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La Célestine/Acte 5

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La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 79-84).


ACTE CINQUIÈME


Argument : Célestine, après avoir quitté Mélibée, s’en retourne en parlant seule entre ses dents. Arrivée chez elle, elle y trouve Sempronio, qui l’attendait. Tous deux s’en vont en causant jusqu’à la maison de Calixte ; Parmeno les aperçoit, en avertit son maître, qui lui ordonne de leur ouvrir la porte.


CÉLESTINE, SEMPRONIO, PARMENO, CALIXTE.

Célestine. Ô cruelle Inquiétude ! ô sage audace ! ô merveilleuse patience ! combien j’étais près de la mort si mon adresse extrême n’avait prudemment dirigé ma demande ! Ô menaces de la vertueuse damoiselle ! ô jeune fille colère ! ô démon que j’ai conjuré ! comme tu m’as bien tenu parole pour tout ce que je t’ai demandé ! je te sais reconnaissante. Tu as su apprivoiser cette cruelle femme, tu as su éloigner sa mère et me donner ainsi tout le temps nécessaire pour m’expliquer. Ô vieille Célestine ! es-tu contente ? Heureux commencement est la moitié de l’œuvre ! Divine huile de serpent ! bienheureux fil blanc ! comme vous avez bien agi en ma faveur ! Oh ! j’aurais brisé tous mes charmes faits et à faire, je n’aurais jamais voulu croire ni aux herbes, ni aux pierres, ni aux paroles. Réjouis-toi, vieille ! tu gagneras plus à cette affaire qu’en restaurant quinze virginités. Ô maudits jupons ! que vous êtes longs et gênants ! comme vous m’empêchez d’arriver aussitôt que je voudrais au lieu où je dois déposer mes nouvelles ! Ô fortune ! combien tu es favorable aux audacieux et contraire aux gens timides ! Le lâche qui s’enfuit n’évite pas la mort. Oh ! combien de femmes auraient failli dans l’entreprise qui vient de me réussir ! Qu’auraient fait dans une semblable position toutes ces nouvelles adeptes de mon métier ? Rien autre chose que de répondre quelque sottise qui aurait perdu tout ce que j’ai gagné à me taire à propos. C’est pour cela qu’on dit : « Chacun son métier. » L’homme qui a de l’expérience est meilleur médecin que celui qui a étudié : l’expérience et la pratique rendent les hommes adroits ; elles ont fait de moi, de cette vieille qui traverse maintenant le ruisseau en retroussant ses jupes, une praticienne qui ne craint personne. Ah ! ceinture bénite ! si je vis, je te ferai remettre par force à celle qui ne voulut pas m’écouter de bon gré.

Sempronio. Ou j’y vois trouble, ou cette femme est Célestine ! Le diable soit d’elle ! comme elle marche en tortillant ! Que marmotte-t-elle entre ses dents ?

Célestine. De quoi t’étonnes-tu, Sempronio ? il semble que ce soit de me voir.

Sempronio. Je vais te le dire : la rareté des choses engendre l’admiration ; l’admiration conçue par les yeux descend de là dans l’esprit ; l’esprit la témoigne par des signes extérieurs. Qui t’a jamais vue dans la rue la tête basse, les yeux fixés sur le sol, ne regardant personne, comme tu faisais tout à l’heure ? Qui t’a jamais vue parlant entre tes dents et marchant avec rapidité comme quelqu’un qui va chercher un bénéfice ? Tout cela est nouveau et doit surprendre quiconque te connaît. Mais laissons cela et dis-moi, au nom de Dieu, quelle nouvelle tu apportes. Avons-nous une fille ou un garçon ? Je t’attends ici depuis qu’une heure est sonnée, et je n’ai pas vu de meilleur augure que ton retard.

Célestine. Mon fils, cette règle des sots n’est pas toujours sûre ; j’aurais bien pu tarder encore et laisser là mon nez et peut-être plus, mon nez et ma langue : ainsi, plus j’aurais attendu, plus il aurait pu m’en coûter.

Sempronio. Par amour pour moi, mère, ne t’en va pas d’ici sans me le conter.

Célestine. Sempronio, mon ami, je ne puis m’arrêter, et le lieu est mal choisi. Viens avec moi chez Calixte, tu entendras des merveilles ; ce serait déflorer mon ambassade que d’en rendre compte à un trop grand nombre de personnes. Je veux que Calixte sache de moi-même ce qui s’est passé ; car bien qu’il te revienne une petite part du profit, je veux tout l’honneur du travail.

Sempronio. Une petite part, Célestine ? Ce que tu dis ne me semble pas bien.

Célestine. Tais-toi, fou, part ou petite part, tu auras autant que tu voudras. Tout ce que j’ai est à toi ; jouissons et profitons, nous ne nous querellerons pas quand il faudra partager. Tu sais bien aussi que les vieux ont beaucoup plus de besoins que les jeunes, que toi surtout qui as ta table mise.

Sempronio. J’ai besoin d’autre chose que de manger.

Célestine. De quoi, mon fils ? d’une douzaine d’aiguillettes, d’un cordon pour ton chapeau, d’un arc pour aller de maison en maison tirer des moineaux et faire les yeux doux aux linottes qui sont aux fenêtres, aux jeunes filles, je veux dire, innocent, à celles qui ne savent pas voler, tu m’entends bien. Il n’y a pas avec elles de meilleur entremetteur qu’un arc ; il donne entrée partout, sous quelque prétexte que ce soit. Bien malheureuse, ami Sempronio, est celle qui veut vivre honorablement et qui devient vieille, comme je le fais.

Sempronio, à part. Ô vieille rusée ! ô vieille pleine de malice ! ô gorge avide et avare ! elle veut pour s’enrichir me tromper comme elle trompe mon maître ! Elle ne fera pas bon profit ; je ne lui envie pas ce qu’elle gagnera : quiconque s’élève d’une manière honteuse tombe plus rapidement qu’il n’est monté. Oh ! qu’il est malaisé de connaître l’homme ! on a bien raison de dire qu’il n’y a ni marchandise ni animal aussi difficile. Cette vieille est fausse et mauvaise, le diable m’a poussé vers elle ; j’aurais mieux fait d’éviter cette venimeuse vipère que de m’en approcher : c’est ma faute ; mais qu’elle fasse sa provision d’une manière ou de l’autre, elle ne pourra nier sa promesse.

Célestine. Que dis-tu, Sempronio ? Avec qui parles-tu ? Tu viens là en me frottant les jupons ; pourquoi ne vas-tu pas plus vite ?

Sempronio. Je dis, Célestine, que je ne m’étonne pas que tu sois si changeante et que tu suives les traces de la plupart des femmes. Je pense que tu devrais différer ton projet. Tu vas maintenant à l’étourdie dire à Calixte ce qui s’est passé ; ne sais-tu pas qu’on ne fait grand cas que de ce qu’on désire beaucoup ? Ignores-tu que plus mon maître souffre, plus notre profit s’augmente ?

Célestine. Le sage change selon les circonstances ; l’ignorant seul ne change pas. À nouvelle affaire il faut un nouveau système. Je ne pensais pas, Sempronio, mon fils, que la fortune me servirait ainsi. Le talent des messagers adroits est de prendre conseil du moment ; quelque bien que soit ce que l’on fait, il ne peut réparer le temps perdu. Je sais (et j’en ai fait l’épreuve) que ton maître est libéral et quelque peu capricieux ; il donnera plus en un jour pour une bonne nouvelle, qu’en cent jours passés par lui à souffrir et par moi à courir. Les plaisirs auxquels on n’est pas préparé jettent le trouble dans l’esprit, et le trouble empêche la réflexion. Et d’ailleurs que peut-il résulter du bien, si ce n’est le bien ? Comment peut agir la noblesse, si ce n’est en belles étrennes ? Tais-toi, niais, laisse faire la vieille.

Sempronio. Mais dis-moi ce qui s’est passé entre toi et cette gente damoiselle ; cite-moi quelque parole de sa bouche, car en vérité j’ai aussi grand désir de le savoir que mon maître.

Célestine. Tais-toi, fou, tu te tourmentes inutilement ; je devine que tu aimerais mieux goûter de ce rôti que manger ton pain à la fumée. Hâtons-nous, ton maître deviendra fou si je tarde trop.

Sempronio. Il l’est déjà sans cela.


Parmeno. Seigneur, seigneur !

Calixte. Que veux-tu, fou ?

Parmeno. J’aperçois Sempronio et Célestine qui viennent ici ; ils s’arrêtent de temps en temps, et quand ils sont arrêtés, Sempronio fait des lignes sur la terre avec son épée ; je ne sais ce que c’est.

Calixte. Ô étourdi, négligent ! tu les vois venir et tu ne cours pas ouvrir la porte ! Ô grand Dieu ! puissance souveraine ! quelle pensée les accompagne ? quelle nouvelle m’apportent-ils ? Ils ont tant tardé, qu’en ce moment je désire plutôt leur venue que la fin de mon tourment. Ô mes tristes oreilles ! soyez disposées à ce que vous allez entendre ; le soulagement ou la souffrance de mon cœur est maintenant sur la langue de Célestine ! Oh ! si je pouvais passer en dormant le temps qui va s’écouler entre le commencement et la fin de son récit ! Je suis persuadé maintenant qu’il est plus pénible au coupable d’attendre la lecture de sa sentence, que le coup de la mort quand il sait quel sort l’attend. Ô Parmeno ! que tu es lent ! que tes mains sont faibles ! Enlève donc cette ennuyeuse barre afin que puisse entrer l’honorable femme qui tient ma vie sur sa langue.


Célestine. Entends-tu, Sempronio ? notre maître a changé de ton. Ce qu’il dit là est bien différent de ce qui se passa entre Parmeno et lui à notre première venue. Cela va, il me semble, de mieux en mieux. Il n’y a pas une seule de ses paroles qui ne vaille plus d’une jupe pour la vieille Célestine.

Sempronio. Fais attention en entrant de feindre de ne pas voir Calixte et dis quelque chose de bon.

Célestine. Tais-toi, Sempronio, car bien que j’aie aventuré ma vie, Calixte mérite plus encore, ainsi que ses prières et les tiennes ; aussi j’attends de sa libéralité une digne récompense.