La Case de l’oncle Tom/Ch XL

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 527-539).


CHAPITRE XL.

Le stratagème.


La voie des méchants est comme l’obscurité, ils ne savent où ils tomberont. PROVERBES, ch IV, verset 19.


Le grenier de la maison qu’occupait Legris était, comme la plupart des greniers, un vaste espace, désert, poudreux, tapissé de toiles d’araignée, sorte de capharnaüm encombré de rebuts et de meubles jadis splendides, aujourd’hui vermoulus, importés par l’opulente famille qui avait autrefois habité la plantation, puis oubliés par elle dans les chambres désertes, ou relégués dans les combles. Une ou deux immenses caisses, qui avaient servi au transport du mobilier, se dressaient, vides, contre les murailles. Une étroite lucarne laissait tomber, à travers des vitres sales et enfumées, une lueur avare et douteuse sur les chaises à haut dossier, sur les tables couvertes de poussière, qui avaient connu de meilleurs jours. L’aspect de ce lieu était repoussant et sépulcral ; mais tout lugubre qu’il était, les légendes qui circulaient parmi les nègres superstitieux en centuplaient les terreurs. Peu d’années auparavant, une négresse, qui avait encouru le déplaisir de Legris, y avait été enfermée pendant plusieurs semaines. Que s’y passa-t-il alors ? Nous ne le dirons point. Les esclaves n’en parlaient qu’en murmures ténébreux. Tout ce que l’on savait, c’est que le cadavre de la malheureuse avait été descendu de là-haut et enterré. Depuis lors, des blasphèmes, des imprécations, le bruit de coups violents mêlés à des cris lamentables, à des gémissements désespérés, se faisaient entendre, assurait-on, dans ce lieu redoutable. La première fois qu’il en parvint quelque chose aux oreilles de Legris, il se mit en fureur, et jura que ceux qui feraient des contes sur le grenier sauraient ce qu’il en était : il les y enchaînerait une semaine. Cet avis coupa court aux causeries, mais n’affaiblit en rien la foi qu’on avait en l’histoire.

Cependant, chacun, de peur d’en parler, évita peu à peu l’escalier qui conduisait au capharnaüm ; le corridor même qui précédait les marches devint désert, et la légende tombait en oubli, lorsqu’il vint à l’esprit de Cassy d’en profiter pour aviver les terreurs superstitieuses de Legris, et tenter l’évasion d’elle et de sa compagne de souffrance.

La chambre à coucher de Cassy était immédiatement au-dessous du grenier. Un jour, sans consulter Legris, elle prit sur elle, de la façon la plus ostensible, de faire transporter tous les meubles dans une pièce à l’autre extrémité de la maison. Les domestiques subalternes, chargés d’opérer le déménagement, allaient, venaient, couraient, rivalisant de zèle et de désordre, lorsque Legris rentra d’une promenade à cheval.

« Holà ! hé ! Cassy ! qu’y a-t-il sous le vent ?

— Rien ; seulement, je veux changer de chambre, répliqua-t-elle d’un ton sournois.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que je le veux.

— Pourquoi, diable, le veux-tu ?

— Je désirerais pouvoir dormir quelquefois.

— Dormir ? Eh bien ! qui t’empêche de dormir ?

— Je pourrais vous le dire, si vous voulez l’entendre, répliqua-t-elle sèchement.

— Parleras-tu, sorcière ?

— Ce n’est pas la peine. D’ailleurs, je suppose que vous n’en seriez pas troublé, vous. Ce n’est rien : des gémissements, des coups, des corps se roulant sur le plancher moitié de la nuit, depuis minuit jusqu’au jour.

— Des corps, là-haut, dans le grenier ! dît Legris avec malaise, mais grimaçant un rire forcé : les corps de quelles gens, Cassy ? »

Cassy leva ses grands yeux noirs et acérés ; elle le regarda en face avec une expression qui le fit frémir jusque dans la moelle des os.

«  De quelles gens, Simon ! répéta-l-elle ; c’est à vous de me le dire ; vous ne le savez pas, peut-être ! »

Legris jura et leva sa cravache pour la frapper, mais elle s’esquiva, franchit la porte, et lui dit, en se retournant :

« Si vous voulez coucher dans cette chambre, vous en saurez plus long ! Essayez-en ! » Et elle rentra et s’enferma à la clef. Legris rugit, tempêta, menaça d’enfoncer la porte ; mais, sur plus mûre réflexion, il se dirigea vers le salon d’un air troublé. Cassy vit que le trait avait porté, et s’appliqua, dès lors, avec une rare adresse, à poursuivre l’œuvre commencée.

Elle avait enfoncé dans un trou de la toiture le goulot d’une vieille bouteille ; le plus léger vent, rencontrant cet étroit passage, s’y engouffrait avec un sifflement lugubre et lamentable, qui, dans les bourrasques, devenait aigu, perçant, et résonnait aux oreilles effrayées comme des cris d’épouvante et de désespoir.

Ces sons, entendus de temps à autre par les domestiques, ravivèrent l’ancienne histoire de revenants. Une terreur panique s’empara de toute la maison ; et, quoique personne n’osât en souffler mot à Legris, il se trouva plongé dans une atmosphère de terreur.

Il n’est pas d’homme plus superstitieux que l’athée. Le chrétien s’assure en sa croyance au Père céleste, sage, tout-puissant, dont la présence remplit le vide, d’ordre et de lumière ; mais, pour celui qui a détrôné Dieu, le monde des esprits n’est réellement, selon les paroles du poète hébreu, que « une région ténébreuse à l’ombre de la mort, » où règne le désordre, et où la lumière n’est qu’obscurité. Pour lui, la mort et la vie sont hantées de fantômes, vagues objets d’horreur et d’effroi.

L’élément moral, si profondément engourdi chez Legris, s’était réveillé au contact de Tom — réveillé, pour être vaincu par la force enracinée du mal ; mais une prière, une parole, un hymne, comme autant de chocs électriques, faisaient commotion au dedans, et y produisaient un effroi superstitieux.

L’empire de Cassy sur cet homme était d’une nature étrange. À la fois son possesseur, son tyran, son persécuteur, il la savait complètement en son pouvoir, dans l’impossibilité d’être aidée ou secourue, et cependant elle le dominait ; car l’homme le plus brutal ne saurait vivre en rapports constants avec une femme énergique sans subir son influence. Lorsqu’il l’acheta, elle était encore délicate et distinguée ; il ne se fit aucun scrupule de la fouler aux pieds ; mais à mesure que le temps, l’avilissement, le désespoir eurent endurci le cœur de Cassy et allumé ses mauvaises passions, elle le maîtrisa à son tour, et il la redoutait, tout en la tyrannisant.

Cette influence était devenue plus fatigante et plus décisive depuis qu’une demi-folie prêtait à ses actes, à ses paroles, un caractère bizarre et surnaturel.

Un ou deux soirs après le déménagement, Legris était assis dans la vieille salle, devant un feu de bois qui jetait çà et là de douteuses clartés. C’était par une nuit d’ouragan ; — une de ces nuits qui font courir à travers les vieilles maisons désertes des escadrons de bruits étranges et fantastiques. Les fenêtres s’ébranlaient, les persiennes battaient les murs, et le vent, prenant ses ébats, mugissait, grondait, s’engouffrait dans la cheminée, et en chassait la fumée et les cendres, comme les avant-coureurs d’une légion d’esprits. Legris réglait des comptes et lisait les journaux, tandis que Cassy, établie dans un coin, regardait le feu d’un œil morne. Il posa son journal sur la table, et voyant à côté un vieux livre ouvert que Cassy avait lu pendant la soirée, il le prit et le feuilleta. C’était un de ces recueils d’histoires de revenants, d’abominables meurtres, de visions surnaturelles, qui, grossièrement imprimés et enluminés, exercent sur le lecteur une sorte de fascination dès que l’on commence à les lire.

Legris fit la moue, haussa les épaules, mais continua la lecture page après page, jusqu’à ce qu’il finit par rejeter le livre avec un juron.

« Tu ne crois pas aux revenants, toi, Cassy ? dit-il en prenant les pincettes et tisonnant le feu. Je te croyais assez de bon sens pour ne pas te laisser effrayer par des bruits.

— Peu importe ce que je crois, répliqua-t-elle d’un ton âpre.

— En mer, ils ont plus d’une fois essayé de me faire peur, reprit Legris, avec leurs damnés contes qui n’en finissaient pas ; mais ils n’ont jamais pu y réussir. Je suis un peu trop coriace pour de pareilles fariboles, je t’en avertis. »

Du fond de son coin sombre, Cassy le regardait avec fixité. Elle avait dans les yeux cette lueur étrange qui impressionnait péniblement Legris.

« Qu’est-ce, après tout, que ces bruits ? Rien, que les rats et le vent, poursuivit-il. Des rats, à eux seuls, font un vacarme du diable : je les entendais souvent à fond de cale, dans le vaisseau. Quant au vent — Seigneur ! il n’y a pas de son qu’on n’en puisse tirer. »

Cassy savait que Legris était mal à l’aise sous le feu de ses yeux ; elle ne répondit pas, mais continua d’attacher sur lui son regard fixe et morne.

« Allons, femme, parleras-tu ? — Ne penses-tu pas comme moi ?

— Des rats peuvent-ils monter l’escalier, traverser le corridor, ouvrir une porte fermée en dedans, et contre laquelle on a mis une chaise ? Peuvent-ils marcher, marcher pas à pas, droit à votre lit, et poser la main sur vous… ainsi ? »

Les yeux étincelants de Cassy étaient rivés sur ceux de Legris, tandis qu’elle parlait : il restait pétrifié comme dans un cauchemar, jusqu’à ce qu’elle appuyât sa main glacée sur la sienne : alors il fit un bond en arrière et jura.

« Femme, que prétends-tu dire ? personne ne t’a fait ça !

— Oh ! non, — personne ; — vous ai-je dit qu’il y eût quelqu’un ? reprit-elle avec un sourire de dérision glacial.

— Mais… as-tu réellement vu quelque chose ? Voyons, qu’y a-t-il, Cass ? — parle.

— Il ne tient qu’à vous de le savoir, couchez-y.

— Ça venait-il du grenier, Cassy ?

— Ça — quoi ?

— Eh bien, ce dont tu parles.

— Je n’ai parlé de rien, dit Cassy avec une sombre amertume. »

Legris marchait de long en large, d’un air troublé.

« Je veux aller au fond de cette affaire. J’y verrai cette nuit même. Je prendrai mes pistolets.

— Faites, dit Cassy ; couchez dans cette chambre. Je voudrais vous y voir ! Faites feu de vos pistolets, — faites ! »

Legris frappa du pied, et jura avec emportement.

« Ne jurez pas ! vous ne savez qui peut vous entendre… Chut !… qu’est-ce que cela ?

— Quoi ? » dit Legris en tressaillant.

Une vieille horloge hollandaise, qui se dressait dans un coin de la pièce, sonna lentement.

En proie à une vague terreur, Legris ne parlait ni ne remuait. Debout devant lui, Cassy le regardait de ses yeux étincelants, tout en comptant les coups.

« Minuit ! dit-elle ; maintenant, nous allons voir ! » Elle ouvrit la porte qui donnait dans le corridor, et prêta l’oreille.

« Écoutez !… n’entendez-vous pas ?… Elle leva le doigt.

— C’est le vent, dit Legris. Il souffle comme un enragé.

— Simon, venez ici, » murmura Cassy, posant sa main sur la sienne, et l’entraînant au bas des marches. Savez-vous ce qu’est cela ? … écoutez ! »

Un cri aigu retentit le long de l’escalier. Il partait des combles. Les genoux de Legris s’entrechoquèrent. Il devint blême de peur.

« Ne feriez-vous pas bien d’armer vos pistolets ? dit Cassy avec une ironie qui glaça le sang de l’homme. C’est le moment de voir au fond de cette affaire. Que ne montez-vous ? Ils sont à l’œuvre !

— Je ne veux pas monter ! reprit Legris avec une imprécation.

— Pourquoi pas ? il n’y a pas telle chose que des revenants, vous savez ! venez ! — Et Cassy s’élança sur les marches, et se retourna pour voir s’il la suivait : — Venez donc !

— Je crois que tu es le diable en personne ! Veux-tu bien redescendre, sorcière ! Ici, Cass ! n’y vas pas ! » Mais Cassy, poussant un éclat de rire insensé, montait toujours. Il l’entendit ouvrir la première porte qui conduisait au grenier. La chandelle qu’il tenait à la main s’éteignit, et une violente rafale descendit, apportant avec elle des cris perçants, lamentables, et qui semblaient poussés aux oreilles de Legris. Éperdu de terreur, il regagna la salle. Cassy l’y suivit au bout d’un moment, pâle, calme, impassible comme un esprit vengeur ; dans ses yeux brillait toujours la même lueur sinistre.

« Vous en avez assez, j’espère ? dit-elle.

— Que le diable t’étrangle, Cass !

— Pourquoi ? J’ai monté et fermé les portes, voilà tout. Qu’imaginez-vous donc qu’il y ait dans ce grenier, Simon ?

— Rien qui te regarde.

— Soit ! En tout cas, je suis fort aise de ne plus coucher au-dessous. »

Prévoyant que le vent augmenterait ce même soir, Cassy avait d’avance ouvert la lucarne ; et, dès que la porte avait donné issue au souffle furieux, il avait enfilé l’escalier et éteint la lumière.

Cassy continua le même jeu jusqu’à ce que Legris en vînt à ce point qu’il eût mieux aimé mettre sa tête dans la gueule d’un lion, que d’explorer le grenier maudit. Cependant, elle s’y rendait chaque nuit, et y accumula peu à peu assez de vivres pour y pouvoir subsister quelques jours. Elle y transporta aussi, à l’heure où tous dormaient, la plus grande partie de sa garde-robe et de celle d’Emmeline. Ces arrangements terminés, elle attendit une occasion favorable.

En cajolant Legris, et saisissant une éclaircie dans son humeur noire, elle avait obtenu de l’accompagner à la ville voisine, située sur la rivière Rouge. La mémoire merveilleusement aiguisée par l’espérance, elle observa, pendant l’allée et le retour, chaque tournant de la route, et se forma une idée juste du temps nécessaire pour la parcourir.

Enfin, le moment décisif approchait. Legris était allé à cheval visiter une ferme des environs. Depuis plusieurs jours, Cassy était d’une grâce et d’une aménité peu ordinaires, et ils étaient ensemble, du moins en apparence, sur les meilleurs termes.

La nuit tombait. Emmeline et Cassy, enfermées dans la chambre de la première, faisaient en hâte deux petits paquets.

« Ils suffiront, dit Cassy ; maintenant, mettez votre chapeau et partons : il est temps.

— Mais on peut encore nous voir.

— C’est ce que je veux, reprit froidement Cassy. Ne savez-vous pas qu’en tout cas ils nous donneront la chasse ? Voilà mon plan : nous allons nous glisser dehors par la porte de derrière, et passer en courant devant les cases. Sambo ou Quimbo ne peuvent manquer de nous apercevoir. Ils se mettront à notre poursuite, et nous entrerons dans le marécage : impossible à eux de nous y suivre. Il leur faudra retourner en arrière, donner l’alarme, assembler les chiens ; et tandis qu’ils se croiseront, qu’ils se culbuteront, comme ils le font régulièrement à tout événement imprévu, nous suivrons à gué la crique qui s’étend derrière la maison jusqu’à ce que nous nous trouvions en face de la porte. Cette contre-marche mettra les chiens en défaut, car l’eau rompt la piste. Tout le monde désertera la maison pour courir après nous, et nous y rentrerons par la porte de derrière, et gagnerons le grenier, où j’ai fait un bon lit dans une des grandes caisses. Nous habiterons forcément ce grenier quelque temps ; car il soulèvera ciel et terre contre nous. Il enrôlera quelques vieux piqueurs des autres plantations, et se donnera le plaisir d’une grande chasse. Ils fouilleront pouce à pouce tout le sol du marais. C’est un de ses sujets d’orgueil que personne n’ait jamais pu lui échapper ! Qu’il chasse donc tout à loisir !

— Cassy, comme votre plan est bien conçu ! dit Emmeline. Vous seule pouviez l’imaginer. »

Les yeux de Cassy n’exprimèrent ni joie ni triomphe, rien que la fermeté du désespoir.

« Allons, » dit-elle, en tendant la main à Emmeline.

Les deux fugitives se glissèrent dehors sans bruit, et longèrent à travers les ombres du crépuscule le quartier des esclaves. Le croissant de la lune, se dessinant à l’ouest sur le ciel comme un sceau d’argent, retardait un peu les approches de la nuit. Ainsi que l’avait prévu Cassy, une voix leur cria de s’arrêter, au moment où elles atteignaient le bord du marais qui cernait la plantation. Ce n’était pas Sambo, mais Legris, qui les poursuivait en les accablant d’injures. Emmeline se sentit défaillir, et suspendue au bras de sa compagne, elle dit :

« Ô Cassy, je me trouve mal !

— Tenez bon, ou je vous tue ! » Cassy tira de son sein un stylet ; elle en fit briller la lame aux yeux de la jeune fille.

Ce moyen extrême lui réussit : Emmeline ne s’évanouit pas. Toutes deux se plongèrent, dans le labyrinthe du marais, à un endroit si épais et si noir, qu’il eût été insensé à Legris de tenter de les y suivre sans renfort.

« Bien ! dit-il avec un féroce ricanement, elles se sont prises d’elles-mêmes au piège, — les coquines ! Elles sont en bon lieu. Elles me le payeront cher ! Holà ! hé ! Sambo ! Quimbo ! tout le monde ! cria Legris, arrivant aux cases comme les esclaves revenaient du travail. Il y a deux fuyantes dans le marais. Cinq dollars pour le nègre qui me les rattrape. Lâchez les chiens ! lâchez Tigre, Furie, toute la meute ! »

La nouvelle produisit une vive sensation. Plusieurs hommes s’élancèrent en avant pour offrir leurs services, dans l’espoir de la récompense, ou par suite de cette rampante servilité qui est un des plus odieux effets de l’esclavage. Les uns couraient à droite, les autres à gauche ; quelques-uns allumaient des torches de résine, d’autres détachaient les chiens, dont les aboiements rauques et sauvages complétaient le tumulte.

« Tirerons-nous dessus, mait’, si nous ne pouvons pas les dénicher ? demanda Sambo à qui Legris venait de donner une carabine.

— Tu peux tirer sur Cassy, si tu veux : il est grand temps qu’elle aille au diable, à qui elle appartient. Mais pour la fille, non. — Maintenant, garçons, alertes et prestes ! cinq dollars à celui qui les empoigne, et un verre de rhum à chacun de vous autres ! »

À la lueur des torches flamboyantes et aux hurlements sauvages des bêtes et des hommes, toute la bande se dirigea vers le marais : les domestiques suivaient à distance ; et la maison était complètement déserte quand Emmeline et Cassy s’y glissèrent à pas furtifs par la porte de derrière. Les cris, les rugissements des traqueurs emplissaient l’air. Des fenêtres de la salle, les fugitives pouvaient voir la troupe avec ses flambeaux se disperser sur les bords du marais.

« Voyez ! dit Emmeline, la chasse commence ! Voyez danser les lumières au loin ! Écoutez !… les chiens ! n’entendez-vous pas ? Si nous étions là, notre chance ne vaudrait pas un picayune ! Oh ! par pitié ! cachons-nous vite !

— Il n’y a point lieu à se presser, dit Cassy froidement. Les voilà tous lancés, — la chasse sera le divertissement du soir ! Nous monterons tout à l’heure. En attendant — elle prit résolument une clef dans la poche du surtout que Legris avait ôté en hâte, — il nous faut de quoi payer notre passage. »

Elle ouvrit le bureau, et en tira un rouleau de billets de banque, qu’elle compta rapidement.

« Oh ! ne faisons pas cela, dit Emmeline.

— Pourquoi ? reprit Cassy. Qu’aimez-vous mieux ? que nous mourions de faim dans les marais, ou que nous puissions gagner un État libre ? L’argent peut tout, enfant. Elle mit les billets dans son sein.

— Mais c’est voler, dit Emmeline d’une voix basse et triste.

— Voler ! répéta Cassy avec un rire méprisant. Qu’ils nous prêchent, eux, qui volent le corps et l’âme ! Chacun de ces billets a été volé, — volé à de pauvres créatures affamées, qui suent sang et eau, et qu’il livre au diable à la fin pour son profit. Qu’il parle de vol ! Mais, allons ; autant vaut gagner notre grenier : j’y ai fait provision de chandelles et de livres qui aideront à passer le temps. Tenez-vous pour assurée qu’ils ne viendront pas nous chercher . S’ils le tentent… eh bien, je ferai mon rôle de revenant. »

Quand Emmeline atteignit le grenier, elle y trouva une immense caisse vide, couchée sur le côté, de manière à ce que l’ouverture fit face au mur, ou plutôt à la charpente du toit. Cassy alluma une petite lampe, et se glissant sous les solives, elles s’établirent dans ce réduit. Il était garni de deux matelas et d’oreillers : tout à côté, une boîte était remplie de chandelles, de vivres et de tous les vêtements nécessaires au voyage, rassemblés en paquets étonnamment petits et compacts.

« Là, dit Cassy, lorsqu’elle eut suspendu la lampe à un crochet, qu’elle avait fixé tout exprès au bord de la caisse ; voici notre maison pour le présent, vous plaît-elle ?

— Êtes-vous bien sûre qu’ils ne viendront pas fouiller le grenier ?

— Je voudrais voir Simon Legris essayer. Non, non ; il préfère s’en tenir à distance. Quant aux domestiques, il n’y en a pas un qui n’aimât mieux être fusillé que de montrer son nez ici. »

Un peu rassurée, Emmeline s’arrangea sur son oreiller.

« Que vouliez-vous dire, Cassy, demanda-t-elle naïvement, quand vous avez parlé de me tuer ?

— Je voulais vous empêcher de vous trouver mal, et j’y ai réussi. Je vous préviens, Emmeline, qu’il vous faut tenir bon, ne pas vous évanouir, quoi qu’il arrive. C’est parfaitement inutile ; si je n’y eusse coupé court, vous seriez maintenant entre les mains de ce misérable. »

Emmeline frissonna.

Toutes deux gardèrent quelque temps le silence. Cassy se mit à lire un livre français, Emmeline, accablée de fatigue, s’endormit. Elle fut réveillée par de violentes clameurs au dehors, le galop des chevaux et l’aboiement des chiens. Elle se redressa en sursaut, et poussa un faible cri.

« Ce n’est que la chasse qui revient, dit froidement Cassy. Ne craignez pas. Regardez par ce trou. Ne les voyez-vous pas tous là, en bas ? — Simon y renonce pour cette nuit.

Voyez comme son cheval s’est couvert de boue, à force de se vautrer dans le marais ! Les chiens aussi ont l’oreille basse. Ah ! mon bon maître, vous aurez à recommencer la course plus d’une fois : — le gibier n’est pas là.

— Oh ! de grâce, pas un mot ! dit Emmeline. S’ils vous entendaient ?

— S’ils entendent quelque chose, ils se tiendront d’autant plus à l’écart, reprit Cassy. Il n’y a pas de danger : nous pouvons faire tout le bruit qu’il nous plaira ; l’effet n’en sera que meilleur. »

Enfin, à minuit, le silence se rétablit dans la maison : Legris se coucha maudissant sa mauvaise chance, et jurant de se venger le lendemain.