestine. Tant que durera votre colère, ma justification sera impossible ; vous êtes bien rigoureuse ; mais je n’en suis pas étonnée, il faut au jeune sang peu de chaleur pour bouillir.
Mélibée. Peu de chaleur ! Tu peux bien dire peu, puisque tu vis et puisque j’en suis encore à me plaindre de ton effronterie ! Quelle parole pouvais-tu me demander en faveur de cet homme, dont mon honneur ne fût point blessé ? Réponds, puisque tu dis que tu n’as point fini, et peut-être payeras-tu encore le passé.
Célestine. Madame, cette parole était une prière à sainte Apolline, fort efficace pour le mal de dents, et qu’on lui a dit que vous saviez61 ; le secours que j’implorais de vous, c’était votre ceinture, qui a touché, dit-on, les reliques qui sont à Rome et à Jérusalem. Le cavalier dont je vous parle souffre bien vivement de ce mal. C’est pour cela que je suis venue ; mais puisque ce que je vous ai dit a donné lieu à la cruelle réponse que vous m’avez faite, qu’il supporte sa douleur en punition d’avoir choisi une messagère aussi malheureuse ; et s’il me faut perdre confiance en votre grande bonté, je ne trouverai plus d’eau si j’en vais chercher à la mer. Mais vous savez, madame, que le plaisir de la vengeance ne dure qu’un instant, et la satisfaction que procure un bienfait dure toujours.
Mélibée. Si tu ne voulais que cela, pourquoi ne me l’as-tu pas dit de suite ? Pourquoi donc avoir employé tant de paroles et tant de détours ?
Célestine. Madame, parce que l’innocence du motif qui me conduisait me fit croire que, quelle que fût ma manière de l’exposer, on ne pourrait pas en penser mal ; si j’ai manqué au préambule nécessaire, c’est parce que la vérité n’a pas besoin d’employer beaucoup de couleurs. La compassion que m’inspirait sa douleur, la confiance que j’avais en votre bonté, arrêtèrent dans ma bouche, dès le principe, l’expression de la cause ; et comme vous savez, madame, que la douleur trouble, que le trouble fait hésiter la langue, que la langue obéit toujours à la pensée, pour Dieu ! ne me faites pas de reproches. Si ce cavalier a commis une faute, qu’elle ne me soit pas imputée, car je n’ai pas d’autre tort que d’être la messagère du coupable62. Ne brisez pas la corde par son point le plus fin, ne faites pas comme l’araignée, qui n’emploie sa force que contre les faibles insectes ; que les justes ne payent pas pour les pécheurs. Imitez la divine justice, qui dit : « Le châtiment pour l’âme qui a péché ; » imitez la justice humaine, qui ne condamne jamais le père pour le délit du fils, ni le fils pour la faute du père. Il n’est pas raisonnable, madame, que l’audace de ce seigneur soit cause de ma perte ; bien qu’en raison de ses mérites, il m’importerait peu qu’il fût le coupable et moi la condamnée. Ma mission ici-bas n’est autre que de servir mes semblables : c’est de cela que je vis, c’est cela qui me soutient. Ma volonté n’a jamais été d’irriter les uns pour plaire aux autres, bien qu’en mon absence on vous ait dit tout autre chose de moi. Enfin, madame, le souffle du vulgaire ne peut ternir la vérité. Je suis seule pour l’honorable métier que je fais ; il est dans toute la ville peu de personnes que j’aie mécontentées ; ceux qui me demandent quelque chose sont toujours satisfaits ; je suis active autant que si j’avais vingt pieds et autant de mains.
Mélibée. Je ne m’étonne pas si on dit qu’un seul maître en vices suffit pour corrompre un grand peuple63. En vérité, on m’a fait de toi et de tes fausses ruses tant et de telles louanges, que je ne sais si je dois croire que tu me demandes réellement cette prière.
Célestine. Puissé-je ne jamais la réciter ! Dieu veuille ne jamais m’exaucer si tous les tourments du monde me font avouer un autre motif !
Mélibée. Ma colère de tout à l’heure m’empêche de rire de cette manière de te justifier ; je sais bien que ni promesses ni tourments ne te feront dire la vérité, tu ne le peux pas.
Célestine. Vous êtes maîtresse de moi, je dois me taire, je dois vous servir ; faites de moi ce que vous voudrez, vos méchantes paroles me seront la vigile d’une robe64.
Mélibée. Tu l’as bien méritée !
Célestine. Si je ne l’ai pas gagnée avec la langue, je ne l’ai pas perdue par l’intention.
Mélibée. Tu protestes tant de ton ignorance, que je finirai par y croire. Je veux donc suspendre ma sentence sur ta douteuse justification et ne pas juger ta demande d’après une interprétation peut-être hasardée. Ne t’étonne pas de la colère que j’éprouvais tout à l’heure, car de deux circonstances qui se sont rencontrées dans ce que tu m’as dit, une seule suffisait pour m’ôter le bon sens. Tu me nommes ce cavalier qui eut l’audace de m’adresser la parole, tu me demandes un mot en sa faveur sans me donner d’autre raison ; que pouvais-je penser, sinon que c’était une attaque faite à mon honneur ? Mais puisqu’un bon motif a causé tout cela, je te pardonne ce qui s’est passé ; mon cœur est en quelque sorte soulagé de voir que ce qu’on réclame de lui est œuvre pie et sainte, car c’en est une que de guérir les gens malades et souffrants.
Célestine. Et un tel malade, madame. Pour Dieu ! si vous le connaissiez bien, vous ne le jugeriez pas comme vous me l’avez montré dans votre colère. Sur Dieu et sur mon âme, il n’a pas de fiel, mais bien deux mille qualités ; généreux comme Alexandre, brave comme Hector, majestueux comme un roi ; gracieux, gai ; jamais il n’engendre de tristesse ; il est de noble sang, comme vous savez ; grand jouteur ; armé, on le prendrait pour un saint Georges ; Hercule n’avait pas plus de force et de courage ; il faudrait une autre langue pour dépeindre sa tenue, son visage, sa grâce, sa tournure ; tout cela réuni le fait ressembler à un ange du ciel. Je suis persuadée que le beau Narcisse, qui devint amoureux de lui-même quand il se vit dans l’eau de la fontaine, n’était pas aussi bien. Maintenant, madame, il souffre d’affreux tourments pour une seule dent de laquelle il se plaint sans cesse.
Mélibée. Et combien y a-t-il… ?
Célestine. Il peut avoir, madame, vingt-trois ans ; devant vous est Célestine, qui l’a vu naître et le reçut aux pieds de sa mère.
Mélibée. Je ne te demande pas cela, je n’ai pas besoin de savoir son âge, mais combien il y a de temps qu’il souffre de ce mal ?
Célestine. Madame, il y a huit jours, autant que j’ai pu le savoir ; on croirait qu’il y a un an, tant il est changé. Le plus grand remède qu’il emploie est de prendre une guitare et de chanter des romances tellement pitoyables que je ne crois pas qu’elles soient autres que celles que composa Adrien, cet empereur grand musicien, sur le départ de l’âme et sur la fermeté à l’approche de la mort. Quoique je me connaisse peu en musique, il semble qu’il fasse parler cette guitare. S’il se met à chanter, les oiseaux éprouvent à l’entendre plus de plaisir que n’en a jamais produit cet Amphion, duquel on disait que ses chants faisaient mouvoir les pierres et les arbres. On n’aurait pas fait de tels éloges d’Orphée, si le cavalier dont je vous parle eût vécu dans le même temps. Voyez, madame, si une pauvre vieille comme moi serait heureuse de rendre la vie à un homme qui réunit tant de qualités. Aucune femme ne le voit qu’elle ne loue Dieu de l’avoir fait ainsi ; et s’il lui parle, elle n’est plus maîtresse d’elle-même, c’est lui qui ordonne. Et puisque je conserve tant de raison, jugez, madame, que mon but était bon, que mes démarches étaient pures, louables et à l’abri de tout soupçon.
Mélibée. Que je suis peinée de mon peu de patience ! Il n’avait aucune mauvaise intention, tu étais innocente, et vous avez souffert tous deux des ridicules fureurs de ma langue irritée. Mais je trouve l’excuse de ma faute dans tes longs discours, qui avaient excité mes soupçons. En payement de ce que tu as souffert, je veux t’accorder ta demande et te donner dès à présent ma ceinture, et comme je n’aurai pas le temps d’écrire la prière avant l’arrivée de ma mère, si la ceinture ne suffit pas, tu reviendras demain la chercher secrètement.
Lucrèce Mon Dieu ! ma maîtresse est perdue. Elle veut que Célestine vienne en secret. Il y a fraude, elle veut lui donner plus qu’elle ne dit.
Mélibée. Que dis-tu, Lucrèce ?
Lucrèce. Madame, je vous dis que vous avez assez causé, il est tard.
Mélibée. Eh bien ! mère, ne dis pas à ce cavalier ce qui s’est passé, afin qu’il ne me tienne pas pour cruelle, violente et malhonnête.
Lucrèce, à part. Je ne mens pas, cela va mal.
Célestine. Je suis surprise, dame Mélibée, que vous doutiez de ma discrétion. Ne craignez pas, je sais tout souffrir et tout cacher ; mais je vois bien que votre esprit soupçonneux n’a fait que très-peu de cas de mes paroles. Je m’en vais avec votre ceinture, et si joyeuse, que je me figure que son cœur lui dit déjà la grâce que vous nous faites, et que je vais le trouver soulagé.
Mélibée. Je ferai davantage pour ton malade, s’il est nécessaire, en retour de ce que je t’ai fait souffrir.
Célestine, à part. Il en faudra bien plus, tu le feras, et nous ne t’en saurons pas gré.
Mélibée. Que parles-tu, mère, de savoir gré ?
Célestine. Je dis, madame, que nous vous en saurons gré, que nous sommes à vos ordres, que nous vous sommes tous obligés, que plus le payement est certain, plus on tient à le faire.
Lucrèce. Explique-moi ces paroles.
Célestine. Ma fille Lucrèce, voici : tu viendras chez moi et je te donnerai une lessive avec laquelle tu rendras ces cheveux plus blonds que l’or. Ne le dis pas à ta maîtresse. Je te donnerai de plus une poudre pour te chasser cette odeur de la bouche qui se fait sentir un peu ; dans tout le royaume il n’y en a pas un autre que moi qui sache la faire : il n’y a rien de plus désagréable que ce défaut chez les femmes.
Lucrèce. Oh ! Dieu te donne une bonne vieillesse ! j’avais plus grand besoin de tout cela que de manger.
Célestine. Alors pourquoi murmures-tu contre moi, petite folle ? Tais-toi, tu ne sais pas si tu n’auras pas besoin de moi pour quelque chose de plus important. N’excite pas la colère de ta maîtresse plus qu’elle ne l’a été, laisse-moi aller en paix.
Mélibée.. Que lui dis-tu, mère ?
Célestine. Madame, nous nous entendons.
Mélibée. Dis-le-moi, car je me fâche quand on dit devant moi quelque chose que je ne puis entendre.
Célestine. Je lui dis, madame, de vous faire ressouvenir de la prière pour que vous la lui fassiez écrire, et de prendre modèle sur moi pour supporter votre colère ; je me suis conformée à ce qu’on dit : « Il faut s’éloigner pour un instant de l’homme irrité, pour toujours de l’ennemi. » Vous, madame, vous aviez de la colère parce que vous doutiez de mes paroles, mais non pas de l’inimitié ; et lors même qu’elles eussent été ce que vous pensiez, elles n’eussent pas pour cela été blâmables ; chaque jour il y a des hommes affligés par des femmes et des femmes affligées par des hommes. C’est l’œuvre de la nature, Dieu commande à la nature, or Dieu n’a jamais fait de mal. Ainsi ma demande, quelle qu’elle fût, était louable en elle-même, puisqu’elle procédait de cette source ; je n’ai donc aucun reproche à me faire. Je vous dirais bien d’autres raisons là-dessus, mais la prolixité fatigue celui qui écoute et fait tort à celui qui parle.
Mélibée. Tu as agi avec tact en toutes choses, aussi bien en parlant peu quand j’étais fâchée, qu’en prenant patience.
Célestine. Madame, je vous ai soufferte avec crainte, parce que vous vous fâchiez avec raison. La colère est comme la foudre et ne dure pas davantage ; c’est pour cela que j’ai courbé la tête devant vos cruelles paroles, jusqu’à ce que la provision en fût épuisée.
Mélibée. Ce cavalier te doit être bien reconnaissant.
Célestine. Madame, il mérite plus encore ; et si j’ai obtenu quelque chose pour lui par mes prières, je le rends malheureux par mon retard. Je vais vers lui, si vous le permettez.
Mélibée. Si tu me l’avais demandé plus tôt, tu l’aurais obtenu plus facilement. Va, avec Dieu ! ton message ne m’a apporté aucun profit, ton départ ne peut me causer aucun tort.
49, page 60. — Le vieux mot français berne, duquel on a fait berner, désignait une sorte d’habillement semblable au sagum des Latins et servant comme lui au supplice redouté par Célestine. Martial a dit :
Ibis ab excusso missus in astra sago.
Les Espagnols traduisent berner par mantear, verbe dérivé de manta, couverture. La berne, autrefois un supplice, n’est plus aujourd’hui qu’une mauvaise plaisanterie tombée en désuétude et qui ne prend guère que les chiens pour victimes.
50, page 60. — Le texte dit : encorozada. Le coroza était un bonnet rond de forme pyramidale faisant partie du costume lugubre dont l’Inquisition revêtait ses victimes. Il était fait en étoffe de laine teinte en jaune et orné de croix de Saint-André, de flammes, de figures diaboliques et grotesques de couleur rouge.
51, page 62. — Traduction libre du proverbe espagnol : meter aguja para sacar reja. « Mettre une aiguille pour retirer une barre de fer. »
52, page 62. — Expression proverbiale. Ruda, rue : plante de la famille des rosacées.
53, page 62. — « À qui en voulait. » (Traduction pudique de Lavardin.)
54, page 65.
Ni desconsuelo mayor
Que hambre en casa vacita.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)
55, page 66.
User bien de pauvreté,
C’est richesse et félicité.
(Dicton populaire.)
- Ni hay pobre que no sea rico
- Si lo que tiene le basta ;
- Ni acompañan à pobreza
- Respecto ni adulacion.
56, page 66. — El home que cobdicia grandes tesoros allegar para non obrar bien con ellos, maguer los hava, non es ende señor mas siervo, « L’homme qui convoite d’entasser de grands trésors pour n’en pas faire bon usage, bien qu’il les possède, n’en est pas seigneur, mais esclave. »
57, page 67. — Dios os salve, expression employée comme salutation dans le langage familier et pleine d’originalité dans ce passage.
58, page 68. — Dos azumbres, quatre litres.
59, page 70.
- C’est n’être bon à rien que n’être bon qu’à soi.
60, page 70.
- Ni vi mas aspera cosa
- Ni mas blanda que la lengua.
61, page 73. — Les paroles magiques, les oraisons aux saints les plus influents du paradis ont eu de tout temps une grande vertu aux yeux du peuple, et les mendiants de profession, les aveugles, tels que celui qui fit l’éducation de Lazarille de Tormes, étaient des recueils vivants de ces innombrables ensalmos. L’oraison à sainte Apolline, l’une des plus efficaces, était en grand renom ; elle dissipait la rage de dents la plus opiniâtre ; le savant bachelier Samson Carrasco la conseillait à la gouvernante de Don Quichotte ; et plus d’une vieille femme de la Manche la sait encore sur le bout du doigt. La voici :
A la puerta del cielo |
À la porte des cieux |
Que de un dolor de muelas |
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62, p. 74. — Citation d’une ancienne romance de Bernardo del Carpio :
- Con cartas un mensagero
- El rei al Carpio envió ;
- Bernardo como es discreto,
- De traicion se receló.
- Las cartas echa en el suelo,
- Y al mensagero asi habló :
- Mensagero sois amigo ;
- Non mereceis culpa, non.
63, page 74. — On dit proverbialement en France : « Il ne faut qu’une brebis galeuse pour infecter tout un troupeau. »
Sicut grex totus in agris
Unius scabie cadit et porrigine porci.
64, page 74. — Expression familière espagnole pour dire : « Après vos mauvais traitements, il m’arrivera quelque bonne aubaine. » On pourrait citer comme à peu près analogues en français les phrases suivantes : « Après la pluie le beau temps ; le calme après l’orage. »