La Célestine/Acte 6
ACTE SIXIÈME
Calixte. Que dis-tu, ma dame et ma mère ?
Célestine. Ô monseigneur Calixte, vous êtes là ? Ô nouvel amant de la belle Mélibée ! De quelle manière payerez-vous la vieille qui a risqué aujourd’hui sa vie pour votre service ? Quelle femme s’est jamais vue dans une position aussi critique que la mienne ? Quand j’y pense, le sang abandonne mes veines. J’aurais donné ma vie pour moins que je ne céderais maintenant cette mante vieille et usée.
Parmeno, à part. Tu prêches pour toi, tu trouves toujours moyen de glisser tes intérêts au milieu de ceux des autres65. Tu as monté un échelon, tout à l’heure je t’attends à la robe. Tout pour toi et rien de ce qui peut se partager. Elle veut faire son paquet, la vieille. Tu me forceras à être franc, et tu rendras mon maître fou. Laisse-la dire, Sempronio, et tu verras qu’elle ne demandera pas de l’argent, parce qu’il est trop facile à partager.
Sempronio. Tais-toi, imprudent ; si Calixte t’entend, il te tuera.
Calixte. Ma mère, abrége tes discours ou bien prends cette épée et tue-moi.
Parmeno, à part. Le diable tremble comme s’il avait des convulsions ; il ne peut pas tenir sur ses pieds ; il voudrait lui prêter sa langue pour qu’elle parlât plus vite. Sa vie ne sera pas longue, nous gagnerons un deuil à ces amours.
Célestine. Votre épée, seigneur, que voulez-vous dire ? Qu’une méchante épée tue vos ennemis et quiconque ne vous aime pas ; je viens vous rendre à la vie et vous faire part du bon espoir que j’ai reçu de celle que vous chérissez le plus.
Calixte. Bon espoir, ma mère ?
Célestine. On peut l’appeler bon, puisque la porte reste ouverte pour mon retour ; on me recevra plutôt moi avec cette robe trouée, qu’une autre avec des vêtements de soie et de brocart.
Parmeno, à part. Sempronio, couds-moi la bouche, je n’y puis tenir, voilà la robe qui y passe.
Sempronio. Te tairas-tu, pour Dieu, ou je t’envoie au diable ! Elle a raison si elle passe la revue de ses vêtements, puisqu’elle en a besoin. De ce qu’il chante, le curé s’alimente.
Parmeno. Et il est nourri comme il chante ; mais cette vieille horreur voudrait changer tout son vieux poil, pour trois pas qu’elle a faits en un jour, quand en cinquante ans elle n’a rien pu gagner !
Sempronio. Est-ce là la reconnaissance que tu portes à celle qui t’a élevé ? Sont-ce là les conseils qu’elle t’a donnés ?
Parmeno. Je permettrai bien qu’elle demande et qu’elle plume, mais non pas pour elle seule.
Sempronio. Elle n’a pas d’autre défaut qu’une extrême avidité ; mais laisse-la faire, qu’elle garnisse ses murailles, il faudra bien ensuite qu’elle garnisse les nôtres, ou elle nous connaît bien mal.
Calixte. Dis-moi, au nom de Dieu, ma bonne, que faisait-elle ? Comment es-tu entrée ? Quel vêtement avait-elle ? Dans quelle partie de la maison l’as-tu trouvée ? Quel accueil te fit-elle dès l’abord ?
Célestine. L’accueil que font les braves taureaux à ceux qui leur lancent les dards dans l’arène ; l’accueil que font les sangliers aux limiers qui les mettent aux abois.
Calixte. Et c’est cela que tu appelles des signes de salut ? Quels autres donc seraient des signes de mort ? Ce ne serait certes pas la mort elle-même, car, dans une telle position, elle apporterait un soulagement à mon tourment, que rien n’égale.
Sempronio. Voilà toute la bravoure de mon maître. Qu’est-ce que cela ? Cet homme ne saura-t-il donc pas attendre patiemment ce qu’il a toujours désiré ?
Parmeno. Je me tais, moi, Sempronio, et si notre maître t’entend, il te corrigera aussi bien que moi.
Sempronio. Le feu du ciel te brûle ! tu parles pour dire du mal de tout le monde, et moi je n’offense personne. Oh ! que la peste éternelle te consume, querelleur, envieux, maudit ! Est-ce là toute l’amitié dont tu étais convenu avec Célestine et moi ? Va-t’en au diable !
Calixte. Si tu ne veux pas, ma bonne mère, que je me désespère et que mon âme soit condamnée à une peine éternelle, dis-moi promptement si ta demande n’a pas eu un bon résultat, si l’accueil de la reine de ma vie a toujours été aussi cruel et aussi rigoureux. Tout ce que tu m’as dit est plutôt signe de haine que d’amour.
Célestine. Le plus grand mérite de l’abeille, et tous les gens discrets doivent l’imiter, c’est qu’elle rend meilleures les choses qu’elle touche. C’est ainsi que j’ai agi avec les raisons cruelles et dédaigneuses de Mélibée. J’ai converti toute sa rigueur en miel, sa colère en douceur, sa vivacité en tranquillité. Que pensiez-vous donc qu’allait faire là cette vieille Célestine que vous avez traitée si magnifiquement et si au delà de ses mérites, si ce n’est calmer sa colère, supporter ses caprices, parler en votre absence, recevoir sur sa mante les coups, les affronts, le mépris, le dédain dont ces jeunes femmes sont prodigues quand on commence à leur parler d’amour, afin que plus tard on attache un plus grand prix à leur consentement ? Celui qu’elles aiment le mieux, elles le traitent le plus mal ; s’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait aucune différence entre les demoiselles bien nées et les femmes publiques, dont la profession est d’aimer. Quelle distinction pourrait-on faire si toutes disaient Oui à la première proposition, à la première preuve d’amour ? Les demoiselles bien nées, quoique dévorées par les besoins et la passion, témoignent, par respect pour leur honneur, une froideur extrême, un fier dédain ; leur tenue est toujours chaste et grave, leurs réponses ont une aigreur telle que la langue elle-même s’étonne de tant de dissimulation et se plaindrait volontiers de ce qu’on lui fait dire tout le contraire de ce qu’elle voudrait bien. Mais afin que vous soyez calme et vous teniez en repos pendant que je vous raconterai au long ma démarche et le prétexte que j’ai trouvé pour entrer, sachez que la fin de tout cela a été des meilleures.
Calixte. Maintenant, amie, que tu m’as donné la force de supporter toute la rigueur de ses réponses, dis ce que tu voudras et comme il te plaira ; je serai attentif. Mon cœur se repose, mes pensées se calment, mes veines reprennent le sang qu’elles avaient perdu, je n’ai plus de crainte, je suis joyeux. Montons, si tu veux, tu me diras en détail, dans ma chambre, ce que tu ne m’as dit ici que sommairement.
Célestine. Montons, seigneur.
Parmeno, à part. Ô sainte Vierge ! que ce fou cherche de détours pour nous éviter, pour pouvoir pleurer de joie tout à son aise avec Célestine, pour lui découvrir tous ses secrets, tous ses désirs extravagants et impudiques, pour demander et redire six fois la même chose, sans qu’il y ait là quelqu’un qui puisse lui reprocher d’être long ! Mais, sois tranquille, insensé, nous te suivons.
Calixte. Vois donc, ma bonne, ce que peut dire Parmeno. Comme il se signe en apprenant que tu as agi avec tant de promptitude ! Il en est épouvanté, sur ma foi, car il se signe de nouveau. Monte, monte, et assieds-toi, mère, car je veux écouter à tes genoux les suaves nouvelles que tu m’apportes. (Dans la chambre.) Dis-moi bien vite : comment as-tu fait pour entrer chez Mélibée ?
Célestine. J’y suis allée vendre un peu de fil, c’est ainsi que j’en ai pourchassé plus de trente en ce monde, à la volonté de Dieu, et quelques-unes même plus haut placées.
Calixte. Par le corps, sans doute, mère, mais non par la gentillesse, non par l’état, non par la grâce et l’esprit, non par la naissance, non par la vertu ni par le doux langage.
Parmeno, en bas. Le voilà qui enfile des paroles, l’étourdi ; voilà ses niaiseries qui se déroulent, il est comme l’horloge à midi, il n’en dit pas moins de douze à la fois. Compte, compte, Sempronio, me voilà tout abasourdi de les entendre, lui disant des folies, elle débitant des mensonges.
Sempronio, en bas. Ô méchante vipère ! pourquoi fermes-tu les oreilles à ce qui les fait ouvrir à tout le monde, serpent qui fuis la voix de l’enchanteur ! Pour cela seulement que ces paroles sont paroles d’amour, quoique mensonges, tu devrais les écouter avec attention et avidité.
Célestine. Écoutez, seigneur Calixte, et vous verrez ce qu’ont fait votre bonne étoile et ma sollicitude. Lorsque je commençais à vendre et à faire marchander mon fil, la mère de Mélibée fut appelée pour aller visiter sa sœur, qui est malade, et comme elle ne pouvait s’en dispenser, elle laissa Mélibée à sa place pour continuer le marché.
Calixte. Ô joie sans égale ! ô singulière opportunité ! ô hasard favorable ! Que j’aurais été heureux d’être caché sous ta mante pour entendre parler celle en qui Dieu a réuni des grâces si remarquables !
Célestine. Sous ma mante, vous dites ? Le ciel vous en préserve, vous seriez vu par trente trous et plus. Dieu veuille l’améliorer !
Parmeno, en bas. Sempronio, je m’en vais, je ne dis plus rien, écoute à ton aise. Si mon pauvre maître n’était pas là tout absorbé à calculer le nombre de pas qu’il y a d’ici à la maison de Mélibée, à penser à sa beauté et à deviner de quelle manière elle était posée en marchandant ce fil et ce qu’elle pensait alors, il reconnaîtrait que mes conseils étaient plus salutaires que toutes ces faussetés de Célestine.
Calixte. Qu’est-ce que cela, amis ? J’écoute ici avec la plus grande attention des choses desquelles dépend ma vie entière, et vous autres vous bavardez tout à votre aise pour m’ennuyer et m’irriter ! Par amour pour moi, taisez-vous, vous mourriez de plaisir à entendre cette brave femme et le récit de ses bonnes œuvres. — Dis-moi, mère, que fis-tu quand tu te trouvas seule avec elle ?
Célestine. Le plaisir que j’en ressentis me troubla tellement que quiconque m’aurait vue l’eût reconnu à mon visage.
Calixte. À celui que j’éprouve en ce moment, il me semble que j’ai son image devant les yeux. Tu es sans doute devenue muette de surprise ?
Célestine. Tout au contraire, me voir seule avec elle me donna bien plus de courage pour lui parler. Je m’ouvris à elle, je lui exposai les motifs de mon ambassade ; je lui dis avec quelle ardeur vous désiriez qu’une parole sortie de sa bouche à votre intention vînt guérir la grande douleur que vous ressentiez. Elle s’arrêta toute surprise, me regarda presque épouvantée d’un message aussi nouveau pour elle, et cherchant quel pouvait être l’homme qui souffrait ainsi par besoin d’une parole de sa bouche, quel était le malade que sa langue pouvait guérir. Lorsque je prononçai votre nom, elle m’interrompit, se frappa le front avec la main, comme on a coutume de faire lorsqu’on reçoit une nouvelle effrayante ; elle m’ordonna de me taire et de sortir de sa présence si je ne voulais pas que ses valets fussent mes bourreaux ; elle me reprocha mon audace, m’appela sorcière, maquerelle, vieille traîtresse, barbue, malfaisante, et me donna bien d’autres noms ignominieux tels que ceux avec lesquels on épouvante les enfants au berceau. Puis elle s’évanouit, fit mille contorsions, perdit l’esprit, agita les bras et les jambes de côté et d’autre, sous le coup de la flèche dorée qui l’avait frappée lorsque j’eus dit votre nom ; le corps courbé, les mains jointes, comme quelqu’un qui s’abandonne au désespoir. Il semblait qu’elle voulût se déchirer ; ses yeux tournaient dans tous les sens, et ses pieds frappaient le sol avec violence. Moi, pendant tout ce temps, cachée dans un coin, accroupie, ne disant mot, je m’applaudissais tout bas de tant de férocité. Plus elle s’agitait, plus je me réjouissais, parce que je la voyais à chaque instant plus près de s’arrêter et de se rendre. Pendant que ce magasin écumeux déversait toute sa colère, je ne laissais pas ma pensée oisive et inoccupée, de sorte que je trouvai le temps d’arranger ce que j’avais dit.
Calixte. C’est à cela que je pense, mère, tout en t’écoutant, et je ne trouve pas d’excuse qui ait pu être bonne et convenable pour déguiser ou colorer ce qui t’était échappé, et pour ne pas laisser planer un terrible soupçon sur le véritable but de ta demande. Mais je connais ton grand savoir ; en toutes choses tu me sembles plus qu’une femme, et de même que tu avais prévu sa réponse, tu as dû pouvoir préparer à temps ta réplique. L’histoire cite une célèbre Toscane, nommée Adelecta, qui trois jours avant sa mort prédit la fin de son vieux mari et de ses deux fils66 ; elle aurait eu moins de renom si tu eusses vécu de son temps. Je crois sans peine ce qu’on dit généralement, que la nature faible des femmes est plus apte aux ruses et aux finesses que la nature des hommes.
Célestine. Comment, seigneur ? Je lui dis que le mal dont vous souffriez était une douleur de dents, et que je réclamais d’elle une prière qu’elle sait et qui est fort efficace pour semblables affections.
Calixte. Ô la merveilleuse astuce ! ô femme unique en ton genre ! Rusée commère ! hardie enchanteresse ! discrète messagère ! Quelle cervelle humaine saurait imaginer une si heureuse manière de sortir d’embarras ? Je suis persuadé que si notre époque voyait vivre Énée et Didon, Vénus ne se donnerait pas tant de peine pour contraindre Didon à aimer son fils ; au lieu de faire prendre à Cupidon la forme du jeune Ascagne pour séduire la reine, elle te choisirait pour médiatrice et serait certaine de réussir plus tôt. En vérité, je t’abandonnerais ma vie en toute confiance, et si mes désirs n’avaient pas eu un bon résultat, je reconnaîtrais cependant que tu as fait tout ce qu’il a été humainement possible de faire. Que vous en semble, amis ? Que pourrait-on imaginer de mieux ? Y a-t-il au monde une femme comme celle-là ?
Célestine. Seigneur, ne m’interrogez pas, laissez-moi, car la nuit avance. Vous savez que quiconque fait mal a horreur de la clarté, et, en rejoignant ma maison, je pourrais faire quelque mauvaise rencontre.
Calixte. Quoi donc ? Il y a ici des pages et des flambeaux pour t’accompagner.
Parmeno, en bas.. Sans doute de peur qu’on ne fasse violence à la pauvre petite. Tu iras avec elle, Sempronio, elle a peur des grillons qui chantent la nuit.
Calixte. Dis-tu quelque chose, bien-aimé Parmeno ?
Parmeno. Je dis, seigneur, qu’il sera bon que Sempronio et moi l’accompagnions jusque chez elle, car il fait très-obscur.
Calixte. Tu dis vrai, qu’il en soit ainsi. Continue ton récit, mère, et dis-moi ce qui arriva ensuite. Que répondit-elle à la demande que tu lui fis de cette prière ?
Célestine. Qu’elle la donnerait volontiers.
Calixte. Volontiers ! Grand Dieu ! quel don précieux !
Célestine. Je lui demandai autre chose.
Calixte. Quoi, bonne mère ?
Célestine. Un cordon qu’elle porte sans cesse autour d’elle ; je lui dis qu’il guérirait votre mal parce qu’il avait touché beaucoup de reliques.
Calixte. Eh bien ! que dit-elle ?
Célestine. Donnez-moi mes étrennes et je vous le dirai.
Calixte. Oh ! pour Dieu ! prends toute cette maison, tout ce qu’elle renferme, parle, demande ce que tu voudras.
Célestine. Pour une mante que vous donnerez à la vieille, elle déposera entre vos mains ce même cordon qui ceignait la taille de Mélibée.
Calixte. Que parles-tu de mante ? Mante, robe et tout ce que j’ai.
Célestine. J’ai besoin d’une mante, et cela me suffira. N’allez pas plus loin et n’ayez pas mauvaise opinion de ma demande ; on dit qu’offrir beaucoup à celui qui demande peu, c’est une espèce de refus.
Calixte. Cours, Parmeno, appelle mon tailleur, qu’il lui coupe à l’instant une mante et une robe de ce drap fin qu’on a apporté pour faire friser67.
Parmeno, en bas. Bon, tout à la vieille, parce qu’elle vient chargée de mensonges comme une abeille, et rien à moi, qu’on fait toujours courir. Elle n’a pas pensé à autre chose depuis ce matin avec ses allées et venues.
Calixte. Que veut ce démon ? Il n’y a certes pas au monde un homme aussi mal servi que moi, jamais je n’ai vu des valets grognons, malintentionnés, se mêlant de tout comme ceux-là. Que murmures-tu, coquin, envieux ? Que dis-tu ? je t’entends à peine. Va où je t’ordonne et ne m’irrite pas ; j’ai bien assez de ma peine pour me pousser à bout ; hâte-toi, on trouvera bien aussi une casaque pour toi dans cette pièce.
Parmeno. Je ne dis pas autre chose, seigneur, sinon qu’il est trop tard pour trouver le tailleur.
Calixte. Ne t’ai-je pas dit que tu te mêlais de tout ? Alors ce sera pour demain. Et toi, ma mère, aie patience par amour pour moi : ce qui est différé n’est pas perdu. Fais-moi voir ce cordon bénit digne de ceindre un tel corps. Mes yeux, mes sens vont se réjouir ensemble, de même qu’ils ont été épris à la fois. Mon pauvre cœur va être heureux, lui qui n’a pas goûté un instant de plaisir depuis qu’il a connu cette noble dame. Tous mes sens ont été blessés, tous se sont réunis à lui avec leur provision de peines, chacun aussi maltraité que possible, les yeux de l’avoir regardée, les oreilles de l’avoir entendue, les mains de l’avoir touchée.
Célestine. Comment, vous l’avez touchée, dites-vous ? Vous m’effrayez !
Calixte. En songe, je veux dire.
Célestine. En songe ?
Calixte. Je la vois si souvent en songe que je redoute pour moi le sort d’Alcibiade, qui rêva qu’il se voyait enveloppé dans le manteau de sa maîtresse ; et un jour on le tua et il n’y eut personne pour l’enlever de la rue ni pour le couvrir, si ce n’est elle avec son manteau68. Mais, vivant ou mort, j’aurais grande joie de revêtir ses habits.
Célestine. Vous vous créez trop de peine ; lorsque les autres reposent dans leurs lits, vous vous préparez des souffrances pour le lendemain. Ayez courage, seigneur, Dieu n’abandonne pas sa créature ; calmez vos désirs, prenez ce cordon ; si je ne meurs pas, je vous donnerai aussi sa maîtresse.
Calixte. Ô nouvel hôte ! ô bienheureux cordon, qui as eu le bonheur et la gloire de ceindre ce corps que je ne suis pas digne de servir ! Ô nœuds que j’adore, vous avez entouré l’objet de mes désirs. Dites-moi, étiez-vous présents à la cruelle réponse de celle que vous servez et dont je suis l’esclave ? Hélas ! nuit et jour je souffre et me désespère, et je n’ai encore obtenu ni grâce ni don généreux.
Célestine. Il y a un bien vieux dicton qui dit : « Qui sollicite le moins réussit le mieux. » Mais ayez confiance, je vous ferai obtenir en sollicitant ce que vous n’auriez pas si vous étiez négligent. Consolez-vous, seigneur, Zamora n’a pas été prise en une heure, et cependant les assaillants ne se sont pas découragés.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! Les villes sont entourées de pierres, et les pierres renversent les pierres ; mais ma dame a un cœur d’acier. Il n’y a pas de métal qui puisse l’attaquer, il n’y a pas de trait qui y fasse brèche. Essayez de planter l’échelle au pied de ses murailles ; elle a des yeux qui lancent des flèches, une langue qui jette le reproche et le mépris ; elle est placée de telle manière qu’on ne peut pas même l’attaquer d’une demi-lieue.
Célestine. Taisez-vous, seigneur, l’audace d’un seul homme a causé la prise de Troie. Ne doutez pas qu’une femme ne puisse en soumettre une autre. Vous avez peu fréquenté ma maison et vous ne savez pas bien ce que je puis.
Calixte. À l’avenir, mère, je croirai tout ce que tu me diras, puisque tu m’as apporté un joyau tel que celui-ci. Ô glorieuse ceinture de cette taille angélique ! je te vois et je ne crois pas. Ô cordon ! cordon ! as-tu été mon ennemi ? Dis-le-moi. Si tu l’as été, je te pardonne. Les hommes qui ont le cœur bon savent excuser les fautes. Je ne le pense pas cependant ; si tu m’avais été contraire, tu ne serais pas venu si promptement en mon pouvoir, à moins que ce ne soit pour te disculper. Réponds-moi, je t’en conjure par la vertu de l’extrême puissance que ta maîtresse a acquise sur moi.
Célestine. Cessez cette rêverie, seigneur, car je suis fatiguée de vous entendre, et ce cordon est tout froissé de vos baisers.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! quel bien immense m’accorderait le ciel si tu étais fait et tissu de mes bras et non de soie, comme tu l’es ! Quelle jouissance ressentiraient mes bras de ceindre et d’entourer avec tout le respect qu’il mérite, ce corps que tu tiens sans cesse embrassé sans comprendre ton bonheur ! Ô combien de secrets délicieux tu auras surpris !
Célestine. Vous verrez bien plus et le comprendrez bien mieux si vous n’usez pas votre sentiment à parler de la sorte.
Calixte. Tais-toi, mère, lui et moi nous nous entendons. Ô mes yeux ! souvenez-vous que vous avez été la cause de ma blessure, la porte par laquelle mon cœur a été frappé ; il est juste que la peine revienne à ceux qui l’ont causée. N’oubliez pas que vous me devez ma guérison ; or donc, voyez et considérez le moyen de salut qui vient vous trouver jusqu’ici.
Sempronio. Seigneur, avez-vous donc assez du plaisir que vous cause ce cordon, et ne pensez-vous plus à Mélibée ?
Calixte. Quel homme est aussi fou, aussi extravagant, aussi rabat-joie que celui-là ?
Sempronio. À force de parler, vous vous fatiguez et vous fatiguez ceux qui vous écoutent ; vous perdrez de la sorte le bon sens et la vie. La moindre chose qui vous manque suffit pour vous faire perdre la tête. Abrégez vos discours et faites place à ceux de Célestine.
Calixte. Est-il vrai, mère, que ce que je dis te fatigue, ou plutôt ce démon n’est-il pas ivre ?
Célestine. Quoiqu’il ne le soit pas, vous ferez bien,
seigneur, de mettre fin à vos lamentations. Traitez le
cordon comme un cordon, afin que vous sachiez
mettre une différence dans vos paroles quand vous
verrez Mélibée : que votre langue ne traite pas de
même manière le vêtement et la personne.
Calixte. Ô ma bonne mère, ma consolatrice ! laisse-moi jouir de ce messager de ma gloire. Ô ma langue ! pourquoi t’occupes-tu d’autres raisonnements, pourquoi cesses-tu d’adorer le doux présent de celle que je ne verrai jamais peut-être en mon pouvoir ? Ô mes mains, avec quelle audace, avec combien peu de respect vous tenez et vous traitez le remède de mes souffrances ! Je n’ai plus rien à craindre du venin pénétrant dans lequel avait été trempée la pointe aiguë de la flèche qui m’a frappé, car celle qui causa la blessure m’envoie maintenant la guérison. Ô toi, mère, la joie des vieilles femmes, le bonheur des jeunes, la consolation des gens désolés comme moi ! ne me poursuis pas de tes craintes, laisse-moi librement contempler mon bonheur, laisse-moi sortir dans les rues avec ce bijou, afin que ceux qui me verront sachent qu’il n’y a pas un homme plus fortuné que moi.
Sempronio. N’aggravez pas votre blessure en la chargeant de désirs, seigneur ; ce n’est pas seulement du cordon que dépend votre guérison.
Calixte. Je le sais bien, mais je n’ai pas assez de patience pour m’empêcher d’adorer un tel cadeau.
Célestine. Un cadeau ? On appelle ainsi ce qui est donné de bon gré ; vous savez bien qu’elle le fit pour l’amour de Dieu, pour guérir vos dents ; mais si je vis, elle changera de ton.
Calixte. Et la prière ?
Célestine. Elle ne me l’a pas donnée aujourd’hui.
Calixte. Pour quel motif ?
Célestine. Le temps manquait, mais il a été convenu que si votre mal ne diminuait pas, je retournerais demain pour la chercher.
Calixte. Diminuer ? Ma peine diminuera quand cessera sa cruauté.
Célestine. Assez, seigneur, c’est assez dit et assez fait ; elle s’est obligée, selon ce qu’elle a témoigné, à tout ce que je voudrai demander pour cette maladie, selon ce qui dépendra d’elle. Voyez si cela ne suffit pas pour la première visite. Je m’en vais ; ayez soin, seigneur, si vous sortez demain, de vous mettre un mouchoir autour du visage, afin que si elle vous voit, elle ne m’accuse pas de fausseté.
Calixte. J’en mettrai quatre pour te plaire. Mais, dis-moi, pour Dieu, est-ce là tout ? Je meurs de désir d’entendre quelqu’une des paroles sorties de cette bouche divine. Comment, ne la connaissant pas, as-tu été assez audacieuse pour t’introduire et parler aussi familièrement ?
Célestine. Ne la connaissant pas ? Elles ont été quatre ans mes voisines, je les voyais, je causais, je riais avec elles nuit et jour. La mère me connaît mieux que ses propres mains, et Mélibée, depuis lors, est devenue grande, intelligente et gentille.
Parmeno, à part. Hé, Sempronio, écoute, que je te parle à l’oreille.
Sempronio. Eh bien, que veux-tu dire ?
Parmeno. Cette attention extrême de Célestine donne à notre maître l’occasion de prolonger ses bavardages. Approche-toi d’elle, touche-la du pied, faisons-lui signe de ne pas rester davantage et de s’en aller. Il n’y a pas d’homme assez fou pour parler beaucoup quand il est seul.
Calixte. Tu dis, mère, que Mélibée est gentille ? Il semble que tu le dises pour te moquer. Y a-t-il sa pareille au monde ? Dieu a-t-il créé un corps plus remarquable ? Pourrait-on peindre un tel visage, modèle de beauté ? Si aujourd’hui vivait Hélène, pour laquelle sont morts tant de Grecs et de Troyens, ou la belle Polixène69, elles se soumettraient à la reine de mon cœur. Si elle avait été présente à la querelle des trois déesses qui se disputaient la pomme, jamais on n’aurait appelé ce fruit pomme de discorde ; car, sans opposition aucune, toutes trois auraient consenti à ce qu’elle échût à Mélibée, et on l’aurait ainsi nommée pomme de concorde. Combien de femmes n’y a-t-il pas, qui connaissent Mélibée, qui se maudissent et qui querellent Dieu parce qu’il les a oubliées quand il a créé ma bien-aimée ? Elles consument leur vie, se rongent les chairs par envie, s’imposent de cruels martyrs, pensant, à l’aide de l’artifice, égaler la perfection, dont la nature l’a dotée. Les unes épilent leurs sourcils avec des pinces, des onguents composés de poix et de cire ; les autres cherchent les herbes dorées, des racines, des branches et des fleurs pour faire des lessives afin de rendre leurs cheveux semblables aux siens ; elles se meurtrissent le visage, le couvrent de couleurs, de pommades, d’eaux fortes, de fards blancs et colorés que je n’énumère pas pour éviter d’être fastidieux. Vois, hélas ! si Mélibée, qui a trouvé cela tout fait, mérite d’avoir pour serviteur un homme aussi triste que moi.
Célestine, à part. Je te comprends, Sempronio, laisse-le, il tombera de sa bête et se taira.
Calixte. La nature s’est plu à la faire parfaite, elle a réuni en elle les grâces qu’elle partage entre les autres ; elles se sont toutes donné rendez-vous chez elle, afin que ceux qui la voient puissent juger du talent du peintre. Une goutte d’eau claire, avec un peigne d’ivoire, lui suffit pour surpasser en gentillesse toutes les femmes d’ici-bas. Voilà ses armes, c’est avec cela qu’elle fascine et qu’elle tue ; c’est ainsi qu’elle m’a captivé, c’est ainsi qu’elle m’a attaché et me retient dans les chaînes les plus dures.
Célestine. Silence, ne vous fatiguez pas, la lime que je tiens est plus aiguë que n’est forte la chaîne qui vous captive. Je la couperai afin que vous soyez libre ; en attendant, permettez-moi de partir, car il est tard, et laissez-moi emporter ce cordon, car, vous le savez, j’en ai besoin.
Calixte. Ô malheureux que je suis ! l’adversité me poursuit toujours ; je voudrais rester, pendant cette longue et triste nuit, avec toi, avec le cordon, ou avec tous deux. Mais comme il n’y a pas de bonheur complet dans cette vie de douleur, vienne la solitude tout entière… Holà !
Parmeno. Seigneur ?
Calixte. Accompagnez cette bonne mère jusqu’à sa maison, et qu’il aille avec elle autant de plaisir et de joie qu’il me reste de tristesse et d’isolement.
Célestine. Dieu vous garde ! vous me verrez demain ; ma mante et ma réponse viendront à la fois, puisque le temps ne l’a pas permis aujourd’hui ; calmez-vous, seigneur, et pensez à autre chose.
Calixte. Je ne le puis, ce serait une hérésie d’oublier celle qui me fait aimer la vie.
65, page 85. — Il y a dans le texte : entre col y col lechuga, laitue entre chou et chou ; expression proverbiale fort usitée en Espagne, mais qui n’a pas d’équivalent en France dans le langage familier. L’origine de ce dicton se retrouverait dans certaine coutume des jardiniers et des maraîchers : une laitue placée entre deux choux croît avec plus de facilité, le développement rapide des feuilles de ses voisins la protège, conserve l’humidité autour de sa racine ; elle s’étend et se nourrit pour ainsi dire à leurs dépens. Ce mode de culture est peu usité ; mais la tradition le maintient encore dans quelques jardins.
66, page 91. — Pétrarque, dans ses lettres familières, raconte qu’Adelecta fut grande magicienne et habile astrologue ; elle fit à son mari et à ses deux fils, Éternio et Albricio, plusieurs prédictions qui se réalisèrent. Étant près de mourir, elle annonça à ses fils ce qui leur devait arriver quand elle ne serait plus, et avertit Éternio de se méfier de Cassano. Cassano était un village voisin de Padoue.
Parvenu à soixante ans et pensant toujours aux dernières paroles de sa mère, Éternio fit un voyage à Milan, dont les habitants, indignés de ses méfaits et de sa cruauté, lui avaient juré une haine mortelle. Il fut reconnu, poursuivi et cerné sur un des ponts de la ville. Il sut alors que ce pont se nommait Cassano ; tentant un dernier effort pour échapper à ses ennemis, il piqua son cheval et s’élança dans le fleuve en s’écriant : « Inévitable destin ! fatale prédiction ! funeste Cassano ! » Son cheval l’apporta mourant jusqu’au rivage : ses ennemis le saisirent et l’achevèrent.
67, page 93. — Para frisado. Le drap frisé était un drap à longs poils, fort recherché.
68, page 94. — Alcibiade s’était retiré en Perse, où il fut tué à coups de flèches par ordre du satrape Pharnabaze. Calixte raconte une anecdote dont l’histoire ne fait aucune mention et dont il me serait difficile de citer le héros, qui n’est positivement pas Alcibiade. La Célestine renferme quelques incorrections de ce genre qui témoignent de la précipitation avec laquelle elle a été écrite.
69, page 98. — Polyxène était fille de Priam et d’Hécube, et fiancée d’Achille.